Les Hamadcha constituent l’un des nombreux ordres religieux marocains.
Pour être plus exact, ils appartiennent à deux confréries qui sont étroitement liées et souvent confondues : les ‘Allaliyin et les Dghughiyyin. Leur héritage spirituel remonte à Sidi Ali ben Hamduch et à son serviteur Sidi Ahmed Dghughi qui vécurent à la fin du 17ème et au début du 18ème siècles.
Le maraboutisme Hamadcha
Vincent Crapanzano, Les Hamadcha : Une étude d’ethnopsychiatrie marocaine, Les empêcheurs de penser en rond, 2000
Envisagé comme phénomène social, la confrérie des Hamadcha appartient à ce que les sciences sociales francophones appellent le maraboutisme. Le terme dérive de l’arabe murabit qui décrit un homme attaché ou relié à Dieu. Le mot sert avant tout à définir deux institutions : le culte des saints et les confréries qui y sont impliquées.
Les Hamadcha se définissent comme musulmans orthodoxes et sunnites, fidèles aux lois et enseignements issus du Coran et de la tradition prophétique (hadith). A ce titre, ils reconnaissent l’importance fondamentale des cinq piliers de l’islam (profession de foi, prière, aumône, jeûne et pèlerinage à la Mecque).
Mais comme toutes les confréries maraboutiques, les Hamadcha suivent aussi une voie (tariqa) ouverte par leurs guides spirituels. Les buts ultimes qui sont poursuivis au sein des différentes confréries marocaines sont variables. Généralement, il s’agit de se frayer un chemin vers Dieu ou tout simplement de pratiquer la dévotion due à un saint.
Les Hamadcha conçoivent le but de leurs pratiques cultuelles en termes de guérison plus que de communion avec Dieu.
Les enfants du saint
D’un point de vue économico-sociale, la confrérie Hamadcha s’organise en trois cercles.
Il y a d’abord, dans les environs de Meknès, les deux villages Beni Rachid et Beni Ouarad où sont situées les tombes associées à Sidi Ali et Sidi Ahmed. Celles-ci sont entretenues par leurs descendances patrilinéaires, comprenant la moitié de la population villageoise. On les appellent collectivement wulad siyyid, les enfants du saint. Comme ils affirment aussi descendre du Prophète, ils s’appellent aussi churfa. Le lignage est dirigé par un chef ou mizwar.
Aux tombeaux sont associés des pratiques codifiées dont l’objectif est de permettre aux pèlerins d’obtenir la baraka des saints.
On peut envisager la baraka comme une bénédiction ou encore comme une force spirituelle et miraculeuse. Les pèlerins la sollicitent dans la perspective d’obtenir une guérison, un enfant, un mari ou une épouse, un succès dans les affaires ou les études… Du point de vue de l’orthodoxie, il n’y a de baraka que de Dieu. Toutefois, on parle par ellipse de la baraka des saints qui en sont en quelque sorte les conducteurs ou les transmetteurs.
V. Crapanzano suggère que les descendants des Saints sont dépositaires d’une baraka institutionnalisée et cela est particulièrement évident du mizwar qui contrôle toutes les affaires, notamment l’entretien des tombeaux.
Toutefois, il est à noter que le lignage ne possède presque aucune autorité ou rôle politique dans cette région du Maroc, principalement en raison de l’influence supérieure d’un autre saint local, Moulay Idriss. Mais aussi parce que les villages ont été depuis longtemps soumis à l’autorité centrale.
Chaque année, les villages sont le centre d’un pèlerinage ou moussem entrepris par les dévots et les adeptes de l’ordre. Des cadeaux et de l’argent sont offerts au saint et par extension à sa descendance. La gestion des dons est effectuée par le mizwar. En retour de leurs dons, les pèlerins cherchent à obtenir la baraka des saints.
L’objectif de ces pèlerinages est principalement thérapeutique.
Les foqra et les zawiya
Le deuxième cercle de l’organisation confrérique concerne les taïfa ou groupes dont les membres sont appelés foqra (pluriel de fqir qui signifie pauvre au sens mystique de pauvre en esprit ; le mot est à l’origine de notre « fakir »). Un groupe peut avoir un lieu de réunion spécifique ou loge dite zawiya. Ce mot sert aussi à désigner le groupe en tant que tel.
