Par ses travaux fondateurs, Marcel Mauss a montré l'importance du don, parmi les transactions économiques qui ont cours au sein des sociétés humaines.
David Graeber poursuit cette analyse. Il avance que trois logiques différentes peuvent motiver la pratique du don : le communisme, l'échange et la hiérarchie.
La construction de l'homo œconomicus
Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1924) écrit que l'homo œconomicus, l'homme économique, n'est pas derrière nous. Il est devant nous.
L'anthropologue rejette la thèse selon laquelle l'être humain serait par nature individualiste, calculateur et strictement orienté vers la recherche d'un profit égoïste.
L'homo oeconomicus est plutôt le résultat d'un modelage social et culturel.
De fait, cette description de l'être humain en être économique est récente. Elle succède à la banalisation du mercantilisme en Europe Occidentale. Pour Marcel Mauss, on peut dater le triomphe des notions de profits et d'intérêts individuels à peu près à l'époque de Mandeville et de sa Fable des Abeilles (1714).
C'est à partir de l'observation de pratiques économiques particulières (usage de la monnaie, tenue de registres comptables, calcul mathématique de l'intérêt...) qu'aurait été élaborée cette théorie de l'Humain et de la société : nous sommes individualistes et indépendants par nature ; nous n'agissons qu'en fonction de notre intérêt et de notre amour-propre ; la vie en société ne tient qu'à des relations contractuelles ; seul le marché est en mesure d'harmoniser nos intérêts rivaux.
Karl Polanyi a appelé "tromperie économiste", cette illusion qui consiste à établir de grandes généralités, à partir de l'examen de la forme spécifique de l'économie de marché.
Lire aussi notre article sur la critique de l'économicisme par K. Polanyi
Mais cette représentation d'un animal économique est très fragile, tant elle est démentie aussi bien par l'anthropologie que par notre expérience quotidienne.
La diversité des transactions économiques
Marcel Mauss, en son temps, a souligné la coexistence de différentes formes de transactions économiques, dans toutes les sociétés humaines. Usage de la monnaie et troc, partage égalitaire et individualisme, calculs intéressés et dons gratuits sont à peu près partout présents simultanément, de la plus haute antiquité à nos jours.
David Graeber a voulu tenir le cap de cette proposition.
La société est constituée d'un amalgame de comportements et de principes moraux disparates voire contradictoires. Il s'agit de rendre compte de cette diversité afin de rompre avec les visions totalisantes : la vie comme marché et les individus comme entrepreneurs.
Dans cette perspective, David Graeber s'est intéressé à la diversité des formes de don.
Généralement, nous abordons comme une seule et même chose toutes ces transactions qui ne reposent sur aucun paiement. Pour sa part, l'anthropologue montre que trois logiques différentes peuvent sous-tendre ce que nous désignons comme des dons. Il s'agit du communisme, de l'échange et de la hiérarchie.
Le communisme
David Graeber appelle communisme la forme de relation humaine qui repose sur le principe "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Ce faisant, il propose de rompre avec la conception du communisme centrée sur l'idée de communauté de propriété.
Son idée est de montrer qu'une forme de "communisme de tous les jours" ou "communisme de base" s'exerce dans notre vie quotidienne. A ce titre, il s'agit d'un principe moral et non pas d'une forme de propriété collective.
Ce communisme de tous les jours se manifeste sous la forme de solidarité, d'entraide ou de convivialité. Selon ce principe, chaque fois qu'une personne peut en aider une autre, sans attendre de contrepartie et sur un plan strictement égalitaire, elle le fait.
Le principe "de chacun selon ses capacité, à chacun selon ses besoins" s'actualise dans les civilités ordinaires : une passante aide un aveugle à traverser la chaussée ; une personne effectue une course pour son conjoint ; un employé aide son collègue à soulever une charge ; un convive passe le sel à son voisin...
Tous les services rendus et les dons effectués de parents à enfants, entre amis ou entre voisins ou encore à destination des plus démunis entrent aussi dans cette catégorie.
Dans un contexte différent, Marshall Sahlins (Age de pierre, âge d'abondance) montre qu'au sein des communautés de chasseurs-cueilleurs, la nourriture collectée est toujours consommée en commun, sans considération de rétribution ou de réciprocité à l'égard de celui qui la procure.
D. Graeber, Les fondements moraux des relations économiques, Revue du MAUSS, 2010/2, n°36.
Peter Freuchen (cité par Graeber) découvre lors d'un séjour chez les Inuits qu'il ne faut jamais remercier pour de la nourriture. Voici ce que lui enseigna un chasseur :
"Dans notre pays, nous sommes humains ! Et comme nous sommes humains, nous nous aidons les uns les autres. Nous n’aimons pas entendre quelqu’un nous dire merci pour cela. Ce que j’ai attrapé aujourd’hui, tu peux très bien l’attraper demain."
Je voudrais ajouter que le principe "de chacun selon ses capacités..." peut aussi s'appliquer sur un plan immatériel.
Dans le Dhammapada, l'un des plus anciens textes bouddhiques, il est écrit : "Jamais haine n'apaisa haine, mais absence de haine le fait" (I,5).
Jean-Pierre Osier, dans les notes qui accompagnent sa traduction, explique qu'il faut se garder d'attribuer un sens négatif à "absence de haine". Le terme original "avera" est équivalent à "apaisement" qui comporte un aspect affirmatif. Il s'agit donc bien d'une capacité.
Dans une relation entre deux personnes l'une possède la capacité d'apaisement, l'autre pas. Celui qui la possède l'exprime face à la manifestation d'hostilité. Non par calcul, par intérêt ou par recherche de gratification mais simplement parce qu'il est en mesure de le faire. Or c'est justement d'apaisement qu'a besoin celui qui manifeste sa haine : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins."
