Scott JC

L’infra-politique et la résistance souterraine

L’infra-politique et la résistance souterraine

Avec la notion d’infra-politique, l’anthropologue James C. Scott veut attirer l’attention sur les luttes politiques qui sont conduites quotidiennement par les groupes subalternes, dominés, oppressés ou exploités.

Une action politique discrète mais élémentaire

A ce sujet, voir un article sur les subaltern studies

Le terme infra-politique évoque l’idée d’une action politique qui est discrète. Les groupes subalternes ont, en effet, toutes les raisons de craindre d’avancer leurs opinions et leurs actes de résistance à visage découvert. Dans bien des situations, la discrétion paraît mieux adaptée face aux groupes dominants qui sont mieux armés pour remporter une lutte ouverte.

Le déguisement ou l’opacité peuvent donc être des vrais choix tactiques.

L’idée d’infra-politique renvoie aussi à la notion d’infra-structure. L’infra-politique fournit, en effet, les bases ou les fondations culturelles ou sociales sur lesquelles se construisent les actions politiques plus visibles ou transparentes.

La logique de l’infra-politique

Pour James C. Scott, l’infra-politique est essentiellement une forme stratégique que la résistance des subalternes doit adopter lorsqu’ils sont soumis à un trop grand danger.

Cette stratégie impose alors une logique et des modalités pratiques totalement différentes de celles que la pensée commune attribue à l’activité politique publique, dans les démocraties libérales modernes.

Ainsi, toutes les actions infra-politiques prennent des formes qui sont conçues pour dissimuler les véritables intentions, derrière un sens apparent. Il y a là deux grandes différences avec la politique transparente.

Premièrement, les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Ainsi, aucune ligne symbolique n’est tracée publiquement et aucune revendication n’est clairement formulée. L’esclave ou le colonisé ne peuvent pas dire ouvertement « l’ennemi c’est l’esclavagiste ou « l’ennemi c’est le colon ». Ils ne peuvent pas non plus revendiquer de manière publique la fin de l’esclavage ou la décolonisation.

Deuxièmement, dans le cadre de l’infra-politique, les personnes n’agissent jamais au nom du groupe dominé ou opprimé. Cela serait contre-productif. Si les colonisés occupent un lopin de terre du colon ou si les serfs braconnent dans les forêts du seigneur c’est pour « vivre » ou pour « survivre », ce n’est pas pour revendiquer l’émancipation de leur groupe.

Lire aussi un article sur la naissance de la classe ouvrière en G.B.

De manière générale, face à la domination matérielle (appropriation du travail, des récoltes, expropriation des terres…), la résistance publique peut prendre la forme de grèves, de rébellions ouvertes, de manifestations, de pétitions… La résistance infra-politique prend, quant à elle, la forme d’un faible empressement à s’exécuter, de squats, d’occupations ou encore d’appropriations masquées…

Face à la domination statutaire ou symbolique, l’infra-politique n’agit pas par la promotion publique de l’égalité ou par la récusation transparente de l’idéologie dominante, mais par des contes populaires de vengeance, l’utilisation symbolique de rituels d’agression ou de carnavals, par des ragots, des rumeurs ou par le développement de cultures dissidentes.

Une organisation erratique

Sur le plan pratique, la logique de l’infra-politique est de ne pas laisser de traces. Il n’y a pas d’écrits à saisir, les échanges sont oraux et de l’ordre de la conversation. Il n’y a pas de chefs ou d’élites désignées dont on pourrait établir la liste et que l’on pourrait arrêter. Le leadership est informel.

Il n’y a pas non plus d’organisation à démanteler. Comme l’activité au grand jour est exclue, elle est élaborée au sein de réseaux informels, dans les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues de travail. Les attroupements au marché, au café, aux lieux de culte, les assemblées de quartier ou de village, les célébrations et festivités fournissent des structures de rencontre et une couverture à l’activité de résistance.

