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La naissance de l’économie de marché: Karl Polanyi

La naissance de l’économie de marché: Karl Polanyi

La démarche historique de Karl Polanyi montre que l’économie de marché est une innovation tardive. Dans l’histoire des sociétés humaines, les marchés ont toujours été des institutions secondaires. Quant aux activités économiques, elles ont toujours été soumises à des obligations morales, politiques ou religieuses. Comment donc le marché autorégulateur a-t-il pu se former ?

Économie de marché : rôle des machines

Un marché est un lieu de rencontre aux fins de troc ou d’achat et de vente. L’existence des marchés semble attestée depuis au moins l’Âge de pierre. Quant à l’économie de marché, on ne peut, selon K. Polanyi, en saisir la nature que si on envisage clairement l’effet que produisit l’introduction de machines dans la société agraire et commerciale du 18è s.

La société d’alors se compose principalement d’agriculteurs et de marchands qui achètent leurs produits pour les revendre. Pour que l’utilisation de machines se développe dans ce contexte, il faut qu’elle soit elle-même rattachée à l’achat et à la vente. Les marchands motivés par l’idée d’augmenter leurs gains investissent dans des machines pour fabriquer eux-mêmes les marchandises qu’ils vont vendre.

K. Polanyi avance que c’est l’utilisation de machines dans une perspective commerciale qui va donner naissance au modèle du marché autorégulateur.

En effet, les marchands ont besoin d’acquérir de la matière première et de la force de travail pour faire fonctionner leurs machines. Ces facteurs de production doivent donc être disponibles en quantités suffisantes pour quiconque est disposé à les payer. En outre, comme les machines complexes sont chères, leur utilisation n’est rentable que si elles produisent de grandes quantités de biens, trouvant un débouché commercial.

Marché autorégulateur

La nouvelle forme économique qui est induite par l’introduction des machines tend à s’autoréguler en fonction de principes qui lui sont propres. D’abord, cette autorégulation implique que tout ce qui est produit et tout ce qui est nécessaire à la production est destiné à être vendu.

Ensuite, la production et la distribution sont commandées uniquement par les prix dont dépendent les profits et les revenus. Le salaire est le prix de la force de travail et forme le revenu du travailleur. L’intérêt est le prix de l’argent et constitue le revenu du prêteur. Le loyer est le prix de la terre et forme le revenu du propriétaire. Le prix des marchandises concoure au profit de l’industriel.

Enfin, ce système est aussi considéré comme autorégulateur parce qu’il est attendu que les individus s’y comportent en ne se conformant qu’au seul mobile du gain, à l’exclusion de toute autre considération d’ordre moral, religieux… Cela commence avec le travailleur qui est disposé à vendre sa force de travail au prix le plus élevé possible pour subvenir aux besoins de sa famille. L’entrepreneur veut augmenter sa fortune en maximisant son profit, c’est-à-dire en achetant au plus bas la force de travail et en vendant au plus haut ses marchandises. Quant au financier, il cherche à prêter au taux le plus élevé, aux entreprises qui sont en mal de financements.

Ce système autorégulateur de marché, c’est ce que l’on entend par économie de marché.

Si toutes les conditions du « laisser-faire » sont remplies, alors tous les revenus proviennent de ventes sur le marché. Ces revenus suffisent à acheter les biens et les services produits. Les prix s’équilibrent en fonction de l’offre et de la demande.

Société de marché

Le marché autorégulateur apparaît donc quand les processus de production et de consommation se libèrent de toutes les obligations sociales, politiques et religieuses. A l’inverse, il en vient même à produire des effets irrésistibles sur l’organisation sociale tout entière. K. Polanyi décrit ce processus comme étant inévitable.

En effet, les activités économiques sont indispensables à l’existence de toute société. Il en découle que si l’économie s’organise en une institution séparée qui fonctionne selon ses propres mobiles alors l’organisation sociale doit s’adapter à cette dernière. Elle doit prendre une forme telle que les institutions économiques puissent fonctionner.

De là vient l’assertion selon laquelle l’économie de marché nécessite une société de marché.

A ce titre, le cas de la force de travail est exemplaire. La force de travail, on l’a vu est un élément essentiel de l’industrie. Dans l’économie de marché, elle est considérée comme une marchandise, c’est-à-dire comme un objet produit pour être vendu. Il est cependant évident que la force de travail d’un être humain n’est pas une marchandise. La force d’un individu ne peut pas être détachée de sa vie elle-même. Et la vie humaine n’est certainement pas « produite » pour être vendue. Pourtant la fiction qui affirme le contraire est devenue le principe organisateur de notre société.

Homme économique contre homme social

Karl Polanyi, La Grande Transformation, Tel-GallimardLa société de marché devient donc tout bonnement un auxiliaire de l’économie marché. Au lieu que la sphère économique soit encastrée dans les relations sociales, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire de l’humanité, ce sont les relations sociales qui viennent s’encastrer dans le système économique.

Pour mieux comprendre cette transformation, il convient d’abord de se débarrasser d’une hypothèse toujours tenace qui a été formulée par Adam Smith. Elle concerne la prétendue prédilection de l’être humain pour les activités lucratives. Le philosophe écossais avance que la division du travail social dépend de l’existence des marchés et de la « propension [de l’homme] à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose » (cité par K. Polanyi p.88). Cette phrase fonde le concept d’homo œconomicus ou « homme économique ».

Les conclusions qui s’imposent à K. Polanyi au terme de ses investigations anthropologiques sont tout à fait différentes. Bien loin d’être le principe du gain et la tendance à commercer ce sont les principes de la réciprocité, de la redistribution et de l’administration domestique qui représentent les mécanismes principaux de régulation de la production et de la consommation, dans l’histoire des sociétés humaines.

Réciprocité, distribution, administration domestique

Dans la réciprocité, les biens et les services sont produits et distribués sur la base d’une obligation de solidarité vis-à-vis des autres membres de la communauté de vie quotidienne ou des communautés alliées. Cette forme d’économie se caractérise par un échange continu de dons et de contre-dons.

Dans la redistribution, les biens sont produits et transférés à un leader politique qui les redistribue ensuite aux membres de la communauté ou de la société selon des règles précises. Ce principe fonctionne entre les membres de tribus de chasseurs qui remettent leur gibier au « chef » afin qu’il le redistribue. Il fonctionne aussi au sein des grands empires ou royaumes centralisés de l’Antiquité. L’administration centrale collecte les récoltes et les redistribue entre les sujets, en fonction de leurs droits.

Le troisième principe qui a joué un grand rôle dans l’histoire est le principe de l’administration domestique. Il consiste à produire pour son propre usage. Il n’apparaît qu’à un niveau d’agriculture suffisamment avancé. Le principe consiste à produire et à emmagasiner pour la satisfaction des besoins des membres du groupe.

Les trois principes de réciprocité, de redistribution et d’administration domestique ne s’excluent pas mutuellement.Par exemple, dans les sociétés féodales d’Europe occidentale, ils coexistent aux différents niveaux des relations complexes entre monarques, vassaux et habitants des communautés villageoises.

Gain contre usage

Dans les trois régimes économiques précédents, la production et la distribution des biens ou des services est motivée par des mobiles domestiques (dans le cas de l’autarcie), religieux, magiques ou encore sociaux (sens de l’honneur, de la solidarité, de la générosité, de l’hospitalité ou recherche de prestige…).

La société de marché est donc différente de toutes les autres formes de société en ce sens qu’elle est la seule qui repose sur des fondations économiques.  Avant son développement, aucune économie n’a jamais existé qui fût sous la dépendance des marchés.

Le gain et le profit n’ont jamais tenu une place centrale dans les activités économiques humaines.

A ce titre, K. Polanyi trouve dans la distinction opérée par Aristote (Politique) entre l’administration domestique (économie) et l’acquisition de l’argent pour l’argent (chrématistique), l’indication la plus prophétique jamais donnée dans le domaine des sciences sociales.

