L’histoire de la démocratie peut être abordée de deux façons. La première est ethnocentrée. Elle s’intéresse à l’histoire du mot « démocratie ». Elle commence par la Grèce antique. La deuxième s’intéresse aux procédures de décisions égalitaires qui ont existé à différentes époques, dans différentes cultures et sous différentes latitudes.
L’examen de ces procédures permet de dégager une césure majeure. D’un côté, il y a les processus qui ont recours au vote. De l’autre côté, il y a ceux qui recherchent le consensus. L’anthropologue David Graeber essaie d’identifier les facteurs qui ont pu orienter les pratiques de décision vers l’une ou l’autre de ces solutions. Cette démarche lui permet en retour de tenter une explication de l’histoire du mot « démocratie » en Europe-Amérique.
L’histoire du mot « démocratie »
Le mot « démocratie » au cours de son histoire, a endossé différentes significations. Il a désigné, notamment dans l’Athènes antique, un système politique dans lequel les citoyens assemblés rendaient leurs décisions par un vote fondé sur un principe égalitaire (un citoyen = une voix). A l’âge des révolutions anglo-saxonnes et françaises, le terme de « démocratie » est devenu synonyme de désordre politique, de régime instable, favorable au développement de l’esprit factieux. Enfin, plus récemment, il en est venu à désigner le système dans lequel les citoyens d’un État élisent des représentants qui exercent le pouvoir étatique en leur nom.
Si nous considérons ces différentes évolutions, il peut nous paraître difficile de raccrocher le mot « démocratie » à un sens univoque. Pourtant, Jacques Rancière l’envisage comme étant indissociable de l’idée d’une remise en cause de la distribution officielle des droits et des ressources, par ceux qui en sont exclus et qui veulent faire entendre leur voix.
Quant à David Graeber, il pense que l’attrait principal suscité par le mot « démocratie » est en rapport avec l’idée selon laquelle les questions politiques doivent être l’affaire de tous et non d’une élite restreinte. Or l’anthropologue relève que si la démocratie repose sur le postulat de la prise en charge collective des affaires collectives, selon un principe égalitaire, alors la démocratie n’est spécifique à aucune culture ou civilisation déterminée.
La recherche du consensus
En effet, les procédures de prise de décision, à travers des discussions publiques, ont existé à travers toute l’histoire humaine. A ce titre, bien des communautés de vie d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique ont même été plus égalitaires que la société athénienne.
Or il est frappant, remarque David Graeber, que ces sociétés n’ont jamais recours au vote. Elles privilégient plutôt le consensus. Et l’anthropologue se demande pourquoi elles préfèrent s’imposer cette procédure qui est plus difficile à mettre en œuvre.
Son explication est que dans les communautés de vie quotidienne, il est plus facile de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, plutôt que d’essayer de convaincre ou de contraindre ceux qui ne sont pas d’accord. Les procédures de compromis et de synthèse produisent des décisions qui sont plus ou moins acceptables par tous ou tout au moins qui ne sont pas totalement rejetables par quelques-uns.
Cette façon de procéder permet de s’assurer que personne ne va s’en aller en éprouvant le sentiment que ses opinions sont ignorées. C’est un bon moyen de préserver la cohésion du groupe.
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Pierre Clastres a montré comment dans des communautés amérindiennes les « chefs » ont pour attribution principale de maintenir cette cohésion, en œuvrant par la recherche permanente du consensus.
La prise de décision consensuelle est typique des communautés (mais aussi des groupes de militants horizontaux) qui n’ont pas les moyens de contraindre la minorité à suivre les décisions prises par la majorité. Il n’y a pas, en leur sein, d’appareils disposant d’un monopole des moyens de la coercition légitime (comme la police, l’armée…).
Dans un tel contexte, l’organisation de prises de décision par vote majoritaire serait inconséquente. En effet, la majorité ne serait jamais en mesure d’imposer à la minorité de s’y soumettre.
La démocratie majoritaire
La démocratie majoritaire ne peut donc émerger qu’à deux conditions. Il faut que les participants soient convaincus de participer égalitairement à la prise de décisions. Concomitamment, il faut qu’un appareil de coercition puisse assurer la mise en application de ces décisions.
Ces conditions sont rarement réunies. En effet, là où l’égalité règne effectivement, il paraît difficile d’imposer l’idée d’imposer une coercition. Et, là où il existe un appareil de coercition (police, armée…), ses agents considèrent rarement qu’ils mettent en œuvre la volonté du peuple.
Toutefois ces deux conditions étaient presque réunies dans l’Athènes du -Vè siècle. Il faut d’abord préciser que l’égalité entre citoyens (à l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves) était mâtinée de rivalité. La société athénienne était marquée par l’esprit de compétition dans l’athlétisme, la philosophie, l’art dramatique… et aussi dans la prise de décision politique.
Ensuite, il faut préciser qu’il n’existait peut-être pas, en son sein, un appareil de coercition mais que l’assemblée citoyenne était une assemblée de citoyens en armes (cavaliers, hoplites ou fantassins et marins). Tous les participants étaient donc en mesure d’estimer les équilibres des forces en présence et d’évaluer les dangers relatifs à un affrontement.
A l’issue des votes, le spectre de la guerre civile agissait certainement comme un argument fort en faveur de l’application de la décision majoritaire.
Démocratie et élections
Ces éléments permettent d’expliquer, en retour, pourquoi les détracteurs de la démocratie, aux époques des révolutions euro-américaines, y voyaient quelque chose proche de l’affrontement factieux ou de l’émeute populaire. Jacques Rancière rappelle que cette vision est renforcée par l’étymologie. Cratos, c’est la force, la domination, le pouvoir comme pure puissance.
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Pour les fondateurs des systèmes électoraux aux États-Unis et en Europe, la démocratie était donc dans sa nature même le gouvernement par la violence en faveur du peuple et aux dépends des droits de la minorité des plus riches.
Ce n’est que quand le sens du mot « démocratie » a été transformé de manière à y incorporer l’idée de la représentation qu’il a été réutilisé pour désigner le système politique qui prévaut actuellement dans ces sociétés.
Gilles Sarter
Sources :
– David Graeber, La démocratie aux marges, Flammarion, 2018
– Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995