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Une Révolution Conservatrice

Une Révolution Conservatrice

Le propre d’une révolution, c’est de subvertir l’ordre existant. Le propre d’une révolution conservatrice, dit Pierre Bourdieu, c’est de présenter des involutions comme des révolutions. Ainsi, le néolibéralisme se présente sous les dehors d’une révolution très « moderne », qui prétend mettre à bas les « archaïsmes » de nos sociétés. Dans les faits, il vise un rétablissement des intérêts et des idées les plus vieilles du capitalisme.

L’argument de la nécessité

L’extension des domaines du marché (notamment par la privatisation des services publics et des biens communs), la dérégulation (du travail, de la protection sociale, de la circulation du capital…) et la financiarisation de l’économie constituent des projets fondamentaux des politiques néolibérales.

La tentative de justifier ces politiques aux yeux du public passe par leur travestissement en actions à visées révolutionnaires (cf le titre éponyme d’un livre de M. Macron). Elles sont alors présentées comme des transformations réformatrices d’institutions (droit du travail, cotisation patronale, sécurité sociale…) qui constitueraient autant d’obstacles au progrès.

La justification des « réformes » néolibérales s’appuie sur l’argument de la nécessité. Cet argument repose sur un ensemble de présupposés, considérés comme allant de soi : recherche de la croissance et de la productivité maximales, accumulation matérielle et compétition comme fins ultimes des êtres humains, impossibilité de résister aux « forces économiques » (marchés, finance, globalisation…).

Parmi les postulats mis en avant, l’un des plus importants est, en effet, que les activités économiques échappent aux déterminismes sociaux auxquels sont soumises les autres activités humaines. L’économie constituerait un monde en soi et pour soi. Les lois qui la régissent ainsi que les objectifs qui y sont poursuivis devraient s’imposer à ceux qui leur préexistent, dans les autres sphères de l’activité humaine.

Les voies de la libération et du progrès

Le recours à l’argument de la nécessité permet au néolibéralisme de se présenter comme la voie du réalisme, de la raison, du progrès, voire de la science (en particulier des mathématiques et de l’économie, à partir desquelles il prétend mettre le monde social en équations).

La communication néolibérale joue aussi sur les connotations des mots, afin de composer un message de libération universaliste et progressiste : libéralisation, libération des forces vives, start-up nation, fin des archaïsmes et des privilèges, flexibilité, adaptabilité, mobilité, souplesse, dérégulation, changement, rupture, réforme, innovation, réforme, révolution…

Au jeu de la rhétorique néolibérale, les institutions réellement progressistes et émancipatrices qui ont été conquises par les mouvements ouvriers sont renvoyées dans l’archaïsme. Ce que vise la révolution conservatrice ce n’est pas la subversion de l’ordre dominant, mais la destruction de ces conquêtes réellement réformatrices.

Les réformes anti-capitalistes

La naissance du Code du travail, en 1910, impose aux capitalistes de devenir des employeurs, interdisant le marchandage et l’achat d’ouvrage. En 1946, le Régime général de la sécurité sociale généralise le principe de la cotisation, part salariale socialisée à destination des invalides, malades, retraités, chômeurs, parents au foyer… 1946 définit aussi la pension de retraite comme un salaire continué. 1950 impose le salaire à la qualification contre le salaire à la tâche. En 1958, l’Unédic pose les chômeurs comme ayant droit à un salaire…

Toutes ces réformes contreviennent aux formes canoniques du capitalisme et à leur position dominante, dans les activités économiques. Le dogme du capitalisme, c’est l’indépendance et la liberté d’investir. La valorisation du capital suppose sa mobilité et s’oppose à sa fixation en un lieu donné. C’est la fonction du trader que de changer à tout moment de lieu de valorisation du capital.

Lire aussi l’article « Le salariat, une institution anti-capitaliste« 

Aussi, l’idéal-type du capitaliste ne veut pas devenir un employeur. Il ne veut pas être lié à des gens, à des territoires. Il ne veut pas non plus être contraint par un droit du travail qui entrave son autorité dans la production. L’idéal-type du capitaliste veut acheter une force de travail, sur un marché. Le seul droit qu’il veut reconnaître, c’est le droit commercial. Et le seul travail auquel il reconnaît une valeur, c’est le travail qui fait fructifier son capital, en produisant des biens ou des services marchands.

L’intention paradoxale de la révolution conservatrice

Les grandes conquêtes ouvrières sont le résultat d’une lutte contre la forme d’exploitation capitaliste. Ce sont les institutions qui en découlent que la révolution conservatrice néolibérale veut subvertir, afin de restaurer le capitalisme dans ses formes originelles : destruction du code du travail, retour à la rémunération à la tâche (uberisation) ou à l’achat d’ouvrage (auto-entreprenariat, intérim, CDD de mission), suppression des cotisations sociales qui rémunèrent le travail non-marchand, transformation de la « retraite » de salaire continué en compte d’épargne (sous forme de « points » ou autre)…

Pierre Bourdieu, Contre-feux, Liber – Raisons d’Agir, 1998

Finalement, c’est au sens où son action est motivée par une intention paradoxale de subversion mais orientée vers la conservation d’un ordre dominant capitaliste, que Pierre Bourdieu qualifie le néolibéralisme de révolution conservatrice.

Gilles Sarter

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Le Public et la nature de l’État

Le Public et la nature de l’État

Qu’est-ce qu’un État? Quelle est la nature de ses fonctions?  Le philosophe John Dewey examine les actions humaines et essaie de voir s’il peut tirer de cet examen des indices lui permettant de répondre à ces deux questions.

Des actions et des conséquences

Certaines actions humaines ont des conséquences sur d’autres êtres humains. Parfois ces conséquences n’affectent que les personnes qui sont directement impliquées. D’autres fois, elles affectent aussi des personnes qui ne sont pas immédiatement concernées. Lorsque ces conséquences sont perçues, elles peuvent donner lieu à d’autres actions qui ont pour but soit d’empêcher, soit de s’assurer que ces actions se répètent.

John Dewey soutient deux thèses. Premièrement, dans les distinctions élémentaires que nous venons de mentionner, nous trouvons le fondement de la frontière entre privé et public. Deuxièmement, la compréhension de la nature de l’État découle de la définition du public.

Une histoire sur la fondation du public

Nous pouvons nous figurer la création d’un public à partir de l’histoire suivante. Deux hommes s’affrontent dans un duel mortel. Les conséquences de leurs actions n’impliquent personne d’autre qu’eux-mêmes. La transaction est privée.

Dans le cadre d’une société régie par les lois de la vendetta, deux hommes se querellent et s’affrontent dans un combat dont l’issue est fatale pour l’un d’entre eux. La famille du mort va essayer de se venger en tuant le meurtrier. Pour ce faire, elle va obtenir de l’aide de ses amis, de ses alliés… De son côté, le meurtrier va pouvoir compter sur ses propres soutiens pour le défendre. La vendetta va finir par concerner un grand nombre de gens et peut-être même sur plusieurs générations. Bien entendu, dans cette configuration, les conséquences de l’affrontement initial dépassent le cercle privé des deux individus directement engagés.

Dans ces circonstances, un public se formera, si les personnes qui sont indirectement affectées par le meurtre qui a déclenché la vendetta prennent des mesures pour protéger leurs intérêts et pour trouver un moyen de circonscrire les troubles. Ce genre d’action présente une ressemblance avec les actions qui définissent un État.

Public et privé

La ligne de démarcation que John Dewey trace entre privé et public repose donc sur les conséquences des actions humaines. Quand ces conséquences ont une portée et une étendue si importantes qu’il faut les contrôler, soit par promotion, soit par prohibition alors cette frontière est franchie.

Dans ce cas, le public consiste dans l’ensemble des personnes qui sont tellement affectées par les conséquences d’une transaction qu’il est jugé nécessaire de veiller de manière systématique sur ces conséquences.

Un nouveau groupe d’acteurs

C’est un trait universel des actions humaines qu’elles existent et qu’elles fonctionnent par combinaisons ou par connexions. Au fond, tous les comportements en association peuvent avoir des conséquences étendues qui impliquent d’autres personnes, au-delà de celles qui sont directement engagées. Or la supervision et le contrôle de ces conséquences ne peuvent être le fait des acteurs « primaires », puisqu’il est dans l’essence de ces conséquences qu’elles leur « échappent », en s’étendant.