Aristote oppose la production d’usage à la production tournée vers le gain. La production d’usage forme l’essence de l’administration domestique proprement dite. Il s’agit de la production des biens nécessaires à la vie de la communauté (blé, bétail…). Le facteur argent introduit un nouvel élément dans la situation quand son accumulation est poursuivie pour elle-même. Le gain pour le gain devient un mobile particulier qui pousse à produire pour le marché.

Aristote précise bien que le fait de produire accessoirement pour le marché ou de vendre des surplus d’animaux ou de grains ne détruit pas la base de l’administration domestique. Aussi longtemps que le marché et l’argent constituent des simples accessoires pour un ménage qui est autarcique, le principe de la production d’usage demeure.

Thèse des contre-mouvements

En dénonçant le principe de production en vue du gain « comme non naturel à l’homme », comme sans bornes et sans limites, Aristote met au jour le point crucial qui a permis la constitution d’une économie de marché. Il s’agit du divorce entre un mobile économique séparé (la recherche du gain pour le gain) et les relations sociales auxquelles les limitations à ce mobile étaient inhérentes.

La thèse des contre-mouvements de K. Polanyi tend à démontrer que les sociétés capitalistes sont toujours le théâtre de malaises et de rejets lorsque les marchés sont privés de régulations morales ou politiques. Des forces sociales se dressent à chaque fois que la marchandisation effrénée conduit à des conséquences désastreuses. Elles font pression pour que des mesures soient adoptées, afin de lui opposer des limites.

© Gilles Sarter

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Morale, Solidarité et Division du travail social

Morale, Solidarité et Division du travail social

Dans la vision qu’offre Émile Durkheim de la vie sociale, la morale et la solidarité sont entremêlées. En outre, ces deux catégories sont intimement liées à la manière dont la vie sociale s’organise. Dans les sociétés vastes et modernes, cette organisation est marquée par la division du travail social. Il en résulte des formes particulières de morale et de solidarité.

Fonction sociale de la morale

La morale a pour fonction essentielle de faire de l’individu la partie intégrante d’un groupe social. Il en découle que l’être humain est un être moral uniquement dans la mesure où il vit en société.

La conception selon laquelle les sociétés seraient de simples juxtapositions d’individus qui y apporteraient une moralité qui leur serait intrinsèque est fausse. La notion de morale individuelle, entendue comme un ensemble de devoirs ne reliant l’individu qu’à lui-même et subsistant même dans la solitude est une conception théorique.

La vie en société est la condition nécessaire de la morale.

La morale ne se rencontre que dans des contextes sociaux et varie en fonction des conditions sociales. La disparition de toute forme de vie sociale signerait la fin de la vie morale car cette dernière n’aurait plus d’objet où se prendre.

Solidarité et division du travail

La morale énonce donc les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Est moral tout ce qui force les sujets à compter avec autrui. Les règles morales forment un ensemble de liens qui attache les individus les uns aux autres et qui en fait un agrégat cohérent. La solidarité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts.

Au sein des sociétés vastes et modernes, la solidarité repose essentiellement sur la division du travail social.

En effet, c’est par elle avant tout que l’individu prend conscience de son état de dépendance vis-à-vis de la société. C’est de la division des fonctions sociales que viennent les forces qui le retiennent et le contiennent.

Pour autant, on aurait tort de croire que c’est uniquement la nécessité d’échanger des biens et des services qui produit de la solidarité.

Lire aussi un article sur la solidarité organique et la solidarité mécanique

Si la division du travail crée de la solidarité, que Durkheim qualifie d' »organique », c’est parce qu’elle forme entre les hommes tout un système de règles qui les lie les uns aux autres d’une manière régulière et durable.

L’erreur de certains économistes classiques (Malthus et Ricardo notamment) vient de ce qu’ils ont cru dans le concept de l’individu en soi. Cette entité monadique, ils l’ont dotée d’une capacité d’élaborer ses propres choix de manière interne et indépendante. Selon leur théorie, les échanges et les associations économiques n’affectent les intérêts individuels que de manière temporaire, le temps de les satisfaire.

Par conséquent, les individus seraient seuls compétents pour déterminer les conditions de ces échanges. La vie sociale n’aurait rien a ajouter à cet état. Comme les intérêts individuels seraient en devenir perpétuel, il n’y aurait aucune nécessité d’une réglementation permanente. Les vues d’E. Durkheim sont opposées à ces conceptions.

D’abord, la liberté plutôt que d’être un attribut individuel est le résultat de l’action sociale.

Loin d’en être une antagoniste, la liberté est le produit d’une réglementation. Elle se réalise par élévation progressive au-dessus du caractère fortuit et contingent des choses. Ainsi, par exemple, la différence de force physique entre les individus fait que les plus forts peuvent imposer leur volonté aux moins forts.

La tâche des sociétés les plus avancées est justement une œuvre de justice. Elle consiste à mettre toujours plus d’équité dans les rapports sociaux, afin d’assurer le libre déploiement de toutes les forces qui sont socialement utiles.

Division des fonctions sociales

L’autre erreur de certains économistes  consiste à envisager la division du travail social du point de vue de la mise en présence d’individus. Il faut plutôt la considérer du point de vue de la mise en présence de fonctions sociales.

Il est possible d’illustrer cette conception à partir de l’exemple de la production – consommation de pain. De la culture du blé, à la confection du pain, en passant par la production de farine, les différents individus qui interviennent ne s’unissent pas pour quelques instants seulement, en vue d’échanger des biens ou des services.

Au contraire, les manières d’agir ou mieux de réagir les unes aux autres se répètent souvent à l’identique et dans des circonstances similaires. Ces répétitions deviennent des habitudes qui se transforment en conventions et en règles de conduite. La division du travail n’est donc pas une somme d’échanges particuliers et éphémères, dans lesquels les individus seraient abandonnés à eux-mêmes.

Ce que la division du travail met en présence ce sont des fonctions, des manières d’agir définies, qui se répètent identiques à elles-mêmes et qui finissent par établir des droits et des devoirs. Les individus viennent remplir ou occuper ces fonctions.

On peut dire que les règles qui encadrent les actions sociales ne créent pas l’état de dépendance mutuelle entre les fonctions. Elles ne font qu’exprimer de manière objective et bien définie les dépendances qui leur préexistent.

Ainsi, des règles se forment et leur nombre s’accroît au fur et à mesure que le travail social se divise. Ces règles, E. Durkheim les enveloppe sous le nom de « morale ». Elles font de la solidarité quelque chose de permanent.

Justice des règles

Mais l’existence de règles ne suffit pas pour créer une solidarité durable. Pour y parvenir, il faut en premier lieu des règles justes.

Dans toutes les sociétés, les objets d’échange ont des valeurs déterminées que Durkheim appelle valeurs sociales. La valeur sociale représente la quantité de travail utile que contient une marchandise ou un service.

Par là, le sociologue entend non le travail intégral que la chose a pu coûter, mais la part de ce travail qui est susceptible de produire des effets sociaux utiles. On pourrait compléter en disant que ces effets sociaux utiles ne peuvent être définis que démocratiquement.

Il en découle que les règles qui encadrent les échanges ne sont pleinement consenties que si les biens échangés ont une valeur sociale équivalente.

Dans ces conditions, en effet, chacun reçoit la chose qu’il désire et livre celle qu’il donne en retour pour ce que l’une et l’autre valent.

E. Durkheim propose d’élargir cette procédure appréciative au marché du travail. Il souligne la contradiction qui existe entre l’aspiration croissante à l’égalité chez les citoyens et le fait que la division du travail implique une inégalité croissante entre les différentes activités professionnelles.

Un progrès consisterait dans une organisation où la valeur sociale d’une fonction ou d’une activité ne serait pas exagérée dans le sens de sa valorisation ou de sa dévalorisation.

En outre, afin que la division du travail produise de la solidarité, il ne suffit pas que chacun ait sa tâche déterminée. Il faut encore que cette tâche lui convienne. Si la distribution des fonctions ne correspond plus au développement des aspirations ou à la distribution des compétences au sein de la société, alors les individus ressentent comme une contrainte les activités qui leur sont assignées.

