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Libéralisme et Solidarité

Libéralisme et Solidarité

Le libéralisme ne se résume pas au principe du « laisser-faire », qui lui-même se réduirait à « ne rien faire ». Même si la pensée libérale s’articule autour d’un principe de responsabilité individuelle, elle n’élimine pas pour autant la nécessité d’une action politique. Le constat vaut notamment pour l’administration des inégalités sociales.

Au 19ème siècle, toute une littérature libérale a traité des questions du secours aux pauvres, du paupérisme ou encore de la question ouvrière. Cette littérature loin d’éliminer la nécessité d’une action gouvernementale la fonde au contraire. François Ewald montre que le programme de cette politique vise à contenir la solidarité dans la sphère morale et à éviter qu’elle pénètre la sphère du droit.

Obligations juridiques et obligations morales

Le libéralisme politique reconnaît deux formes d’obligations pouvant lier les individus entre eux. D’une part, il y a les obligations juridiques, celles du droit positif. D’autre part, il y a les obligations sociales ou morales, appelées parfois « obligations naturelles ». Les libéraux s’efforcent de bien délimiter les sphères des unes et des autres. Ils essaient notamment de déterminer si le secours aux pauvres peut être transcrit dans le droit ou s’il appartient définitivement au domaine de la morale.

Leur réponse repose sur l’affirmation de la priorité logique de la société sur le droit. Selon cette conception, la vie des femmes et des hommes en société découle de l’établissement de relations d’échange et de relations d’ « affection naturelle ». Ces dernières reposent souvent sur des obligations morales dont la généralité peut les faire passer pour intemporelles. Il s’agit des devoirs envers soi-même (se conserver et se perfectionner) et des devoirs envers les autres (ne pas leur nuire mais leur faire ce que nous voudrions qu’ils nous fassent…). Ces obligations correspondent aux sentiments primitifs de sympathie, de pitié, de bienveillance…

La société pré-existe donc, sous l’effet d’obligations et de sentiments moraux, à l’introduction du droit. Dans la vision libérale, une société qui serait fondée uniquement sur des relations juridiques se dissoudrait instantanément. Il y a donc un contresens à réduire le libéralisme à un système de droit positif. Pour les libéraux, il n’y a pas de droit sans morale. Le droit ne fait que consacrer et donner une force contraignante à certains principes moraux qui lui sont antérieurs.

Aussi, les auteurs libéraux ne rejettent pas le devoir de bienfaisance. En revanche, ils excluent catégoriquement l’idée que l’obligation « naturelle » d’assistance ou de charité pourrait devenir un droit des pauvres.

Une relation sociale fondamentale

Les inégalités sont conçues par les libéraux comme naturelles et inéluctables, comme faisant partie de l’ordre de la création qui est un ordre de la diversité. A ce titre, elles constituent un bien politique qu’il faut savoir gérer adéquatement. En effet, dans le contexte de l’inégalité, la charité devient une relation sociale fondamentale. Bienfaisance d’un côté et reconnaissance de l’autre permettent de relier ceux qui sans elles resteraient séparés en deux classes hostiles, les riches et les pauvres.

Cette relation sociale ne peut être traduite dans le droit sans être détruite. En effet, si les riches sont contraints à la charité, ils chercheront à l’esquiver, comme le contribuable cherche à esquiver les impôts. Ils deviendront avares et cruels. Dans le même temps, les pauvres forts de leurs droits deviendront violents et exigeront l’aumône par force. Bref les relations de paix et d’union céderont la place à des querelles et à des procès.

La propriété privée qui est un pilier de la conception libérale de la liberté sera anéantie. L’argument est qu’on ne pourra plus, à la fois, punir le vol commis par un malheureux et en même temps lui accorder un droit positif de recevoir le secours des riches.

Au lendemain de l’écrasement de 1848, Victor Cousin expose cette vision en deux phrases : « Vous qui avez faim, je me sens le devoir de vous secourir et vous n’avez pas le droit d’exiger de moi la moindre partie de ma fortune et si vous m’arrachez une obole vous commettez une injustice. Il y a ici des devoirs qui n’ont pas de droits corrélatifs. »

Le droit construit la liberté

La raison libérale s’efforce donc de limiter l’expansion du droit car elle pense qu’au-delà d’une certaine limite, au lieu d’agir comme processus de pacification, celui-ci finit par alimenter des passions antisociales. Ce raisonnement s’appuie sur une certaine conception de la liberté.

Ici, la liberté n’est pas envisagée comme une caractéristique de la nature humaine mais plutôt comme la résultante d’une bonne organisation des contraintes juridiques. Dit autrement, le droit n’est pas une coercition qui vient comprimer la liberté de l’extérieur. Le droit est plutôt la condition de la réalisation de la liberté car il est ce par quoi les contraintes imposées aux individus sont contenues. Le droit ménage un espace de liberté autour de l’individu.

Les libéraux se donnent donc pour programme de fonder un système de contraintes qui n’annule pas la liberté mais qui la préserve. C’est le programme exposé par Emmanuel Kant dans sa Doctrine du droit : « Le droit peut être représenté comme la possibilité d’une contrainte réciproque complète s’accordant avec la liberté de chacun suivant des lois universelles. »

Contrairement à la morale, le problème du droit libéral n’est pas la fin ou ce qu’il faut vouloir comme, par exemple, vouloir la fraternité entre les êtres humains. Le problème du droit est la recherche des seules obligations qui peuvent faire l’objet d’une contrainte collective, sans nuire au programme de la liberté individuelle.