Une vraie politique

Dans les démocraties libérales modernes, l’activité reconnue comme « politique » concerne généralement l’action politique transparente qu’elle soit parlementaire, gouvernementale ou partisane et électorale. Par ailleurs, les formes bien visibles de contestation, de revendication ou de protestation comme les manifestations, les grèves ou les émeutes captent facilement l’attention des grands médias.

Lire « Pour une politique de la dignité« 

En revanche, la plus grande part de la vie politique active des groupes subalternes est rarement reconnue comme politique. Une des raisons à cela est que les libertés formelles d’expression et d’association ont en principe réduit les difficultés et les risques à s’exprimer publiquement sur des sujets politiques. Dès lors, ce qui n’est pas porté sur la place publique n’apparaît plus comme appartenant au domaine du politique.

Pourtant, la vaste majorité des gens sont encore pris dans des rapports de sujétion de tous ordres (économiques, racistes, sexistes ou encore d’âge).

Pour les groupes opprimés, marginalisés ou paupérisés l’expression politique au grand jour est loin de constituer la part la plus importante de leur activité politique.

Et, en effet, l’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière. Elle répond à des plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés que les activités auxquelles on réserve la qualification « politique », dans les démocraties libérales.

Un autre point de vue

Pour J. C. Scott, l’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées nous fait passer à côté de cet espace immense qui s’étend entre l’inactivité et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des subalternes.

Cette attention ciblée aux résistances et revendications transparentes ne permet pas de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de fleurir sur la scène publique. Ainsi, les bouleversements des mouvements pour les droits civils et pour le Black Power des années 60 ne sont pas compréhensibles si on ne comprend pas le rôle des discours en coulisse parmi les étudiants, les hommes d’église, les paroissiens noirs.

L’infra-politique doit être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique.

Sans cette composante élémentaire, l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie, la persécution, l’exploitation ou la domination qui sont le sort commun de la plupart des femmes et des hommes, c’est la seule et véritable vie politique.

Gilles Sarter

Source:

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam.

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Éthique de la Subsistance

Éthique de la Subsistance

L’éthique de la subsistance permet de rendre compte de l’articulation entre les valeurs morales et les pratiques économiques et sociales, au sein des communautés paysannes traditionnelles. La notion est élaborée par l’anthropologue James C. Scott, suite à des recherches conduites en Asie du Sud-Est et particulièrement en Malaisie.

Éthique de la subsistance et pratiques paysannes

Les ménages paysans étudiés par James C. Scott vivent dans des conditions proches de la survie. Leurs activités agricoles sont soumises à de nombreux aléas naturels. Les surplus de la production, quand ils existent, sont l’objet de prélèvements par les grands propriétaires fonciers et par l’État.

Dans ces conditions, les stratégies des paysans sont orientées selon un principe de sécurité. Ce résultat qui est le fruit d’observations entre en contradiction avec le postulat de la théorie néoclassique qui avance que les acteurs économiques tentent de maximiser leurs profits. Les enquêtes montrent, en effet, que les paysans malais cherchent avant toutes choses à éviter les échecs conduisant à la ruine.

Ce principe de sécurité sous-tend les pratiques agricoles. Les espèces et les semences cultivées sont diversifiées. Les parcelles mises en culture sont choisies pour leurs caractéristiques agronomiques différentes… Le principe de sécurité oriente aussi les arrangements sociaux, au sein de la communauté. La mise en commun de prés, la redistribution de terres communales en fonction des besoins permettent d’assurer un revenu minimum à chaque villageois.

Couverture des besoins essentiels

Sur le plan moral, l’éthique de la subsistance englobe un ensemble d’attentes, de critères d’évaluation ou de droits moraux, à partir desquels les individus orientent leurs pratiques relationnelles et évaluent ceux des autres membres de la communauté. L’éthique de la subsistance renferme aussi les principes à partir desquels les paysans évaluent les comportements et les revendications des puissants, en particulier des propriétaires terriens et de l’État.

