la sociologie de la politique et la place du consentement

Consentement et Politique

En 1938, Claude Levi-Strauss séjourne chez des Nambikwara de la région de Vilhena en Amazonie. A partir des observations qu’il rapporte, il tisse une réflexion sur la place du consentement dans l’organisation politique.

Organisation Fluide

Chacune des deux bandes, au sein desquelles il vit, est constituée de quelques dizaines de personnes. Parmi elles, il y a un homme reconnu sous le nom de Uilikandé. C’est-à-dire « celui qui unit » ou « celui qui lie ensemble ». Claude Lévi-Strauss en explique l’étymologie sur la base de ses observations. Les communautés de vie quotidienne, au sein du peuple Nambikwara, sont labiles. Un noyau de quelques familles peut se renforcer par l’accueil de nouveaux arrivants. Mais il peut aussi se désagréger à tel point que, pour survivre, il doive à son tour se rallier à une communauté plus prospère.

Ces mouvements d’intégration ou de désintégration sont tributaires de la capacité des chefs à répondre aux attentes et aux besoins des familles qui se placent sous leur chefferie. Ils dépendent aussi de l’habilité des Uilikandé à créer de la cohésion donc à convaincre, à régler les conflits ou encore à déjouer les intrigues pour maintenir leur position.

Le chef nambikwara forme un centre de gravité autour duquel on cherche à s’agréger. Il n’est pas une figure dominante qui exerce son autorité sur un groupe déjà constitué. Au contraire, un « grand » chef est celui qui suscite le désir de s’associer.

Du reste, la position n’est pas héréditaire. Quand il décide d’abandonner la chefferie, le chef désigne son successeur. Mais sa décision reflète un choix collectif. Son successeur est aussi celui qui est le plus prisé par le groupe.

Consentement à la Subordination

L’aptitude du Uilikandé à inspirer la confiance est liée à son savoir-faire et à son expérience, dans tous les domaines relatifs à la survie du groupe : connaissance des territoires et des ressources naturelles, maîtrise des techniques de chasse, de pêche et de culture, art de la guerre et de la négociation avec les bandes rivales…

Pendant la période de nomadisme (saison sèche), la bande se remet totalement à la direction du chef. Il décide des itinéraires et des étapes. Il organise les expéditions de chasse et de ramassage. Il gère les déplacements en fonction des mouvements des autres groupes… Pendant la saison sédentaire, il prend à son compte l’organisation des cultures.

Pour imposer ses décisions, il ne bénéficie d’aucun appui, autorité publiquement reconnue ou instrument de coercition. Le consentement est sa première force.

Il ne peut surmonter les oppositions qu’en amenant chacun à partager sa propre opinion. Sa seconde force est sa générosité. Pour l’exercer, il doit avoir sous la main des excédents de nourriture, d’outils, d’armes ou d’ornements. Quand des individus ou la bande entière ressentent un désir ou un besoin, c’est au chef qu’ils font appel. L’ingéniosité est l’autre versant de sa générosité. Il sait préparer le poison des flèches, parfois des remèdes. Il connaît les territoires, leurs ressources et les itinéraires approximatifs des bandes voisinent. Il est constamment parti en reconnaissance ou en exploration.

Le Uilikandé est le seul homme de sa communauté à être polygame. Ses femmes secondaires, par rapport à sa première épouse, sont choisies parmi une génération plus jeune. Elles sont libérées des tâches liées à la division sexuelle du travail. Elles ont pour rôle d’accompagner leur époux et de lui prêter une assistance morale et physique, chaque fois qu’il part en expédition. Elles participent aussi à la fabrication des parures ou des objets (flèches…) destinés à être offerts aux autres membres du groupe.

Échanges et Pouvoir

Quelles interprétations Claude Lévi-Strauss donne-t-il à ses observations ? D’abord, il les oppose à la fameuse image du chef primitif qui trouve son prototype dans la figure dominatrice du père symbolique. L’ethnologue formule l’hypothèse que les relations de type unilatéral, comme l’autocratie, la monarchie, la gérontocratie…, peuvent se concevoir dans des groupes à structures complexes mais pas dans des formes d’organisation sociale élémentaires.

Chez les Nambikwara, les relations politiques se ramènent à une sorte d’arbitrage entre, d’une part, l’ascendant du chef, lié à ses talents et sa générosité et, d’autre part, la bonne volonté du groupe. Ces deux facteurs s’influencent réciproquement.

Claude Lévi-Strauss analyse ce fonctionnement en structuraliste. C’est-à-dire en termes de communication, d’échanges. Le consentement est le fondement psychologique du pouvoir. Dans la pratique sociale, il s’exprime par un jeu de dons et de contre-dons ou de prestations et de contre-prestations. Entre le chef et le reste de la communauté, un équilibre s’établit par un échange sans cesse renouvelé de prestations, de privilèges, de services, de cadeaux ou d’obligations.

Le mariage polygame constitue, selon l’ethnologue, la principale contrepartie accordée au chef. Celle-ci revêt une dimension plus collective qu’inter-individuelle. Dans la culture Nambikwara, chaque homme reçoit sa femme d’un autre homme. Le Uilikandé reçoit plusieurs femmes mais du groupe dans son entièreté. En effet, la polygamie du chef entraîne un déséquilibre dans la communauté, entre le nombre de garçons et de filles en âge matrimonial. Tout se passe comme si les membres du groupe renonçaient à la possibilité d’établir un certain nombre d’alliances inter-individuelles, en échange d’une alliance collective avec le chef.

Bien Commun et Contrat

Il faut comprendre le mariage comme garantissant des éléments de sécurité. Les familles des époux se prêtent une assistance réciproque. Ces éléments de sécurité sont abandonnés, au profit d’une sécurité collective qui est attendue du chef, en échange des femmes du groupe.

Le Uilikandé n’offre pas seulement une protection aux parents dont il épouse les filles ou les sœurs, mais à la communauté prise dans sa totalité.

Claude Lévi-Strauss établit un parallèle entre cette forme d’organisation sociale et une certaine conception moderne de l’État, comme institution destinée à servir le bien commun.

Il souligne aussi une certaine concordance entre ce qu’il a observé et les thèses des philosophes qui, comme Jean-Jacques Rousseau, voient dans le contrat et le consentement les éléments fondamentaux de la vie sociale. L’ethnologue avance qu’il est impossible d’imaginer une forme d’organisation politique dont ils seraient absents.

S’il est vrai que c’est le consentement qui est à l’origine et à la limite du pouvoir du chef, dans ces communautés amazoniennes, peut-on pour autant parler d’organisation politique ? Il s’agit bien d’une structure de subordination. Mais, si nous nous référons à la définition de Max Weber, il manque un élément essentiel pour en faire une structure politique : la coercition.

© Gilles Sarter

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