John Dewey définit la démocratie comme étant le régime politique de la réflexion collective. Ce régime représente la meilleure forme de gouvernement possible puisque les citoyens résolvent eux-mêmes, les problèmes politiques, sociaux ou économiques qui les concernent.
Principe anarchique de la démocratie
Jacques Rancière (La Haine de la Démocratie, 2005) rappelle qu’à l’origine, le projet démocratique repose sur la volonté des Athéniens d’établir une société dans laquelle toutes les formes de despotismes et de privilèges sont abolies. Le principe anarchique, présent dans la pensée grecque d’avant Platon, dévalue tous les titres qui autorisent un individu ou un groupe à exercer le pouvoir de gouverner.
La démocratie abolit le pouvoir des vieux sur les jeunes, des biens nés sur les gens de rien, des plus riches sur les moins riches, des savants sur les ignorants…
En généralisant le tirage au sort et en discréditant les anciens titres à gouverner, le régime démocratique s’affirme comme le pouvoir des « sans part ». La démocratie est le gouvernement de ceux qui n’ont pas de propriété ou de titre à gouverner.
Oligarchie élective
Du 19è au 21è siècle, c’est un autre modèle politique qui tend à s’imposer sous le nom de démocratie, dans les pays d’Europe occidentale et en Amérique du Nord. Ce modèle refoule l’anarchie constitutive du gouvernement des « sans part ».
Dans sa conférence de 1918, sur « La politique comme vocation », Max Weber donne à ce régime le nom d’« oligarchie élective ».
Les citoyens y sont dessaisis du droit d’exercer collectivement le pouvoir de gouverner, celui-ci étant délégué à des représentants.
Cette désappropriation politique marche « main dans la main » avec la désappropriation économique. Dans ces deux sphères de l’activité sociale, la compétence et la décision appartiennent aux élites électives et aux propriétaires.
Le régime de l’oligarchie élective (Max Weber) ou du principat démocratique (André Tosel) garantit, dans certaines limites, des formes de liberté individuelles et collectives, une représentation parlementaire et une articulation des pouvoirs constitutionnels. L’organisation en partis concurrentiels et le recours à des élections permettent de faire émerger une majorité dirigeante qui prend le commandement de l’appareil d’État. Les citoyens sont supposés choisir en connaissance de cause ceux qui vont gouverner en leur nom. En toute logique, ils doivent donc se soumettre au verdict des urnes, entre deux élections.
Espace public
Avec sa conception de la démocratie comme régime de réflexion collective, John Dewey (Le public et ses problèmes) propose de renouer avec la conception originelle de la démocratie. A cette conception est associée l’idée d’espace public.
L’espace public est le lieu où s’effectue la réflexion sur les problèmes ou enjeux collectifs. On peut le comparer à une grande communauté de recherche expérimentale.
Les citoyens examinent les conditions sociales de leur coexistence pacifique. Ils développent une vision commune de ce qui mérite d’être désiré et poursuivi, sur le plan collectif.
Les conditions de réalisation de l’espace public reposent sur l’échange d’opinions libres et non contraintes. Elles se prolongent par l’absence de toutes limitations à l’exercice de la souveraineté populaire. Les décisions adoptées collectivement sont impérativement mises en application. Les responsabilités de l’appareil bureaucratique d’État se limitent à l’organisation de l’espace public, à la facilitation des expressions individuelles et à la mise en œuvre des décisions collectives.
Dès lors que les activités de réflexion et de délibération ne se déroulent pas selon des conditions qui garantissent une participation libre et égalitaire, les actions entreprises par l’État au nom du peuple souffrent d’un manque de légitimité démocratique.
Medium de communication
Sur le plan pratique, dans les petites communautés, l’espace public est un lieu occupé physiquement par les membres de la collectivité : place du village, maison du peuple, assemblée de citoyens, agora… Dans les collectivités très étendues, comme dans nos sociétés organisées en États-nations, tous les participants ne peuvent pas se rencontrer en un même lieu.
L’espace public prend la forme d’un ensemble de processus et de moyens de communication.
Dans la mesure où il mobilise l’intelligence collective, le régime de la réflexion fonctionne d’autant mieux qu’un nombre plus grand d’individus est inclus dans les processus de délibération et de décision. La principale condition d’un bon fonctionnement de l’espace public concerne donc l’art d’organiser la communication et de permettre une libre circulation des idées.
Il incombe aux médium de grande diffusion de garantir cette circulation. La télévision, les sites internet, la radio, les journaux doivent diffuser des informations qui permettent aux citoyens de définir leurs attitudes individuelles, en regard de l’état de la société. Ces informations doivent être objectives et sociologiquement éclairantes, pour que les individus prennent conscience des suites collectives qu’impliquent leurs décisions et leurs actions individuelles.
Trois conditions de réalisation de la démocratie
Si John Dewey parle d’art d’organiser la communication c’est qu’il faut une grande habileté pour permettre à chaque personne d’apporter, dans la délibération publique, ses propositions d’amélioration de la vie collective.
Seul mérite le nom de démocratie un état de coopération exempt de contraintes, autres que celles que les participants se donnent collectivement.
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Cet état ne peut être accompli que sous trois conditions : que les medium de communication mettent à la disposition de chaque individu les connaissances utiles au traitement des problèmes collectifs ; que chaque participant puisse apporter librement et égalitairement ses propositions d’amélioration de la vie de la communauté ; que les décisions prises collectivement soit effectivement mises en œuvre.
© Gilles Sarter