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Recherche-Action : Émancipation et Transformation Sociale

Recherche-Action : Émancipation et Transformation Sociale

L’un des grands principes de la recherche-action, écrivent les sociologues Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat, est l’affirmation du droit et de la capacité des personnes directement concernées à enquêter leur quotidienneté, leurs expériences, leurs activités, pour les transformer.

A ce titre, les deux auteurs rappellent que les enquêtes des ouvriers du 19ème au 20ème siècle sur leurs propres conditions de vie et de travail constituent une forme de recherche-action collective, sur les formes de l’exploitation capitaliste et les manières de les abolir.

Aujourd’hui, l’abolition de la propriété privée des grands moyens de production pour leur mise en commun et l’établissement d’une démocratie réelle sont devenus des nécessités vitales, face à l’accélération du changement global et de l’écocide, aux catastrophes humanitaires, aux guerres impérialistes, aux génocides, aux politiques nationales post-fascistes dont le capitalisme extrémisé est un facteur déterminant.

Dans ce contexte, la pratique de la recherche-action reste pertinente pour les projets d’émancipation collective et de transformation sociale. Il s’agit d’envisager quels partis nous pouvons tirer des tentatives des précurseurs, pour formaliser cette démarche.

Le chercheur en psychologie sociale, Kurt Lewin (1880-1947) est l’un des premiers auteurs ayant utilisé l’expression « action-research ».

Pour Lewin, la réalité sociale ne peut être comprise qu’en agissant sur elle, plutôt qu’en l’observant et en la décrivant. Cette approche – appelée « reconstruction dynamique » de la réalité sociale – exige des expérimentations conçues sur des ensembles sociaux de la « vie réelle » (entreprise, école, groupe, etc.).

Par ailleurs, Kurt Lewin postule que l’étude de phénomènes concernant de grands groupes peut être transposée au sein de groupes de plus petites tailles. Par exemple, en faisant varier expérimentalement les modalités de la direction (leadership), au sein d’un groupe de taille réduite (une équipe, une petite entreprise, une école, etc.) et en observant les effets des variations appliquées, Lewin pense tirer des éléments de compréhension des phénomènes de direction au sein de groupes plus étendus comme les sociétés.

Kurt Lewin s’interroge également sur « l’action sociale planifiée ». Il désigne par cette expression, un changement intentionnel qui vise à modifier les comportements – par exemple, les comportements alimentaires – d’un groupe ou d’une population donnée.

Pour se faire, Lewin propose de mettre en œuvre une recherche expérimentale qui est liée, encore une fois, à l’action de changement, en temps réel. L’étude des effets du changement fait alors partie de l’action de changement elle-même.

Dans tous les cas, la difficulté majeure de la recherche-action résiderait dans le diagnostic de la situation de départ – les repères indiquant où nous sommes et où nous souhaitons aller – et dans l’évaluation des progrès vers l’objectif recherché :

« Si nous ne pouvons juger si une action nous a menés en avant ou en arrière, si nous n’avons pas de critère pour évaluer la relation entre l’effort et la réalisation, rien ne peut nous empêcher de tirer des conclusions fausses et d’encourager des habitudes de mauvais travail » (cité par Michel Liu)

Paolo Freire (1921-1997) propose de faire de l’éducation, une stratégie de lutte pour la transformation sociale. Il n’y a pas, selon lui, d’abolition possible des rapports sociaux d’oppression, sans formation de sujets révolutionnaires. La formation de ces sujets ne peut advenir que comme résultat d’un processus pédagogique.

A ce titre, Freire milite pour l’abandon de ce qu’il considère comme le modèle pédagogique dominant. Le « modèle bancaire de l’éducation » (les enseignants déversent leur savoir sur les apprenants) constitue un mécanisme central de l’oppression en ce qu’il trace une frontière permanente entre des enseignants qui savent tout et des inférieurs qui n’ont pas d’autre choix que d’accepter ce qui leur est enseigné.