Pour solutionner ce problème, les libéraux se fondent sur le principe de réciprocité. Le droit doit imposer à l’individu de vérifier que l’action qu’il projette va respecter la coexistence de sa liberté et de celle d’autrui.

C’est pourquoi le libéralisme ne reconnaît que deux formes de devoir pouvant être sanctionnées juridiquement : le devoir de respecter ses engagements (contrat) et le devoir de ne pas nuire à autrui.

En revanche, le droit ne peut contraindre une personne à en secourir une autre. Il ne pourrait le faire que si l’absence de secours était jugée comme une atteinte à la liberté de cette dernière. Or cela ne peut pas être le cas puisqu’il s’agit d’une situation d’abstention. Pour le libéralisme, l’idée d’un droit à l’assistance est une contradiction dans les termes.

La responsabilité individuelle

Le droit ne peut contraindre à faire le bien d’autrui. Cette position des libéraux est encore renforcée par le recours à la notion de responsabilité.

Dans la philosophie libérale, l’être humain est conçu comme une sorte de souverain de lui-même. Sans doute les autres et le monde en général l’affectent-ils mais sans que cela puisse annihiler la primauté de sa volonté. Certes les femmes et les hommes évoluent dans un environnement qui est imprévisible et dangereux. Mais c’est justement pour cette raison qu’ils doivent être convaincus qu’ils ne peuvent trouver aucune garantie ailleurs que dans leur volonté et dans leur fermeté personnelle.

Tous les humains possédant une identité d’essence, ils ne se distinguent que par la manière dont ils vont affronter la vie et ses vicissitudes. La pauvreté n’est qu’un accident. Le riche et le pauvre ne se distinguent que par la manière dont ils ont su se prémunir ou contourner cet accident.

Le principe de responsabilité entre en cohérence avec l’objectif du droit libéral. Réaliser la liberté des individus en tentant de les préserver de contraintes extérieures.

Chaque personne étant responsable de son propre sort et de sa propre vie, aucune ne peut se décharger sur autrui des malheurs ou des revers de fortune qu’elle subit.

La seule exception à cette règle que la raison libérale tolère concerne les maux qui résultent de l’infraction à la règle « ne pas nuire à autrui » (vol, agression, meurtre, non respect des clauses d’un contrat…).

Le partage entre droit et responsabilité

Dans la vie quotidienne, il n’est pas toujours facile de faire la part entre les deux grands principes libéraux que sont « ne pas porter sur autrui la charge de ce qui nous arrive » et « ne pas nuire à autrui ».

Dans leurs conduites, les individus se font immanquablement et involontairement du tort mutuellement. C’est une conséquence inévitable du principe de liberté. Pensons particulièrement à la liberté du travail, à la liberté d’entreprendre ou encore à la libre concurrence qui est la garantie de pouvoir causer impunément des préjudices à autrui.

La difficulté du droit de la responsabilité réside donc dans la distinction entre causalité et imputation. Pour qu’un individu soit reconnu responsable d’un dommage causé à autrui, il faut que sa faute soit établie. Et c’est finalement aux tribunaux qu’il revient de régler les conflits qui résultent de l’exercice des libertés.

Cependant, il est apparu au tournant des années 1830-1840 que les sociétés industrielles naissantes étaient normalement dommageables pour une large franche de la population.

Pour les ouvriers, un certains nombre de maux résulte du fonctionnement régulier de la grande industrie et non pas de dysfonctionnements momentanés (accidents et maladies liés aux conditions de travail, périodes de chômage, salaires insuffisants…).

L’industrialisation et le paupérisme

Avec le paupérisme naît une forme de pauvreté aux caractéristiques nouvelles qui atteint une population importante et de manière permanente. Le paupérisme agit en minant la volonté de ses victimes et chose remarquable, il provient du travail et non pas de son absence.

Or le constat de la causalité sociale et économique du paupérisme induit une idée dangereuse. Ce constat reporte sur les principes d’organisation de la société, la responsabilité de la misère. Le principe de responsabilité individuelle risque d’être battu en brèche. Les penseurs libéraux doivent donc manœuvrer subtilement afin que la grille de lecture de la pauvreté demeure celle de la conduite individuelle et non celle de l’assignation sociale.

L’imprévoyance, la démoralisation, la perversion de la mentalité sont toujours présentées comme les causes premières de la pauvreté des ouvriers. Mais dans le même temps, il est admis que la conduite individuelle menant à la pauvreté trouve, dans l’économie industrielle, des conditions qui la favorisent.

Dans ce nouveau contexte, les ouvriers ont besoin d’être placés sous une tutelle qui les protège contre eux-mêmes. C’est la naissance de la politique du patronage.

Le patronage ou la mise sous tutelle

En réalité, l’idée d’une mise sous tutelle des bénéficiaires de la charité n’apparaît pas au tournant des années 1830-1840. Elle est plus ancienne. En effet, les libéraux ont toujours considéré que la bienfaisance ou le secours devait contenir le principe de son annulation, en inculquant aux individus la vertu de prévoyance. Pour devenir un instrument de progrès social, il faut avant tout que la charité soit moralisante. Elle doit viser une conversion des comportements économiques et du rapport à soi. Le bénéficiaire doit réaliser que son sort est d’abord entre ses propres mains.

