En France, les institutions de protection sociale connaissent des transformations majeures en lien avec la Première Guerre Mondiale. Ces circonstances modifient notamment la conception de l’intervention de l’État. Mais elles permettent aussi à d’autres acteurs d’impulser une redéfinition des obligations et des droits des différents groupes sociaux, dans le cadre de la participation à l’effort de guerre.
Interventionnisme étatique
Voir L’État prédateur contre la Sociale (I) : la Commune
Dans la période qui court de la fin du 19è s. au début des hostilités, l’idée qui l’emporte dans le champ politique est celle du non-interventionnisme étatique, dans le domaine social. Si l’État finit par adopter une attitude dite « providentielle », c’est avant tout parce qu’il se trouve confronté à une guerre totale.
A ce titre, il a besoin non seulement de soldats en nombre et en bonne santé, mais aussi d’adultes civils pour assumer l’effort de guerre, ainsi que d’enfants qui seront, dans le futur, appelés à remplacer les uns et les autres. Pour ce faire, la création, dès juillet 1914, de l’impôt sur le revenu dote l’État de nouvelles capacités d’intervention.
Identification des ayants droit
Dès le début du conflit, une question émerge dans les débats publics. Il s’agit d’identifier les catégories de population auxquelles la collectivité doit apporter son aide, dans le contexte de la guerre. Les ayants droit naturels sont les combattants. Viennent ensuite les victimes liées à ces premiers (leurs veuves et orphelins), mais aussi les victimes civiles collatérales et l’ensemble de la population engagée sur l’autre front de la guerre, celui de la production industrielle, minière, agricole…
A. Rasmussen, Protéger la société de la guerre: de l’assistance aux « droits sur la nation », Revue d’histoire de la protection sociale, 2016/1, n°9
Pour l’historienne Anne Rasmussen, un nouveau système de réciprocité fondé sur l’échange de droits et de devoirs se met en place entre la nation et ceux qui participent à sa défense ou qui subissent les conséquences directes du conflit. La guerre est envisagée comme un risque social qui rend obsolète le statut d’assisté. La protection sociale d’hier qui était assumée par la charité devient un dû.
Les combattants : dons et contre-dons
Au premier rang des ayants droit de l’État social s’avancent les combattants. Depuis 1905 et la loi dite « Loi des deux ans », la conscription s’impose formellement à toute la population adulte et masculine. Cette dernière doit se former à l’usage des armes et exposer sa vie sur les champs de bataille. En contre-partie de l’accomplissement de leur devoir, ces hommes acquièrent des droits.
Avec la première guerre mondiale, l’obligation de solidarité de la nation avec les combattants « qui ont payé le prix du sang » acquiert un caractère d’évidence impérieuse. Ainsi, dans son Rapport sur le placement des mutilés de guerre (Paris, 1919), Grinon évoque la « dette sacrée » que l’État a contracté auprès de ces derniers et qu’il n’a pas le droit de renier. Aux blessés, la collectivité doit des soins. A ceux qui tombent dans la gène ou le besoin au retour du front, elle se doit d’apporter aide et assistance.
Ce système de réciprocité peut être représenté sous la forme d’un échange de dons et de contre-dons. Dons du « sang », d’un membre mutilé, de la santé…, contre-dons du soin, de la pension, de l’emploi au titre d’invalide de guerre, du statut d’ancien combattant… Cet échange connaît un troisième temps. Les anciens soldats bénéficiaires de la protection sociale sont à leur tour requis du devoir de se réinsérer dans la collectivité au bénéfice de tous.
Les veuves: assistées et subordonnées
La réalité de la guerre totale nécessite d’élargir la prise en compte des risques militaires à la population des victimes, constituée des ayants droit des combattants et des victimes collatérales. Cette conception s’appuie sur l’idée d’une dépendance réciproque entre tous les groupes sociaux constitutifs de la nation en guerre. Cette dépendance réciproque implique une répartition collective de la charge des biens publics bénéficiant à tous. L’action sociale est ainsi renforcée dans les domaines du soin, du logement, de l’éducation et de l’accès au travail, considérés comme des besoins impérieux.
A titre d’exemple, la politique dédiée aux veuves de guerre se construit progressivement. Le système d’assistance est d’abord fondé sur des œuvres de bienfaisance. Puis il passe sous le contrôle de l’État et de ses Offices nationaux en 1920. Toutefois, le statut des veuves au regard de la protection sociale est différent de celui des anciens combattants. Elles restent des assistées secondaires et subordonnées. Ce qui leur vaut un secours, c’est leur statut de mères d’orphelins et donc, au premier chef, l’intérêt des enfants.
A leur égard, l’aide sociale est conçue dans un cadre qui limite leur autonomie. Leurs choix de vie ou professionnels sont soumis à une évaluation morale. Ils doivent être jugés compatibles avec les intérêts présupposés de leurs enfants.
Les ouvriers: mobilisation et initiatives municipales
Sur le front de l’économie de guerre, la mobilisation industrielle a pour effet de conférer aux ouvriers des capacités accrues de revendication et d’action collective. Leur participation à l’effort de guerre permet de redéfinir les droits et les obligations des différents groupes sociaux, dans la vie de la collectivité.
Dans les grandes agglomérations industrielles (Paris, Lyon, Marseille, Tours, Bourges…), les municipalités créent des offices publics d’habitations à bon marché, des dispensaires, des restaurants populaires… Ces initiatives locales constituent une étape intermédiaire, entre les institutions paroissiales et charitables traditionnelles et les futurs programmes sociaux qui vont être conduits à l’échelle nationale.
Pluralité d’acteurs et dépendance réciproque
La construction de la protection sociale au cours de la Grande Guerre n’est pas uniquement la résultante de l’initiative d’un État « providence ». Elle intègre une pluralité d’acteurs sociaux. L’histoire des politiques sociales n’est donc pas seulement impulsée d’en-haut. Tous les acteurs concernés y prennent part.
Le contexte particulier de la guerre totale a permis de mettre au premier plan l’idée d’une dépendance réciproque entre tous les groupes sociaux constitutifs de la nation et donc d’affirmer la nécessité de la répartition collective de la charge des politiques de protection sociale. C’est seulement après la Seconde guerre mondiale que ce principe renouera avec la tradition du « bien être citoyen » ou de la Sociale, avec la création du Régime général de la Sécurité Sociale.
© Gilles Sarter