L'économie dite "classique" s'est développée en étudiant un système économique parmi d'autres : le système fondé sur l'échange de marché. Karl Polanyi appelle "tromperie économiciste" , la tendance à généraliser abusivement à l'ensemble des activités économiques humaines, les modèles issus de l'analyse de ce système particulier.
Réciprocité, redistribution ou marché
Au sens propre, l'économie concerne l'ensemble des activités humaines qui sont relatives à la satisfaction de besoins matériels.
Quels que soient les besoins humains (nourriture, éducation, habitat, religion,...) si leur satisfaction dépend d'objets matériels, alors nous nous situons dans le domaine de l'économie.
L'économie peut prendre des formes variables selon les sociétés et les époques. Pour Karl Polanyi, ces formes sont au nombre de trois :
La réciprocité. Quand elle domine, les biens sont échangés selon des modalités fixées par des règles sociales. Des institutions sociales (la famille, la parenté, le clan...) veillent à l'application et au respect des règles d'échange.
La redistribution. Dans ce système, les biens sont alloués à un meneur politique (chef, seigneur...). Ce dernier a la charge de les redistribuer aux membres de la société. Dans ce cas aussi, les échanges sont organisés selon des règles collectives.
Le marché. Il correspond au commerce. La production et la distribution des biens sont dépendantes de marchés et régulés par les prix.
Le marché ne constitue donc pas la substance de l'économie mais bien une forme parmi d'autres possibles. C'est à l'issue d'un processus historique qu'il a pu s'affirmer comme modalité dominante.
Cette évolution ne relève en aucun cas d'un penchant naturel à commercer, trafiquer, troquer, échanger que les économistes classiques, comme Adam Smith, attribue à l'Homme primitif.
Des marchands et des machines
La généralisation du marché comme forme d'organisation économique résulte de nombreux facteurs. D'abord, il a fallu qu'apparaisse l'entrepreneur capitaliste.
En investissant leur capital dans des nouvelles machines, des marchands se sont transformés en entrepreneurs. Ils ont inventé la fabrique moderne qui emploie du travail salarié.
L'utilisation de machines a permis d'abaisser les coûts de production. Mais elle ne pouvait dégager du profit qu'en écoulant le plus grand nombre de biens possibles. De plus, elle nécessitait un apport stable en matières premières et force de travail.
Les nouveaux entrepreneurs durent donc lutter pour imposer le modèle du marché : pour vendre leurs produits, mais aussi pour s'approvisionner en matière première et en main d’œuvre. Faute de réunir ces conditions, l'investissement dans des machines n'aurait pas été profitable.
Dans la suite de cet article nous nous intéresserons à la manière dont a été construit le marché du travail.
Construction du marché du travail
Le marché du travail fut élaboré petit à petit. En Angleterre ce n'est qu'à la fin du 18ème siècle qu'il commence à fonctionner pleinement.
Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1983, Tel Gallimard.
Pour parvenir à ce résultat, il fallut d'abord séparer le travail des autres activités de la vie sociale. Dans les sociétés rurales qui prédominaient, cette séparation était jusqu'alors inexistante. Afin d'opérer cette scission, les tenants du capitalisme œuvrèrent au remplacement des formes de solidarité traditionnelle, par une organisation atomisée et individuelle.
Ce programme fut réalisé par la promotion du principe de la "liberté de contrat". Cette idéologie promouvait la liquidation de tous les modes d'organisation non contractuels du travail.
Toutes les formes d'organisation fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion... devaient être liquidées. L'argument de leur suppression était qu'elles exigeaient l'allégeance de l'individu et limitaient sa liberté.
Le principe de la "liberté de contrat" était présenté comme un principe de non-ingérence. En réalité, son imposition était elle-même une ingérence : celle qui détruisit les institutions communautaires traditionnelles.
C'est ainsi que fut créé un réservoir d'êtres poussés à vendre leur travail pour échapper à la faim.
En effet, Karl Polanyi rapporte que dans presque toutes les communautés, jusqu'au début du 16ème siècle, l'individu n'était pas menacé de mourir de faim. A moins que la famine n'atteigne la société dans son ensemble.
Les communautés de vie quotidienne refusaient de laisser leurs membres mourir de faim.
Ajoutons que les capitalistes appliquèrent la même stratégie dès leur implantation dans les pays colonisés. Pour obliger les habitants à vendre leur travail, on détruisit les solidarités communautaires. On créa des famines artificielles et on instaura des impôts obligatoires.
