Georges Devereux (1908-1985) affirme que la civilisation moderne souffre d’une forme de schizophrénie socio-politico-économique. Celle-ci serait due à un manque de réalisme et à une tendance aux extrapolations hâtives.
Sa théorie sociologique de la schizophrénie permet de donner une explication possible de l’absence de réalisme avec laquelle nos sociétés abordent l’urgence écologique.
La schizophrénie
G. Devereux, « Une théorie sociologique de la schizophrénie » (1939) et « La schizophrénie, psychose ethnique » (1965)
Le terme a été forgé par E. Bleuler (1911) à partir des mots grecs « fendre, cliver » et « esprit ». Le psychiatre allemand a voulu mettre en évidence ce qui constitue, selon lui, le symptôme fondamental d’un groupe de psychoses : la Spaltung (« fissure », « dissociation »).
Cliniquement la schizophrénie présente des symptômes apparemment très variables. Toutefois on en dégage habituellement les caractères suivants :
– incohérence de la pensée, de l’action et de l’affectivité, appelée aussi discordance, dissociation, désagrégation ;
– détachement à l’endroit de la réalité avec repli sur soi ;
– prédominance d’une vie intérieure livrée aux productions fantasmatiques ;
– activité délirante plus ou moins marquée.
Selon l’Inserm, la schizophrénie concerne 600 000 personnes en France. Elle est plus fréquente en milieu urbain, chez les migrants et les jeunes de 15-25 ans.
Sa survenue reposerait sur des éléments génétiques, des problèmes de développement cérébral, la consommation de substances psychogènes ou encore des facteurs socio-culturels.
Schizophrénie et sociétés modernes
Georges Devereux s’appuie sur son expérience d’ethnologue et de psychothérapeute pour avancer l’idée suivante : la schizophrénie constitue la psychose ethnique type des sociétés modernes complexes.
L’individu moderne apprend à être schizophrène au contact de sa société-culture et de ses modèles schizophréniques.
Son investigation débute par une série d’observations. Les désordres fonctionnels sont aussi communs dans les sociétés traditionnelles, peu différenciées que dans les sociétés modernes.
Toutefois, il y a absence quasi-totale de schizophrénie dans les communautés traditionnelles qui n’ont pas été soumises à des processus d’acculturation violents et massifs.
Enfin, les symptômes de la schizophrénie sont toujours accompagnés de signes manifestes de désorientation.
Ainsi, les seuls cas de schizophrénie qu’il a observés chez des membres de communautés traditionnelles concernent des individus qui ont quitté leur milieu d’origine (pour s’installer en ville par exemple) ou dont la communauté connaissait des bouleversements socio-culturels, en raison de sa mise en contact avec le monde moderne.
L’ethnopsychiatre formule alors l’hypothèse que la schizophrénie est provoquée chez l’individu par des tentatives inefficaces pour s’adapter à un milieu en voie de transformation.
Mais quels liens établit-il entre le type de la société moderne, le sentiment de désorientation et la schizophrénie ?
Orientation dans un contexte socio-culturel
Toutes les sociétés composent des environnements qui comme l’environnement physique exigent un effort d’orientation de la part des individus. Afin de s’y orienter efficacement, ces derniers ont besoin d’un apprentissage. Cet apprentissage s’appuie sur la présence dans l’environnement d’un certain degré de régularité.
Les régularités permettent aux gens d’extrapoler à partir d’expériences passées.
Toutes les cultures et sociétés présentent un grand nombre de régularités : modalités d’organisation familiales ou économiques, langage, lois, devoirs, interdits, règlements, signes, coutumes, modes… Ces différents éléments permettent aux individus d’extrapoler la conduite à adopter d’une situation à une autre.
Des sociétés traditionnelles moins complexes
Il existe cependant, selon Georges Devereux, une différence importante entre les communautés de vie traditionnelles et les sociétés modernes. Dans les premières, la structure sociale est moins différenciée que dans les secondes. Les éléments culturels sont moins diversifiés.