Avec les premiers développements de la grande industrie et l’apparition du paupérisme, une idée gagne en force. On ne peut attendre des pauvres qu’ils se réforment d’eux-mêmes, il faut les gouverner perpétuellement. La bienfaisance ne peut plus être temporaire ou intermittente. Il faut mettre en place une véritable politique de la bienfaisance.

A partir des années 1840, les institutions du patronage se multiplient (logements ouvriers, jardins familiaux, caisses patronales de sécurité sociale et de retraite, œuvres sociales…). Elles sont systématisées par Frédéric Le Play (1806-1882).

Le régime du patronage et l’économie sociale deviennent la doctrine officielle du Second Empire puis de la Troisième République qui font de l’industrialisation une affaire d’État.

Contre les économistes libéraux, l’économie sociale établit une doctrine du contrat de travail qui stipule que les rapports entre patrons et ouvriers ne se limitent pas au paiement d’une rétribution contre un travail. Les patrons ne sont pas quitte à l’égard des travailleurs dès lors qu’ils ont payé le travail commandé. Selon les premières formulations politiques, la sécurité dans le travail et la sécurité de l’existence des travailleurs et de leurs familles sont une responsabilité des patrons.

Dans la pratique, les institutions patronales se développent surtout dans la perspective de s’affranchir de la sanction juridique et de minimiser les obligations.

La gestion des caisses patronales est opaque. Les jugements rendus par les tribunaux n’engagent jamais la responsabilité des patrons dans les accidents du travail… L’action juridique des gouvernements est surtout orientée vers la garantie de la propriété et des conditions de sa perpétuité.

Le paradoxe du libéralisme

En conclusion, la première raison pour laquelle les libéraux refusent la création de droits à la solidarité repose sur l’idée que le droit annule le devoir.

François Ewald, L’État Providence, Grasset, 1986.Les libéraux pensent que les relations d’échange et d’affection forment la base des sociétés. Dans une société bien organisée les sentiments d’humanité (bienveillance, bienfaisance, sympathie, compassion…) doivent pouvoir s’exercer librement. Les relations juridiques sont secondaires. Pis, en rendant la bienfaisance obligatoire , elles risquent de la détruire. C’est pourquoi l’obligation morale d’aider les pauvres peut faire l’objet d’une politique mais pas d’un droit à l’assistance.

Tout en faisant le constat de la nécessité d’une politique d’assistance aux démunis pour assurer la continuation de l’ordre capitaliste, la raison libérale s’interdit de sanctionner juridiquement cette obligation. Pour tenter de résoudre ce paradoxe, elle est réduite à exiger plus de morale ou de vertu.

C’est pourquoi, jusqu’à nos jours, les politiques libérales prennent la forme de mesures d’encadrement et de discours moralisateurs dont l’objectif déclaré est la « responsabilisation » des populations en situation de pauvreté, de précarité ou de chômage. Actions qu’elles accompagnent d’appels répétés aux bonnes volontés et à la charité des petits donateurs comme des milliardaires « philanthropes ».

© Gilles Sarter

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Essence Humaine et Rapports Sociaux

Essence Humaine et Rapports Sociaux

K. Marx est, selon L. Sève, l’auteur d’une révolution anthropologique qui englobe la visée communiste. La novation repose sur une nouvelle conception de l’ « essence humaine ». K. Marx ne l’aborde plus comme une forme abstraite et invariante, mais sur la base des rapports sociaux réels.

L’essence humaine, une conception idéaliste

En langue française, un même mot « homme » sert à désigner un être humain individuel de sexe masculin, mais aussi l’espèce biologique (Homo sapiens sapiens) et encore, le genre humain dans ses différentes formes socialement et historiquement évoluées (l’homme du Moyen-Age, l’homme moderne…).

Lucien Sève, Penser avec Marx : L’Homme?, La DisputeDès lors que le même mot « homme » peut désigner un être singulier et, par extension, l’humanité biologique et historique, il en est venu à connoter l’« essence humaine ». Selon une vieille tradition de pensée, l’essence d’une chose dit son être nécessaire.

Ainsi, il y aurait une « nature » ou un « propre » de l’homme présent dans chaque individu, quelles que soient ses origines sociales, culturelles ou historiques.

De cette façon de penser découle une multitude de tentatives pour inventorier les caractéristiques qui formeraient l’« essence humaine » et notamment celles qui l’élèveraient au-dessus de l’ « animal ». Ces tentatives ont nourri des débats interminables. L’« homme » est-il « bon/mauvais », « libre/déterminé », « raisonnable/fol », « égoïste/altruiste », « calculateur/désintéressé » ? Elles ont fait fleurir les définitions : l’homme est un «animal politique », un « roseau pensant », un « dieu tombé du ciel qui se souvient des cieux »… Et elles ont conduit à des conclusions confusionnelles mais fort commodes pour leurs utilisateurs : « l’homme est un loup pour l’homme », « on ne change pas l’homme », « le communisme oublie l’homme »…

L’idéologie du capitalisme libéral fournit un cas exemplaire de cet humanisme théorique. En décrivant l’ « homme » comme un homo œconomicus, libre et isolé, calculateur rationnel en quête de maximisation de ses intérêts, elle élève à l’universalité les caractéristiques de l’entrepreneur bourgeois qui est en réalité le produit typique d’un contexte social déterminé. Bien qu’indigente dans le domaine de la pensée, cette conception sous-tend encore de nos jours la perception de l’économie comme lieu central de la production des choses et des êtres humains.