Respect de l’individu

Si on considère que le respect de l’individu est devenu une valeur incontournable alors les règles morales ne doivent pas l’étouffer. Si la morale doit attacher la personne à autre chose qu’à elle-même, elle ne doit pas pour autant l’enchaîner jusqu’à l’immobiliser.

Les règles ne doivent pas exercer une force contraignante au point d’interdire le libre examen, leur mise en question et éventuellement leur modification.

De plus, les règles morales ne doivent pas attacher les activités des hommes à des fins qui ne les touchent pas directement. Elles ne doivent pas faire d’eux les serviteurs de puissances idéales, qu’il s’agisse de la nation, du marché ou de toute autre catégorie, dans la mesure où ces dernières seraient mobilisées pour poursuivre des fins indépendantes des intérêts humains.

E. Durkheim qui est mû par une aspiration à améliorer le monde de manière radicale écrit dans la conclusion de la Division du travail social, qu’un idéal n’est pas plus élevé parce qu’il est plus transcendant, mais parce qu’il ouvre de vastes perspectives. Ce qui est important, c’est qu’il pousse les êtres humains à s’engager dans l’édification d’une société où chaque individu occupera la place qu’il mérite et concourra au bien de tous les autres.

© Gilles Sarter

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Conscience de la coopération, Prélude de la démocratie

Conscience de la coopération, Prélude de la démocratie

Plutôt que de construire théoriquement les conditions nécessaires à la réalisation de la démocratie, Axel Honneth préfère essayer d’identifier parmi les institutions sociales déjà existantes celles qui favorisent chez les individus la formation d’une conscience démocratique. A ce titre, il appelle à diriger notre attention vers la division du travail social.

Cette démarche qui consiste à rechercher au sein des sociétés, les agencements sociaux qui matérialisent un début d’organisation démocratique, Axel Honneth l’appelle « démarche de reconstruction normative ».

Dimension politique de la division du travail

Dans le régime capitaliste, la division du travail social joue un rôle central dans la détermination des rapports sociaux. Les statuts des individus et les différentes formes de pouvoir qu’ils peuvent exercer dépendent des places qu’ils occupent dans cette division, qu’ils soient médecins, ouvriers, chefs d’entreprises ou policiers…

La division du travail possède donc, dans nos sociétés, une dimension politique.

Comment cette centralité politique du travail peut-elle favoriser une organisation démocratique de la société ?

F. Fischbach, Travail et éthicité démocratique, Travailler, 2016/2 n°36Il faut d’abord éviter deux erreurs qui peuvent avoir des conséquences contraires au but visé. Pour Franck Fischbach, la première erreur consiste à réduire le travail à sa définition capitaliste.

Travail abstrait

Dans la pensée capitaliste, le seul travail reconnu comme tel est le travail abstrait. Seules les activités qui permettent de faire rendre la valeur du capital (machines, équipements, terres agricoles…) sont considérées comme du travail.

Selon cette idéologie, les activités de soin prodiguées à un parent âgé ne sont pas considérées comme du travail. Il s’agit pourtant d’un travail concret. En revanche, les mêmes activités exercées, contre rémunération, au sein d’Ehpad appartenant à des établissements financiers bénéficient du statut de travail.

L’idéologie capitaliste affirme bien la valeur sociale du travail. Mais c’est pour l’attribuer uniquement aux capitalistes et la retirer aux travailleurs.

Absolutisation du travail

La seconde erreur pointée par Franck Fischbach concerne la conception métaphysique du travail. Elle aboutit en général à la justification de la définition capitaliste du travail. Dans la Critique du programme de Gotha, Karl Marx pointe l’absolutisation du travail, dans le discours de la bourgeoise.

Une expression telle que « le travail source de toute richesse et de toute civilisation » attribue au travail une puissance surnaturelle. Walter Benjamin parle dans son Baudelaire du « caractère superstitieux » de la conception capitaliste du travail. La superstition consiste dans le fait d’envisager le travail comme une puissance surnaturelle, capable de créer des choses à partir de rien.

Cette façon de parler occulte la réalité. Le travail n’est rien sans la nature, source première de tous ses moyens et objets.

Cette représentation métaphysique ou superstitieuse est utile pour affirmer la domination des capitalistes sur le travail. Elle a pour objectif de mieux dissimuler la situation des travailleurs qui ne possèdent aucun des moyens de production. Dans le langage de la classe dominante, seuls les capitalistes « créent » du travail et sont susceptibles d’en « donner » aux travailleurs.

Conditions objectives du travail

Contre cette tendance à l’absolutisation du travail, il faut toujours souligner l’exigence de la maîtrise de ses conditions objectives.

Or parmi ces conditions, rappelle Franck Fischbach, il y a toujours aussi le travail des autres ainsi que le produit du travail des autres.

La dimension démocratique de la division du travail social ne pourra être rejointe qu’à partir du moment où l’interdépendance des travaux ne sera plus subie mais organisée volontairement et solidairement. Et selon Axel Honneth, c’est à partir de la dimension coopératrice qui est inhérente au travail que l’on pourra atteindre cette dimension démocratique.

Exigence de coopération

En effet, Axel Honneth partage avec Émile Durkheim et John Dewey l’idée que la division du travail, porte toujours en elle-même une exigence de coopération entre des acteurs libres et égaux. Du reste, le régime capitaliste s’impose historiquement contre le féodalisme en s’appuyant sur les deux catégories de « travailleur libre » et de « marché », ce dernier comme lieu d’échanges entre partenaires égaux.

Aussi, l’exigence d’une transformation de la division du travail en une coopération sociale équitable et juste n’a pas à être introduite de l’extérieur. Elle lui est déjà immanente sous la forme de la nécessité de la coopération. Les travailleurs peuvent faire valoir cette norme immanente contre les dysfonctionnements du régime capitaliste.

Conscience coopérative et démocratie

La division du travail constitue le contexte social dans lequel se forme chez les acteurs une conscience de la coopération sociale. Elle fait d’eux des associés apportant des contributions qui méritent toutes d’être également reconnues. C’est le passage à la reconnaissance des travailleurs comme producteurs, pour laquelle milite Bernard Friot.

Axel Honneth retient aussi des travaux d’Émile Durkheim et John Dewey l’idée qu’une forme équitable de la division du travail contribue à former chez chaque membre de la société la conscience de contribuer avec tous les autres à la réalisation de buts communs. Cette conscience coopérative permet ensuite que les mêmes acteurs s’attachent à la réalisation de la démocratie conçue comme procédure de résolution de problèmes collectifs.

Ainsi, pour Axel Honneth, la réalisation de la démocratie dépend avant tout de la prise de conscience de la coopération sociale, en tant que nécessité mais aussi comme réalité déjà effective. Cette prise de conscience l’emporte en importance sur la promotion d’idéaux politiques.

La coopération libre et solidaire qui est indispensable à l’institution d’une véritable démocratie doit être accomplie au sein de la division du travail, avant de s’étendre à la sphère politique.

Gilles Sarter

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Spinoza : 5 thèses pour les sciences-sociales

Spinoza : 5 thèses pour les sciences-sociales

Yves Citton et Frédéric Lordon pointent les thèses-positions qui de leur point de vue constituent le socle commun des approches spinozistes dans les sciences sociales : naturalisme et déterminisme intégraux, anti-humanisme théorique, anti-individualisme, approche relationnelle.

Naturalisme intégral

La pensée de Spinoza est un naturalisme intégral. Or les sciences sociales ont construit leur objet sur l’opposition nature / culture. Elles ont aussi affirmé leur démarche contre une certaine tendance à extrapoler les lois du monde humain à partir des lois de la nature.