J. Dewey, Le public et ses problèmes, 2005 (1915), Folio essais.Un nouveau groupe ou une nouvelle organisation doivent être créés pour veiller à toutes ces conséquences indirectes. Des personnes doivent être désignées pour prendre soin des intérêts partagés du public. Ces personnes sont des agents publics ou des fonctionnaires.

Les agents publics sont des commissionnaires qui mènent les affaires des autres pour assurer ou prévenir les conséquences qui les concernent. Ils agissent sur la base d’une autorité qui leur est déléguée par le public, pour veiller sur des intérêts partagés. Les différentes ressources (bâtiments, matériels, fonds…) impliquées dans l’exercice de leurs fonctions sont des biens publics ou biens communs. L’existence d’agents et de biens publics constitue la marque la plus visible d’un État.

Un État doit toujours être scruté

L’État, c’est donc le public qui est organisé pour la protection des intérêts collectifs de ses membres, par le biais d’officiels ou de fonctionnaires.

Et cette manière de le concevoir ne préjuge en rien de la vertu d’un acte ou d’un système étatique particulier. D’une part, le pouvoir attaché à l’exercice d’une fonction publique peut devenir une chose recherchée et saisie pour elle-même. Il faut donc s’assurer que ceux qui jouissent du pouvoir attaché à leurs fonctions les emploient pour le public et non en faveur de leur bénéfice personnel.

D’autre part, une fois qu’ils sont institués, les différents organes étatiques ont tendance à persister même s’ils ne remplissent plus adéquatement leur mission. La société est traversée par des changements, des innovations technologiques ou sociales. Il en résulte des nouvelles manières d’agir et de s’associer dont découlent des nouvelles conséquences indirectes.

Un public nouveau apparaît donc. Mais le pouvoir reste dans les mains des officiels que l’ancien public avait mandatés. S’ils sont bien organisés, ils empêchent le développement d’une forme renouvelée de l’organisation étatique. C’est pourquoi, les changements des formes des États nécessitent souvent des révolutions.

Puisque nous ne rencontrons jamais un même public en deux époques ou en deux lieux différents, l’État doit toujours être scruté et examiné. « Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait », écrit John Dewey. Malheureusement, la création d’une organisation politique aussi souple n’est pas chose aisée.

Gilles Sarter

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La Nature du Social

La Nature du Social

Aux questions de la société, de sa nature et de ses lois, Émile Durkheim considère qu’ont mal répondu les théoriciens du contractualisme (Rousseau, Hobbes) et du naturalisme (Spencer, les économistes orthodoxes). A tous, leur défaut majeur a été de vouloir déduire le social de la nature humaine et de voir la société comme un agrégat d’individus. Ils n’ont pas su comprendre la nature véritable de la société et appréhender ce qui empêche sa réduction à la somme de ses parties.

Contractualisme

Les contractualistes (Rousseau, Hobbes) considèrent que les êtres humains sont naturellement réfractaires à la vie en société. Ils ne peuvent s’y résigner que s’ils y sont contraints. Les fins de la vie sociale sont contraires aux fins individuelles. La société telle qu’elle existe fait violence aux individus par des croyances, des préjugés, des coutumes et des limites qui sont factices, artificiels et monstrueux.

Mais comment comprendre que les individus aient pu eux-mêmes élaborer une telle machine coercitive, capable d’annihiler leur liberté individuelle ? E. Durkheim voit ici une contradiction fondamentale. Selon lui, les contractualistes y répondent par l’ « artifice » du pacte ou du contrat social. Autrement dit, c’est la duperie de l’adhésion à un pacte social qui entraîne les individus à se soumettre, sans en prendre conscience, à une machine qui a pour fonction de les dominer.

Naturalisme

Les naturalistes, parmi lesquels E. Durkheim range les théoriciens du droit naturel comme Spencer et les économistes, font la même erreur que les contractualistes mais en adoptant une perspective inverse. En effet, ils postulent l’existence chez l’être humain d’un instinct de sociabilité qui le prédestine à la vie sociale. Les humains possèdent donc une inclination naturelle à la vie domestique, à la vie politique, au commerce… De cette inclination découle l’organisation de la société.

Pour E. Durkheim, la théorie qui considère qu’il faut laisser faire les forces individuelles qui s’auto-organisent est naïve. Elle minimise le rôle de la contrainte dans la vie sociale.

Des prémisses anthropologiquement raisonnables

L’opposition des postulats du contractualisme à ceux du naturalisme permet à E. Durkheim de présenter ses propres des prémisses, « anthropologiquement raisonnables ». L’être humain n’est pas enclin à faire société au point d’adhérer à ce mouvement sans contrainte. Mais, il n’y est pas non plus foncièrement opposé. Les individus n’entrent pas en société sous l’effet d’une machinerie coercitive, dissimulée par l’illusion du pacte social.

E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Chap.V Règles relatives à l’explication des faits sociaux, 1895La participation à la vie sociale résulte plutôt du fait que l’individu se trouve en présence d’une force qui le dépasse. Il se soumet volontairement à l’autorité de cette force parce qu’il en reconnaît la supériorité intellectuelle et morale. Il comprend que l’être social est incomparablement plus riche, plus complexe, plus durable que l’être individuel.

Ce qui est important pour E. Durkheim, c’est donc l’aspect contingent de la société humaine. La formation des sociétés est progressive. Elle résulte d’une multitudes de causes naturelles. Mais la société n’est pas une chose naturelle en ce sens qu’elle serait déjà pré-inscrite dans la nature humaine. Il n’y a pas de prédisposition humaine à l’interaction, fondée sur des échanges ou des services mutuels. Et quand bien même il y en aurait une, l’interdépendance ne suffit pas pour qu’il y ait société.

Nature particulière des faits sociaux

Une société est davantage que la somme des interactions entre les membres qui la constitue. Elle est une « synthèse associative » est non pas une simple agrégation d’individus. Cette synthèse produit des effets qui appartiennent à un nouvel ordre de réalité et qui sont régis pas une causalité spécifique.

E. Durkheim explique ce phénomène en invoquant les représentations collectives et en tissant une analogie avec la chimie. En chimie, la synthèse se produit en unifiant plusieurs éléments et donc en les transformant en un élément nouveau dont les propriétés sont différentes des premiers.

De la même façon, les représentations collectives dérivent du concours des individus mais sont extérieures aux consciences individuelles. Les représentations privées deviennent sociales en se combinant sous l’effet de la force associative. En se combinant, elles deviennent des faits sociaux, des manières collectives de faire, d’agir ou de penser.

Les faits sociaux constituent un ordre de faits différents des faits purement individuels. C’est pourquoi la sociologie holiste n’explique les phénomènes sociaux, qu’en en cherchant les causes efficientes et les fonctions, parmi d’autres faits sociaux.

© Gilles Sarter

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Le Précariat est-il une Classe?

Le Précariat est-il une Classe?

Les travailleurs précaires sont-ils susceptibles de constituer une classe sociale appelée précariat? Erik Olin Wright aborde cette question à l’aide de la notion d’intérêt commun.

Travailleurs précaires et classes sociales

La population française, comme celle des USA, est traversée par une fracture inégalitaire qui passe entre les gens qui disposent d’une position économico-sociale relativement sécurisée et ceux qui sont exposés à une instabilité de l’emploi. Est-ce que ces travailleurs précaires forment ou sont susceptibles de former une classe sociale distincte de celle plus englobante des travailleurs?

Karl Marx aussi bien que Max Weber envisagent les « classes sociales » comme des organisations collectives. Pour les deux penseurs, la formation de ces organisations résulte du fait que des gens qui occupent des positions identiques dans les rapports de production économiques partagent des intérêts communs qui sont déterminés par cette position.

Intérêts au niveau systémique

En ce qui concerne la question du choix d’un système économique, si nous croyons qu’une alternative socialiste ou communiste au capitalisme est possible, alors nous pouvons penser que le précariat et les autres travailleurs pourraient constituer une même organisation collective de classe.

En effet, nous pouvons postuler que les conditions matérielles de tous ces gens seraient améliorées dans une économie construite sur la base de la propriété sociale des moyens de production, d’une organisation véritablement démocratique des activités économiques, d’un développement renforcé des services et des biens publics accessibles pour tous et de l’établissement de rapports sociaux orientés vers plus de coopération.