Une nouvelle conception matérialiste

K. Marx rejette cette description d’une essence humaine « passe-partout », existante en soi et exempte de toutes déterminations sociales. Un être humain est toujours celui d’une formation sociale donnée.

L. Sève voit dans l’Idéologie Allemande le premier exposé d’une anthropologie marxienne aboutie. Même si ses prémisses sont détectables dans des écrits antérieurs. Par exemple dans l’introduction de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (publiée en 1844), K. Marx écrit : « l’homme ce n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, l’État, la société ».

Toutefois, c’est dans la 6ème thèse sur Feuerbach que K. Marx formule précisément sa nouvelle conception : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (traduction proposée par L. Sève).

Le penseur n’abandonne donc pas l’idée d’essence humaine. Mais il ne la considère plus comme une consistance qui pré-existerait chez tous les individus. Il l’envisage plutôt comme l’ensemble des rapports sociaux qui font (au sens pratique du verbe faire) qu’un être humain est ce qu’il est.

On peut dire encore que la notion d’« essence humaine » ne fait plus référence à une entité abstraite qui serait tapie au sein des individus. Elle renvoie plutôt, en dehors d’eux, au monde social dont ils proviennent. Même si, comme nous allons le voir, les formes objets qui constituent le monde social donnent naissance à des formes intériorisées par les individus. Il en découle que cette essence n’est pas invariante mais radicalement historique.

Les rapports sociaux

Lire aussi un article sur les rapports d’exploitation, de domination et d’oppressionIl faut d’abord comprendre que l’expression « rapports sociaux » ne renvoie pas aux relations interpersonnelles telles que nous les expérimentons au quotidien. Elle concerne les formes sociales au sein desquelles se réalisent les activités des individus, par exemple, le rapport d’exploitation qui sous-tend le mode d’organisation capitaliste.

Ensuite, il faut préciser que les rapports sociaux au sens étroit concernent les êtres humains entre-eux. Mais au sens large, comme dans la 6ème thèse, ils englobent les rapports des humains avec la nature. Les rapports sociaux incluent les forces productives (machines, technologies, savoirs…), avec lesquelles les gens font corps dans une société donnée.

L’activité vivante et l’activité morte

La manière dont K. Marx redéfinit la notion d’essence humaine s’appuie sur sa conception de l’activité humaine. Dans le Livre I du Capital, il explique que l’activité humaine, à la différence de toutes activités animales, existe sous deux formes opposées bien que reposant sur un fond identique.

L’une de ces formes est « vivante » ou « mobile » et subjectale car elle est celle des sujets individuels. L’autre est « morte », « en repos » et objectale. L’activité « morte » est le visage que prend l’activité « vivante » une fois métamorphosée en mode d’être. Par exemple, un artisan par son activité vivante fabrique une scie. La scie devient la forme « morte » ou « objectale » de son activité subjectale.

Au cours du procès de travail, l’activité passe continuellement de la forme « mobile » à la forme «en repos». Le monde humain est rempli de ces formes « mortes » qui résultent des activités psychiques des sujets. Ces innombrables objectivations peuvent être rassemblées en deux grandes familles que sont les « outils » et les « signes ».

Ces formes objets deviennent à leur tour des médiatrices qui permettent un plus vaste développement de l’activité vivante. La scie, forgée par un artisan, constitue une forme d’activité « morte » qui est prête à redevenir « vivante » pour peu qu’un individu s’en empare, pour scier du bois. Mais pour ce faire, cet individu doit apprendre à s’en servir de manière efficace.

Le processus d’appropriation

En somme, l’activité humaine est animée par un double mouvement permanent de l’activité « mobile » vers l’activité « en repos » et de l’activité « en repos » vers l’activité « mobile ». On peut aussi dire que, dans la production, l’activité psychique des sujets s’objectivise dans des « outils » et des « signes », qui se subjectivisent à leur tour dans les sujets dont les activités vont s’objectiviser sous de nouvelles formes objets, etc.

A sa naissance, chaque être humain voit donc s’ouvrir à lui un vaste champ d’« outils » et de « signes », concrétions de l’activité vivante des humains qui l’ont précédé. Mais il lui faut passer par un apprentissage pour accéder à la maîtrise de leur usage. Cet apprentissage nécessite l’intervention d’autres êtres humains.

L. Sève en conclut à la qualité doublement sociale du psychisme humain, par la cumulation externe de signes et d’outils et par leur appropriation individuelle, à travers des processus pédagogiques.

Un individu donné ne peut s’approprier que de manière extrêmement partielle la production objective de son environnement social, qui peut paraître à certains égards illimitée. Cette appropriation partielle agit comme un processus de singularisation. De la même manière qu’il existe chez les êtres humains une singularité génétique, il existe aussi une singularité historico-sociale qui résulte des choix et des contraintes de vie (l’un choisit d’étudier l’anglais, l’autre l’allemand, un troisième est obligé d’arrêter l’école pour travailler…).