Ce « postulat de la coupure » se comprend à la lumière de la définition kantienne de la modernité. L’ordre humain est pensé comme un ordre de la liberté morale. A ce titre, il se soustrait au déterminisme des choses naturelles. En outre, la coupure entre nature et culture a participé à la volonté moderne de conjurer le spectre de la violence des guerres civiles et religieuses. Il s’agissait alors d’affirmer que les lois qui régissent les rapports humains ne sont ni la « loi de la jungle », ni la loi du plus fort.

Cette revendication d’une extra-naturalité ou d’une enclave de la liberté humaine au sein de l’univers naturel s’est toujours heurtée à la question de son fondement. A quel titre précisément peut-on avancer que l’être humain réussit à s’affranchir de tous les déterminismes naturels ?

Spinoza justement prend le parti inverse. L’être humain ne possède pas un statut d’exception dans l’ordre de la nature.

Il est hors de propos de considérer l’Homme au sein de la nature, comme un « empire au sein d’un empire » (Éthique, III, Préface). Ce parti-pris de Spinoza s’explique par sa conception particulière de la nature.

Déterminisme intégral

Pour Spinoza, la nature c’est l’univers tout entier compris comme ordre de la production causale. Tout dans l’univers, aussi bien les êtres humains que les astres, est soumis à des enchaînements de causes et d’effets. Les faits historiques et les objets sociaux et culturels (institutions, croyances, pratiques…) n’échappent pas à ces enchaînements.

Les faits sociaux tout autant que les faits célestes appartiennent à la nature, comprise comme l’ordre général de la production causale.

Il revient aux sociologues et aux astronomes de mettre au jour les puissances causantes spécifiques aux uns et aux autres.

Anti-humanisme théorique

Le déterminisme de Spinoza n’est pas un fatalisme. Un entendement infini est seul en mesure de rendre compte de l’implacabilité des enchaînements de causes et d’effets qui conduisent à un fait ou à une situation donnée. Cela reste vrai d’un évènement individuel comme la perpétration d’un crime, d’un événement social comme le déclenchement d’une Révolution ou d’un événement céleste comme la formation d’une planète.

Spinoza en s’opposant à l’idée d’un caractère inconditionné de l’action humaine récuse en même temps la conception d’un sujet souverain, monade complétement autonome qui commande ses actes en toute clarté. Toutefois, la vision déterministe n’exclut pas que l’action des êtres humains puisse conduire à des changements objectifs dans leurs existences personnelles ou collectives.

Toute la philosophie de Spinoza vise justement à augmenter notre puissance d’agir.

L’émancipation éthique est le plus haut degré du cheminement personnel. La libération politique est le plus haut bien que la société puisse s’approprier. A cet effet, une démarche d’investigation qui est correcte essaie de comprendre comment des processus de conditionnement peuvent produire des effets émancipateurs.

Anti-individualisme

L’individuation des « choses singulières » qu’il s’agisse d’une femme, d’un homme, d’une famille, d’une cité ou d’un arbre ne va pas de soi, pour Spinoza.

Au contraire, le philosophe souligne qu’il faut rendre compte de chaque individuation à partir des objets qui la composent et dont elle est composée.

A l’individu humain, Spinoza n’attribue pas le statut de substance, le statut de ce qui est « en soi et conçu par soi » (Éthique, I, déf. III). Il prend ainsi le contre-pied des traditions qui proposent une conception substantialiste de l’Homme, par exemple à travers une âme immortelle.

Chez Spinoza, seul l’ensemble de la nature possède le statut de substance. La personne humaine, il la conçoit comme un « mode », « ce qui est en une autre chose et se conçoit aussi par cette autre chose » (Éthique, I, déf. V).

Approche relationnelle

Y. Citton et F. Lordon, Un devenir spinoziste des sciences sociales, Spinoza et les sciences sociales, Ed. Amsterdam, 2008Il convient donc de rendre compte de toute individuation. Une femme, un homme, un enfant mais aussi un arbre doivent être envisagés comme des émergences à partir d’enchâssements d’objets composants et composés.

Cette vision de la personne humaine est riche en implications pour la sociologie et son projet de comprendre la production des comportements et des identités.

L’approche de Spinoza invite à considérer l’agent socialisé en termes relationnels.

Sur le plan de l’étendu, l’agent est composé du rapport interne de ses composants mais aussi du rapport externe avec toutes les structures objectives qui l’entourent. Sur le plan de l’esprit, il est composé des rapports entre les structures idéelles (croyances, normes, imaginaires…) qui le traversent et qui émanent de son « milieu ».

© Gilles Sarter

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La Démocratie Sauvage

La Démocratie Sauvage

La démocratie sauvage est une conception de la démocratie élaborée par le philosophe Claude Lefort, en regard d’une réflexion sur le totalitarisme.

La division originaire du social

Miguel Abensour, Pour une philosophie politique critique. Itinéraires, 2009, Sens & TonkaLe travail de questionnement politique de C. Lefort passe par deux grandes périodes. La première, marquée par la participation à la revue Socialisme ou Barbarie (1947-1958), est consacrée à la dénonciation du totalitarisme, sous ses versions staliniennes et post-staliniennes.

C. Lefort pointe le travestissement du projet communiste. Il critique une socialisation menée de manière bureaucratique et confisquée par un parti-État, au profit d’une nouvelle classe dominante.

A partir des années 1960, il abandonne le projet même de socialisation et l’idée communiste. Il construit dès lors sa philosophie politique en s’appuyant sur le point de vue de la démocratie.

En réinterprétant Machiavel, il pose que les sociétés humaines se construisent sur une division originaire.

L’opposition entre le désir des grands d’opprimer le peuple et le désir de liberté du second illustre cette division première.

Démocratie et totalitarisme

Une menace de dissolution habite toutes les formes d’organisations sociales. De cette idée découle une nouvelle compréhension du politique. La structure politique d’une société donnée n’est intelligible qu’à travers l’analyse du rapport qu’elle entretient avec la menace de division.

C’est en s’appuyant sur cette méthode que C. Lefort distingue entre démocratie et totalitarisme. Ainsi, il définit le totalitarisme comme un mode d’organisation sociale qui refuse le conflit et dénie la division. Soit le totalitarisme prétend avoir aboli la scission originelle. Soit il se donne pour objectif d’en finir avec une division considérée, non pas comme première, mais comme historique et donc dépassable (divisions entre seigneurs et serfs, entre bourgeois et prolétaires…).

Inversement, la démocratie se construit dans l’acceptation de la scission originaire.

Cette forme de société laisse ouverte la question de la résolution de la division du social. La démocratie reconnaît la légitimité du conflit en son sein. Elle y perçoit la possibilité d’une invention toujours renouvelée de la liberté.

C’est au sein de cet univers conceptuel que C. Lefort avance l’idée de démocratie sauvage.

La démocratie sauvage ou libertaire

L’idée de démocratie sauvage évoque un surgissement spontané et un déploiement anarchique, indépendant de toutes règles, autorités ou institutions établies. On peut aussi parler à son sujet de démocratie libertaire. La dimension libertaire renvoie à une attitude non codifiée, non doctrinale ou encore non idéologique.

Cette indétermination des fondements constitue le point de jonction du libertaire et du sauvage.

La démocratie sauvage repose sur la possibilité de la dissolution des certitudes relatives à tous les registres de la vie sociale. Les êtres humains y font l’épreuve de la contingence des rapports sociaux existants. Ils découvrent cette réalité fondamentale qu’en matière d’agencements sociaux, les choses pourraient être totalement différentes de ce qu’elles sont.

Les fondements des rapports sociaux, exploitation économique, domination sexiste ou encore oppression raciale, ne revêtent aucun caractère de nécessité. Il n’existe aucune référence dernière à partir de laquelle un ordre social puisse être justifié. Toutes les formes d’agencements sociaux nécessitent un travail de légitimation pour perdurer.

La notion de démocratie sauvage désigne de manière positive la résistance à cet effort de domestication. Elle embrasse la contestation de l’ordre existant par ceux qui sont exclus de ses bénéfices aussi bien que les luttes pour la reconnaissance et la défense des droits conquis.