A ce modèle dominant, Freire propose de substituer une Pédagogie des opprimés qui abolit les barrières préétablies et qui se fonde sur la construction d’une relation de coopération entre pédagogues et apprenants.

Jean-François Marcel pointe une similarité entre le projet de Paolo Freire et celui de la recherche-action. Il s’agit de la mobilisation de la recherche, articulée à l’intervention, le tout dans un objectif d’émancipation. La notion d’inachèvement et l’idée du statut premier du collectif constituent, selon Marcel, des ressources précieuses de la pensée de Freire, pour la recherche-action.

Le notion d’inachèvement forme le fondement anthropologique de la pensée de Paolo Freire. La conscience de notre condition d’inachèvement nous engagerait dans la construction d’un futur plus conforme à nos aspirations. Autrement dit, l’être humain compenserait son inachèvement par la nécessité de se faire, en objectivant le monde, en le transformant et en se transformant.

Jean-François Marcel propose une lecture de cette notion d’inachèvement comme « résolument optimiste » et comme « refus de la résignation ». Une telle conception légitime la contribution de la recherche-action au processus d’émancipation sociale ou à des changements au niveau des organisations et des pratiques, qui soient améliorantes pour les opprimés.

Le statut premier du collectif est une autre idée de Paolo Freire. L’être humain est d’abord social donc il ne peut assumer individuellement son inachèvement. Il ne peut le faire que dans le dialogue et la solidarité. Jean-Marcel établit un nouveau parallèle avec la recherche-action. Le statut premier du collectif y passe par la rencontre entre les spécialistes de la recherche et les acteurs engagés dans la recherche-action. Les spécialistes ne sont pas directifs par rapport aux non-spécialistes, mais directifs du processus de participation, en tant que tel.

Baptiste Godrie écrit que « la contribution de Fals Borda aux sciences sociales est majeure : pendant près de 50 ans, il a œuvré sur la scène nationale et internationale pour faire émerger des paradigmes participatifs et renouveler les préoccupations épistémologiques en sciences sociales. Malgré cela, il est relativement absent des sciences sociales, notamment francophones, en dehors des cercles spécialisés. » Une des explications de cette invisibilité tient dans l’absence de traduction en français de son œuvre.

En Colombie, dès les années 1970, Orlando Fals Borda (1925-2008) s’engage dans des enquêtes sociales avec l’intention d’en adresser les résultats aux personnes concernées, plutôt qu’aux professionnels du changement social ou aux élites politiciennes. A la même époque, il participe à la création de la Rosca, Fundación Rosca de Investigación y Acción Social (la Fondation Cercle de recherche et d’action sociale) une organisation dont l’objectif est de soutenir les revendications des travailleurs et travailleuses des zones rurales et urbaines.

Les membres de la Rosca expérimentent différentes formes de recherche qu’ils appellent « participation insertion », puis « recherche-action participative ». La Rosca veut contribuer, grâce à des méthodes participatives, à une réappropriation critique de l’histoire par les groupes sociaux les plus exclus. Cette réappropriation critique a pour objectif de dynamiser les luttes pour la récupération des terres.

A partir de cette expérience, Fals Borda et les autres membres de la Rosca élaborent ce qu’ils considèrent comme étant les bases épistémologiques de la recherche-action participative. Leur première proposition est de rompre avec la position d’extériorité des chercheurs en sciences sociales. Plutôt que d’étudier les phénomènes sociaux comme des choses et les personnes comme des objets de recherche, le chercheur doit faire partie des réalités qu’il documente. Il devient un acteur engagé qui doit lui-même s’analyser.

Cette dimension engagée de l’action est fondamentale et peut conduire, par exemple à ce que les chercheurs et chercheuses participent à des opérations d’occupation des terres. Baptiste Godrie souligne que dans cette perspective, la production de savoirs et l’action sont des activités intimement liées et qui se nourrissent mutuellement. Les savoirs produits dans la pratique, l’expliquent mais s’y éprouvent aussi, car leur finalité est de renforcer l’action des groupes et leur émancipation des oppressions.