Ces différentes attentes permettent de dessiner les contours des notions d’égalité et de justice. Au sein des sociétés concernées, elles sont centrées sur la réclamation d’un minimum de ressources, pour combler les besoins essentiels. Ces besoins s’entendent d’un point de vue physiologique ou vital mais aussi d’un point de vue socio-culturel. Il s’agit, par exemple, de pouvoir s’acquitter d’offrandes religieuses ou de pouvoir célébrer les grands événements de la vie familiale (fêtes de mariage, de naissance…).

Dans La Grande Transformation, Karl Polanyi écrit que de telles modalités d’organisation sont habituelles dans la plupart des sociétés agricoles précapitalistes. L’individu y est assuré de ne pas mourir de faim, tant que la communauté dans son ensemble n’est pas victime de la famine. En ce sens, l’anthropologue les juge « plus humaines » que les sociétés dont l’économie est réglée par le marché.

Impôt et loyer de la terre

En se plaçant dans une perspective de subsistance, la question du prélèvement sur les récoltes, effectué par les propriétaires terriens ou l’État, prend également une tournure spécifique. J. C. Scott pointe que l’élément d’appréciation pour les paysans est davantage « que me reste-t-il ? » que « combien me prélève-t-on ? ». Les cultivateurs attendent donc que les propriétaires ou les percepteurs adaptent leurs exigences à leur situation actuelle. La part de la récolte qui est prélevée ne doit pas empiéter sur la part nécessaire à la couverture des besoins essentiels.

Dans l’éthique de la subsistance, la mise en place d’un loyer ou d’un impôt proportionnels aux résultats de la campagne agricole (par exemple un loyer représentant 1/5 de la récolte) peut paraître injuste. Et ceci même si finalement, les quantités réellement prélevées sont en moyenne inférieures à celles qui sont prélevées traditionnellement, sans taux fixé à l’avance.

James C. Scott, « Ethique de Subsistance » dans La question morale, D. Fassin et al., PUF, 2013En effet, lors de très mauvaises campagnes agricoles, le prélèvement de 1/5 de la récolte peut gréver les réserves nécessaires à la couverture des besoins essentiels des ménages. Dans le système traditionnel, les paysans attendent des propriétaires qu’ils restreignent leurs exigences, lors de ces mauvaises années.

Ils attendent d’eux qu’ils ne réclament, à titre de loyer, qu’une part excédentaire qui n’entame pas la possibilité de couvrir les besoins des ménages. Par exemple, en mauvaise année, le loyer ou l’impôt pourrait ne représenter que 1/8 de la récolte. En contre-partie, il pourrait s’élever à 1/4 de la récolte les bonnes années. Dans tous les cas, il ne serait jamais fixé par un taux mais directement en quantités, selon les résultats de la récolte.

Révoltes justes

Pour J.C. Scott, l’éthique de la subsistance apparaît clairement comme justifiant et motivant les mouvements de protestation paysans lors de la période coloniale. Le système colonial cherchait, en effet, à maintenir une constance dans ses revenus. Dès lors, il exerçait une pression qui était plus importante dans les périodes de crise agricole. Or comme nous l’avons vu les niveaux de taxation acceptables en bonne année ne le sont plus en mauvaise année. Le niveau de prélèvement sur les récoltes n’est jamais considéré comme légitime quand il empiète sur le minimum de subsistance qui est défini socialement.

Sur le plan théorique, une analyse valable de la notion d’exploitation doit donc inclure la dimension morale de l’économie. L’objectif d’assurer la subsistance est une donnée incontournable de la vie humaine. Mais, les sujets évoluent dans des contextes sociaux. Ils y acquièrent des attentes à l’égard des autres et une notion de la justice sociale. Cet héritage moral constitue la trame des comportements routiniers mais aussi des soulèvements violents. Et c’est en s’y référant que les individus peuvent parler de « colère juste ».

Les deux principes moraux qui sont intriqués dans l’éthique de subsistance des communautés paysannes traditionnelles sont la norme de réciprocité et le droit à la subsistance.

La réciprocité est la formule de base qui règle les pratiques et les comportements interpersonnels. Le droit à la subsistance sous-tend la définition des besoins minimaux que chacun doit être en mesure de satisfaire, dans le contexte de la réciprocité.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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