L’éthique de la subsistance permet de rendre compte de l’articulation entre les valeurs morales et les pratiques économiques et sociales, au sein des communautés paysannes traditionnelles. La notion est élaborée par l’anthropologue James C. Scott, suite à des recherches conduites en Asie du Sud-Est et particulièrement en Malaisie.
Éthique de la subsistance et pratiques paysannes
Les ménages paysans étudiés par James C. Scott vivent dans des conditions proches de la survie. Leurs activités agricoles sont soumises à de nombreux aléas naturels. Les surplus de la production, quand ils existent, sont l’objet de prélèvements par les grands propriétaires fonciers et par l’État.
Dans ces conditions, les stratégies des paysans sont orientées selon un principe de sécurité. Ce résultat qui est le fruit d’observations entre en contradiction avec le postulat de la théorie néoclassique qui avance que les acteurs économiques tentent de maximiser leurs profits. Les enquêtes montrent, en effet, que les paysans malais cherchent avant toutes choses à éviter les échecs conduisant à la ruine.
Ce principe de sécurité sous-tend les pratiques agricoles. Les espèces et les semences cultivées sont diversifiées. Les parcelles mises en culture sont choisies pour leurs caractéristiques agronomiques différentes… Le principe de sécurité oriente aussi les arrangements sociaux, au sein de la communauté. La mise en commun de prés, la redistribution de terres communales en fonction des besoins permettent d’assurer un revenu minimum à chaque villageois.
Couverture des besoins essentiels
Sur le plan moral, l’éthique de la subsistance englobe un ensemble d’attentes, de critères d’évaluation ou de droits moraux, à partir desquels les individus orientent leurs pratiques relationnelles et évaluent ceux des autres membres de la communauté. L’éthique de la subsistance renferme aussi les principes à partir desquels les paysans évaluent les comportements et les revendications des puissants, en particulier des propriétaires terriens et de l’État.
Ces différentes attentes permettent de dessiner les contours des notions d’égalité et de justice. Au sein des sociétés concernées, elles sont centrées sur la réclamation d’un minimum de ressources, pour combler les besoins essentiels. Ces besoins s’entendent d’un point de vue physiologique ou vital mais aussi d’un point de vue socio-culturel. Il s’agit, par exemple, de pouvoir s’acquitter d’offrandes religieuses ou de pouvoir célébrer les grands événements de la vie familiale (fêtes de mariage, de naissance…).
Dans La Grande Transformation, Karl Polanyi écrit que de telles modalités d’organisation sont habituelles dans la plupart des sociétés agricoles précapitalistes. L’individu y est assuré de ne pas mourir de faim, tant que la communauté dans son ensemble n’est pas victime de la famine. En ce sens, l’anthropologue les juge « plus humaines » que les sociétés dont l’économie est réglée par le marché.
Impôt et loyer de la terre
En se plaçant dans une perspective de subsistance, la question du prélèvement sur les récoltes, effectué par les propriétaires terriens ou l’État, prend également une tournure spécifique. J. C. Scott pointe que l’élément d’appréciation pour les paysans est davantage « que me reste-t-il ? » que « combien me prélève-t-on ? ». Les cultivateurs attendent donc que les propriétaires ou les percepteurs adaptent leurs exigences à leur situation actuelle. La part de la récolte qui est prélevée ne doit pas empiéter sur la part nécessaire à la couverture des besoins essentiels.
Dans l’éthique de la subsistance, la mise en place d’un loyer ou d’un impôt proportionnels aux résultats de la campagne agricole (par exemple un loyer représentant 1/5 de la récolte) peut paraître injuste. Et ceci même si finalement, les quantités réellement prélevées sont en moyenne inférieures à celles qui sont prélevées traditionnellement, sans taux fixé à l’avance.
James C. Scott, « Ethique de Subsistance » dans La question morale, D. Fassin et al., PUF, 2013
En effet, lors de très mauvaises campagnes agricoles, le prélèvement de 1/5 de la récolte peut gréver les réserves nécessaires à la couverture des besoins essentiels des ménages. Dans le système traditionnel, les paysans attendent des propriétaires qu’ils restreignent leurs exigences, lors de ces mauvaises années.
Ils attendent d’eux qu’ils ne réclament, à titre de loyer, qu’une part excédentaire qui n’entame pas la possibilité de couvrir les besoins des ménages. Par exemple, en mauvaise année, le loyer ou l’impôt pourrait ne représenter que 1/8 de la récolte. En contre-partie, il pourrait s’élever à 1/4 de la récolte les bonnes années. Dans tous les cas, il ne serait jamais fixé par un taux mais directement en quantités, selon les résultats de la récolte.
Révoltes justes
Pour J.C. Scott, l’éthique de la subsistance apparaît clairement comme justifiant et motivant les mouvements de protestation paysans lors de la période coloniale. Le système colonial cherchait, en effet, à maintenir une constance dans ses revenus. Dès lors, il exerçait une pression qui était plus importante dans les périodes de crise agricole. Or comme nous l’avons vu les niveaux de taxation acceptables en bonne année ne le sont plus en mauvaise année. Le niveau de prélèvement sur les récoltes n’est jamais considéré comme légitime quand il empiète sur le minimum de subsistance qui est défini socialement.
Sur le plan théorique, une analyse valable de la notion d’exploitation doit donc inclure la dimension morale de l’économie. L’objectif d’assurer la subsistance est une donnée incontournable de la vie humaine. Mais, les sujets évoluent dans des contextes sociaux. Ils y acquièrent des attentes à l’égard des autres et une notion de la justice sociale. Cet héritage moral constitue la trame des comportements routiniers mais aussi des soulèvements violents. Et c’est en s’y référant que les individus peuvent parler de « colère juste ».
Les deux principes moraux qui sont intriqués dans l’éthique de subsistance des communautés paysannes traditionnelles sont la norme de réciprocité et le droit à la subsistance.
La réciprocité est la formule de base qui règle les pratiques et les comportements interpersonnels. Le droit à la subsistance sous-tend la définition des besoins minimaux que chacun doit être en mesure de satisfaire, dans le contexte de la réciprocité.
© Gilles Sarter