Toutefois cette forme de singularité n’exclut pas l’existence d’une surdétermination par des rapports sociaux dont la généralité s’impose à tous. Dans la société de classes capitaliste, l’immense majorité des individus ne peut pas s’approprier les créations collectives dont elle est pourtant à divers degrés l’autrice (systèmes technologiques, accumulation financière, pouvoir politique…).

La révolution anthropologique et le communisme

Ces formes élevées de la création humaine se comportent comme des puissances étrangères qui surplombent les individus et qui les écrasent souvent. Il s’agit de la contradiction la plus vaste qui travaille l’histoire humaine.

La révolution opérée par K. Marx dans l’anthropologie consiste à rendre visible la production du genre humain par lui-même. Le genre humain étant entendu comme le résultat de la transformation historique de l’espèce humaine (Homo sapiens).

Sur le même sujet, lire aussi Matérialisme historique et émancipation individuelleD’une part, cette perspective anthropologique s’oppose au conservatisme qui tente d’ignorer la nature historique du genre humain en la présentant comme une essence invariante.

D’autre part, elle forme une partie intégrante de la visée communiste. Non pas simplement le mouvement de sortie de la société de classes mais la maîtrise par tous les êtres humains ensemble de leurs productions sociales, dans des rapports libérés d’entraves. La mutation anthropologique visée n’est donc rien de moins que la sortie de la préhistoire humaine, dans laquelle les individus ont toujours été sacrifiés en masse.

© Gilles Sarter

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Évolutions révolutionnaires et transformation sociale

Évolutions révolutionnaires et transformation sociale

Jean Jaurès formule une stratégie politique qui s’appuie sur la notion d’« évolution révolutionnaire », empruntée à Karl Marx. Il entend ainsi trancher le vieux débat de savoir si le passage du capitalisme au communisme sera l’aboutissement d’une succession de réformes ou s’il présuppose une prise de pouvoir par l’insurrection révolutionnaire.

Réformiste, communiste ou les deux?

Une interprétation largement répandue de l’action politique et des écrits de J. Jaurès en donne l’image d’un tenant du « réformisme » et d’un praticien de l’entente avec le radicalisme bourgeois. Cette tradition voudrait qu’il ne soit jamais venu au communisme. Comment comprendre alors que, dès 1901 (Question de méthode), il écrit : « le Parti socialiste […] devra ordonner toutes ses pensées, toute son action en vue de l’idéal communiste » ou encore « le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement. »

J.P. Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Seuil, 2014L’historien Jean-Paul Scot a donné une biographie de J. Jaurès qui oblige à reconsidérer la teneur de son réformisme et de son rapport à l’œuvre de K. Marx. En effet, J. Jaurès lit Karl Marx directement dans les textes allemands et s’appuie pour se faire sur la connaissance éclairée de Lucien Herr. C’est dans l’Adresse à la Ligue Communiste (1850) qu’il découvre l’idée de revolutionäre Entwicklung.

Le passage au communisme est un processus qui est bien trop vaste pour être réalisé d’un seul coup. Ce long mouvement ne peut consister qu’en une « évolution révolutionnaire ».

L’idée de révolution dans le texte de K. Marx a souvent été entendue au sens d’affrontement violent entre les forces de classe. Quant à J. Jaurès, il adopte l’idée d’une « évolution révolutionnaire » dans un sens pacifique. Il y voit un processus visant à imposer démocratiquement des réformes à caractère révolutionnaire.

Évolutions révolutionnaires

Une société aussi complexe que la société capitaliste n’est transformable que par une longue période de réformes économiques et politiques. Certes, la classe ouvrière, une fois parvenue au pouvoir, devra se défendre contre les agressions de l’ancienne classe dominante. Mais, elle doit préventivement isoler et affaiblir cette dernière grâce aux progrès constants de la démocratie.

J. Jaurès se veut fidèle à la véritable pensée marxiste et au communisme révolutionnaire de France en affirmant que le mouvement ouvrier doit intervenir directement dans le fonctionnement de la société capitaliste, en se mêlant à l’action des autres classes et en utilisant leurs forces pour les disjoindre. L’essentiel est qu’au sein de cette mêlée, ce mouvement tienne toujours le cap de la transformation révolutionnaire.

Ceux qui espèrent une explosion insurrectionnelle se berceraient d’une illusion et se condamneraient in fine à l’impuissance politique.

Le prolétariat doit prendre part à la lutte électorale, exploiter les contradictions des groupes dominants et saisir toutes les opportunités pour faire progresser le projet communiste.

C’est dans une série de douze articles, parus dans La Petite République, au cours de l’année 1901, que J. Jaurès développe le concept d’ « évolution révolutionnaire ». Il se propose ainsi de montrer que le mouvement ouvrier peut investir le « centre même de la puissance capitaliste » et agir de manière à ce qu’une nouvelle société émerge de l’ancienne.

Transition du capitalisme au communisme

La transition vers le communisme doit être engagée, dès à présent, en introduisant des formes de propriété qui démentent la propriété privée lucrative. J. Jaurès évoque une variété de propriétés sociales qui peuvent être coopératives, communales, corporatives ou étatiques. Il préconise un programme de nationalisation des mines, des banques, des chemins de fer, des assurances, de la distribution de gaz et d’électricité ainsi que des logements sociaux.