Intérêts au niveau institutionnel

Qu’en est-il si nous envisageons la question dans le cadre d’une tentative de régulation interne du capitalisme? Il est clair que, dans le cadre des règles actuelles, les conditions de vie matérielles des personnes précaires sont généralement pires que celles des travailleurs qui bénéficient de contrats de travail plus sécurisés.

Erik Olin Wright, Is the Precariat a Class ?, Global Labor Journal, April 2015

La question qu’il revient de se poser est celle des règles que nous pourrions modifier en faveur des travailleurs précaires. Est-ce que la modification de ces règles irait à l’encontre des intérêts des autres travailleurs ? Est-ce que les personnes précaires et ces derniers se situent du même côté de la barrière quand il s’agit de modifier les règles du jeu capitaliste ?

Il existe de nombreuses propositions dont la mise en pratique améliorerait considérablement le sort des personnes précaires. Certaines intéressent leurs conditions spécifiques. Il s’agit, par exemple, de réguler le travail flexible, d’arrêter de diaboliser les chômeurs… D’autres changements pourraient carrément préfigurer une alternative émancipatrice au capitalisme, comme l’instauration d’un salaire universel, la mise en place d’un fond d’investissement public géré démocratiquement…

Lire un article sur la notion de position de classe contradictoire

Y a-t-il des intérêts divergents entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs concernant les modifications que nous venons d’évoquer ? La réponse semble être négative. Aucune de ces propositions ne va à l’encontre des intérêts des travailleurs en général. Elles vont dans le sens de leur intérêt à tous. E.O. Wright formule même l’hypothèse que ces réformes profiteraient à une large frange de la population, y compris celle qui occupe des positions de classe contradictoires comme les superviseurs, les cadres, les experts, les professions libérales, la petite-bourgeoisie…

Intérêt au niveau situationnel

Qu’en est-il, enfin, des intérêts des différentes catégories de travailleurs, dans le cadre des règles de fonctionnement du capitalisme actuel ? Ici les intérêts matériels des travailleurs appartenant à différents secteurs et occupant différents postes au sein de ces secteurs d’activité peuvent facilement diverger.

A l’intérieur du précariat lui-même, les individus peuvent ne pas partager des intérêts ou des stratégies communes. Par exemple, dans le cadre des règles définies par le capitalisme néolibéral, les stratégies optimales peuvent être très différentes entre un migrant sans-papier et un jeune chômeur surqualifié.

Voir aussi un article sur la convergence des luttes

Dans le contexte économique actuel, la convergence entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs pourraient ne dépendre que des processus d’organisation de la lutte sociale et non pas directement d’intérêts communs.

Précariat et luttes sociales à venir

Pour conclure, E.O. Wright propose de définir la position du précariat dans la structure de classe capitaliste, de quatre manières différentes.

Premièrement, le précariat constitue une partie de la classe des travailleurs, si l’analyse concerne le choix d’abandonner le jeu capitaliste au profit du jeu socialiste ou communiste.

Deuxièmement, il constitue aussi une partie de la classe des travailleurs, si nous envisageons une modification des règles de base du jeu capitaliste en introduisant davantage de régulation et de socialisation des activités économiques. 

Troisièmement, le précariat représente un segment distinct de la classe des travailleurs si nous raisonnons en termes de règles plus spécifiques qui favorisent les travailleurs les plus sécurisés à son désavantage.

Et quatrièmement, le précariat peut être tenu pour un agrégat de différentes positions sociales, si nous nous intéressons plus précisément aux stratégies possibles pour les personnes précarisées, dans le cadre des règles qui définissent les conditions du travail précaire.

Quelle que soit de la position que nous leur attribuons dans la structure de classe, les travailleurs précaires sont en croissance rapide aussi bien aux USA qu’en Europe. Les personnes qui vivent cette précarité  sont porteuses des critiques les plus exacerbées contre le système capitaliste.

A ce titre, il se pourrait, selon E.O. Wright, qu’elles jouent à l’avenir, un rôle particulièrement important dans la lutte contre les règles capitalistes ou contre le jeu capitaliste lui-même.

© Gilles Sarter

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Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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État fort et Néolibéralisme

État fort et Néolibéralisme

Une représentation commune associe le néolibéralisme à un désengagement généralisé de l’État de la vie sociale, économique et internationale. Wolfgang Streeck montre, au contraire, qu’un motif fondamental du néolibéralisme est qu’il faut un « État fort » pour une « économie libre ». Grégoire Chamayou montre que les théoriciens néolibéraux (Hayek, von Mises, Schumpeter) ont puisé cette idée dans l’œuvre du politologue allemand Carl Schmitt.

La démocratie-providence est l’État total

Dans les années 1920-1930, Carl Schmitt soutient la thèse que l’État neutre et libéral (au sens d’Adam Smith) dont l’action est caractérisée par un « laisser-faire » dans la sphère économique est en train de devenir un « État total ». A la même époque, Mussolini emploie l’adjectif « totalitaire » en lui donnant une valeur positive. C. Schmitt utilise l’expression « État total » dans un tout autre sens. Elle désigne chez lui, de manière dépréciative, la « démocratie-providence », c’est-à-dire un régime démocratique parlementaire associé à des politiques de l’État-providence.

Grégoire Chamayou, Une société ingouvernable. Genèse du Libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.L’argumentaire que déroule le politologue est le suivant. Un gouvernement démocratique est continuellement sommé de répondre aux exigences provenant des différentes composantes de la société. Il est donc conduit à intervenir dans les sphères sociales et économiques. Dans de telles circonstances, il n’est plus possible d’établir une distinction entre les questions d’ordre politique qui ne devraient relever que de l’État et les autres questions d’ordres économique et social qui ne devraient pas le concerner.

L’« État-providence » est « sans dehors ». Tous les domaines de la vie tombent sous son ressort. Il devient un « État total ». Or selon C. Schmitt, plus il s’étend et se répand dans toutes les directions, plus l’État devient faible. Sa force s’atténue au fur et à mesure que son champ d’action s’élargit.

L’État fort est militaro-médiatique

A cet « État quantitatif » et faible, le politologue veut opposer un « État qualitatif » et fort. C’est ainsi que quelques années avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il en appelle à la formation d’un État qui concentrerait entre ses mains la puissance des techniques militaires modernes appliquées à la répression. Ces moyens techniques, écrit-il, conférant « un tel pouvoir et une telle influence que les anciennes notions de pouvoir d’État et de résistance à ce pouvoir s’estompent ».

En plus des moyens techniques de répression, un État fort monopoliserait aussi l’usage des nouvelles technologies de l’information, à des fins de propagande et de manipulation des masses : « la montée en puissance des moyens techniques offre cependant aussi la possibilité d’exercer sur les masses une influence bien supérieure à tout ce que pouvaient accomplir la presse et les autres moyens traditionnels de formation de l’opinion.»

Cet État militaro-médiatique, insiste G. Chamayou, qui serait doté des meilleurs moyens de répression et de manipulation, ne tolérerait plus la contestation et n’hésiterait plus à combattre les forces contestatrices en les désignant comme des « ennemis de l’intérieur ».

L’État fort pour une économie libre

Fort dans la répression des mouvements sociaux et politiques d’opposition, l’État que C. Schmitt voudrait voir advenir, suspendrait son action au seuil de la sphère économique. La liberté d’entreprendre et de commercer serait protégée et même étendue autant que possible. Dès qu’il aborderait les questions d’économie, l’État fort renoncerait à son autorité.

Au fond, comme l’écrit G. Chamayou, s’il dépolitise la société, l’État fort ne le fait que dans les limites d’une distinction bien comprise entre politique et économie. Une fois la lutte des classes maintenue sous son talon de fer, il laisse le capitalisme prospérer.

Dans les années 1940, les gouvernements alliés utilisent l’expression « lutte contre le totalitarisme » pour justifier leur entrée en guerre contre les forces de l’Axe. A la même époque, Hayek dans La Route vers la servitude (1944), von Mises dans Le Gouvernement omnipotent (1944), Schumpeter dans Capitalisme, socialisme, démocratie (1942) reprennent des éléments de la thèse de C. Schmitt. Le régime de la démocratie-parlementaire et les politiques de l’État-providence conduiraient inexorablement vers un « État totalitaire ». La démocratie-providence alimenterait un socialisme qui saperait l’État de droit et mènerait directement au fascisme. Ils appellent donc à abandonner ce type régime.