Par exemple, les statuts sociaux, les rôles et les tâches qui y sont afférentes sont généralement clairement définis : statut, rôle et fonction d’une mère, d’une tante, d’un grand-père, d’un berger, d’un guerrier…
Les gens sont pleinement orientés dès leur plus jeune âge au sein de ce qui constituera toujours un univers familier. Il leur est relativement facile d’extrapoler du connu à ce qui l’est moins.
Ainsi le passage d’une classe d’âge ou d’un statut à un autre désoriente peu, ni éventuellement le changement de métier ou de village.
Des sociétés modernes très différenciées
La situation de l’individu moderne est bien plus ardue. Son environnement social et culturel est très complexe.
La société moderne est organisée en champs ou univers sociaux qui possèdent chacun leurs propres modalités de fonctionnement (mondes du travail, de l’école et de l’enseignement, de la politique, de la famille…).
En outre, la société est divisée en classes sociales qui correspondent à des conditions matérielles et symboliques d’existence très différentes.
A la complexité des structures sociales s’ajoutent une non moindre complexité des éléments culturels. Les valeurs, les règles, les modes, les pratiques connaissent une grande diversité d’un univers ou d’une classe sociale à l’autre.
Il est évident qu’au sein des sociétés modernes, les individus ne peuvent embrasser l’ensemble de la production culturelle (culturel s’entend ici au sens large).
Je ne cite qu’un exemple parmi tant d’autres : celui du droit. Seuls des professionnels qui y consacrent leur quotidien peuvent avoir une vision exhaustive de ce qui s’y produit, dans le domaine de leurs spécialités respectives (droit familial, fiscal, commercial…).
De la même manière, la plupart des gens ont une connaissance très superficielle des conditions de vie des classes sociales auxquelles ils n’appartiennent pas.
La même remarque vaut pour ce qui concerne les univers sociaux : que connaissent un étudiant ou un agriculteur, des environnements dans lesquels évoluent un employé d’une grande entreprise ou un homme politique (et vice versa) ?
En général, l’individu moderne ne connaît donc qu’un segment restreint de sa culture-société ce qui lui pose un certain nombre de problèmes lorsqu’il cherche à s’y orienter.
Le problème de l’extrapolation
Le raisonnement par extrapolation est d’ordinaire suffisant dans les cultures suffisamment simples où le rythme de changement est relativement lent.
En revanche, l’extrapolation n’est pas le processus théorique qu’il convient d’appliquer dans un milieu culturel complexe ou en cours de transformation rapide.
Or dans les sociétés modernes, les individus sont fréquemment confrontés au changement. Au cours de notre vie nous passons par différents univers sociaux : de la famille à l’école, de l’école au travail…
Nos conditions matérielles d’existence et les gens (classes sociales) que nous fréquentons peuvent varier. Nos statuts, nos rôles, nos fonctions se démultiplient tout au long notre existence (écolier, étudiant, célibataire, en couple, mari, parent, employé, élu, retraité, activiste bénévole…).
Nous changeons plusieurs fois de métier. Et si nous gardons le même métier, nos fonctions et les modalités de son exercice évoluent…
Pour vivre ces changements nous sommes généralement mal préparés. Et la plupart du temps, pour tenter de nous orienter notre premier réflexe est d’extrapoler à partir de nos expériences passées.
Nous nous comportons à l’école comme à la maison, ce qui nous vaut de sévères réprimandes, puis au travail nous nous comportons comme à l’école et parfois nous nous comportons en enfants jusqu’à notre retraite…
Une vision disloquée du Monde
L’individu moderne, c’est la thèse de Georges Devereux est en quelque sorte pré-disposé à la schizophrénie. Fréquemment désorienté, il tente de résoudre ses désorientations en extrapolant à partir d’expériences passées.
N’étant pas accoutumé à manier les grandes abstractions, il n’apprend pas à évaluer objectivement la réalité. Il extrapole, forme des stéréotypes, agglomère ou substitue par identification des éléments qui sont disparates.
Dans un langage plus imagé l’ethnopsychiatre écrit que notre tendance à la schizophrénie résulte de notre prétention à comprendre le Monde en fonction de l’hypothétique nombril dont nous sommes issus.