Avec la recherche-action participative, les personnes les plus exclues deviennent les destinatrices des résultats de la recherche ce qui devrait faciliter leur prise de conscience des tensions auxquelles elles sont soumises. Mais, la recherche-action participative vise aussi à ce que ces personnes deviennent parties prenantes de la production des connaissances qui doivent alimenter leurs actions d’émancipation.

Le but n’est pas de former les paysan-ne-s à l’enquête sociologique, mais de les impliquer dans le processus de recherche, par le moyen de méthodes créatives issues de l’éducation populaire qui permettent de mobiliser l’ensemble de leurs connaissances valides sur le monde qui les entoure.

Orlando Fals Borda et les autres membres de la Rosca proposent donc d’élaborer une sociologie qui réponde aux canons de production de la recherche en sciences sociales tout en s’engageant « activement en faveur de l’effort national révolutionnaire ». Ils qualifient cette sociologie de « science rebelle et subversive ».

Fals Borda, dans un texte de 1970 pointe l’importance de la notion d’engagement dans l’élaboration de sa propre pensée et donc dans sa conception de la recherche-action participative. Comme chez Sartre, l’engagement consiste pour lui dans « « l’action et l’attitude de l’intellectuel qui, en prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause. En période de crise sociale, cette cause est, par définition, une transformation significative de la société qui permet de dépasser la crise de façon décisive en créant une société supérieure à celle qui est en place. »

L’expression « recherche-action » n’apparaît pas en tant que telle dans l’œuvre de John Dewey (1859-1852). Cependant, les réflexions de Justo Serrano Zamora montrent comment celle-ci nous aide à rendre compte du potentiel de démocratisation des luttes sociales, en mettant l’accent sur leurs activités d’enquête.

Contre la vision libérale, selon laquelle les institutions et pratiques démocratiques réalisent la liberté des individus, en toute abstraction de leurs rapports sociaux, John Dewey affirme qu’un véritable travail de démocratisation est nécessaire à travers la mise en œuvre de pratiques et d’institutions fondées sur le principe de la coopération égalitaire.

L’approfondissement de la démocratie est souvent pensé comme le produit de la seule revendication orientée directement vers des principes et des valeurs (auto-détermination, égalité, reconnaissance, inclusion politique). Tout en s’inscrivant dans la perspective de John Dewey, Serrano Zamora met l’accent sur les innovations pratiques qui sont suscitées par les besoins des individus et leur désir de résoudre des problèmes qui les concernent.

L’idée centrale, défendue par Serrano Zamora est que les efforts mobilisés par des groupes, souvent minoritaires et opprimés, pour partager leurs expériences et leurs problèmes, pour proposer des solutions et pour contribuer à leur mise en œuvre, peuvent finalement agir dans le sens d’une démocratisation de la société.

Ces collectifs et mouvements sociaux ne sont pas toujours directement concernés par l’injustice politique, mais ils ont affaire à des problèmes tels que la crise écologique, les droits LGBTQ+, les droits des travailleurs, les problèmes de logement dans les grandes villes, la recherche de vérité dans les crimes commis par des dictatures latino-américaines ou encore les dangers liés à la sécurité dans les centrales nucléaires. S’ils s’engagent ce n’est pas directement pour changer les pratiques et les institutions politiques existantes parce qu’elles les excluent injustement, mais plutôt parce que ces dernières se montrent incapables de résoudre leurs problèmes. Mais, c’est précisément à travers cette démarche qu’ils modifient la compréhension des pratiques politiques en les démocratisant.

L’idée partagée par John Dewey et Serrano Zamora est donc que le processus de démocratisation d’une société peut résulter directement des besoins d’enquêtes des groupes qui sont exclus, désavantagés ou marginalisés et qui accusent les institutions et les pratiques politiques d’être responsables de leur condition.

Lire un article sur la démocratie comme régime de la réflexion collective

John Dewey envisage même la sphère publique comme le lieu d’émergence d’une culture de l’enquête, c’est-à-dire de la capacité collective d’identifier, d’articuler et de résoudre des problèmes publics.