L'échange
L'échange est fondé sur une autre logique que le communisme. Ici la réciprocité tient une place centrale. L'échange illustre le processus que Marcel Mauss contribua à populariser : le don engage un contre-don.
A ce titre, nous échangeons en permanence : des biens, des cadeaux, des salutations, des compliments, des invitations...
Chaque partie donne en fonction de ce qu'elle reçoit. L'équivalence exacte du don et du contre-don n'est pas toujours requise. Par exemple, un anthropologue qui remerciait un éleveur nomade marocain pour son hospitalité se vit répondre que des hôtes de passage, il n'attendait rien d'autre que des prières.
En revanche, il est notoire que dans le même contexte, les familles tiennent un juste compte des cadeaux offerts lors des mariages. La coutume veut que l'on rende "un peu plus" lorsqu'on se retrouve invité à son tour.
Ce processus d'aller-retour joue un rôle dans l'entretien des relations sociales. Ne disons-nous pas que les cadeaux entretiennent l'amitié ? Et mettre fin à l'échange peut aussi permettre de mettre fin à la relation.
A ce titre, l'échange se distingue du communisme. Ce dernier s'inscrit dans l'éternité. Rien ne met fin aux actes de solidarité dans la mesure où aucune contrepartie n'est attendue. En revanche, le contre-don clôt l'échange sauf en cas de surenchère, comme nous l'avons expliqué au sujet des cadeaux de mariage au Maroc.
La hiérarchie
Par hiérarchie, David Graeber entend les dons qui s'effectuent entre des partenaires dont l'un est socialement supérieur à l'autre. Les frontières sont strictement tracées entre le supérieur et son inférieur.
Et cette différence de position est clairement acceptée par les deux parties. Une fois que les liens sont noués entre eux, les dons ne reposent pas sur un arbitraire mais sur tout un ensemble de coutumes et de précédents.
Cette logique est caractéristique des liens entre les seigneurs et leurs vassaux, les patriarches et leurs protégés ou encore entre les dames patronnesses et leurs pauvres.
Les travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu (Le sens pratique) sur la relation entre le propriétaire terrien et son métayer (khammès) en Kabylie permettent de l'illustrer. Les échanges de dons et de services entre les deux catégories d'acteurs sont précisément codifiés par des règles explicites et par des traditions.
Par exemple, le propriétaire donne lors des célébrations des événements familiaux du métayer (constitution des dots des fiancés, organisation des fêtes de mariage, aide lors des funérailles...). Il peut payer des soins en cas de maladie, prêter un animal de labour, aider à financer les études d'un enfant... Il joue aussi son rôle de protecteur ou d'intercesseur en cas de conflits ou de litiges avec d'autres membres de la communauté ou avec des agents de l’État.
Lisez aussi notre article sur don et capital symbolique
En échange, le métayer fournit une part de sa récolte, sa force de travail et celle de ses fils (récolte, construction d'un bâtiment, gardiennage des troupeaux...). Il fait des petits dons en nature (produits de la basse-cour, fruits...) lorsqu'il rend visite à son propriétaire.
De manière générale, les dons échangés ne reposent pas sur la réciprocité. Les protagonistes ne sont pas égaux dans la relation. Le métayer est pour ainsi dire placé en situation de dette perpétuelle. Il se voit comme redevable. Il pense qu'il ne pourra jamais rendre à hauteur de ce que son propriétaire-protecteur lui donne.
Mais le propriétaire lui non plus n'est pas libre de se soustraire à ses obligations de donner. S'il le faisait, il perdrait son statut.
En somme, ce sont les relations de dons tissées entre les acteurs qui définissent leurs identités respectives de protecteur et de protégé.
Pour conclure
Les trois principes du communisme, de l'échange et de la hiérarchie sous-tendent les pratiques quotidiennes humaines. Le commerce n'est qu'une composante de la vie économique parmi d'autres. Le calcul intéressé et égoïste constitue l'une de nos motivations à agir mais ce n'est pas la seule.
Ce qui est important c'est de définir quelles sont les modèles ou les logiques qui doivent modeler nos sociétés.
Comme l'écrit Marcel Mauss, si le commerce permet d'envisager la vie humaine d'une certaine manière, rien ne nous empêche de concevoir aujourd'hui la vie tout autrement.
Pour cela une révolution politique est nécessaire. Il faut encourager le développement de toutes les institutions fondées sur des logiques alternatives jusqu'à déloger le mercantilisme des positions qu'il n'a pas lieu d'occuper.
© Gilles Sarter
Comment se constitue l’idée, l’évidence que le « monde » est naturellement voué à se rationaliser, à optimiser le confort, la vie matérielle grâce à une rationalité au terme de laquelle tout serait, enfin, nommé dans une sorte de calcul gigantesque du plus grand plaisir possible …
Tout ce qui est réellement le cas, la vie quotidienne éprouvée dans une relation à soi, aux autres, au monde …..à la beauté, à la bonté, à l’agressivité, à la tristesse, à l’angoisse …..passe à la marge, dans nos États centralisés et donc aveugles et donc peut-être, au cœur du problème de ce faux-monde en trompe-l’oeil.
Il y a ce qui est dit et connu et qui n’est pour autant pas réductible à une « langue parfaitement claire et distincte » comme le sont les mathématiques dans leur relation à l’apparition de l’État.. Il y a ce qui est fait par les personnes et qui n’entre pas « dans » le langage, si le langage est moins une chose qu’un geste. Ce n’est pas le cadeau qui compte, c’est le geste.
Le confort matériel est géré par l’État. D’où le danger de le voir détruire ce qui est pourtant la vérité et cela afin de « réussir » son objectif …quelque peu dérisoire….comment donc sortir de l’Etat ….?