Ces différentes formes de propriété sociale peuvent cohabiter avec des entreprises privées à condition que ces dernières soient soumises à un contrôle de l’État démocratique et des syndicats de travailleurs.

Lire aussi notre article Socialiser le marché, Démocratiser l’économieMais le mode économique socialiste ne se limite pas à la propriété étatique (socialisme d’État) ou à l’autonomie gestionnaire (conseillisme ouvrier). En régime capitaliste, l’État-patron est lui aussi un exploiteur et la concurrence perdure entre les usines gérées par les ouvriers. J. Jaurès préconise donc un régime de la propriété sociale exercée par le peuple souverain.

La gestion des moyens de production est déléguée à des groupements professionnels et des syndicats de travailleurs. Les directeurs sont élus et responsables devant les travailleurs. Les orientations économiques sont élaborées par des conseils élus au niveau de chaque branche d’activité et par un conseil démocratique du travail élu par tous les travailleurs, au niveau national. Les syndicats sont directement associés à la gestion des entreprises nationalisées, des services publics, des coopératives mais aussi des entreprises privées par leur participation au capital.

Conquête du pouvoir politique

Une victoire électorale n’est pas suffisante pour révolutionner la société capitaliste. Un tel changement nécessite le concours d’une immense majorité et une transformation massive des mentalités. C’est pourquoi, le parti révolutionnaire ne peut se contenter de défendre les intérêts immédiats de la classe ouvrière, il doit aussi lui faire réaliser dès maintenant qu’une autre société est possible.

Ce processus suppose d’abord une action réformatrice et non réformiste. Un parti révolutionnaire doit poursuivre la mise en œuvre de réformes immédiates au profit de la classe des travailleurs. Mais ces réformes ne peuvent être considérées comme révolutionnaires que si elles visent l’abolition du capitalisme et non pas l’atténuation de ses pires abus.

Sur ce sujet, lire Le salariat, une institution anticapitalisteLes réformes révolutionnaires actent des conquêtes ouvrières, comme la réduction du temps de travail, les retraites et l’assurance sociale financées par la cotisation sociale parce qu’elles sont des points d’appui pour des conquêtes encore plus avancées.

A travers ces réalisations concrètes, le peuple qui a déjà une souveraineté formelle, via le suffrage universel, comprend qu’il peut transformer celle-ci en souveraineté substantielle : reconnaissance de la citoyenneté des travailleurs dans l’entreprise et reconnaissance de la souveraineté du travail (et non du capital) dans la nation.

Afin d’accroître l’adhésion à son programme, le parti révolutionnaire tente aussi d’entraîner dans son sillage les partis réformistes en les mettant face à leurs propres contradictions. Les radicaux forment un parti contradictoire par essence puisque d’un côté ils jugent que le capitalisme est un produit du libéralisme et de l’autre ils prétendent juguler ses excès par esprit de justice.

Dans l’idée de J. Jaurès, le parti révolutionnaire demeure minoritaire dans le mouvement ouvrier afin d’en respecter la propre autonomie. Il démontre ainsi que la conquête de la démocratie constitue la boussole qui oriente toutes ses actions.

Sous la pression du mouvement ouvrier et du parti révolutionnaire, la classe des travailleurs voit se développer des institutions sociales, politiques et économiques toujours plus démocratiques. Éduquée et entraînée par ces réalisations concrètes qui sont porteuses de l’esprit du communisme, elle aspire de plus en plus à une transformation complète de la société.

C’est fort de cette stratégie de transformation sociale que J. Jaurès refuse d’opposer esprit révolutionnaire et action réformatrice du parti.

© Gilles Sarter

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La sociabilité comme forme d’interaction

La sociabilité comme forme d’interaction

Georges Simmel place la notion de sociabilité au centre de sa conception relationnelle du monde social.

Une sorte de lien social pour lui-même

Dans un article de 1910, Georges Simmel introduit la notion de Geselligkeit en sociologie. La traduction de ce terme peut être rendue par « le fait d’être avec d’autres personnes agréablement ». Ce sens est proche d’un usage premier du mot français « sociabilité » qui en fait une aptitude à fréquenter agréablement ses semblables (Dictionnaire de l’Académie française, 1798).

Cette Geselligkeit – sociabilité est au centre du monde social tel que Georges Simmel le conçoit. A ce titre, la perspective qu’il adopte est strictement relationnelle. La société se construit au fil des actions réciproques que les individus établissent entre eux, en vertu d’intérêts et pour la réalisation de ces derniers.

Dans cette conception, le sociologue envisage la sociabilité comme une forme pure ou résiduelle du phénomène de socialisation. Il s’agit d’une sorte de lien social pour lui-même, au sens où il est constitué d’actions réciproques, dépourvues de toute contrainte et finalité rationnellement utilitaire : manger ensemble, s’écrire, se parler, rire…

Une vision relationnelle du monde social

A ce sujet, lire notre article sur la nature du social selon Émile DurkheimLa vision du sociologue allemand s’oppose nettement à la conception holiste de son contemporain Émile Durkheim. Pour le sociologue français, la société est plus que la simple somme des éléments qui la composent. Les associations d’individus donnent naissance à des faits sociaux  ayant des caractéristiques et des propriétés spécifiques. L’explication sociologique d’un fait social doit donc être recherchée dans d’autres faits sociaux qui le déterminent et non dans les individualités qui le composent.

