Claude Lévi-Strauss soutient l’idée que les peuples archaïques nous offrent les derniers témoignages d’une vie sociale en communion avec la nature. Ce lien organique qui se fonde sur le mécanisme de réciprocité aurait été détruit chez nous et un peu partout dans le monde, par la modernité.
La préservation des formes de vie et de pensée
Cette coupure initiale entre l’Homme et la nature a été le point de départ d’un « cycle maudit » qui a conduit une minorité toujours plus restreinte d’êtres humains à imposer son ascendant sur la planète et sur la majorité de l’humanité.
L’ethnographie et l’ethnologie qui ont servi les intérêts des puissances colonialistes portent une part de responsabilité dans la destruction des sociétés archaïques. Dès lors, elles doivent se racheter. Elles peuvent le faire en participant à la préservation et à la valorisation des formes de vie et de pensée qui établissent un lien de solidarité essentiel entre les humains et la vie universelle, au sein de laquelle ils s’insèrent.
C. Lévi-Strauss pense que l’examen de ces formes de pensée peut nous servir à entamer un processus d’évaluation critique. Cette démarche nous permettra de reconnaître nos propres erreurs et d’envisager de nouvelles solutions aux problèmes que nous rencontrons dans l’organisation de la vie en société.
La réciprocité et la parenté
La première grande investigation anthropologique de C. Lévi-Strauss concerne les structures de la parenté. Il a tenté de ramener les multiples formes de parenté qui se rencontrent dans les sociétés archaïques à un principe élémentaire.
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Ce principe, il l’a découvert en s’appuyant sur la théorie du don, développée par Marcel Mauss. L’idée centrale en est que tout don oblige le donataire à effectuer un contre-don. Cette réciprocité constitue une forme de communication qui crée du lien social.
Dans les société archaïques, c’est l’échange de femmes entre groupes qui composerait le mécanisme fondamental, à partir duquel se forment les liens de parenté.
Le principe de réciprocité, loin de concerner uniquement les rapports économiques ou les alliances « politiques » et « militaires », serait donc la matière première de la vie sociale.
C’est parce que les liens de parenté se construisent encore de manière visible sur la relation de réciprocité, par l’échange des femmes, que les sociétés archaïques peuvent se concevoir elles-mêmes à partir de la valeur de solidarité. C. Lévi-Strauss va même plus loin et tient que ce principe de réciprocité constitue la base affective d’une conception du monde qui intègre tous les êtres vivants.
Les opérations mentales naturelles
Mais avant d’évoquer ce dernier point, il faut se demander de quelle cause découle le principe de réciprocité. Pour l’anthropologue, il ne s’explique pas sociologiquement. Il représente plutôt une donnée pré-sociale, une « activité inconsciente de l’esprit humain ». C. Lévi-Strauss dit encore qu’il est produit par la « structure fondamentale de l’esprit humain ».
Contrairement à la tradition philosophique qui oppose la pensée ou l’esprit à la nature, il soutient donc l’hypothèse inverse. L’esprit participe de la nature (Tristes tropiques).
Le principe de réciprocité qui est constitutif de toutes les formes de parenté serait une opération mentale commune à tous les hommes. Ce serait donc la structure même de l’esprit humain qui fonderait l’alliance originaire entre autrui et moi (Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme).
Or si le processus de réciprocité est une opération mentale naturelle et que cette opération façonne l’organisation sociale alors cela signifie que le monde social s’intègre pleinement dans le monde plus large de la nature. Cette conception s’oppose à toutes les théories qui établissent une frontière entre société et nature.
Le nouvel humanisme
La pensée archaïque n’est pas envisagée par C. Lévi-Strauss comme une forme qui précède la conception scientifique du monde. Il s’agit plutôt d’une forme alternative de savoir qui, comme nous l’avons dit, s’enracine dans un sentiment de réciprocité, voire de solidarité envers l’environnement naturel et tous les êtres vivants.
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Cette « valeur affective » de la pensée archaïque, l’anthropologue la met sur le même plan que la « faculté de pitié ». Chez Rousseau, que C. Lévi-Strauss a nommé par ailleurs son « frère », son « maître » ou encore « le plus ethnographe des philosophes », la « faculté de pitié » découle de la capacité d’identification de moi à un autre, qui peut être tout Homme, voire tout être vivant. Axel Honneth (Qu’est-ce que le social?) propose aussi un rapprochement avec le principe d’imitation affectueuse développé par T.W. Adorno.
Les sentiments de réciprocité et donc de solidarité avec l’ensemble de la nature sont chez nous presque totalement ensevelis sous les règnes de la technique, de la bureaucratie ou des rapports d’exploitation.
C. Lévi-Strauss propose de les revitaliser. Il s’agit de dépasser l’humanisme étroit qui fait de l’homme le centre auto-suffisant de l’univers. A ce titre, des nouveaux « droits de l’homme » pourraient être fondés sur sa qualité d’être vivant et non pas d’être moral. Dès lors, ses droits s’arrêteraient là où ils nuiraient à l’existence des autres espèces (Le Regard Éloigné).
© Gilles Sarter