En conclusion, la nécessité éprouvée par les individus de résoudre collectivement des problèmes qui les affectent peut jouer comme un moteur de démocratisation. Toutefois, l’action collective ne devient pas démocratique pour la seule raison qu’elle se limite à mieux définir et résoudre des problèmes publics. Elle ne devient démocratique que si elle actualise elle-même les valeurs et les normes démocratiques et égalitaires.

En se développant cette culture de l’enquête engendre et promeut des pratiques et des rapports égalitaires et donc démocratiques entre les individus, tout en apprenant à ces derniers à se percevoir comme des sujets porteurs de droits politiques et à se battre pour être inclus et respectés par les institutions politiques.

(C) Gilles Sarter

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Le Public et la nature de l’État

Le Public et la nature de l’État

Qu’est-ce qu’un État? Quelle est la nature de ses fonctions?  Le philosophe John Dewey examine les actions humaines et essaie de voir s’il peut tirer de cet examen des indices lui permettant de répondre à ces deux questions.

Des actions et des conséquences

Certaines actions humaines ont des conséquences sur d’autres êtres humains. Parfois ces conséquences n’affectent que les personnes qui sont directement impliquées. D’autres fois, elles affectent aussi des personnes qui ne sont pas immédiatement concernées. Lorsque ces conséquences sont perçues, elles peuvent donner lieu à d’autres actions qui ont pour but soit d’empêcher, soit de s’assurer que ces actions se répètent.

John Dewey soutient deux thèses. Premièrement, dans les distinctions élémentaires que nous venons de mentionner, nous trouvons le fondement de la frontière entre privé et public. Deuxièmement, la compréhension de la nature de l’État découle de la définition du public.

Une histoire sur la fondation du public

Nous pouvons nous figurer la création d’un public à partir de l’histoire suivante. Deux hommes s’affrontent dans un duel mortel. Les conséquences de leurs actions n’impliquent personne d’autre qu’eux-mêmes. La transaction est privée.

Dans le cadre d’une société régie par les lois de la vendetta, deux hommes se querellent et s’affrontent dans un combat dont l’issue est fatale pour l’un d’entre eux. La famille du mort va essayer de se venger en tuant le meurtrier. Pour ce faire, elle va obtenir de l’aide de ses amis, de ses alliés… De son côté, le meurtrier va pouvoir compter sur ses propres soutiens pour le défendre. La vendetta va finir par concerner un grand nombre de gens et peut-être même sur plusieurs générations. Bien entendu, dans cette configuration, les conséquences de l’affrontement initial dépassent le cercle privé des deux individus directement engagés.

Dans ces circonstances, un public se formera, si les personnes qui sont indirectement affectées par le meurtre qui a déclenché la vendetta prennent des mesures pour protéger leurs intérêts et pour trouver un moyen de circonscrire les troubles. Ce genre d’action présente une ressemblance avec les actions qui définissent un État.

Public et privé

La ligne de démarcation que John Dewey trace entre privé et public repose donc sur les conséquences des actions humaines. Quand ces conséquences ont une portée et une étendue si importantes qu’il faut les contrôler, soit par promotion, soit par prohibition alors cette frontière est franchie.

Dans ce cas, le public consiste dans l’ensemble des personnes qui sont tellement affectées par les conséquences d’une transaction qu’il est jugé nécessaire de veiller de manière systématique sur ces conséquences.

Un nouveau groupe d’acteurs

C’est un trait universel des actions humaines qu’elles existent et qu’elles fonctionnent par combinaisons ou par connexions. Au fond, tous les comportements en association peuvent avoir des conséquences étendues qui impliquent d’autres personnes, au-delà de celles qui sont directement engagées. Or la supervision et le contrôle de ces conséquences ne peuvent être le fait des acteurs « primaires », puisqu’il est dans l’essence de ces conséquences qu’elles leur « échappent », en s’étendant.