Georges Simmel veut s’élever contre ce qu’il considère comme une vision réificatrice du monde social. Les phénomènes sociaux ne sont jamais que la somme de différentes formes de liaisons, entre les éléments qui les composent. Ce que le langage commun appelle « société », « État », « famille », « parti politique »… ne renvoie jamais qu’à des actions réciproques durables.

Basiquement, la vie sociale est constituée d’une infinité d’actions inter-individuelles qui nous paraissent futiles, à première vue. Les gens se parlent, s’écrivent, se jalousent, s’amusent, partagent des repas par-delà des intérêts tangibles. Ces actions relient les individus les uns aux autres. Elles les conduisent à adapter leurs comportements les uns vis-à-vis des autres. Finalement, elles exercent une puissante force ordonnatrice de la vie sociale.

La sociabilité comme forme d’interaction

Le social constitué par les actions réciproques est relativement fragile. Mais quand ces actions se stabilisent et s’établissent durablement, elles forment des cadres qui orientent la conduite des individus. Les organisations super-individuelles auxquelles nous pensons habituellement, sous les noms de « société », « famille », « Église »… ne sont pour G. Simmel que des moyens de consolider les actions réciproques quotidiennes, à l’aide de cadres durables.

Ce que nous appelons une « famille », c’est un ensemble d’individus qui sont engagés dans des actions réciproques qui entrent dans les cadres qui définissent des interactions familiales. C’est pourquoi un repas de famille, n’est pas la même chose qu’un repas professionnel ou que le repas annuel d’une association…

Dans la perspective de Georges Simmel, la notion de sociabilité a deux valeurs. D’une part, elle permet de rendre compte de l’existence de formes d’actions réciproques qui à première vue nous paraissent anodines. Alors qu’en réalité, ces actions jouent un rôle central dans l’ordonnance du monde social.

D’autre part, la notion de sociabilité sert à Georges Simmel pour illustrer l’idée que les formes sociales ne sont pas des objets figés mais des processus qui découlent d’interactions entre individus. La spécificité de la sociologie devrait selon lui consister à analyser les modalités dans lesquelles se nouent ces actions réciproques.

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Les Traditions Sociologiques Loyalistes et Impersonnelles

Les Traditions Sociologiques Loyalistes et Impersonnelles

Parmi les traditions sociologiques, Randall Collins distingue les traditions loyalistes-héroïques et les traditions impersonnelles-anonymes. L’exemple de la sociologie élaborée par Durkheim permet de comprendre comment peut s’opérer le passage d’une tradition loyaliste à une tradition impersonnelle.

Communautés et traditions sociologiques

Une tradition s’entend ici comme une forme de savoir qui est transmise d’une génération à l’autre et à laquelle une communauté s’identifie. Souvent ces traditions sont mises en forme par opposition avec celles qui sont développées par des communautés rivales.

Les sociologues se présentent généralement comme des « iconoclastes » qui abattent les traditions ou encore comme des « hérétiques » qui proposent des explications du monde social qui vont à l’encontre des explications traditionnelles.

R. Collins, Les traditions sociologiques, Enquête, 2-1995, pp.11-38

Or, même s’ils s’opposent aux traditionalistes dans le monde ordinaire, force est de constater que les sociologues s’organisent eux aussi en communautés, sur la base de traditions intellectuelles.

Les traditions loyalistes

Randall Collins désigne ainsi les traditions qui sont centrées autour d’un fondateur héroïque. Ce héros commande la loyauté des disciples à travers des générations successives d’érudits qui font l’exégèse de ses écrits fondateurs. La chaîne de tradition loyaliste se consacre bien sûr à l’étude de problèmes ou de terrains sociaux nouveaux mais elle le fait avec le souci de montrer que la théorie originelle conserve son pouvoir d’explication.

Les loyalistes dépensent beaucoup d’énergie à défendre les idées du fondateur contre les communautés intellectuelles rivales. Les débats sur les hérésies au sein d’une même communauté constituent une autre forme d’action majeure. Des factions peuvent se former, se disputer la position de gardienne de l’orthodoxie, tenter de s’exclure mutuellement du lignage. La tradition loyaliste n’exclut donc pas la possibilité de créativité intellectuelle. Ce qui peut être interprété par les uns comme des hérésies peut conduire à des théories et des résultats innovants.

Le traditionalisme héroïque en sociologie concerne ou a concerné certains des plus grands auteurs, Karl Marx, Émile Durkheim, Max Weber, George Herbert Mead

Approches théoriques et empiriques

Le traditionalisme peut favoriser une forme de scission entre d’une part une approche plus théorique de la sociologie et, d’autre part, les travaux empiriques fondés sur des enquêtes. Randall Collins relève que des années trente aux années quatre-vingt-dix, le concept de « théorie sociale » a été identifié à l’étude de textes fondateurs.