La société en train de se faire

A ce titre, C. Lefort appelle à concevoir le droit comme un terrain d’affrontement. Le droit ne concerne pas seulement les libertés individuelles. Il détermine un type donné de rapport social. C’est pourquoi la lutte démocratique comme aspiration à une autre forme de société ne peut être dissociée de la lutte pour le droit.

L’idée de démocratie ne prend un sens libertaire qu’à partir du moment où le droit n’est plus conçu comme un outil de conservation social mais comme un processus par lequel la société se constitue, sans jamais se figer.

La contestation sans cesse renaissante se concrétise par une recréation permanente du droit, par l’intégration incessante de demandes de reconnaissances nouvelles.

Le propre de la démocratie sauvage c’est donc le déploiement d’une revendication continue, qui se déplace d’un foyer à un autre. Avec la disparition du « corps du roi » se constitue le pouvoir social. La société accède à une nouvelle expérience d’elle-même. Les foyers de socialisation y étant diversifiés, des mouvements pluriels et hétérogènes y prennent naissance.

Voir tous les articles sur le thème du pouvoir social et de la démocratieCette multiplicité et cette hétérogénéité sont suffisantes pour provoquer l’abandon de l’illusion d’une solution unique et globale, totalisante ou totalitaire.

© Gilles Sarter

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Le Salariat: Une institution anticapitaliste

Le Salariat: Une institution anticapitaliste

Le salaire est l’une des institutions qui permettra d’en finir avec le capitalisme. C’est la thèse défendue par Bernard Friot.

Salaire direct et cotisation

Si cette idée nous paraît contre-intuitive a priori, c’est parce que notre imaginaire collectif est dominé par la convention capitaliste du travail. Cette convention tend à assimiler salaire et « salaire direct ». Le salaire direct, c’est la somme d’argent que l’employeur verse sur le compte en banque de son employé à la fin de chaque mois. Il est parfois envisagé comme un pouvoir d’achat mais aussi comme la rétribution du travail qu’a fourni le salarié.

Mais, le salaire ce n’est pas seulement le salaire direct. C’est aussi l’ensemble des cotisations sociales payées par l’employeur. Ces cotisations servent à financer les indemnités de chômage, les pensions de retraite, les allocations familiales et des prestations de santé.

Le salaire comme cumul du salaire direct et de la cotisation est une conquête que les travailleurs ont gagné par la lutte contre les détenteurs de la propriété lucrative, au cours des 19ème et 20ème siècles.

Si le salaire est subversif vis-à-vis du mode capitaliste, c’est parce qu’il repose sur une conception de la valeur économique qui est différente de celle que la logique capitaliste veut imposer.

Conceptions de la valeur

Selon la conception capitaliste, la valeur est incorporée dans des marchandises qui sont produites par de la force de travail qui est achetée par les propriétaires des moyens de production, sur le marché du travail.

Selon cette conception de la valeur, le travail se limite au travail lucratif.

L’imaginaire capitaliste tend à dénier la qualité de « travail » à toutes les activités effectuées, en dehors du processus de fructification du capital.

Ainsi, une personne « travaille » lorsqu’elle est rémunérée pour mettre en valeur la propriété lucrative (usines, machines, outils…). Même si son activité consiste à fabriquer des médicaments qui tuent ou à acheminer des déchets polluants en Afrique, elle contribue cependant à produire de la valeur du point de vue capitaliste.

En revanche, la même personne ne « travaille » pas lorsqu’elle confectionne des confitures pour ses petits-enfants, ni quand elle prend soin d’un parent impotent ou quand elle participe à des activités de soutien scolaire dans son quartier. Pourtant ces différentes activités constituent bien du travail concret. Elles produisent des biens et des services qui ont une valeur concrète pour ceux qui en bénéficient. Cependant, elles ne font pas fructifier la propriété lucrative d’un capitaliste.

Salaire socialisé

Alors pourquoi l’institution sociale du salaire est-elle subversive ? C’est parce que les cotisations sociales permettent de constituer du salaire socialisé qui est versé à des gens qui n’exercent pas un travail lucratif. Selon la logique capitaliste, les chômeurs, les retraités, les personnes en congé parental ou en incapacité de travailler ne devraient pas percevoir de salaire car elles ne produisent pas de la valeur marchande.

Aussi afin d’occulter sa qualité subversive, l’imaginaire capitaliste présente le salaire socialisé comme une rétribution ex post.

Selon cette conception, la pension de retraite, l’indemnité chômage viendraient rémunérer des efforts (mesurés en temps) qui auraient été produits avant la période de la mise en retraite ou au chômage.

Cette idée est entretenue par la formule : « Vous avez cotisé donc vous avez droit. » Depuis trente ans au moins, l’effort essentiel des gouvernements successifs consiste à mener des politiques qui tendent à transformer cet imaginaire en réalité concrète.

Lire l’article « Régime de retraite et DémocratieLa fameuse retraite à points ne vise rien d’autre. Dans un tel système, les employés se verront attribuer des points dont le nombre sera déterminé en fonction de leur temps de travail lucratif. Au moment de leur retraite, ils échangeront ces points contre du pouvoir d’achat.

Ces conceptions et ces politiques constituent une véritable perversion du salaire socialisé tel qu’il a été conçu et institutionnalisé au cours des deux derniers siècles.

Salaire à la qualification

B. Friot, L’enjeu du salaire, Éditions La Dispute, 2012 En effet, le salaire ne vient pas récompenser une dépense de force de travail mesurée en temps. Plutôt, il reconnaît une capacité à produire de la valeur économique, en fonction de la qualification de la personne. En la matière, le modèle de référence est celui de la fonction publique. Le salaire est fonction du grade de la personne et non du poste occupé. Dans le secteur privé, cette logique s’exerce quand une qualification est attachée à un poste de travail. Le salaire est fonction de la fiche de poste mais pas seulement de la durée de travail.

Pour le salaire socialisé (pensions, indemnités…), le principe appliqué est identique. Pour le fonctionnaire, la pension de retraite est la continuation de son « salaire d’activité ». C’est la même chose dans le secteur privé quand la pension est proche des salaires perçus, avant la retraite. Dans tous les cas, le salaire socialisé n’est jamais la contre-partie d’un effort produit ex ante. Il est au contraire attaché au grade ou à la qualification de la personne. A l’heure actuelle, les pensions sont encore pour les trois quart (240 sur 320 milliards d’euros) la poursuite du salaire et non la contrepartie de cotisations.

Enjeu de la maîtrise de la valeur

Pour quelle raison la classe capitaliste s’acharne-t-elle à démolir l’institution du salariat ? Ce qui est en jeu, selon Bernard Friot, ce n’est pas la répartition de la richesse entre salaire et rémunération du capital.

Le véritable enjeu se situe en amont, il s’agit de la maîtrise de la décision économique et de la souveraineté sur le travail. C’est la capacité de décider ce qui a de la valeur, ce qui doit être produit, comment cela doit être produit et par qui.

Dans le mode capitaliste, les travailleurs sont relégués au statut de mineurs sociaux. Seuls les détenteurs de la propriété lucrative détiennent le pouvoir de décider. Et seuls travaillent ceux qui mettent en valeur le capital. A ces « travailleurs », les capitaliste disent : « Nous vous devons une rétribution en échange de votre travail et après cela nous sommes quittes. Nous décidons pour tout le reste. »

La réforme du salaire attaché à la qualification de la personne reconnaît aux travailleurs la capacité de décider de la production. Le salaire continué pendant la retraite, pendant les périodes de chômage ou de congé parental confirme que la personne libérée du travail lucratif continue malgré tout de contribuer par son travail concret à l’économie collective.

Avec le salaire universel à vie, Bernard Friot entrevoit la possibilité d’émanciper les individus du pouvoir du capital.

En élargissant à tous les adultes l’attribution d’un salaire à vie (selon des modalités qu’il faudrait détailler dans un autre article) on entamerait un processus de démocratisation de la décision économique. Les individus n’étant plus pieds et poings liés au travail lucratif, ils auraient la possibilité de se concerter de manière démocratique sur ce qui vaut d’être produit et sur la manière de le produire.

