L'usage du mépris est généralement considéré comme moralement injuste. Le philosophe Axel Honneth a analysé les enjeux qui se nouent autour du mépris social dans les sociétés néolibérales.
La charge affective et morale du mépris
Témoigner du mépris à l'égard d'une personne, d'un groupe, d'une communauté, c'est exprimer qu'on les considère comme indigne d'estime ou de reconnaissance.
Victimes du mépris nous ressentons cette expérience comme étant offensante ou humiliante. Et puisqu'ils sont blessants, nous tenons les comportements méprisants pour injustes.
Pourquoi l'expérience du mépris est-elle aussi chargée affectivement et moralement ? Pour le comprendre, il convient de s'interroger sur ce qui se passe lorsqu'on nous prive de reconnaissance.
Le mépris est privation de reconnaissance
Le sociologue G.H. Mead (1863-1931) explique que la reconnaissance joue un rôle primordial dans la formation des identités individuelles.
Chaque idée de qui nous sommes, nous la construisons en interaction avec autrui. Il en est de même de toutes les évaluations que nous portons sur nos qualités ou nos comportements.
Par exemple, un individu se construit pour lui même une identité de "bon père". Sur la base de ce qu'il pense être un "bon père", il tente de se comporter en tant que tel. Si son entourage reconnaît ses actes comme étant conformes à ceux attendus d'un "bon père", il sera conforté dans son identité. A l'inverse, si on lui témoigne du mépris, il va remettre celle-ci en question.
Parce qu'elle menace les identités personnelles, la privation de reconnaissance est vécue comme une agression psychique. C'est pour cette raison que le mépris est si chargé moralement et affectivement.
Le mépris social
Pour les individus, il y a un enjeu psychologique à éviter le mépris. Mais quels sont les enjeux sociaux qui se nouent autour de ce sentiment ?
Pour être en mesure de se réaliser pleinement, les individus doivent se savoir reconnus pour leurs capacités ou leurs actions. Parmi ces dernières, il en est qui concernent la réalisation d'objectifs communs à la société. Par exemple, en temps de guerre, les qualités guerrières d'un individu servent un objectif commun de victoire. La reconnaissance sociale constitue ce type d'estime qui est accordé sur la base de fins collectives.
A l'inverse, le mépris social dénie aux personnes toutes qualités utiles à l'atteinte d'horizons communs.
Le mépris comme instrument du néo-libéralisme
Axel Honneth est un philosophe et sociologue allemand : La lutte pour la reconnaissance (2000), La société du mépris (2006)
Honneth s'est intéressé à la manière dont les tenants du néolibéralisme manipulent le mépris social afin d'asseoir leur influence.
Pour qu'il y ait reconnaissance sociale, il faut qu'il y ait un projet commun. Dans L'esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello définissent le capitalisme comme une "exigence d'accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques". Les deux sociologues soulignent que le caractère "illimité" du projet d'accumulation est sans fondement, ni justification sociale.
En effet, pourquoi faudrait-il accumuler indéfiniment du capital sachant que les besoins humains sont limités ?
Pourtant, pour fonctionner le système capitaliste requiert que les gens s'engagent dans la production et la bonne marche des affaires. Aussi ses promoteurs ont besoin de trouver une justification ou un esprit auquel les personnes puissent adhérer.
Cet esprit qui n'est pas intrinsèque au capitalisme doit posséder une dimension morale. Pour que les gens puissent se l'approprier, il faut, en effet, qu'ils puissent le considérer comme bon.
Le détournement de l'idéal de réalisation de soi
Selon Honneth, le néolibéralisme aurait trouvé un esprit, dans l'aspiration à l'émancipation et à la réalisation individuelle de soi. Hérités du romantisme, ces idéaux se sont développés rapidement dans la deuxième moitié du 20ème siècle.
Ils se fondent sur le droit pour chacun de choisir sa vie et sur l'injonction à devenir soi-même : "deviens ce que tu es". Ainsi, tout individu est considéré comme étant le seul propriétaire de lui-même et le décisionnaire de son devenir.
Sous l'influence des néolibéraux, ces idéaux d'émancipation ont été si bien détournés qu'ils servent paradoxalement de nouvelles formes de domination.
