Les subaltern studies sont nées à l’initiative de l’historien Ranajit Guha, spécialiste de l’Inde coloniale et post-coloniale. Son projet s’est matérialisé par la publication d’une série éponyme de onze volumes, entre 1982 et 2000. R. Guja a dirigé lui-même les six premiers livres. Au total une cinquantaine de chercheurs ont contribué à ces publications.
Rompre avec l’historiographie élitiste
L’influence intellectuelle initiale des subaltern studies sont celles du marxisme, d’Antonio Gramsci et du courant historiographique anglais de « l’histoire par le bas » (Rodney Hilton, Christopher Hill, Georges Rudé, Edward P. Thompson, Eric Hobsbawm).
Dans les années 1960, l’idée émerge chez des historiens indiens qu’une véritable histoire par le bas implique de rompre avec la thèse nationaliste dominante. Cette narration prolonge la ligne officielle du combat pour l’indépendance et occulte les antagonismes de classe, au nom de l’unité nationale.
R. Guha veut en terminer avec le courant élitiste de l’historiographie qui présente l’épopée indépendantiste comme un processus de mobilisation par le haut. Selon ce courant incarné par l’École de Cambridge, les grandes figures comme Moha Gandhi et Jawaharlal Nehru sont les intercesseurs, via l’Indian National Congress, de la politisation des masses indiennes. Ce récit justifie l’accès au pouvoir des meneurs issus de la bourgeoisie locale, dans l’Inde libérée du joug britannique. Cette historiographie justifie aussi la position dominante du parti nationaliste et le fonde à parler au nom du peuple tout entier.
Les subaltern studies veulent rompre avec cette narration. Les premières études mettent en avant l’importance historique réelle des mouvements et soulèvements paysans. Elles soulignent aussi les tentatives des élites nationalistes de réfréner les aspirations populaires en faveur d’une inversion des hiérarchies sociales.
R. Guha met donc au centre une vision dichotomique de la société indienne, partagée entre dominants et dominés. C’est le domaine de la pensée et de l’initiative des subalternes qu’il souhaite ressusciter. Afin de réparer l’injustice qui leur est faite, il veut exposer en pleine lumière le rapport de forces internes au mouvement d’indépendance dont seules les élites ont récolté les fruits.
La notion de subalterne
Le peuple, selon R. Guha, ce sont les classes et groupes subalternes qui constituent la masse de la population laborieuse ainsi que les couches intermédiaires des villes et des campagnes.
La question centrale des subaltern studies concerne les formes de domination des groupes subalternes, par les élites. L’élaboration de la réponse s’appuie sur des hypothèses, inspirées des réflexions d’Antonio Gramsci.
Le terme subalterne signifie de rang inférieur. Dans ses recherches sur la société indienne, R. Guha l’utilise pour recouvrir tout type de subordination. Cette subordination s’applique dans le cadre des relations de classe, de caste, d’âge, de genre, d’emploi ou de tout autre domaine.
Dans « Gramsci and Peasant Subalternity in India » (1984), David Arnold soutient que le lien de subordination caractérise mieux que le langage de classe, les relations entre groupes sociaux dans l’Inde précapitaliste, tout comme dans l’Italie du 19è siècle.
Les subalternes bien que subissant la domination des élites bénéficient malgré tout de l’existence d’un domaine d’action politique autonome.
L’Hégémonie coloniale
Dans les travaux de Ranajit Guha, la relation entre élites et subalternes décrit la relation de pouvoir qui caractérise l’ordre colonial britannique, dans sa combinaison à l’ordre social indien traditionnel. Les élites britanniques et indiennes collaborent de manière tendue et compétitive. Leur entente repose sur le maintien de l’assujettissement des groupes subalternes.
Cette subordination est obtenue de manière plurielle et complexe.
Les britanniques prétendent promouvoir les valeurs démocratiques et universelles. Dans les faits, ils consolident les anciennes hiérarchies et ils imposent un régime politique autocratique.