Les loges cultuelles sont pour la plupart implantées dans les quartiers de l’ancienne médina de Meknès. Chacune d’entre elles opère sous l’autorité d’un mouqadem local sélectionné par les membres et formellement approuvé par le mizwar.
Ces zawiya rassemblent une quinzaine d’adeptes masculins qui organisent régulièrement des cérémonies religieuses.
Elles recrutent principalement parmi la classe économique des petits commerçants, artisans et travailleurs manuels. Les muhibbin sont les dévots, hommes, femmes ou enfants qui sont associés aux loges et assistent aux cultes et aux danses de transe.
Notons que les descendants des saints wulad siyyid peuvent choisir de devenir membres de la confrérie mais font rarement ce choix.
Enfin, tout un ensemble de groupes non structurés sont localisés dans les bidonvilles. La plupart sont constitués de migrants néo-citadins qui se regroupent autour d’un chef muqaddem. Il s’agit surtout de femmes et de travailleurs non-qualifiés.
La hadra : transe thérapeutique
La cérémonie la plus importante que ce soit dans les loges ou dans les quartiers populaires s’appelle hadra. Il s’agit d’une danse accompagnée de litanies, de musiques rythmées à base de percussions et de sacrifices de poulets ou de petits ruminants.
La hadra est entreprise afin d’induire chez les dévots une transe ou un état extatique hal ou wajo.
Ces rituels ont pour objectif de guérir les possédés ou les gens « frappés » par des jnoun djinns. Les jnoun sont des agents spirituels qui peuplent les lieux cachés comme les égouts, les puits, les sources, les terrains vagues ou les recoins des abattoirs. Ils sont sensibles aux insultes et aux blessures qu’on leur inflige par mégarde, en les ébouillantant ou en les piétinant. Et ils répondent en possédant ou en frappant ceux qui leur font du mal.
De nombreuses maladies mentales ou physiques (paralysies, fièvres, maux de tête…) sont réputées résulter de l’action des djinns.
Pour obtenir la guérison, l’esprit offensé doit être apaisé ou exorcisé. Au Maroc, l’exorcisme est souvent effectué par un fqih, savant en science coranique. Mais pour les Hamadcha l’apaisement du djinn résulte de l’établissement d’une relation symbiotique entre lui et le patient. Pour ce faire, ce dernier doit être intégré au culte et en tant que membre du culte il doit subir des cure périodiques.
La cérémonie de la hadra est donc essentiellement un rite curatif une procédure thérapeutique qui n’est pas seulement plaisante pour le saint mais pour les jnoun aussi.
Le dispositif thérapeutique
L’originalité des Hamadcha au sein de la tradition mystique de l’islam tient à ce qu’ils se considèrent avant tout comme des guérisseurs. Ils ont reçu leur pouvoir de guérir (la baraka) par le biais de leurs saints intercesseurs. Leur activité de guérison est religieuse en ceci qu’elle dépend de la volonté divine. Cette dépendance les concerne tout particulièrement parce que les traitements qu’ils déploient sont sans rapport avec la vie ordinaire.
Le dispositif Hamadcha en même temps que religieux peut être considéré comme thérapeutique. Ils sont de bons diagnostiqueurs à leur façon. Et c’est ainsi qu’ils évitent de traiter les maladies que la médecine occidentale considère comme ayant une source organique : l’épilepsie en constitue un cas exemplaire.
Mais les Hamadcha sont capables d’obtenir la rémission de symptômes (cécité, mutisme, dépressions, paralysie, palpitations nerveuses…) qui sont l’expression de réactions hystériques, dépressives ou hystériques.
Lorsque les techniques destinées à modifier complétement l’état physique ou psychique du patient échouent, l’individu peut devenir membre d’un culte. Il est alors doté d’une nouvelle identité sociale, d’un nouvel ensemble de valeurs et d’une nouvelle manière de voir le monde et sa vie. Il peut lui-même ainsi que son entourage donner une explication aux tensions psychiques qui sont au moins partiellement responsables de sa maladie.
De cette interprétation, il résulte une décharge relative des tensions qui le conduit à une resocialisation ainsi qu’à un rétablissement de sa motivation.
Nous détaillerons ces différents éléments dans un article ultérieur.
© Gilles Sarter