Gilles Sarter

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Une Sociologie émancipatrice

Une Sociologie émancipatrice

Le projet d’une sociologie émancipatrice, telle que Erik Olin Wrigth l’envisage, s’articule autour de deux grandes idées. Le substantif « sociologie » indique la nécessité de procéder à une investigation scientifique du monde social. Le qualificatif « émancipatrice » précise que le questionnement sociologique s’effectue au profit d’un projet d’émancipation humaine ou, tout au moins, d’une remise en question des rapports sociaux de domination ou d’oppression.

Sociologie émancipatrice

L’investigation sociologique vise non seulement à mettre au jour les agencements sociaux qui causent des préjudices ou des souffrances. Mais, elle prend aussi en charge l’étude d’agencements alternatifs à ceux qui entravent l’épanouissement des individus.

Il est évident que l’évaluation critique des modalités d’organisation sociale présuppose d’adopter une visée normative.

Le caractère préjudiciable d’un agencement ou d’une institution ne peut être évoqué que si l’on bénéficie d’hypothèses relatives aux conditions de pleine réalisation de l’être humain.

Or cette réflexion concerne le champ de la critique sociale plutôt que celui de la sociologie. Erik Olin Wright assume pleinement ce constat et entreprend une réflexion d’ordre normatif, en parallèle à ses investigations sociologiques proprement dites.

Définir l’émancipation

Pour commencer, E.O. Wright rappelle que le terme « émancipation » peut prendre deux acceptions. La première est négative et concerne, comme on l’a dit, l’élimination des différentes formes d’oppression ou de domination qui pèsent sur les êtres humains. C’est ainsi que l’on parle de l’émancipation des esclaves, des femmes, des colonisés, des travailleurs…

Le second sens d’« émancipation » est positif. Il fait référence à l’acte de construction de conditions sociales qui favorisent l’épanouissement humain.

La notion d’épanouissement peut se comprendre grâce à l’idée de santé. La santé représente davantage que l’absence de maladie. Elle englobe l’idée de vitalité qui permet de vivre énergiquement. De même l’épanouissement inclut la concrétisation de capacités, pas seulement l’abolition de contraintes.

Dès lors, ce sont ces conditions d’épanouissement qu’il s’agit de définir, aussi précisément que possible. Pour E.O. Wright, elles relèvent de l’application des principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.

Justice sociale

La justice sociale garantit aux individus un accès large et égal aux moyens matériels et sociaux indispensables à la réalisation d’une vie épanouissante. La vie épanouissante est entendue comme permettant à l’individu de développer ses capacités, de sorte qu’il puisse réaliser ses objectifs et aspirations.

L’idée de garantir un accès large et égal aux moyens nécessaires à l’épanouissement des individus est plus forte que l’idée d’égale opportunité. Cette dernière suggère que tous les individus possèdent des chances équivalentes au départ et qu’ils sont responsables de la manière dont ils valorisent ou gâchent ces dernières.

L’accès égalitaire aux conditions d’épanouissement, tout au long de la vie, définit mieux les contours d’une société juste, dans la mesure où au cours de leur existence les gens peuvent se fourvoyer ou être victimes d’événements indépendants de leur volonté.

Dans une société qui réunit les conditions d’application de la justice sociale, l’échec à réaliser des aspirations individuelles ne peut être imputé à un manque d’accès aux moyens nécessaires à cette réalisation.

Justice politique et Solidarité

La justice politique, selon E.O. Wright, doit concilier la possibilité d’exercer les libertés individuelles et la démocratie. D’une part, les individus doivent être en mesure de décider librement pour ce qui les concerne à titre individuel. D’autre part, ils doivent pouvoir participer aux décisions qui les engagent en tant que membres de la collectivité.

La notion de solidarité implique l’idée que les gens devraient coopérer, pas seulement par intérêt personnel, mais aussi par souci du bien-être d’autrui.

La solidarité tient une place importante dans la réalisation d’une vie épanouissante. Quand elle est suffisamment forte au sein d’une collectivité, les différents membres se sentent moins vulnérables. En agissant de manière solidaire, ils donnent aussi un sens fort à leur vie.

Par ailleurs, la solidarité peut jouer un rôle de premier ordre dans la mise en œuvre de la justice sociale et politique. En effet, pour les individus qui se sentent concernés par le bien-être d’autrui, il est plus facile d’accepter un principe comme « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Quant à la délibération démocratique, elle ne peut prendre toute son ampleur que si les individus engagés se soucient du bien commun et de la recherche du consensus.

Utopies réelles

L’investigation des agencements et des rapports sociaux au sein des sociétés capitalistes constitue le premier volet de la sociologie émancipatrice telle que l’envisage E.O. Wright. Les résultats de cette démarche empirique permettent de vérifier dans quelles mesures les conditions de réalisation de la justice sociale, de la justice politique et de la solidarité y sont ou non réunies.Lire l’article sur les relations d’exploitation, de domination et d’oppression

Il est évident qu’elles ne le sont pas partout où les relations sociales prennent la forme de rapports d’exploitation, de domination ou d’oppression.

Le second volet concerne la proposition d’agencements sociaux alternatifs à ces derniers.

Pour ce faire, la sociologie de l’émancipation réalise une étude empirique du déjà-là émancipateur. Elle examine parmi les modalités d’organisation sociale existantes, celles qui favorisent l’épanouissement humain.

Ce versant de la sociologie de l’émancipation, E.O. Wright l’appelle le « Projet Utopies Réelles ». A travers le monde, des expériences sociales existent qui actualisent les principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.

A partir de l’étude de ces expériences concrètes, la sociologie peut apporter son soutien à l’élaboration d’alternatives réalisables et substituables aux agencements sociaux qui entravent l’épanouissement humain.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Prolétariat et relations de proximité

Prolétariat et relations de proximité

Le prolétariat doit être saisi dans sa dimension concrète, à travers les expériences de solidarité collective et de lutte pour l’émancipation des rapports d’exploitation. A ce titre, pour Oskar Negt et Alexander Kluge, il existe un lien entre la dimension prolétarienne et la proximité des premiers rapports humains.

Transmutation positive du terme

Dans l’Antiquité les proles sont des jeunes gens qui vivent dans les faubourgs de Rome. Ils ne participent pas à la décision politique. En fait, ils n’ont pratiquement aucun droit. Ils ne font même pas des soldats. L’État les considère comme une pure charge.

Au 19ème siècle, la valeur du mot prolétariat subit une transmutation positive. Le procédé est classique. Il s’agit d’affirmer une conscience de soi en transformant une insulte en revendication identitaire positive. En s’imposant, la nouvelle signification relègue dans l’oubli la connotation péjorative.

C’est ainsi que Karl Marx et Friedrich Engels utilisent le terme prolétariat en lui associant une valeur positive.

Prolétariat devient le nom de la classe ouvrière susceptible de transformer ses conditions d’existence, grâce à une démarche collective et organisée.

Des proles de l’Antiquité à la classe ouvrière du 19ème siècle, l’aspect prolétarien fait toujours référence à une position sociale dominée. Mais, il perd son caractère statique. Dans le langage marxiste, le prolétariat concerne en même temps l’exploitation et la possibilité de son dépassement.

Expropriation primitive

Lire aussi l’article sur le capitalisme et l’accumulation par expropriationDans la pensée de K. Marx et F. Engels, l’industrie capitaliste naît grâce à une appropriation primitive. Par ce processus les petits paysans et les artisans sont dépossédés de leurs terres et de leurs outils. Ils sont chassés vers les premières usines.

Là, ils sont soumis aux contraintes physiques de la discipline industrielle et ils entrent dans un nouveau rapport de dépendance avec les propriétaires des moyens de production. En fait, cette importante transformation sociale constitue une expropriation, non seulement au sens littéral de la propriété matérielle, mais aussi au sens d’une expropriation des facultés humaines.

Le mode de production capitaliste s’empare de toutes les capacités de l’être humain pour les soumettre à la machinerie industrielle.

