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Les termes du basculement climatique et écologique actuel sont bien connus : érosion de la biodiversité, accumulation de gaz à effets de serre dans l’atmosphère, accumulation de substances toxiques dans les écosystèmes, sur-exploitation des sols, perturbation des cycles de l’azote, du phosphore, de l’eau douce, etc.
La réflexion sur les formes d’organisation que nos sociétés doivent adopter, pour faire face à ce basculement enferme un enjeu de vie ou de mort, pour des milliards d’êtres humains et pour les autres espèces animales. En d’autres termes : Pouvons-nous continuer avec le système capitaliste ou faut-il changer radicalement de forme d’organisation économique, sociale et politique ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord examiner les rapports que le système capitaliste entretient avec la nature non-humaine. Ces rapports sont notamment marqués, par le traitement de cette nature comme un robinet à ressources et comme un évier à pollutions. Bien sûr, ce type de rapport n’est pas une caractéristique originale et exclusive du système capitaliste. Toutefois, le captalisme en fournit une version extrémisée.
La question du basculement écologique, examinée à l’aune du traitement de la nature comme robinet à ressources et comme évier à pollutions rencontre les notions de limite et de seuil écologique.
Animé par une logique extractiviste, le système capitaliste puise ses ressources dans un réel qui est limité, qu’il s’agisse, par exemple, des ressources en pétrole, en sable, en cobalt ou en eau douce.
Il est plus que douteux que les groupes d’intérêts capitalistes qui organisent ces activités d’extractions décident de s’auto-limiter, dans la perspective de sauvegarder et de perpétuer les conditions de vie terrestre.
L’approche d’une limite se signale bien par la rareté. Mais les capitalistes savent très bien gérer la rareté. Il faut même soutenir avec insistance que le grand capitalisme organise la rareté, à chaque fois qu’elle lui permet d’augmenter ses profits. L’équation « capitalisme = abondance » ne s’est vérifiée, que pour une minorité dans l’histoire de l’humanité. La majorité a toujours été reléguée dans la pauvreté, la survie ou l’extermination.
Le système capitaliste a toujours organisé un ilôt de prospérité dans un océan de pauvreté.
L’idée de nature-évier, quant à elle, est associée à la notion de seuil écologique. Un seuil se présente comme une frontière à ne pas franchir plutôt que comme une limite matériellement indépassable. Un seuil écologique peut être objectivement dépassé, mais il faut s’attendre à ce que son dépassement entraîne des conséquences qui peuvent être irréversibles. Pensons, par exemple, à l’accumulation de gaz à effets de serre dans l’atmosphère, à la concentration des nitrates dans les nappes d’eau ou à l’accumulation de substances biocides dans les organismes vivants.
Pourquoi pouvons-nous douter que l’utilisation, à l’intérieur du système capitaliste, de la notion de seuil écologique soit efficace, pour freiner ses tendances mortifères ?
Nous pouvons en douter d’abord, parce que l’un des principes de l’idéologie capitaliste est la sanctuarisation de l’initiative privée des détenteurs du capital. La devise qui exprime ce principe est : « On ne s’attaque pas à une entreprise qui fait du profit ». Dans le système capitaliste, on ne s’attaquera donc pas sérieusement à l’accumulation de profits, sous le prétexte de seuils écologiques qu’il faudrait ne pas franchir.
A cet argument, il faut ajouter que le mode de production capitaliste est un régime de la concurrence. Aucun agent n’y a donc intérêt à réduire ses déversements, dans la nature-évier, si cette réduction engendre pour lui un surcoût par rapport à ses concurrents.
De la même façon, en situation de raréfaction d’une ressource dans la nature-robinet, un agent n’a pas intérêt à limiter ses prélèvements, si ses concurrents continuent à la surexploiter.
Les capitalistes continueront donc à dépasser des limites et à franchir des seuils écologiques tant que leurs perspectives d’accumuler du capital seront bonnes. Rex Tillerson (ex-PDG d’ExxonMobil, ex-Secrétaire d’État) livre une formulation explicite de ce programme, dans une interview donnée en 2013 : « Ma philosophie – dit-il – c’est de gagner de l’argent. Si je peux forer et gagner de l’argent, c’est ce que je veux faire. »
Finalement, les principaux groupes d’intérêts capitalistes (rappelons que 100 entreprises – dont ExxonMobil – sont responsables de plus de 70 % des émissions de gaz à effet serre) ne peuvent pas tempérer leur tendance à franchir les limites et les seuils écologiques. Sauf à y être contraints par une force sociale extérieure.
Cependant l’efficacité de cette procédure doit être également relativisée. C’est ce que l’économiste Karl William Kapp a expliqué dès les années 50.
Son observation est la suivante. La recherche du profit conduit les capitalistes à faire supporter certains de leurs coûts par la collectivité Par exemple, au lieu de traiter les effluents d’une usine – ce qui représente un coût – ses dirigeants préfèrent les rejeter dans l’environnement et faire supporter les coûts de sa dépollution par la collectivité. Ce phénomène est appelé « externalité ». Une externalité c’est le fait que les décisions qu’un agent prend pour son propre compte ait des effets sur des tiers.
La collectivité peut répondre à ce type de comportement par la réglementation et la sanction. Mais Kapp souligne que la réponse a toujours un temps de retard sur les dégradations. Comme les dirigeants capitalistes sont animés par une rationalité de minimisation des coûts, ils se saisissent de toutes les opportunités d’externalisation qui se présentent. La réglementation court donc en permanence derrière la prolifération de nouvelles externalités.
Dans cette course-poursuite, il y a des externalités qui s’avèrent impossibles à stopper et des régulations qui se mettent en place trop tard. Des seuils écologiques sont alors franchis.
La question de la destruction des conditions de vie terrestres est liée à celle des modalités d’organisation et de fonctionnement des sociétés humaines. Le système capitaliste a pour finalité, comme son nom l’indique, l’accroissement sans fin du capital. Les agents qui occupent les positions dominantes dans ce système sont animés par une passion triste qui s’accorde à cette finalité : « ma philosophie, c’est de gagner de l’argent ».
Les notions de seuils et de limites écologiques permettent d’évaluer l’impact réel des activités de reproduction matérielle des sociétés, sur la nature non-humaine.
Mais le capitalisme n’a pas cure du réel, au sens étymologique du mot, il n’en a pas soin, ni souci. Sa réalité est celle de la circulation de la valeur économique et de son accroissement.
Le capitalisme, entendu comme système de domination sociale, économique et politique, poursuivra son action mortifère tant que nous ne parviendrons pas à convaincre les gens qu’un changement radical est indispensable. La visée que nous devons poursuivre est le remplacement du capitalisme par un mode d’organisation sociale, politique et économique fondé sur « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
(c) Gilles Sarter