Face à eux, des penseurs tels que Hermann Heller, Herbert Marcuse ne s’abusent pas. Au lieu d’interpréter le totalitarisme comme étant enfanté par la démocratie sociale, ils le comprennent au contraire comme sa négation. Ils voient dans le totalitarisme européen une réaction fondée sur une synthèse entre autoritarisme politique et économie libérale. Pour Marx Horkheimer, ce n’est pas la démocratie sociale qui conduit intrinsèquement au fascisme mais le capitalisme monopolistique qui prend sa revanche lorsqu’il voit ses intérêts attaqués par cette dernière.

L’État fort et le néolibéralisme

A la fin des années 1960, le contexte de la Guerre Froide, les conquêtes sociales de l’après-guerre, les nouvelles contestations sociales et politiques aux USA, en Amérique latine et en Europe inquiètent le milieu des affaires. Un mouvement de mise en application des thèses néolibérales s’amorce, dès 1974 dans le Chili de Pinochet, puis au début des années 1980 aux USA (Reagan) et en Grande-Bretagne (Thatcher). Nous n’en sommes pas encore sortis.

Sur ce sujet, lire aussi un article sur le néolibéralisme et la théorie du capital humainContrairement à une idée répandue et souvent instrumentalisée par ceux qui les mettent en application, les politiques néolibérales ne sont pas alimentées par une « phobie » de l’État. Bien au contraire, elles s’appuient sur l’idée qu’il faut un État fort, capable de façonner les mentalités (dès l’école) et de réprimer les oppositions et les contestations, pour imposer la dérégulation, la privatisation et la financiarisation de l’économie.

Gilles Sarter

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Contradiction dans le régime capitaliste

Contradiction dans le régime capitaliste

Selon Cornelius Castoriadis, la contradiction majeure du régime économique capitaliste réside dans les modalités de l’organisation de la production. Si les travailleurs sont exploités au sein de ce système, c’est parce qu’ils sont d’emblée exclus de la prise de décision. Mais dans les faits, la production effective nécessite une part d’auto-direction. Cet élément constitue le germe du projet révolutionnaire de l’auto-organisation.

L’autorité contre l’auto-direction

Dans les entreprises capitalistes, seuls les propriétaires des moyens de production décident des activités liées à la production. Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de comment le travail est organisé, de la répartition des profits et des investissements… C’est ainsi que Bernard Friot peut pointer qu’en régime capitaliste, les travailleurs sont des « mineurs » sociaux. La seule chose qui leur est due est un pouvoir d’achat, reçu en échange de leur force de travail.

La contradiction inhérente à cette modalité d’organisation résulte du fait que la réalisation effective de la production nécessite que les travailleurs exercent malgré tout leur potentiel créateur. Dès le moment où les activités économiques nécessitent une qualification humaine, l’exécution des directives mobilise un élément d’auto-direction. Toute bureaucratique qu’elle soit et bien que son objectif tende à une rationalisation intégrale du travail, l’autorité capitaliste dans la production ne peut supprimer l’expression des facultés humaines de créativité et d’auto-organisation. Et bien plus, elle ne peut s’en passer.

Certaines activités économiques ne peuvent pas être automatisées et réduites à des exécutions pures et simples. Même si l’organisation bureaucratique tend à définir aussi exhaustivement que possible les modalités de travail, dans les faits l’exhaustivité est impossible à atteindre. La production ne peut être effectuée que si les travailleurs sont à même d’organiser une partie de leur travail, de solutionner eux-mêmes certains problèmes rencontrés et d’apporter certaines améliorations concrètes, à leur niveau d’intervention.

L’organisation capitaliste du travail est donc fondamentalement contradictoire car elle ne peut fonctionner que si les travailleurs opposent une résistance à son mode de direction.

La réciprocité et l’exploitation

Toujours selon C. Castoriadis, le capitalisme serait le premier type d’organisation sociale bâti sur une contradiction insurmontable. Dans toutes les sociétés organisées selon le rapport d’exploitation, les exploiteurs vivent aux dépens des exploités. Toutefois dans les sociétés féodales ou esclavagistes, l’exploitation n’est pas comme telle contradictoire. En effet, elle est enserrée dans des rapports sociaux qui sont tout sauf économiques.

Dans ces sociétés, chaque individu concourt à la perpétuation de l’ensemble, en remplissant les fonctions qui lui sont propres. L’ensemble présente l’aspect d’une totalité cohérente sur le plan social et historique, aussi bien que sur les plans théologique ou cosmique.

C. Castoriadis trouve dans l’apologue de Agrippa Menenius Lanatus « Les membres et l’estomac », une illustration de son hypothèse. En -494, le sénateur romain harangue les soldats plébéiens qui ont fait sécession. Il leur explique qu’un organisme complexe, comme le corps humain ou la cité romaine, ne peut survivre qu’à mesure de la complémentarité entre ses différentes parties : « vous êtes les bras nous sommes le cerveau… »

N. Poirier, Lutte des classes chez Marx: reconnaissance ou dénégation?, Variations, 13/14, 2010L’argument de C. Castoriadis est que dans de telles sociétés, la vie collective est régulée selon l’idée d’un « nous », articulé comme un tout. Le rapport d’exploitation est enfoui sous la représentation généralement admise d’un rapport de réciprocité : « vous fournissez le travail, nous fournissons l’honneur, la sainteté, les idées… »

Dans les sociétés capitalistes, les imaginaires du « nous » et de la réciprocité disparaissent. Seule l’exploitation économique et la partition en classes antagonistes demeurent. Elles débouchent sur une confrontation, dans laquelle chacun des adversaires tente d’obliger l’autre à changer son mode de comportement.

L’auto-organisation comme projet révolutionnaire

C. Castoriadis écrit que les esclaves et les serfs faisaient vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. En revanche, les travailleurs font vivre les capitalistes, à l’encontre des normes des capitalistes. C’est pourquoi la tradition marxiste peut affirmer que la société capitaliste est grosse d’une perspective révolutionnaire.

L’action auto-organisatrice déjà existante chez les travailleurs, à rebours des directives bureaucratiques, contient les germes de la gestion démocratique des activités économiques. En résistant à l’exploitation de leur force de travail, ils jettent les bases de l’auto-organisation de la production.

Le passage du capitalisme au communisme n’est pas un projet utopique mais une réalité inscrite dans ce mouvement de contestation qui est déjà-là. Le contenu de la lutte des travailleurs est une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production et finalement pour la réorganisation de la société.

Gilles Sarter

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Structures horizontales et Élites informelles

Structures horizontales et Élites informelles

Jo Freeman est une politologue, féministe et militante des droits civiques. Dans un texte de 1972, elle s’appuie sur son expérience au sein de groupes féministes pour proposer un examen critique du concept d’ « horizontalité ». Elle y montre que le refus de se structurer de manière formelle et l’émergence concomitante d’élites informelles ont conduit certains de ces mouvements à une incapacité d’agir sur le plan politique.

Notion d’horizontalité

Jo Freeman rapporte que les militantes féministes américaines des années 1960 étaient largement opposées aux idées de leader et de structure. Elle interprète cette position comme une réaction à l’encontre de la hiérarchisation extrême de la société américaine de l’époque. Structures et verticalité étaient associées par les militantes à l’idée de perte de contrôle de leurs propres vies.

Pour ces raisons, la plupart des organisations féministes prônaient l’ « absence de structure » (« structurelessness »), c’est-à-dire une horizontalité concrétisée par l’absence de leader, la création d’un espace d’expression sécurisant, le respect et la libération de la parole, la recherche du consensus dans les prises de décisions. Ce mode de fonctionnement était, selon J. Freeman, parfaitement adapté au but et à la méthode que s’étaient fixés les premiers groupes de militantes, l’éveil des consciences et l’exercice d’une pensée autonome.

Incapacité d’agir politiquement

Des problèmes de fond apparurent lorsque ces groupes s’agrandirent, que les membres se lassèrent de partager leurs expériences et qu’elles voulurent passer à la réalisation d’actions politiques. Les méthodes de l’horizontalité et les débats informels s’avérèrent inadaptés pour atteindre les objectifs visés.