K. Marx et F. Engels pensent qu’à ce mouvement s’oppose un mouvement d’autonomie qui est propre à l’être humain. Ses efforts ne se relâcheront pas, tant qu’il n’aura pas mis un terme aux rapports d’exploitation qui résultent de l’expropriation primitive. Ce mouvement d’autonomie s’actualisent sous différentes formes d’actions collectives de résistance et de contestation.

Le prolétariat et son émancipation

C’est ainsi que le concept de prolétariat en vient à être associé aux valeurs positives de solidarité et de quête de l’émancipation ou du bonheur.

La dimension prolétarienne touche aussi au rapport au travail et à la nature. Elle fait référence à différents aspects magnifiés de la vie paysanne ou artisane. D’une part, elle fait écho aux soins et aux savoirs et savoir-faire, appliqués à la nature, aux animaux, aux outils et aux techniques de production.

D’autre part, la dimension prolétarienne est liée aux idées de proximité des relations humaines, de processus collectif et solidaire d’auto-détermination et d’auto-production des conditions de vie.

Le prolétariat est associé à la vision d’êtres humains dépendants les uns des autres pour produire leur propre vie. A ces êtres humains, le travail en commun confère force et identité.

Voir l’article « solidarité dans les sociétés capitalistes »Cette dimension intégrante du travail est présente dans tous les modes de production, y compris dans le mode capitaliste. C’est ce que Émile Durkheim veut démontrer à travers l’idée d’une solidarité organique engendrée par la division du travail social. Mais bien souvent cet aspect est profondément enfoui et difficile à cerner.

La socialisation et la proximité des relations premières

K. Marx et F. Engels ont compris que le mode de production capitaliste profite gratuitement de la capacité des êtres humains à travailler. Cette capacité est créée et reproduite par les parents qui éduquent les futurs travailleurs, sans que cet effort soit rémunéré.

Les êtres humains en capacité de travailler ne sortent pas d’une machinerie industrielle ou mécanique. Nous savons maintenant que les enfants en bas âge requièrent des contacts humains directs et de qualité. Les tentatives qui visent à élever des enfants selon des procédés éducatifs standardisés et collectifs conduisent toujours à des échecs et à des pathologies. La formation des identités individuelles implique des relations personnalisées de confiance et de reconnaissance.

Oskar Negt et Alexander Kluge, Ce que le mot prolétariat signifie aujourd’hui, Variations, n°9/10, 2007Oskar Negt et Alexander Kluge émettent l’hypothèse que le concept prolétarien peut constituer un concept pertinent pour la recherche et l’action politique.

Pour ce faire, l’identité prolétarienne ne doit pas être définie de manière abstraite, par association avec les idées de misère ou de paupérisation. La notion de prolétariat doit être saisie à travers la dimension de solidarité collective.

L’identité prolétarienne doit être mise au jour empiriquement. Elle existe là où des expériences d’exploitation, de privation des moyens de production provoquent la recherche collective d’une issue.

Telle que O. Negt et A. Kluge l’envisage, la notion de prolétariat renvoie aux processus de socialisation et à la proximité des premiers rapports humains. Ils sont inaliénables de l’Homme et constituent le noyau dur de l’anticapitalisme.

© Gilles Sarter

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L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu

L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu

La création, en 1946, du Régime général unifié de la Sécurité sociale géré par les travailleurs constitue une révolution, au sens de transformation profonde des institutions sociales. L’organisation de la protection sociale renoue avec la tradition de la Sociale ou du bien-être citoyen (citizen care) alors que les tenants d’une gestion étatique combattent farouchement cette tendance.

Les principes révolutionnaires du Régime Général

Avant 1945, la Sécurité sociale existe mais elle n’est pas unifiée. Depuis 1898, des assurances couvrent les accidents du travail et les maladies professionnelles. Depuis 1917, les allocations familiales sont obligatoires dans la fonction publique. Depuis 1932, elles sont obligatoires dans le privé où elles sont gérées par le patronat. Depuis 1930, des caisses départementales gèrent des assurances santé et vieillesse. Les taux de cotisation, les assiettes et les périmètres de collecte sont divers.

La réforme de 1946 met un terme à cette diversité en créant un régime général.

Les créateurs de la Sécurité sociale veulent la construire autour de trois principes majeurs : une caisse unique pour les prestations relatives à la santé, la famille, la vieillesse et les accidents du travail ; son financement par un taux de cotisation unique et interprofessionnel ; sa gestion par les travailleurs eux-mêmes.

Bernard Friot explique pourquoi le projet est révolutionnaire. Dans le mode capitaliste, la classe des salariés est maintenue dans un statut de mineur. La décision appartient au capital. Avec la construction de la Sécurité sociale, le salariat ôte l’initiative à la classe capitaliste. Il s’unifie autour d’un outil d’ampleur macroéconomique (un tiers de la masse salariale en 1946) qu’il gère lui-même, sans employeurs, actionnaires ou prêteurs, pour la production de soins et de protections sociales.

La caisse unique

Pour cette raison, la création du régime général est conflictuelle. Le patronat est soutenu par les partis de gouvernement non-communistes. Les militants du PC et de la CGT, le ministre communiste Ambroise Croizat rencontrent une forte opposition politique (gaullistes, SFIO, MRP) et syndicale (FEN, CFTC, fédérations de la CGT qui préparent la scission de 1947-48 pour créer FO).

Le front d’opposition réussi dès le départ à empêcher la réalisation d’un régime unique.

Les Allocations familiales bénéficient d’une organisation autonome. Il y aura deux caisses au lieu d’une seule. La loi Morice (1947) consolide le statut des mutuelles de la fonction publique en leur confiant la gestion au premier franc des remboursements, à la place des caisses départementales d’assurance maladie. La même année, l’application du régime général aux professions non-salariées est abrogée. Enfin, les cadres bénéficient de la création d’un régime de retraite complémentaire (AGIRC), en contradiction avec l’idée d’un régime général unique.

La cotisation unique

Un enjeu majeur du nouveau régime général concerne son financement. Les deux points importants sont le taux unique et la cotisation. D’une part, la CGT milite pour un taux de cotisation interprofessionnel unique, facteur d’unification de la classe salariale. Une caisse unique et un taux unique permettent d’écorner le pouvoir d’initiative du patronat ainsi que sa capacité de diviser les salariés.

D’autre part, les réformateurs veulent imposer le financement de la caisse par la cotisation contre l’impôt ce qui permet de garantir la collecte d’une part de la valeur ajoutée. Ainsi, c’est la cotisation maladie qui a permis de subventionner l’énorme investissement hospitalier qu’a supposé la création des CHU dans les années 1960.

Les tentatives de sabotage économique de l’institution par le gouvernement sont systématiques.

Dès le départ, les réformateurs communistes et cégétistes militent pour le statut privé de la Sécurité sociale. Leurs opposants veulent la transformer en un service public géré par l’État. Ils veulent confier la collecte des cotisations à l’administration fiscale et la gestion des cotisations collectées à la Caisse des dépôts et consignations. Ils finissent par obtenir que le gouvernement conserve la maîtrise de la fixation des cotisations et des prestations.

Ce pouvoir lui permet d’empêcher toute progression des unes comme des autres. Dans le même temps, des campagnes de presse attisent le mécontentement des assurés en imputant aux gestionnaires élus une pénurie que le gouvernement organise de part en part. Le taux de remboursement des soins qui est formellement fixé à 80 % est en réalité de 40 %, les principaux syndicats médicaux refusant toute convention avec la Sécurité sociale.

Les pensions de retraite sont maintenues à des niveaux très bas alors que les excédents considérables de l’assurance vieillesse, placés à la Caisse des dépôts, servent à couvrir des dépenses courantes de l’État (à hauteur de 9/16è de la cotisation en 1950). Les caisses départementales de la sécurité sociale ont donc la responsabilité de la collecte et de l’usage des cotisations mais pas pour les décisions stratégiques.

