L’histoire de la protection sociale en France mérite une relecture à la lumière de l’opposition entre l’État prédateur et la Sociale ou citizen welfare (bien-être des citoyens).
L’État prédateur contre la Sociale
D’une part, la protection sociale organisée par l’État naît à la veille de la première guerre mondiale, pour répondre à des besoins liés à la guerre totale, notamment le besoin démographique. D’autre part, la protection sociale est aussi l’héritière d’une tradition centrée sur l’auto-gouvernement de la population. A ce titre, l’origine de la Sociale remonte à la Commune de Paris (1871). Mais elle prend toute sa dimension avec la création du régime général de sécurité sociale, en 1946.
P. Batifoulier, N. Da Silva, M. Vahabi, La Sociale contre l’État providence, CEPN, Document de travail n°2020-01, Axe Santé Société Migration
Depuis cette date, l’histoire de l’État prédateur concerne le mouvement d’appropriation du bien-être citoyen autogéré. Dans cette perspective, une succession de contre-réformes est engagée dès 1947. Ce processus d’étatisation de la Sociale, en plus de constituer un mouvement de dé-démocratisation et de désolidarisation s’accompagne de la marchandisation croissante des services et des prestations de protection sociale (privatisation des soins, des pensions de retraites, des assurances maladies…).
L’État obéit à une logique prédatrice, dans la mesure où il favorise les régressions sociales. L’État prédateur mène des politiques qui permettent aux intérêts privés de se renforcer, tout en délitant le pacte social.
La Question Sociale
Sous l’Ancien Régime, la protection sociale – envisagée comme un ensemble d’institutions, permettant d’assurer la survie des individus en incapacité de le faire par leur propres moyens – est assurée par les communautés de vie et de travail (familles, communes ou villages, corporations) ainsi que par la charité (généralement organisée par l’Église).
Le développement du mode de production capitaliste, l’urbanisation et la croissance démographique déstructurent les modes de protections antérieurs. Les solidarités familiales et villageoises commencent à se décomposer. Les corporations sont interdites. La charité chrétienne perd de son allant. La désolidarisation et la dégradation des conditions de vie des populations ouvrières et urbaines deviennent le sujet central d’un débat public. C’est la « Question Sociale ».
En réponse à cette Question, l’État adopte une position non-interventionniste. L’ « objection libérale » (H. Hatzfled) à l’intervention étatique s’appuie sur un argument économique (l’aide a un effet désincitatif sur l’offre de travail) et sur un argument juridique (l’obligation d’assister entraîne le droit d’assistance).
Les mutuelles ouvrières
De leur côté, les ouvriers s’organisent en mutuelles ou mutualités qui visent principalement à garantir des salaires en cas de maladie et le paiement des frais funéraires. Tant que les syndicats sont interdits (jusqu’en 1884), les mutualités deviennent aussi des structures semi-clandestines d’organisation de la lutte ouvrière. L’un des enjeux forts est la constitution d’un salariat en opposition avec sa définition capitaliste. Contre le salaire comme prix de la force de travail, les ouvriers militent pour le droit au statut de producteur et la responsabilité des capitalistes face aux aléas de la production.
Bien qu’affichant une posture libérale, l’État cherche en permanence à contrôler ces mutuelles. C’est ainsi qu’il crée le statut de « mutuelle approuvée ». Ces mutuelles approuvées bénéficient de subventions en échange de leur mise sous-tutelle politique. La direction en est assurée par des clercs nommés par les maires ou les préfets.
La Commune et la naissance de la Sociale
Avec la révolution de 1871, les institutions de protection sociale connaissent une avancée significative. L’État se montrant incapable de résoudre les problèmes résultants de la guerre contre la Prusse, la population parisienne conteste sa légitimité et lui oppose l’auto-gestion sous la forme d’un Conseil de la Commune de Paris. Les premières mesures qui sont prises (28 mars 1871) concernent plusieurs mesures sociales : moratoire sur les loyers et les dettes, fin des poursuites contre les endettés insolvables, réquisition de nourriture, réquisition de logements vacants, création d’une pension pour les blessés, les veuves, les orphelins…
De manière générale, le projet politique et économique de la Commune exprime de nouvelles modalités d’organisation d’antiétatique et dans une certaine mesure anticapitaliste. Elle invente la Sociale ou le citizen welfare. Le « bien-être citoyen » se caractérise par deux éléments. Premièrement, la distribution d’une protection contre les risques sociaux. Deuxièmement, l’auto-gestion ou l’auto-organisation démocratique des citoyens.
La première tentative de construction de La Sociale en France fait long feu. La répression conduit rapidement aux massacres de la « semaine sanglante », à la destruction matérielle et symbolique des institutions de la Commune. La IIIè République se construit largement en opposition avec ses dernières.
Jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, l’État refuse de mettre en œuvre des politiques de protection sociale. Cette position va évoluer sous l’effet de la guerre totale de 1914-1918.
→ L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre
→ L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu (1946)
© Gilles Sarter