J’ajoute que ce nombril peut tout aussi bien être notre famille, notre classe sociale, notre quartier, notre ville ou notre Grande École…
Le problème du schizophrène, c’est son obstination à considérer l’extrapolation comme seul moyen de comprendre le Monde.
Cette obstination à utiliser des cartes périmées pour s’orienter aboutit à une vision profondément disloquée de la réalité.
Une expédition sans retour
Pour illustrer le problème de la schizophrénie en tant que psychose sociale, Georges Devereux recourt à une historiette.
Un centre de recherche basé à Paris projette d’envoyer une expédition exploratoire au Pôle Nord. Au préalable, il organise une mission de reconnaissance pour s’assurer des ressources alimentaires des régions que l’expédition traversera.
Après avoir parcouru 800 kilomètres la mission fait demi-tour. Son rapport établit par extrapolation, avec statistiques à l’appui, que l’expédition exploratoire trouvera un bistrot tous les 500 mètres jusqu’au Pôle Nord.
Cette anecdote prend tout son sel si l’on tente de la transposer à la situation que nous vivons actuellement.
L’expédition exploratoire représenterait l’humanité toute entière. Quant à la destination ce ne serait pas le froid mais, comme vous le savez, le chaud.
La mission de reconnaissance ce serait les apôtres du couple capitalisme-technologie. Leur mot d’ordre serait : « Continuons à avancer comme nous l’avons toujours fait. La technologie viendra à notre secours en cours de route. »
Irréalisme et réchauffement climatique
La situation présente est la suivante. Le changement climatique provoqué par l’activité humaine est acté. La pollution massive de l’eau, des sols et de l’air aura probablement des effets aussi néfastes que le réchauffement climatique. L’espace de vie des différentes espèces animales et végétales est de plus en plus réduit, ce qui conduit à l’effondrement de la biodiversité.
La trajectoire de la catastrophe environnementale est déjà bien engagée. La définition des actions à entreprendre pour tenter de limiter les dégâts nécessite de s’élever à un niveau d’abstraction suffisant pour découvrir la structure d’ensemble du problème.
Mais la tendance du schizophrène est à l’extrapolation, seulement à l’extrapolation.
Lorsque les gouvernements des grandes puissances abordent la question du climat, les mesures qu’ils mettent en avant sont extrapolées à partir du modèle économique capitaliste : mise en place d’un marché du droit à polluer, mesures financières et fiscales incitatives…
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Un autre signe frappant du manque de réalisme avec lequel la question climatique est abordée émane des projets de modification de l’atmosphère pour refroidir la Terre.
Ces projets de géo-ingéniérie extrapolent à l’échelle planétaire l’idée que la technologie peut toujours réparer les dégâts causés par l’être humain.
Pourtant ce que nous enseigne la science lorsqu’elle s’élève à son meilleur niveau d’abstraction c’est bien que chaque intervention sur un système complexe déclenche des chaînes de perturbations. La plupart du temps nous ne les découvrons qu’après les avoir déclenchées.
Le réalisme ou la fin ?
La schizophrénie, rappelle Georges Devereux, est caractérisée par une diminution du taux d’absorption des stimuli nouveaux et des connaissances nouvelles. Le malade en est réduit à opérer uniquement avec des souvenirs.
En somme, le schizophrène continue à se comporter en 2018 comme s’il était en 1950 : pas d’entrave à la production et à la consommation et foi dans le progrès technologique.
En 1965, Georges Devereux concluait son article par cet avertissement : « Notre société devra cesser de favoriser par tous les moyens le développement de la schizophrénie de masse, ou elle cessera d’être. S’il est encore temps de recouvrer notre santé mentale, l’échéance est proche. Il nous faudra regagner notre humanité dans le cadre même de la réalité, ou périr. »
©Gilles Sarter
Article intéressant et pertinent dont la fin pourrait tout aussi bien expliciter l’excès de peurs par rapport au réchauffement (sans nier les faits déjà mesurés, mais en sous estimant peut être la capacité de résilience de l’environnement dont nous faisons parti)
L’activité de l’esprit et celle corrélative du corps sont en vue de ….