J. Dewey, Le public et ses problèmes, 2005 (1915), Folio essais.Un nouveau groupe ou une nouvelle organisation doivent être créés pour veiller à toutes ces conséquences indirectes. Des personnes doivent être désignées pour prendre soin des intérêts partagés du public. Ces personnes sont des agents publics ou des fonctionnaires.

Les agents publics sont des commissionnaires qui mènent les affaires des autres pour assurer ou prévenir les conséquences qui les concernent. Ils agissent sur la base d’une autorité qui leur est déléguée par le public, pour veiller sur des intérêts partagés. Les différentes ressources (bâtiments, matériels, fonds…) impliquées dans l’exercice de leurs fonctions sont des biens publics ou biens communs. L’existence d’agents et de biens publics constitue la marque la plus visible d’un État.

Un État doit toujours être scruté

L’État, c’est donc le public qui est organisé pour la protection des intérêts collectifs de ses membres, par le biais d’officiels ou de fonctionnaires.

Et cette manière de le concevoir ne préjuge en rien de la vertu d’un acte ou d’un système étatique particulier. D’une part, le pouvoir attaché à l’exercice d’une fonction publique peut devenir une chose recherchée et saisie pour elle-même. Il faut donc s’assurer que ceux qui jouissent du pouvoir attaché à leurs fonctions les emploient pour le public et non en faveur de leur bénéfice personnel.

D’autre part, une fois qu’ils sont institués, les différents organes étatiques ont tendance à persister même s’ils ne remplissent plus adéquatement leur mission. La société est traversée par des changements, des innovations technologiques ou sociales. Il en résulte des nouvelles manières d’agir et de s’associer dont découlent des nouvelles conséquences indirectes.

Un public nouveau apparaît donc. Mais le pouvoir reste dans les mains des officiels que l’ancien public avait mandatés. S’ils sont bien organisés, ils empêchent le développement d’une forme renouvelée de l’organisation étatique. C’est pourquoi, les changements des formes des États nécessitent souvent des révolutions.

Puisque nous ne rencontrons jamais un même public en deux époques ou en deux lieux différents, l’État doit toujours être scruté et examiné. « Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait », écrit John Dewey. Malheureusement, la création d’une organisation politique aussi souple n’est pas chose aisée.

Gilles Sarter

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Un Régime Politique de la Réflexion Collective

Un Régime Politique de la Réflexion Collective

John Dewey définit la démocratie comme étant le régime politique de la réflexion collective. Ce régime représente la meilleure forme de gouvernement possible puisque les citoyens résolvent eux-mêmes, les problèmes politiques, sociaux ou économiques qui les concernent.

Principe anarchique de la démocratie

Jacques Rancière (La Haine de la Démocratie, 2005) rappelle qu’à l’origine, le projet démocratique repose sur la volonté des Athéniens d’établir une société dans laquelle toutes les formes de despotismes et de privilèges sont abolies. Le principe anarchique, présent dans la pensée grecque d’avant Platon, dévalue tous les titres qui autorisent un individu ou un groupe à exercer le pouvoir de gouverner.

La démocratie abolit le pouvoir des vieux sur les jeunes, des biens nés sur les gens de rien, des plus riches sur les moins riches, des savants sur les ignorants…

En généralisant le tirage au sort et en discréditant les anciens titres à gouverner, le régime démocratique s’affirme comme le pouvoir des « sans part ». La démocratie est le gouvernement de ceux qui n’ont pas de propriété ou de titre à gouverner.

Oligarchie élective

Du 19è au 21è siècle, c’est un autre modèle politique qui tend à s’imposer sous le nom de démocratie, dans les pays d’Europe occidentale et en Amérique du Nord. Ce modèle refoule l’anarchie constitutive du gouvernement des « sans part ».

Dans sa conférence de 1918, sur « La politique comme vocation », Max Weber donne à ce régime le nom d’« oligarchie élective ».