Isabelle Merle, Les subaltern studies, Genèses, 2004/3 n°56
Les élites indiennes sont diversifiées. Certains segments sont assis sur une légitimité ancienne et traditionnelle. La bourgeoisie moderne cherche à imiter le colonisateur. Une fraction de cette bourgeoisie, frustrée dans l’obtention des droits qu’elle revendique, finit par rallier la cause nationaliste.
Malgré cette diversité, les élites britanniques et indiennes réussissent à construire une hégémonie. C’est-à-dire, toujours selon A. Gramsci, une forme négociée de consensus idéologique et politique qui associe à la fois les élites et les subalternes.
Le domaine d’action autonome des subalternes
Toutefois, comme cela a été dit plus haut, la prégnance d’une hégémonie n’empêche pas l’existence d’un domaine autonome d’action politique, au sein de l’univers social des subalternes.
Il existe donc une dichotomie entre le domaine politique des élites qui associe les subalternes et le domaine politique autonome de ces derniers.
Cette dichotomie est liée à l’incapacité du régime colonial à atteindre l’ensemble des activités des différentes couches de la population.
Cette incapacité est la conséquence directe des contradictions que ce régime génère : illusion du projet démocratique face à la réalité des pratiques autocratiques ; maintien des hiérarchies traditionnelles et tentative d’imposition du modèle britannique ; développement du capitalisme et perpétuation des modes d’exploitation archaïques (servage, esclavage…) ; absence d’éducation généralisée…
Les béances générées par ces contradictions permettent aux classes subalternes de s’y autonomiser et d’y exprimer leur propre capacité d’action (agency). Les subaltern studies se donnent pour objectif de décrire les actes de mobilisation et de résistance qui en résultent. A ce titre, l’étude des mobilisations paysannes forme un versant volumineux des recherches.
La conscience rebelle
R. Guha crée la notion de « conscience rebelle » pour désigner la forme d’imagination collective qui sous-tend les pratiques insurrectionnelles (insultes, rumeurs, renversement des codes comportementaux, incendies et destructions de bâtiments, meurtres…). Cette conscience rebelle est en rupture avec les symboles et les codes d’autorité. Elle justifie l’insurrection ou le banditisme sur le plan moral.
On reconnaît ici une approche similaire à celle développée par James C. Scott qui montre comment l’éthique de la subsistance a pu constituer le soubassement moral des insurrections anti-fiscales ou des émeutes de la faim, chez les paysans précaires de Malaisie.
Si le monde paysan est mis en avant dans les premières subaltern studies c’est parce qu’il regroupe la grande majorité de la population de l’Inde coloniale.
Les insurrections des campagnes fournissent, selon R. Guja, un paradigme dont dérivent les révoltes urbaines ou les mobilisations ouvrières.
A ce titre, les représentations religieuses, la circulation des rumeurs et les pressions exercées par les révoltés sur les représentants des mouvements nationalistes semblent avoir joué un rôle prégnant.
La politique du peuple
Toutefois, avec la notion de « politique du peuple », les investigations des historiens sont élargies aux pratiques de la vie ordinaire et aux luttes quotidiennes pour la survie. Les mobilisations et insurrections ne représentent que la face émergée du domaine autonome de l’action politique des subalternes.
Les systèmes de parenté, les systèmes d’alliance territoriaux, les règles coutumières de tous ordres, la pression patriarcale, les solidarités villageoises ou de quartiers, l’entraide féminine se situent par-delà et hors d’atteinte des systèmes d’autorité des colons et de l’aristocratie traditionnelle.
Pour R. Guha, les subaltern studies présentent une version alternative à l’histoire élitiste qui donne une vision de l’action politique uniquement à travers celle des leaders indépendantistes et de leurs organisations politiques.
Les révoltes paysannes et la « politique du peuple » participent elles-aussi pleinement à l’action politique. Même si en raison de leur caractère « prémoderne », elles ne s’appuient pas sur une conscience de classe, un programme politique ou une idéologie.
Gilles Sarter