Les groupes qui ne parvenaient pas à se consacrer à la réalisation d’un projet concret trouvèrent dans le simple fait de perdurer en tant que groupe, leur raison de perdurer. Mais la fin de l’entreprise de sensibilisation laissait les militantes désœuvrées. Elles finirent par se retourner les unes contre les autres, par rechercher des moyens d’action individuels ou par se tourner vers d’autres organisations qui leur permettaient de s’engager dans des actions structurées et efficaces. Toutefois, pour ces organisations politiques, la libération des femmes n’était qu’un problème parmi d’autres.

Structures des groupes

L’erreur de fond qui a été commise par les groupes féministes, telle que J. Freeman la conçoit, repose sur plusieurs croyances erronées. D’abord, il y a la croyance aveugle selon laquelle tout autre mode de fonctionnement que l’horizontalité est forcément une forme d’oppression. Ensuite, il y a le préjugé selon lequel toute organisation ou structuration serait intrinsèquement mauvaise. Enfin, il y a cette idée plus pernicieuse selon laquelle il pourrait exister des groupes non structurés.

C’est à la réfutation de cette croyance que s’attache particulièrement Jo Freeman. Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de groupes excédant une certaine taille qui ne soient pas structurés. N’importe quel groupe d’êtres humains finit par se structurer d’une manière ou d’une autre. Cette structure pourra être hiérarchique ou pas, spécialisée ou non, évolutive ou figée, fondée sur une répartition égalitaire ou inégalitaire des ressources et du pouvoir, mais elle finira toujours par se constituer.

Structures et élites informelles

La véritable opposition n’est donc pas celle qui oppose groupes structurés et groupes non-structurés, mais celle qui existe entre les groupes aux structures formellement établies et les groupes aux structures informelles. Quant aux idées de groupes non-structurés et d’horizontalité, elles servent d’écran de fumée permettant de masquer l’existence de structures informelles.

J. Freeman montre que dans le cas des groupes féministes l’absence de structures ouvertement définies a fini par devenir une façon de cacher l’exercice d’un pouvoir effectif par des élites informelles.

L’idée d’élite telle que J. Freeman l’utilise fait référence à des petits groupes de personnes qui exerçaient un pouvoir, de façon plus ou moins diffuse, sur des groupes plus larges auxquels ils appartenaient. Cet exercice s’effectuait sans que les élites aient dû rendre de compte et sans que les groupes plus larges aient donné leur accord explicite. Les membres de l’élite n’étaient pas des conspiratrices. Elles agissaient plutôt comme des groupes d’amies dont les réseaux de communication fonctionnaient indépendamment des canaux mis en place par les groupes élargis.

Participation aux élites

Les critères de participation aux élites informelles, bien que changeant d’un groupe à un autre, n’avaient rien à voir avec les compétences, les contributions réelles ou potentielles ou le dévouement à la cause. Ils se rapprochaient davantage des critères que nous utilisons pour choisir des amis.

Il pouvait s’agir selon les cas, de l’appartenance à la classe moyenne, du fait d’être mariée ou de ne pas l’être mais de vivre en concubinage ou encore d’être homosexuelle, d’avoir entre vingt et trente ans, d’être allée à l’université, d’être « branchée », de revendiquer une appartenance politique, d’être identifiée comme « radicale », d’avoir des enfants, de présenter certains traits de caractère féminins comme celui d’être « gentille », de s’habiller correctement…

De fait, la manière de rejoindre une élite passait toujours par la cooptation. La prétendante devait cultiver une relation active et amicale avec l’une des membres de l’élite jusqu’au moment où cette dernière l’introduisait dans le cercle fermé.

Risques liés à l’horizontalité

L’absence de structures formelles et la présence d’une élite informelle entraînaient généralement au moins trois conséquences négatives.

Jo Freeman, The tyranny of structurelessness, The Second Wave, vol.2, n°1, 1972

D’abord, la prise de décision pouvait finir par devenir un processus au sein duquel les gens s’écoutaient parce qu’ils s’appréciaient et non pas parce que ce qu’ils disaient était bénéfique pour le groupe ou parce que cela avait du sens. Ensuite, rien n’obligeait les membres de l’élite à rendre des comptes à la totalité du groupe. N’ayant reçu leur pouvoir de personne, personne ne pouvait le leur reprendre. Leur influence ne dépendant pas de ce qu’elles faisaient pour le groupe mais de leur cohésion, elles ne pouvaient pas être influencées directement par lui. Enfin, les femmes qui n’appartenaient pas aux élites ne pouvaient ni exercer un pouvoir de décision, ni accéder à la reconnaissance sociale.

Selon J. Freeman, ces groupes auraient pu gagner en efficacité et fonctionner de manière démocratique, s’ils avaient abandonné l’idée d’horizontalité et s’ils avaient adopté quelques principes permettant de formaliser leur structuration. Parmi ces principes, elle évoque la délégation de fonctions ou de tâches, associée à la responsabilisation des personnes déléguées, la répartition et la rotation des fonctions et des tâches, la diffusion de l’information à tous les membres et l’accès égalitaire de tous les membres aux ressources du groupe.

© Gilles Sarter

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Socialiser les Marchés, Démocratiser l’Économie

Socialiser les Marchés, Démocratiser l’Économie

Diane Elson nous offre la vision d’une économie socialiste qui n’exclut pas les marchés de son mode d’organisation. En effet, plutôt que de supprimer les marchés, elle propose de les « socialiser ». Ainsi, les gens ne seront plus confrontés à des forces anonymes et incontrôlées, mais ils pourront quand même profiter des bénéfices que la décentralisation et les transactions marchandes sont susceptibles d’apporter.

Ni autosuffisance, ni centralisation

Pour D. Elson, les deux alternatives au capitalisme qui misent tout sur des communautés autosuffisantes ou sur une économie nationale planifiée ne prennent pas suffisamment en considération les limitations des petites communautés et les difficultés liées à la planification d’une économie nationale.

En outre, la décentralisation des décisions et des activités économiques lui paraît importante si l’on envisage de créer de nouvelles formes de communauté, de solidarité et de démocratie internationales. Le problème de la Globalisation n’est pas l’internationalisation en général. Le problème de la Globalisation, c’est qu’il s’agit d’une internationalisation qui opère en faveur des grands détenteurs de capitaux industriels et financiers et non en faveur des populations.

Fin de l’économie de marché, pas fin des marchés

Le marché est une institution qui a préexisté au capitalisme. Mais dans le régime capitaliste, cet outil a été subordonné à la dynamique de l’argent pour l’argent, donnant naissance à une économie de marché. Sur les marchés actuels, les prix ne reflètent pas la valeur d’usage des biens et des services. Les produits financiers, les actions, les obligations, les produits dérivés ont de moins en moins de rapport avec l’économie réelle. Les modalités de production des marchandises aggravent les urgences sociales et écologiques. Biens et services sont devenus des moyens pour accumuler du capital.

Lire aussi un article sur la naissance de l’économie de marchéMais comme le souligne Karl Polanyi dans La Grande Transformation, la fin de l’économie de marché ne signifie pas la fin des marchés.

En effet, ces derniers peuvent être organisés selon une variété de façons et peuvent servir une variété d’objectifs. Les marchés commerciaux sont certes organisés pour que les actionnaires ou les capitalistes réalisent du profit. Mais ils pourraient tout aussi bien être organisés pour permettre des échanges qui soient socialement utiles, qui respectent les écosystèmes et qui couvrent les besoins des gens en aliments et en soins de qualité ou en logements décents.

Socialisation des marchés

La thèse de D. Elson est qu’une telle transformation des marchés passe fondamentalement par une transformation des rapports de propriété.

« Socialiser » les marchés ne signifie pas les soumettre à une régulation étatique. Cela signifie que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire, afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.

Une inquiétude est parfois exprimée. La persistance des marchés ne permettra pas d’engranger les bénéfices démocratiques attendus de la socialisation des moyens de production. Les entreprises étatisées ou les coopératives de travailleurs finiront pas se comporter sur le marché, comme des entreprises capitalistes. Les cadres de la bureaucratie étatique ou les membres des coopératives en viendront à s’approprier le surproduit du travail, avec des dommages aux êtres humains et à la planète comparables à ceux actuels.