Elles supposent l’existence d’un « quelque chose » de volontaire en nous-mêmes qui se décide parfois à agir en vue d’un désirable à l’extérieur de nous-mêmes : supposé à-venir. La pensée est ainsi parfois en mouvement, en acte, dialectique : la culture permet cette activité dialectique, motivée ; elle fixe à l’humain les conditions, les limites, la finitude de son « exister » et de l’objet à-venir. La culture est passée, elle est passée dans l’intérieur, incorporée dans l’agir avec les autres, avec nos « parents », elle permet à la volonté de se déceler, de se décider à agir, à penser, à intégrer difficilement des données autres, à se lever et à marcher vers ce qui est culturellement posé comme Autre, ayant ainsi un point d’appui dans ce qui est à-venir, afin de combler le vide de l’existence par la présence de l’autre, en appui solide sur le « sens » , sur ce qui fixe solidement les conditions de possibilité de l’existence, le sens des phrases et celui des actes.
La volonté se heurte, par malheur, en certaines circonstances, à un vide : renonce, recule face à la confrontation trop douloureuse à ce qu’il faut faire, car elle a alors cessé d’exister, ne disposant pas d’un point d’appui, d’un sol ferme sous ses pieds, devant elle terrifiée. Elle fuit, se sépare de fait, automatiquement, pour se protéger de l’Autre mauvais et lui tourne le dos « comme si » l’Autre était extérieur, une chose méchante dont on doit impérativement se séparer, alors qu’il devrait n’être que la culture qui ouvre banalement, quotidiennement, sans aller chercher midi à quatorze heure, l’avenir.
Cet échec à pouvoir croire, brusquement, dans l’instant, en un Autre qui ouvre le possible, la disparition alors progressive de la volonté, de l’agir, la désintégration de soi « avec » les autres, n’est pas le fait des personnes. Elle indique une perte dans la transmission de la confiance en l’Autre en tant que ce qui ouvre sans faille l’avenir, en tant que sol solide, là où peut lutter objectivement, joyeusement, la volonté, où peut surgir l’objet en vue de quoi elle peut agir et qu’elle « intègre » ainsi : acte, pensée, être dans un cadre fixe et solide car passé.
Car encore faut-il que la culture où nous agissons et pensons, joyeusement, conflictuellement, dialectiquement soit « là » : offrant des occasions d’agir et de penser en vue d’un objet à-venir, désirable et difficile d’accès.
Ce genre d' »être » a un très haut degré de subtilité : que seul le temps a pu construire au hasard des expériences humaines. La modernité est un chaos grandissant, dans sa prétention à tout modeler, re-créer, comme ex nihilo, elle impose, comme morale universelle, de se libérer de tout cadre fixe, de ne plus croire en l’Autre : est-elle en train de détruire l’être humain ?
Devereux, il me semble, ne comprend pas le traumatisme qu’il repère dans les sociétés « primitives », les « psychoses » et « névroses » qu’il observe comme un objet éternel, sans histoire. Il se protège de la culpabilité qu’il porte en lui en disposant d’une norme absolue de la nature humaine qu’il « connait » après de solides études de psychiatrie et homme des « Lumières », lumières grâce auxquelles il croit poser la mesure du sain et du malade, du bien et du mauvais, du simple et du complexe …..etc
L’idée d’une schizophrénie comme conséquence d’une inadaptation au changement est intéressante. Le problème est plutôt que les ethnologues ont tendance à idéaliser les sociétés traditionnelles, et ici à sous-estimer peut-être les changements que subissent leur membres. De même, on peut aussi dire que l’écologie extrapole le dérèglement climatique ou que Devereux persistait dans la grille marxiste à une époque où elle était en déclin. Il me semble que l’analyse est un peu trop générale (biais culturaliste de la grille ethnopsy), alors que les pathologies sont individuelles (et les inadaptations au changement plus spécifiques). A partir de ce postulat de Devereux qui me paraît exact, il faudrait plutôt faire des analyses plus circonstanciées et envisager des stratégies correctives plus empiriques (le freudisme latent chez Devereux a une tendance trop introspective qui peut aggraver le trouble).