jardin des morts illustrant la valeur-dissociation

Le capitalisme face aux limites écologiques

Au temps du changement global, une question est récurrente. Pouvons-nous continuer avec le capitalisme ou faut-il changer radicalement de mode d’organisation pour faire face à la situation ? Cette question est directement liée à celle des rapports entre sociétés capitalistes et nature extra-humaine.

Dans le régime capitaliste, les rapports entre la société et les écosystèmes sont déterminés par la double représentation, d’une nature extra-humaine comme robinet, à ressources ou à matières premières et comme évier, à pollution et à déchets. Dans le cadre de cette vision du monde, une question souvent posée est celle de la capacité du régime capitaliste à limiter ses prélèvements, dans la nature-robinet et à limiter ses rejets dans la nature-évier. Autrement posée, la question devient celle de la compatibilité du capitalisme avec des limites écologiques.

Si nous acceptons d’adopter la vision dominante d’une nature-robinet, je pense que personne ne niera le caractère limité de certaines matières premières telles que le pétrole, le charbon, les métaux, le sable, etc.. Il semble donc évident que les capitalistes sont soumis à des limites qu’ils ne peuvent dépasser.

Cependant, comme le relève l’économiste Antonin Pottier, il n’y a aucune raison de penser que ces limites entraveront le régime capitaliste en tant que tel. L’approche d’une limite se signale bien sûr par la rareté. Mais les capitalistes savent très bien gérer la rareté. On peut même affirmer qu’ils l’organisent quand elle alimente leurs profits. En outre, l’industrie capitaliste peut substituer une ressource à une autre, la houille au charbon de bois, le pétrole à la houille, le lithium et l’uranium au pétrole, etc.. D’une substitution à une autre, la logique extractiviste et la destruction des écosystèmes se perpétue.

Si nous nous plaçons maintenant dans la perspective de la nature-évier, les limites écologiques se présentent comme des seuils à ne pas franchir plutôt que comme des limites matériellement indépassables. Un seuil peut être objectivement dépassé mais il faut s’attendre à ce que son dépassement entraîne des conséquences écologiques à plus ou moins long terme.

Ces seuils peuvent être locaux – quantité de polluants qu’une usine peut déverser dans une rivière sans altérer la potabilité de l’eau. Ils peuvent aussi être globaux – quantité de gaz à effet de serre que l’industrie mondiale peut déverser dans l’atmosphère sans modifier le climat planétaire.

Le problème ici n’est pas l’adaptation à une limite incontournable mais la réorganisation pour ne pas franchir un seuil. On peut aussi dire qu’il s’agit d’un problème d’auto-contrainte.

A ce titre, Antonin Pottier remarque, premièrement, que si la raréfaction d’une ressource se matérialise directement par une hausse des coûts, rien de tel ne se manifeste pour le franchissement d’un seuil. Deuxièmement, il pointe que la connaissance d’un seuil n’est pas suffisant, il faut aussi un mécanisme social qui affecte l’accumulation de capital pour que les agents du capitalisme agissent en regard de ce seuil. Troisièmement, il observe que le régime capitaliste comme régime laissant l’initiative aux agents privés individuels est par définition dépourvu de tels mécanismes. Il ne peut donc pas trouver en lui-même les moyens de faire respecter des seuils écologiques.

Pire que cela, même individuellement, un agent capitaliste n’a pas intérêt à réduire ses émissions de polluants si cette mesure engendre pour lui un surcoût par rapport à ses concurrents. De la même manière qu’en situation de raréfaction, un agent n’a pas intérêt à raisonner ses prélèvements d’une ressource si ses concurrents continuent à la surexploiter. La difficulté de réguler la pêche maritime est exemplaire de cette problématique, bien connue en économie sous le nom de théorie du « passager clandestin ».

Le capitalisme n’est pas un régime de coopération mais de concurrence entre agents qui recherchent la maximisation de leurs intérêts individuels. Les capitalistes continueront à franchir des seuils écologiques tant que leurs perspectives d’accumuler du capital seront bonnes.

En outre, il faut bien le mentionner, la dégradation des milieux ou la déstabilisation des cycles naturels peuvent en elles-mêmes générer des besoins en produits ou services lucratifs : climatiseurs, appareils ou stations de potabilisation de l’eau, purificateurs d’air, vaccins contre les maladies émergentes, villes et infrastructures qu’il faut reconstruire après un événement climatique dévastateur, etc.

Finalement, il semble bien que les capitalistes ne peuvent tempérer leur tendance à franchir les seuils écologiques que si ils y sont contraints par une force sociale extérieure, par exemple, par une réglementation, associée à des mesures coercitives. Mais l’efficacité d’une telle procédure doit également être relativisée par ce que l’économiste Karl William Kapp (1950) appelle la proliférations des externalités.

Son observation est la suivante. La recherche du profit conduit les capitalistes à faire supporter certains de leurs coûts par la collectivité. Par exemple, au lieu de traiter leurs effluents – ce qui représente un coût – une usine ou un super-tanker préfèrent les rejeter dans une rivière ou dans la mer et faire supporter les coûts de la dépollution du milieu par la collectivité.

Comme je l’ai déjà dit, à ce type de comportement, la collectivité peut répondre par la réglementation et la sanction. Mais le problème que relève Kapp est que la réponse a toujours un temps de retard sur les dégradations. Elle nécessite des délais d’identification des problèmes, des délais d’élaboration de la réglementation et de son application, etc. Comme l’activité capitaliste est animée par une rationalité de minimisation des coûts, elle se saisit de toutes les opportunités d’externalisation qui se présentent. La réglementation court toujours derrière de nouvelles externalités. Dans cette course-poursuite, il y a des externalités qui s’avèrent impossibles à stopper ou alors des régulations qui se mettent en place trop tard. Des seuils écologiques sont alors franchis.

La question de la destruction des conditions de vie terrestres est liée à celle des modalités d’organisation et de fonctionnement des sociétés humaines. Le régime capitaliste a pour finalité, comme son nom l’indique, l’accumulation sans fin du capital. La satisfaction des besoins humains – se nourrir, se vêtir, se soigner, s’abriter, etc. – est un objectif dérivé et non la fin ultime des activités capitalistes. Le biocide se poursuivra si nous ne parvenons pas à convaincre les gens qu’un changement radical de mode d’organisation est indispensable et qu’il faut s’organiser selon les principes de l’agir en commun, entre êtres humains et entre les sociétés humaines et la nature extra-humaine.

Gilles Sarter

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