D. Elson répond qu’un tel scénario ne saurait être imputé à l’institution du marché. En revanche, une telle évolution découle de la persistance du droit de propriété d’entreprise, à travers la création d’entreprises d’État et de coopératives de travailleurs.

Droit de propriété d’entreprise

Le droit de propriété d’entreprise c’est ce rapport social qui exclut certaines personnes de l’usage des ressources économiques.

Dans le régime capitaliste, les propriétaires privés des moyens production sont les seuls à décider de cet usage. Quand la propriété est transférée à l’État ou à des coopératives de travailleurs, les cadres de la bureaucratie ou les membres des coopératives excluent toutes les autres personnes de la décision sur l’usage des moyens de production.

Dans les trois configurations (entreprise capitaliste, entreprise d’État, coopérative de travailleurs), la majorité des gens n’ont pas le droit d’exercer le pouvoir de décision économique. En revanche, ceux qui peuvent décider finissent par s’approprier le surproduit du travail. Il faut préciser que ici « s’approprier le surproduit » ne signifie pas obligatoirement que ces gens s’approprient le surproduit comme un revenu. Cela veut juste dire qu’ils ont le pouvoir de décider ce qu’ils vont faire de ce surproduit (le réinvestir dans l’outil de production, le consommer, l’épargner…).

Droit à la propriété commune

Au droit de propriété d’entreprise, D. Elson oppose le droit à la propriété commune et les droits collectifs. Le droit à la propriété d’entreprise est un droit d’exclure. A l’inverse, le droit à la propriété commune et les droits collectifs sont des droits à être inclus, à ne pas être exclus.

Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (terres communales, parc publics, routes, bibliothèques….).

Actuellement, le droit à la propriété commune est de plus en plus menacé et l’exercice du droit de propriété d’entreprise est de plus en plus concentré entre quelques mains. Pour sa part, D. Elson propose de le renforcer dans les services publics clés, comme l’éducation, la santé, les infrastructures, l’information…

Bien sûr, cela implique que les services et entreprises publics ne soient plus sous le contrôle discrétionnaire d’élus ou de bureaucrates, mais soumis au pouvoir démocratique des usagers.

Droits collectifs sur les entreprises

Dans le régime socialiste de D. Elson, les entreprises qui ne relèvent pas du secteur public ne sont pas soumises au droit de propriété commune. En revanche, elles sont soumises à différentes formes de droits collectifs. Les responsables sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.

Ces processus peuvent concerner différents enjeux : égalité d’accès aux opportunités, libre information, protection de l’environnement, santé publique, sécurité et droits des travailleurs, protection du consommateur… Les entreprises doivent montrer qu’elles respectent tous les standards avant de pouvoir accéder aux marchés, emprunter, embaucher de la main d’œuvre ou s’approprier le surproduit pour le réinvestir…

Rôle du secteur associatif

Pour éviter que ce système repose sur l’action de l’État, le processus de contrôle social implique les citoyens à travers le secteur associatif. Les inspecteurs gouvernementaux sont responsables de la certification et de la poursuite en justice des contrevenants à la loi.

Les associations (syndicats de travailleurs, associations de consommateurs, de protection de l’environnement, organisations féministes…) jouent un rôle majeur dans la réalisation d’investigations, dans la communication à travers des médias associés, dans la représentation des plaignants dans les négociations avec les entreprises et dans le conseil à ces dernières pour améliorer leurs pratiques.

Diane Elson, Socialized Markets, not Market Socialism, Socialist Register, vol.36, 2000

D. Elson envisage aussi la création de commissions pour l’établissement des prix des biens basiques (énergies, télécommunication, alimentation…). Pour les prix des autres produits ou services, des commissions citoyennes peuvent réaliser des audits et intervenir dans la régulation. Les entreprises doivent communiquer les éléments utilisés pour établir leur prix et démontrer qu’ils sont alignés sur les standards sociaux.

Dans ce modèle d’organisation, les associations jouent donc un rôle catalytique. Elles effectuent un travail de médiation entre les entreprises et les ménages. Elles établissent un dialogue entre les vendeurs et les acheteurs, dans la perspective d’élaborer des objectifs sociaux partagés et qui dépassent l’intérêt étroit à obtenir un profit optimal, dans la transaction commerciale.

Démocratisation de l’économie, droits humains et écologie

La vision de D. Elson n’est pas celle d’une « société de marché ». Elle n’est pas non plus celle d’une « société bureaucratique ». Dans ses propositions, les instances étatiques interviennent pour élargir, approfondir et garantir les différents processus de démocratisation de l’économie.

Le socialisme de D. Elson repose sur l’établissement du droit des individus à jouir de la propriété commune ou collective des ressources économiques, sur la reconnaissance de la participation des ménages et des associations à l’économie, sur la compréhension de la part culturelle de l’économie, sur la prise en compte des valeurs et des normes sociales dans la détermination des activités économiques, sur la reconnaissance du rôle utile que les marchés peuvent jouer, en facilitant la prise de décision décentralisée et internationalisée.

Comment réaliser cette vision ?

Premièrement, Diane Elson appelle à renforcer les mouvements qui demandent d’avoir part à la décision dans l’utilisation du pouvoir économique. Le mot d’ordre qu’il faut opposer à « libéraliser l’économie » est « démocratiser l’économie ».

Deuxièmement, elle invite à renforcer, sur le terrain, les initiatives concrètes qui se fondent sur l’application du droit de propriété commune ou de droits collectifs sur les moyens de production.

Troisièmement, elle propose de créer des liens entre la réalisation des droits de l’être humain, le droit de propriété commune et l’exercice de droits collectifs sur les entreprises. J’ajoute que de tels liens peuvent aussi être établis avec la question écologique.

Il s’agit de montrer comment la réalisation effective des droits humains et le traitement de l’urgence écologique dépendent de la démocratisation de l’économie.

Gilles Sarter

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Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Le développement d’institutions de gouvernance fondées sur la délibération et la participation des citoyens pourrait constituer une avancée sur le plan de la démocratie et de la justice politique. Archong Fung et Erik Olin Wright élèvent cependant une mise en garde.

Les acteurs qui sont dominants dans le système politique et économique actuel pourront confisquer le pouvoir ou exercer leur domination, même au sein d’institutions de délibération participative. Aussi, en l’absence de contre-pouvoir, ces structures risquent de ne pas engendrer les bénéfices démocratiques qui sont attendus d’elles.

Configuration des institutions politiques

Les mécanismes décisionnels et les processus de gouvernance constituent deux aspects particulièrement importants de la configuration des institutions politiques.

Voir aussi l’article: « Participation et Délibération: Quels dispositifs?« La prise de décision peut être agonistique (conflictuelle) ou délibérative. Dans le conflit, des groupes d’intérêts cherchent à obtenir des instances décisionnelles qu’elles prennent des décisions à leur avantage. Pour ce faire, ils alternent l’usage de la pression et de la négociation. Dans la délibération, les problèmes sont résolus en faisant appel aux normes et aux intérêts communs à toutes les parties prenantes.

Quant au processus de gouvernance, il est soit vertical et hiérarchique, soit participatif. Dans la situation de verticalité, les décisions sont prises au sommet et imposées aux niveaux inférieurs. Dans la participation, les prises de décisions et leur mise en application reposent sur l’implication directe des acteurs concernés, souvent à l’échelon local et décentralisé.

Critique de la gouvernance agonistique et verticale

Le modèle de gouvernance qui domine dans les sociétés capitalistes est agonistique et vertical. Les critiques théoriques et empiriques de ce modèle sont de trois ordres au moins. D’abord, il accentue les divergences entre les groupes concernés. Il engendre un degré excessif de conflictualité en minimisant les intérêts communs et les convergences possibles.

Ensuite, l’excès de conflictualité affaiblit la légitimité du processus de construction des lois ou des règles collectives. Ces règles apparaissent, en effet, comme « taillées sur mesure » pour les acteurs qui ont su imposer leur point de vue. Dans une telle configuration, ce sont toujours des intérêts particuliers qui dominent les autres.

Enfin, la gouvernance verticale est critiquée parce que les décideurs sont généralement éloignés de ceux à qui s’appliquent leurs décisions. Les informations dont ils disposent ne sont pas toujours pertinentes. Les rétroactions avec le terrain sont trop longues. Les règles imposées sont rigides. Elles tiennent peu compte des différenciations locales et des évolutions dans le temps.