La gestion par les salariés

La gestion ouvrière constitue la troisième nouveauté radicale introduite par le régime général. Dans un système capitaliste où la décision économique appartient en principe aux détenteurs du capital, la gestion par les travailleurs de l’équivalent du budget de l’État (dans les années 1960) constitue un enjeu considérable.

La classe dirigeante va s’acharner contre cette gestion ouvrière jusqu’à ce qu’elle soit battue en brèche dans les années 1960.

Au sein de la commission Delépine, la CGT préconise pour la caisse nationale un statut mutualiste. La gestion de l’institution par les intéressés est fondée sur le principe un homme une voix. Cette préconisation n’est pas retenue. Les ordonnances de 1946 font de la caisse nationale un établissement public à caractère administratif. Les conseils d’administration des caisses sont élus sur listes syndicales et mutualistes. Les conseils d’administrations élisent les directeurs. Les conseils d’administration des caisses de santé et de pensions comptent 3/4 de salariés, ceux des caisses d’allocations familiales une moitié seulement.

Le retour de De Gaulle au pouvoir accélère la mise en cause des pouvoirs des élus. Le décret du 12 mai 1960 crée l’Inspection générale de la Sécurité sociale, en charge du contrôle supérieur des organismes. Il limite les attributions des conseils d’administration et renforce celles des directeurs. Ces derniers doivent dorénavant être choisis sur une liste d’aptitude qui est établie par une commission présidée par un conseiller d’État. A partir de 1961, les directeurs doivent avoir reçu une formation au Centre d’Études Supérieures de la Sécurité Sociale qui est créé à St Étienne sur le modèle de l’ENA.

Petit à petit, ce système de nomination fondé sur le passage par la formation et la professionnalisation s’étend aux directeurs adjoints, secrétaires généraux et agents comptables. Il forme la clé de voûte d’une stratégie de dépossession du pouvoir des travailleurs dans les conseils d’administration. Les manœuvres qui visent à imposer le paritarisme entre salariat et patronat ainsi que la désignation des administrateurs au lieu de leur élection par les travailleurs se concrétisent grâce aux ordonnances Jeanneney de 1967.

Lire l’article sur le Pouvoir social et la démocratie

Finalement, les créateurs de la Sécurité sociale l’ont pensée selon un impératif démocratique, sans référence à un planificateur bienveillant. On ne peut parler à propos de cette expérience d’État providence puisque l’État et la haute-fonction publique sont volontairement tenus à distance.

Avec la création du régime général, la production de la protection sociale s’affranchit également du pouvoir du capital et des contraintes du marché.

En plaçant sa gestion aux mains mêmes des travailleurs, ses instigateurs concrétisent la primauté du pouvoir social sur le pouvoir étatique et le pouvoir économique.

Dès 1946, cette primauté est contestée et érodée petit à petit. Il faudra attendre le gouvernement Juppé (1997) pour que la tutelle de l’État prédateur sur l’assurance maladie soit confirmée, contre la gestion par les intéressés eux-mêmes.

© Gilles Sarter

→ L’État prédateur contre la Sociale (I): La Commune

→ L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

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Pour une Politique de la Dignité

Pour une Politique de la Dignité

En opposant politique de la dignité et politique de la pauvreté, John Holloway décrit deux conceptions différentes du monde, de la politique et de ce qui entre en jeu dans le changement social.

Politique de la Pauvreté

John Holloway utilise l’expression « politique de la pauvreté » pour parler de certaines politiques qui entendent éradiquer l’état de pauvreté. Ces politiques se caractérisent par la mise en œuvre d’actions qui sont définies dans la perspective de bénéficier à une population cible, considérée comme pauvre : amélioration des revenus, de l’accès à des emplois stables, des conditions de santé, de l’éducation, du logement…J. Holloway, A quelle distance est l’Amérique latine?, Variations n°13/14, 2010

L’élaboration des politiques de la pauvreté, telles qu’entendues par J. Holloway, repose sur un processus d’objectivation. Ce sont les individus identifiés comme bénéficiaires qui sont objectivés. La complexe réalité de leur subjectivité d’être humain est oubliée. Les destinataires de ces politiques deviennent « les pauvres », « les chômeurs », « les sans-abris », « les précaires »…

Autrement dit, les conditions ou les situations sociales de vie des individus (la privation de ressources, de travail, de logement…) finissent par devenir des qualités qui servent à les caractériser et à les définir.

C’est au nom des populations objectivées en « pauvres », « précaires », « chômeurs »… que sont mises en œuvre les politiques de la pauvreté. Un groupe de personnes (gouvernement, fonctionnaires, experts, élus…) déclarent qu’ils agissent pour « les pauvres » et en leur nom. Cette manière d’agir les conduit généralement à imposer leur point de vue sur ce qui est bénéfique pour ces derniers et donc à les traiter comme des objets.

Politique de la Dignité

A cette conception de la politique, John Holloway en oppose une autre. Il l’appelle « politique de la dignité », en s’inspirant des Zapatistes qui font de la dignité leur principe moral principal.

Le principe de dignité vise à remettre au premier plan les sujets humains que les politiques de la pauvreté tentent d’objectiver.

En nous tournant vers les gens qui vivent dans des situations de dénuement matériel, nous ne pouvons manquer d’observer qu’ils sont engagés dans une lutte quotidienne pour la survie ou pour l’amélioration de leurs conditions d’existence. Au titre de ces capacités d’action, de réflexion ou des capacités à lutter pour changer le monde, il n’y a pas lieu d’opérer une distinction entre les êtres humains. Seules leurs conditions de vie peuvent différer.

Méthode de l’Égalité

En somme, le principe de dignité peut être rapproché de ce que Jacques Rancière appelle la méthode de l’égalité. Au lieu de partir de l’inégalité comme le fait la politique de la pauvreté, il convient de partir de l’idée de l’égalité entre les êtres humains.

La politique de la pauvreté affirme une inégalité entre les individus. Elle parvient à ce résultat en objectivant les sujets à partir de leurs conditions d’existence. Alors il y a des pauvres, des chômeurs et des riches ou des non-pauvres et des travailleurs. Et les pauvres ou les chômeurs sont exclus de la prise des décisions politiques qui les concernent.

La méthode de l’égalité part du constat que tous les sujets sont égaux. Ils sont tous capables de penser, d’agir, de décider, de juger… Dès lors que fait-on de cette égalité ?

C’est précisément ce à quoi tente de répondre la politique de la dignité. La dignité affirme « ne faites rien en notre nom, nous le faisons nous-même ».

Émancipation Humaine

Pour John Holloway penser la politique à partir de la dignité des sujets consiste à construire des formes d’organisation qui permettent l’exercice de la volonté collective de ceux qui sont concernés : dispensaires ou jardins collectifs, municipalités auto-gérées, ZAD, crèches parentales, logiciels libres…

Lire un article sur la politique de l’autonomieLa politique de la dignité pourrait aussi s’appeler politique de l’autonomie (C. Castoriadis), au sens où les participants se donnent à eux-mêmes leurs propres règles, au lieu de se les voir imposer d’en haut. A ce titre, elle repose sur le dialogue et non plus sur le monologue.

La politique de la dignité suppose une critique et une réforme de la démocratie représentative telle qu’elle est exercée actuellement. Par définition, un représentant revendique d’agir au nom de ceux qu’il représente.

La représentation tend vers la création d’une sphère publique, séparée du privé. Si elle n’est pas correctement maîtrisée, la représentation tend donc vers une exclusion.

Lire aussi un article sur « l’émancipation humaine » dans la pensée de K. MarxEn revanche ce que vise la politique de la dignité, c’est une forme de démocratie qui n’exclut pas. Elle recherche des formes d’organisation qui tendent à abolir la séparation entre le politique et la vie quotidienne. Elle tente de réaliser l’émancipation humaine que K. Marx voit advenir lorsque les Hommes se réapproprient leur force sociale.

→ Sur le même thème, voir « Pouvoir social et Démocratie »

© Gilles Sarter

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