Construction de l' "Homme économique"
Karl Polanyi, Le sophisme économiciste, Revue du Mauss, 2007, n°29, pages 63 à 79.
La stratégie des entrepreneurs et des idéologues capitalistes eut deux conséquences. D'une part, le travail et donc l'être humain furent progressivement transformés en marchandises. Le mécanisme du marché leur fut appliqué.
A partir de ce moment, le mouvement de l'économie de marché sera alimenté aussi longtemps que :
- le non-propriétaire ne sera pas en mesure de pourvoir à sa subsistance, sans vendre au préalable son travail ;
- le propriétaire ne sera pas empêché d'acheter le travail au prix le plus bas et de vendre ses produits au prix le plus élevé.
D'autre part, il découla de ce processus une image de l'être humain comme n'obéissant qu'à des incitations matérialistes.
L'Homme, dit Karl Polanyi fut considéré comme étant placé entre les mains de deux motivations : la peur de mourir de faim du côté des travailleurs et l'appât du gain du côté des employeurs.
Économie et économie de marché fondus en un seul terme
L'utilitarisme pratique des entrepreneurs s'est donc imposé de manière tout-à-fait concrète. A la suite de ce mouvement, a émergé une nouvelle compréhension que l'Homme occidental a élaboré de lui-même et de sa société.
La prédominance effective des mécanismes de marché a donné naissance à une théorie. Celle qui prétend que toutes les institutions sociales sont déterminées par le système économique.
Et en effet, dans le cadre d'une économie de marché, le fonctionnement du système économique ne se borne pas à "influencer" le reste de la société : il la détermine bel et bien.
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L'erreur consiste à étendre ce déterminisme économique à toutes les sociétés humaines. En réalité, la réduction de toute l'économie au seul phénomène du marché revient à effacer de nos mémoires la plus grande partie de l'histoire humaine.
L'illusion centrale de notre époque se réduit à une erreur de logique : un vaste phénomène générique, l'économie humaine, a été identifié à une forme particulière, l'économie de marché.
© Gilles Sarter
Cet article – ou l’auteur- fait des raccourcis tellement énormes qu’on est pas dans autre chose que l’ideologie …la notion de marché est ici un mot valise mal défini…les écoles d’economie sont multiples…en faire un paquet global est dérisoire . Relire Baudelet ou Verschave serait utile à l’auteur, notamment pour comprendre la co-existence des modèles … méconnaître l’economie Sociale et solidaire pose question … bref pour un ancien étudiant de Bourdieu ce texte est de la simple idéologie faiblement éclairée !
Il s’agit dans cet article de survoler l’histoire récente et d’en apercevoir les grandes lignes. Ce travail me semble indispensable : sans prétendre à la vérité scientifique, simple travail de la pensée, ne cherchant pas à fonder l’action politique, elle est une analyse parmi d’autres possibles. Le fait massif étudié me semble être la destruction des sociétés humaines et des cultures : comment a-t-il été possible en si peu de temps de réduire ainsi à néant l’humanité entière ? La réponse est : ce qui était « intégré » dans les cultures (l’échange des « biens ») s’est trouvé libéré de son contexte humain et est devenu une « machine » sophistiquée à produire et à consommer. Qu’est-ce qui a été la cause de cette libération de la « pulsion » humaine et de sa « grande transformation » en une lutte de tous contre tous afin de s’approprier les « biens » aux dépens des « pauvres erres » ?
Je pense que c’est lié au christianisme : la plèbe romaine acculturée aspire à la reconnaissance et ne la trouve que dans un modèle d’identité neuf. Après le modèle grec de la citoyenneté qui échoue, vient le modèle chrétien du travail, du sacrifice, du don de soi. La force de travail est là, en pierre d’attente. Il suffira de quelques malins, à l’époque de machiavel, pour contourner la morale chrétienne (l’amour du prochain) et faire de la « réussite » dans le « domaine économique » ainsi fondé, le « signe » de la reconnaissance divine et donc « humaine ».
C’est ainsi que l’homme moderne apparait : travailleur et faisant fructifier le capital. Machine gigantesque à produire des signes de puissance : plus le capital est gros, plus l’homme se sent en sécurité. C’est pour cela sans doute qu’il faut qu’il y ait quelques riches : montrer le capital.