Premièrement, la valorisation de la liberté dans la conduite de l'existence a été altérée en exigence de flexibilité.
Les employés doivent être disposés à adapter leur vie aux attentes et aux tendances qui sont valorisées dans leur milieu professionnel. La mobilité géographique constitue l'une des modalités de cette flexibilité attendue des travailleurs.
Ensuite, l'idéal d'auto-réalisation a été travesti en réalisation de soi par le travail.
La carrière et les projets professionnels tiennent lieux de projets de vie. Et, les individus sont censés faire preuve de motivation et d'accomplissement de soi, dans et par leurs activités professionnelles.
Enfin, le discours sur la responsabilité individuelle a été renforcé.
Il est demandé aux individus de prendre uniquement sur eux-mêmes la responsabilité de leurs conditions de vie respectives.
Avec cette surenchère de la responsabilité les personnes sont invitées à percevoir leurs succès et leurs échecs de manière individuelle. Toute référence à des facteurs sociaux ou économiques indépendants de leur volonté est rejetée.
Par exemple, les délocalisations d'entreprises, les plans de licenciements résultant de politiques de rétribution de l'actionnariat ne constituent pas des excuses recevables.
De la même manière, l'explication des inégalités sociales par des conditions initiales qui dépassent la bonne volonté des gens est rejetée.
Chacun est invité à "rebondir" pour mieux franchir les obstacles qui surgissent sur son parcours.
Le mépris comme tentative de supprimer un adversaire
Flexibilité, mobilité, exigence de réalisation de soi par le travail, discours sur la responsabilité individuelle constituent, selon Honneth, des catégories de la pensée néolibérale. Elles lui permettent d'établir quels sont les comportements ou les individus dignes d'estime sociale.
Dès lors que ces catégories tendent à être survalorisées, elles sont susceptibles de pousser les individus à adopter les modes de vie qui les accompagnent, par désir de valorisation sociale.
A l'inverse, les personnes qui refusent d'y adhérer ou de les subir s'exposent au mépris social. Cette logique est mise en application quand, par exemple, les opposants à la destruction des garanties légales de la protection des salariés sont envisagés comme manquant de flexibilité. Il en est de même quand ceux qui s'inquiètent de la pérennité de leur entreprise sont renvoyés à un prétendu manque de mobilité.
Ces deux exemples illustrent parfaitement le processus du mépris social tel que le décrit Honneth.
En effet, il s'agit de dénier aux opposants à la logique néolibérale, la capacité de participer à tout projet global de société.
Dès lors, il n'y a plus aucune nécessité de prendre en considération leurs aspirations, leurs arguments ou de les intégrer dans une forme de dialogue.
Ainsi envisagé, Honneth souligne que l'usage du mépris ne constitue ni plus ni moins qu'une tentative de supprimer son adversaire. On peut penser qu'Albert Camus partageait cette vision lorsqu'il écrivait que :
"Toute forme de mépris, si elle intervient en politique prépare ou instaure le fascisme."
La lutte pour la reconnaissance
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Les hérauts du néolibéralisme ont un intérêt évident à maintenir vivace la fiction que les personnes sont entièrement responsables de leurs conditions de vie. Pour eux, il s'agit bien sûr de masquer le fait que le malheur de nombreux individus est inhérent aux modalités de fonctionnement du système. Mais le travail de Honneth met au jour un autre enjeu.
Le discours sur la responsabilité individuelle cherche à désactiver les possibilités de résistance collective.
En effet, l'émergence de révoltes contre les injustices et les exploitations dépend de la possibilité d'interpréter des difficultés individuelles en termes collectifs. Autrement dit, pour que la révolte advienne il faut que les gens comprennent que leur condition ne leur est pas particulière. Au contraire, elle est typique d'une multitude de personnes.
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Paradoxalement, l'usage du mépris risque finalement de se retourner contre ceux qui pensaient l'utiliser à leurs propres fins. Le mépris devient, en effet, une expérience commune partagée par tous ceux qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas s'adapter aux exigences du monde néolibéral.
Quand cette idée gagne en influence chez les individus qu'ils ne sont pas seuls à subir une forme de mépris social, mais qu'au contraire il partage cette condition avec toute une population, alors leur expérience personnelle du mépris devient un motif moral pour se révolter.
© Gilles SARTER