Le Public et la nature de l’État

Qu’est-ce qu’un État? Quelle est la nature de ses fonctions?  Le philosophe John Dewey examine les actions humaines et essaie de voir s’il peut tirer de cet examen des indices lui permettant de répondre à ces deux questions.

Des actions et des conséquences

Certaines actions humaines ont des conséquences sur d’autres êtres humains. Parfois ces conséquences n’affectent que les personnes qui sont directement impliquées. D’autres fois, elles affectent aussi des personnes qui ne sont pas immédiatement concernées. Lorsque ces conséquences sont perçues, elles peuvent donner lieu à d’autres actions qui ont pour but soit d’empêcher, soit de s’assurer que ces actions se répètent.

John Dewey soutient deux thèses. Premièrement, dans les distinctions élémentaires que nous venons de mentionner, nous trouvons le fondement de la frontière entre privé et public. Deuxièmement, la compréhension de la nature de l’État découle de la définition du public.

Une histoire sur la fondation du public

Nous pouvons nous figurer la création d’un public à partir de l’histoire suivante. Deux hommes s’affrontent dans un duel mortel. Les conséquences de leurs actions n’impliquent personne d’autre qu’eux-mêmes. La transaction est privée.

Dans le cadre d’une société régie par les lois de la vendetta, deux hommes se querellent et s’affrontent dans un combat dont l’issue est fatale pour l’un d’entre eux. La famille du mort va essayer de se venger en tuant le meurtrier. Pour ce faire, elle va obtenir de l’aide de ses amis, de ses alliés… De son côté, le meurtrier va pouvoir compter sur ses propres soutiens pour le défendre. La vendetta va finir par concerner un grand nombre de gens et peut-être même sur plusieurs générations. Bien entendu, dans cette configuration, les conséquences de l’affrontement initial dépassent le cercle privé des deux individus directement engagés.

Dans ces circonstances, un public se formera, si les personnes qui sont indirectement affectées par le meurtre qui a déclenché la vendetta prennent des mesures pour protéger leurs intérêts et pour trouver un moyen de circonscrire les troubles. Ce genre d’action présente une ressemblance avec les actions qui définissent un État.

Public et privé

La ligne de démarcation que John Dewey trace entre privé et public repose donc sur les conséquences des actions humaines. Quand ces conséquences ont une portée et une étendue si importantes qu’il faut les contrôler, soit par promotion, soit par prohibition alors cette frontière est franchie.

Dans ce cas, le public consiste dans l’ensemble des personnes qui sont tellement affectées par les conséquences d’une transaction qu’il est jugé nécessaire de veiller de manière systématique sur ces conséquences.

Un nouveau groupe d’acteurs

C’est un trait universel des actions humaines qu’elles existent et qu’elles fonctionnent par combinaisons ou par connexions. Au fond, tous les comportements en association peuvent avoir des conséquences étendues qui impliquent d’autres personnes, au-delà de celles qui sont directement engagées. Or la supervision et le contrôle de ces conséquences ne peuvent être le fait des acteurs « primaires », puisqu’il est dans l’essence de ces conséquences qu’elles leur « échappent », en s’étendant.

J. Dewey, Le public et ses problèmes, 2005 (1915), Folio essais.Un nouveau groupe ou une nouvelle organisation doivent être créés pour veiller à toutes ces conséquences indirectes. Des personnes doivent être désignées pour prendre soin des intérêts partagés du public. Ces personnes sont des agents publics ou des fonctionnaires.

Les agents publics sont des commissionnaires qui mènent les affaires des autres pour assurer ou prévenir les conséquences qui les concernent. Ils agissent sur la base d’une autorité qui leur est déléguée par le public, pour veiller sur des intérêts partagés. Les différentes ressources (bâtiments, matériels, fonds…) impliquées dans l’exercice de leurs fonctions sont des biens publics ou biens communs. L’existence d’agents et de biens publics constitue la marque la plus visible d’un État.

Un État doit toujours être scruté

L’État, c’est donc le public qui est organisé pour la protection des intérêts collectifs de ses membres, par le biais d’officiels ou de fonctionnaires.

Et cette manière de le concevoir ne préjuge en rien de la vertu d’un acte ou d’un système étatique particulier. D’une part, le pouvoir attaché à l’exercice d’une fonction publique peut devenir une chose recherchée et saisie pour elle-même. Il faut donc s’assurer que ceux qui jouissent du pouvoir attaché à leurs fonctions les emploient pour le public et non en faveur de leur bénéfice personnel.

D’autre part, une fois qu’ils sont institués, les différents organes étatiques ont tendance à persister même s’ils ne remplissent plus adéquatement leur mission. La société est traversée par des changements, des innovations technologiques ou sociales. Il en résulte des nouvelles manières d’agir et de s’associer dont découlent des nouvelles conséquences indirectes.

Un public nouveau apparaît donc. Mais le pouvoir reste dans les mains des officiels que l’ancien public avait mandatés. S’ils sont bien organisés, ils empêchent le développement d’une forme renouvelée de l’organisation étatique. C’est pourquoi, les changements des formes des États nécessitent souvent des révolutions.

Puisque nous ne rencontrons jamais un même public en deux époques ou en deux lieux différents, l’État doit toujours être scruté et examiné. « Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait », écrit John Dewey. Malheureusement, la création d’une organisation politique aussi souple n’est pas chose aisée.

Gilles Sarter

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