Les tenants de la gouvernance participative et délibérative pensent que sa mise en œuvre permettrait de dépasser ces limites. Parmi les avantages qu’ils évoquent, on peut citer l’inclusion des citoyens dans les processus de gouvernance donc une plus grande équité, mais aussi une action publique plus efficace et plus subtile, la promotion de l’éducation civique et une plus forte légitimité des règles collectives.

Domination dans les processus participatifs et délibératifs

A. Fung et E.O. Wright soulignent toutefois que les structures participatives et délibératives ne sont pas à l’abri de phénomènes de captation de pouvoir ou de domination. Ces phénomènes peuvent se développer à différents moments et selon différentes modalités.

Par exemple, au moment de l’établissement d’une gouvernance participative et délibérative, dans un secteur d’activité donné ou sur un territoire donné, les acteurs dominants (grandes entreprises, établissements financiers, administrations étatiques…) peuvent favoriser leurs propres intérêts, en imposant les règles de la délibération, en prédéterminant les questions ou les sujets ouverts à la délibération, en choisissant l’éventail des participants… Parfois, le dispositif de délibération peut se trouver réduit à un simple rôle consultatif.

Même lorsque les règles de la délibération-participation sont équitables, les groupes d’intérêts les plus puissants ont plus de facilités à faire prévaloir leur point de vue. Les grandes entreprises, les lobbies, les administrations étatiques disposent de ressources qui leur permettent de défendre leurs intérêts et d’avoir une marge de manœuvre plus importante que les simples citoyens.

Un risque majeur pour les citoyens ordinaires concerne la réduction possible des compétences de l’État et une dérégulation-déréglementation au profit des dominants. Prenons l’exemple de la mise en place d’un programme de réduction des pollutions, à travers une structure participative qui inclurait des industriels et des riverains. Si les citoyens ne sont pas constitués en associations suffisamment aptes à se défendre, le résultat des délibérations risque de se traduire par une abdication des contrôles politiques centraux et un laisser-faire au profit des pollueurs. Bien sûr une telle évolution ne constitue un risque que dans l’hypothèse où les politiques gouvernementales ne sont pas déjà alignées sur les intérêts des grands groupes industriels.

Notion de contre-pouvoir

A. Fung et E.O. Wright qui examinent les conditions sociales et politiques susceptibles de limiter ces tendances utilisent la notion de contre-pouvoir.

Le contre-pouvoir désigne, chez eux, les institutions collectives capables de neutraliser le pouvoir des acteurs sociaux qui sont normalement dominants. Les formes de contre-pouvoir qui nous sont familières exercent plutôt leur influence dans le cadre de la gouvernance agonistique et verticale. Il s’agit de toutes les associations de citoyens, syndicats de travailleurs, mouvements sociaux, croisades juridiques qui réussissent à mettre en échec les acteurs qui jouissent habituellement d’un accès privilégié aux instances décisionnelles.

On pensera à toutes les luttes menées contre les administrations d’État et les grands groupes industriels ou financiers, sur les terrains du travail, de l’écologie, du féminisme, de l’anti-racisme, de la protection des consommateurs et des usagers…

A. Fung et EO Wright, Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative, dans Gestion de proximité et démocratie participative, M.H. Bacqué et al., La Découverte, 2005La thèse de A. Fung et E.O. Wright est que si une gouvernance participative et délibérative n’est pas elle-aussi accompagnée par un contre-pouvoir, elle court le risque de connaître le même travers que la gouvernance conflictuelle. Certains intérêts finiront par succomber à la domination d’intérêts plus puissants.

Dès lors la question qui se pose est celle de la forme que prendra le contre-pouvoir dans le nouveau processus de gouvernance. Pour les deux auteurs, les contre-pouvoir forts, en contexte agonistique et vertical, ne sont pas adaptés à la délibération-participation.

Problèmes du redéploiement du contre-pouvoir conflictuel

En premier lieu, les sociologues soulignent que les grandes associations nationales ou internationales (sur les questions d’environnement, de droits civiques, du féminisme…) ou les grands syndicats de travailleurs pourraient s’opposer à des évolutions institutionnelles allant vers la gouvernance participative. En effet, pour ces organisations le conflit reste un marqueur identitaire fort. A entrer dans des processus inclusifs et coopératifs, elles risquent de perdre leur position de défenseur d’une cause.

Dans l’hypothèse de son redéploiement, le contre-pouvoir agonistique se heurterait aussi à un problème d’échelle. Les grandes associations sont organisées pour exercer leur influence aux points centraux de la prise de décision. Elles cherchent à influencer la formulation de la législation et des politiques publiques. En revanche, les contre-pouvoirs délibératifs sont généralement appelés à opérer à des niveaux extrêmement localisés, dans un quartier, une commune, un territoire rural… Une telle intervention implique des compétences spécifiques.

L’objectif des contre-pouvoirs agonistiques est de peser sur les décideurs (élus, fonctionnaires, ministres, grands investisseurs et industriels…). Leurs compétences découlent de cet objectif. Elles se rapportent soit à l’élaboration de stratégies de communication, de diffusion d’informations, de persuasion ciblée, soit à la mobilisation de masse. Par contre, les compétences nécessaires dans le cadre de la délibération-participation concernent la résolution de problèmes et la mise en œuvre de projets. Elles englobent une dose d’expertise technique, la connaissance fine de la situation locale, des capacités d’analyse et de dialogue avec les acteurs locaux.

Enfin, A. Fung et E.O. Wright pensent qu’une difficulté majeure, pour le redéploiement des contre-pouvoirs agonistiques, concerne la manière dont ils construisent leurs cadres d’interprétation ou de compréhension du monde. En effet, c’est en constituant ces interprétations qu’ils réussissent à susciter des actions collectives. Dans les organisations agonistiques, les interprétations du monde social reposent sur la dénonciation d’inégalités et de préjudices qui constituent autant de raisons d’agir. Ces interprétations peuvent être accompagnées de l’attribution de culpabilités dépourvues d’ambiguïté (« agriculteurs pollueurs »…) ou décrire des oppositions manichéennes (cyclistes contre automobilistes…).

La délibération participative exige, quant à elle, d’adopter des positions et des analyses moins tranchées. Souvent, le bon fonctionnement de ces institutions repose sur une coopération intense et durable, entre des acteurs dont certains objectifs spécifiques peuvent diverger.

Quelles sont donc les sources à partir desquelles pourraient jaillir des contre-pouvoirs délibératifs?

Sources du contre-pouvoir délibératif

Malgré les limites et contraintes qui viennent d’être évoquées, il n’est pas impossible que des contre-pouvoirs délibératifs émergent à partir de transformations des contre-pouvoir agonistiques. En effet, les grands syndicats de travailleurs, d’étudiants, de parents d’élèves ou les grandes associations nationales de tous ordres disposent souvent de solides sections locales. Les instances centrales pourraient leur donner suffisamment d’autonomie, tout en agissant pour renforcer leur marge de manœuvre au niveau local (appui logistique, expertise scientifique, juridique…).

Des contre-pouvoirs délibératifs et participatifs peuvent aussi émerger à partir de groupes agonistiques locaux. Ce sont des associations de quartier et de villages ou des associations thématiques qui ont pris l’initiative de se saisir de sujets ou de projets au niveau local. Ces structures devraient éprouver une plus grande facilité pour passer d’un cadre agonistique à un cadre délibératif. Souvent, elles ont déjà engagé des dialogues avec les autres acteurs de leur secteur d’intervention. Elles sont déjà organisées pour résoudre des problème de manière décentralisée. Elles connaissent les spécificités locales et sont habituées à trouver des compromis constructifs, en mettant l’accent sur des valeurs communes.

Enfin, la création de contre-pouvoirs délibératifs peut être favorisée par l’initiative d’élus et de partis politiques qui s’engagent pour la démocratisation des institutions verticales et l’accroissement de la participation citoyenne. Par exemple, des partis de gauche qui ont accédé au pouvoir à Porto Alegre (Brésil) et dans l’État du Kérala (Inde) ont mis en place des budgets participatifs. Ce faisant, ils ont encouragé la constitution de groupes de bénéficiaires de ces politiques.

Militer et s’organiser

Les limites des processus de gouvernance verticaux et conflictuels sont reconnues. Les attendus démocratiques des institutions délibératives et participatives sont forts.