Les citoyens y sont dessaisis du droit d’exercer collectivement le pouvoir de gouverner, celui-ci étant délégué à des représentants.

Cette désappropriation politique marche « main dans la main » avec la désappropriation économique. Dans ces deux sphères de l’activité sociale, la compétence et la décision appartiennent aux élites électives et aux propriétaires.

Le régime de l’oligarchie élective (Max Weber) ou du principat démocratique (André Tosel) garantit, dans certaines limites, des formes de liberté individuelles et collectives, une représentation parlementaire et une articulation des pouvoirs constitutionnels. L’organisation en partis concurrentiels et le recours à des élections permettent de faire émerger une majorité dirigeante qui prend le commandement de l’appareil d’État. Les citoyens sont supposés choisir en connaissance de cause ceux qui vont gouverner en leur nom. En toute logique, ils doivent donc se soumettre au verdict des urnes, entre deux élections.

Espace public

Avec sa conception de la démocratie comme régime de réflexion collective, John Dewey (Le public et ses problèmes) propose de renouer avec la conception originelle de la démocratie. A cette conception est associée l’idée d’espace public.

L’espace public est le lieu où s’effectue la réflexion sur les problèmes ou enjeux collectifs. On peut le comparer à une grande communauté de recherche expérimentale.

Les citoyens examinent les conditions sociales de leur coexistence pacifique. Ils développent une vision commune de ce qui mérite d’être désiré et poursuivi, sur le plan collectif.

Les conditions de réalisation de l’espace public reposent sur l’échange d’opinions libres et non contraintes. Elles se prolongent par l’absence de toutes limitations à l’exercice de la souveraineté populaire. Les décisions adoptées collectivement sont impérativement mises en application. Les responsabilités de l’appareil bureaucratique d’État se limitent à l’organisation de l’espace public, à la facilitation des expressions individuelles et à la mise en œuvre des décisions collectives.

Dès lors que les activités de réflexion et de délibération ne se déroulent pas selon des conditions qui garantissent une participation libre et égalitaire, les actions entreprises par l’État au nom du peuple souffrent d’un manque de légitimité démocratique.

Medium de communication

Sur le plan pratique, dans les petites communautés, l’espace public est un lieu occupé physiquement par les membres de la collectivité : place du village, maison du peuple, assemblée de citoyens, agora… Dans les collectivités très étendues, comme dans nos sociétés organisées en États-nations, tous les participants ne peuvent pas se rencontrer en un même lieu.

L’espace public prend la forme d’un ensemble de processus et de moyens de communication.

Dans la mesure où il mobilise l’intelligence collective, le régime de la réflexion fonctionne d’autant mieux qu’un nombre plus grand d’individus est inclus dans les processus de délibération et de décision. La principale condition d’un bon fonctionnement de l’espace public concerne donc l’art d’organiser la communication et de permettre une libre circulation des idées.

Il incombe aux médium de grande diffusion de garantir cette circulation. La télévision, les sites internet, la radio, les journaux doivent diffuser des informations qui permettent aux citoyens de définir leurs attitudes individuelles, en regard de l’état de la société. Ces informations doivent être objectives et sociologiquement éclairantes, pour que les individus prennent conscience des suites collectives qu’impliquent leurs décisions et leurs actions individuelles.

Trois conditions de réalisation de la démocratie

Si John Dewey parle d’art d’organiser la communication c’est qu’il faut une grande habileté pour permettre à chaque personne d’apporter, dans la délibération publique, ses propositions d’amélioration de la vie collective.

Seul mérite le nom de démocratie un état de coopération exempt de contraintes, autres que celles que les participants se donnent collectivement. 

Voir tous les articles relatifs au thème de la démocratie et du pouvoir socialCet état ne peut être accompli que sous trois conditions : que les medium de communication mettent à la disposition de chaque individu les connaissances utiles au traitement des problèmes collectifs ; que chaque participant puisse apporter librement et égalitairement ses propositions d’amélioration de la vie de la communauté ; que les décisions prises collectivement soit effectivement mises en œuvre.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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