Il serait toutefois naïf de penser que les bénéfices espérés pour les citoyens ordinaires puissent se manifester, sans que ces derniers soient suffisamment organisés et dotés en ressources. En l’absence de contre-pouvoir, les acteurs dominants habituels continueront à exercer leur domination, dans le cadre de la délibération participative.

On peut dire que l’analyse de A. Fung et E.O. Wright rejoint ici celle de Murray Bookchin. En effet, le penseur du municipalisme libertaire explique que l’instauration de la démocratie directe dans un quartier, un village ou une ville passe d’abord et obligatoirement par la constitution d’une association locale.

Lire un article sur le municipalisme libertaireCette association prend en charge des projets d’amélioration de la vie quotidienne de la population et l’organisation d’assemblées citoyennes. Une fois que cette association a suffisamment éduqué ses concitoyens à la démocratie délibérative et participative, elle peut se présenter aux élections municipales et tenter si elle les remporte d’appliquer ce mode de gouvernance.

Les tenants de la démocratie délibérative et participative doivent donc, dans le même temps, militer pour la réforme des institutions décisionnelles et s’organiser pour être en mesure de constituer des contre-pouvoirs délibératifs le moment venu.

© Gilles Sarter

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État et Individualisation

État et Individualisation

Pour Émile Durkheim, l’individu est un  produit de l’État. Pour Michel Foucault aussi, mais dans un sens tout à fait différent.

L’évolution des sociétés et l’individualisation

Dans sa 6ème Leçon de sociologie, Durkheim livre sa vision du développement historique des sociétés et du processus d’individualisation qui l’accompagne.

Lire un article sur la distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique, chez DurkheimLes communautés premières ont une petite taille. Elles sont peu différenciées sur le plan du travail social. Leur cohésion est maintenue par une solidarité mécanique. Les individus sont absorbés par la communauté.

Comme celle-ci est petite, elle est toujours présente et agissante. Elle ne permet pas à ses membres de développer leur pleine individualité. Ils sont subordonnés à la destinée collective et suivent docilement les croyances, les traditions et les aspirations communes. Cette sujétion ne leur coûte pas autant qu’elle coûterait à nos mentalités modernes car ils ont été élevés par la collectivité de cette façon.

Les choses changent quand les sociétés grandissent. Les sujets devenant de plus en plus nombreux, leur contrôle n’est plus aussi suivi que dans les petits groupes. Le travail social se différencie de plus en plus. Et donc les particularités ou les diversités individuelles peuvent s’exprimer plus facilement. Toutefois, une condition encore est nécessaire pour que l’individualisme s’établisse et devienne le droit.

L’État et le respect de l’individu

En effet, il ne faut pas qu’au sein de la société étendue se forment des groupes secondaires qui deviennent comme des petites sociétés au sein de la grande. Chacun de ces groupes enserrerait ses sujets de très près, compressant les individualités. Or dans une vaste société, il existe toujours des intérêts particuliers, familiers, locaux, professionnels qui tendent à rapprocher les gens concernés. Si ces convergences sont abandonnées à leur mouvement, elles aboutissent à la création de clans, de coteries, de villages, de corporations juxtaposés les uns aux autres.

Pour éviter que les individus soient accaparés et façonnés par des groupes secondaires (ne seraient-ce que les groupes domestiques), il faut au-dessus de ces derniers une institution qui leur rappelle qu’ils font partie d’un tout. Cette institution qui est en charge de faire respecter les droits et les intérêts de la collectivité totale, c’est l’État.

L’État assure la communauté d’idées et de sentiments sans laquelle la société est impossible. Il élabore des représentations qui valent pour la société toute entière.

Dans les sociétés vastes et très différenciées, la valeur fondamentale c’est l’individualisme.

Chaque être humain est conçu comme étant unique et comme contribuant par ses spécificités à l’enrichissement du collectif. Chaque conscience humaine acquiert de ce fait un caractère « sacré » et « inviolable ».

En somme, dans une société qui s’individualise de plus en plus et dont les membres s’affranchissent des anciennes obligations familiales, communautaires ou religieuses, le seul ciment moral qui peut encore unir les individualités, c’est le respect inconditionnel de l’individu.

L’émancipation comme conflit entre forces sociales

Cependant, l’État se développe historiquement en vue d’objectifs et d’intérêts qui lui sont propres et qui ne coïncident pas a priori avec ceux des individus. Dans les grandes sociétés, l’État est éloigné des intérêts particuliers et tient peu compte des particularités ou des conditions spéciales et locales. Quand il réglemente les comportements, il leur fait violence. Tout autant que libérateur l’État peut devenir oppressif, niveleur, compressif.

Par un retour de balancier, ce sont alors les groupes secondaires (familles, associations, corporations, syndicats…) qui doivent contenir la force étatique et agir à son égard comme des contre-pouvoirs.

Finalement, Durkheim pense que l’émancipation individuelle résulte d’un conflit entre forces sociales. Pour être libératrice de l’individu, la force collective de l’État doit être contrebalancée par d’autres forces collectives, exercées par des groupes ou associations intermédiaires.

La discipline individualisante

Pour Michel Foucault, l’individu est aussi le produit de l’État mais dans un sens tout différent. Dans Surveiller et Punir, il décrit le tournant pris par les pays d’Europe occidentale, aux 18ème et 19ème siècles. Dans la société féodale qui précédait ce tournant, le pouvoir monarchique était discontinu. Un nombre important de comportements en tout genre (l’éducation des enfants, les pratiques de santé, la sexualité, les comportements alimentaires….) échappaient au contrôle du monarque.

Voir un article sur les sociétés disciplinairesA partir du 18è siècle, le pouvoir du roi puis celui de l’État devient de plus en plus continu et précis. Il faut que chaque personne en elle-même puisse être contrôlée jusqu’au moindre détail.

Ce nouveau mécanisme, cette « discipline », est un pouvoir qui s’exerce sur les corps, les gestes, les discours, les désirs. La « discipline » ne doit donc pas être envisagée comme s’appliquant sur des individus déjà constitués, mais comme une force qui les constitue et qui en les constituant les contrôle.

Foucault affirme que la « discipline » est « individualisante ». Elle crée des individus en s’exerçant sur les gestes, les désirs, les corps qu’elle façonne à sa convenance.

Autrement dit l’individu ne se tient pas face à la « discipline », il est sa production.

Penser le social

Foucault prévient que ce pouvoir disciplinaire n’est pas exercé par une entité unique, centrale, surplombante. Que ce soit à l’école, à l’usine, à l’hôpital, à l’armée, les êtres humains sont individualisés par le contrôle, la notation, l’évaluation, les classements, les concours… L’objectif est de mettre chacun à sa place et avec les attitudes, les postures, les aspirations, les pratiques corporelles et intellectuelles qui conviennent.

Toutefois, ce n’est pas l’État à proprement parler qui contraint, réprime, évalue, oriente… Ces différentes actions sont exercées localement par les professeurs, les surveillants, les médecins, les policiers…

L’État présuppose tous ces rapports de pouvoir, plus qu’il n’en est la source. Ainsi Foucault affirme que le « gouvernement » est premier par rapport à l’État. Et il entend par « gouvernement », le « pouvoir d’affecter sous tous ses aspects » (gouvernement des malades, des enfants, des familles, des esprits…). L’État en tant qu’institution n’agit qu’en s’efforçant d’organiser ces différents rapports de gouvernement.

De cette vision découlent des implications relatives aux tactiques et stratégies d’émancipation. Le privilège donné à la lutte contre l’État comme appareil de pouvoir ne se justifie plus.

Les batailles doivent être livrées localement aux points d’exercice effectifs du pouvoir, avec des stratégies d’ensemble qui procèdent par raccordements et par convergences.

Lire un article sur Façon de penser et organisation socialeA travers leurs théories respectives de l’individualisation, Durkheim comme Foucault montrent que nous pensons le monde social à travers des outils de pensée ou des représentations qui sont produits par le monde social.

R. Lenoir, La notion D’État, Société et représentations, 1996/1, n°2Nous sommes donc pris, comme le signale Rémi Lenoir, dans une sorte de double contrainte.

Nous pensons à partir de catégories qui nous pensent. D’où la nécessité d’essayer d’en établir la genèse, comme le font Durkheim et Foucault.

Gilles Sarter

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