Talcott Parsons avec The Structure of Social Action (1937) a été le premier à produire une théorie sociale en juxtaposant les écrits de Max Weber, Émile Durkheim, Vilfredo Pareto et Alfred Marshall. Jeffrey Alexander, Jürgen Habermas, Anthony Giddens peuvent aussi être rangés dans la catégorie du « loyalisme de la synthèse ». Cette démarche fondée sur la combinaison peut paraître paradoxale, dans la mesure où elle tente de rester fidèle aux éléments directeurs de différentes traditions.

Par ailleurs, R. Collins observe dans ces approches une contradiction majeure avec la voie qui avait été choisie par les héros fondateurs. En effet, le fonctionnalisme s’affranchit par principe de la confrontation de ses théories avec les résultats d’enquêtes empiriques. Or M. Weber ainsi que E. Durkheim et K. Marx n’ont jamais considéré la théorie comme autonome des analyses fournies par l’observation du monde social.

Les traditions impersonnelles

Dans les traditions impersonnelles ou anonymes, les lignages ne sont plus fondés sur des héros fondateurs mais sur des idées et des techniques. Comme exemple, R. Collins donne la théorie du choix rationnel ou celle de l’analyse du rituel et du symbolisme. Ces théories ont respectivement des racines weberiennes et durkheimiennes mais elles se développent maintenant comme des traditions anonymes.

Comment une tradition héroïque peut-elle se muer en tradition anonyme ? Au tournant des 19è et 20è s., il existait une véritable école durkheimienne. Un réseau d’intellectuels bien organisé autour de la personne d’E. Durkheim poursuivait avec succès une politique de conquête de positions universitaires. Il contrôlait son programme de recherches et de publications. Il alimentait en idées les débats publics et politiques (vers 1920 les travaux de E. Durkheim été cités à la Chambre des députés).

Toutefois à partir des années trente, la lignée connut un déclin. Les facteurs de ce revirement sont multiples. Au cours de la Première Guerre mondiale, plusieurs jeunes chercheurs perdent la vie. Après avoir été considérée comme progressiste, la théorie durkheimienne connaît un retournement de réputation et se voit étiquetée comme dogmatique voire réactionnaire. Le soucis de la solidarité sociale devient un anathème pour les politiciens de gauche qui veulent prendre leurs distances avec le socialisme.

Multiplication des lignages

Malgré tout, la tradition de la sociologie durkheimienne ne meurt pas. Les idées qu’elle véhicule connaissent même une dissémination telle qu’elles fécondent une bonne partie des sciences sociales et historiques. La tradition persiste donc mais en abandonnant la référence prééminente à son fondateur. Elle devient anonyme.

Au sein de cette tradition impersonnelle, R. Collins distingue plusieurs lignages. Une ligne de transmission macro-sociologique s’appuie sur le fonctionnalisme et sur l’idée de l’évolution des systèmes sociaux vers la différenciation (T. Parsons, N. Luhmann, J. Alexander).

Une branche micro-sociologique s’intéresse prioritairement aux rituels, aux solidarités locales et à leurs symboles. A. Radcliff-Brown développe une approche structuro-fonctionnaliste du social. Mary Douglas élabore une théorie de l’influence des institutions sur la construction des identités sociales. Lloyd Warner étudie le symbolisme et le rituel des classes sociales modernes. Son élève, Erving Goffman, décrit les solidarités éphémères, suscitées par les rencontres sociales, en forgeant la notion de « rite d’interaction »…

Quant à la tradition structuraliste, elle veut montrer que l’ordre social est formé en profondeur par les systèmes symboliques. A travers les théories de Claude Lévis-Strauss, elle se rattache aux travaux d’Émile Durkheim et Marcel Mauss sur les formes primitives de classification (1903). Cependant, c’est la référence aux travaux de F. de Saussure qui tend à s’imposer dans le récit de la constitution du structuralisme. Il s’agit là d’un processus classique de l’anonymisation d’une tradition héroïque. L’accent est mis sur une origine au détriment d’une autre.

Chez Pierre Bourdieu, R. Collins observe une autre caractéristique de la tradition impersonnelle. Le sociologue se positionne dès ses premiers ouvrages en attaquant les théories de C. Lévi-Strauss. Comme il organise ses idées en opposition avec celles du structuraliste, sa théorie de l’habitus acquiert un « air de famille » avec l’idée de « structure profonde » qui est au centre de la pensée de C. Lévi-Strauss.

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Configurations et Dynamiques des Sociétés

Configurations et Dynamiques des Sociétés

La compréhension de la dynamique des sociétés et de leurs transformations est un thème central dans l’œuvre de Norbert Elias. Les notions de configuration et de fonction élémentaire lui permettent d’élaborer un modèle explicatif du processus de développement de l’humanité.

Les deux versants de la sociologie

Les grandes figures des débuts de la sociologie, Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim, essayaient d’éclairer les problèmes sociaux de leur époque, en s’appuyant sur une vaste connaissance du passé des sociétés humaines. Une sociologie qui se concentre uniquement sur l’examen du présent enrichit sa connaissance grâce à de nombreuses enquêtes empiriques. Mais cet enrichissement avance de concert avec une forme d’appauvrissement. En effet, la sociologie en oubliant de s’intéresser à l’histoire des sociétés se prive de la possibilité d’élaborer des théories générales, valables en tous lieux et en tous temps.

Norbert Elias conçoit sa propre œuvre comme une tentative d’élaborer une théorie générale explicative de la société. C’est pourquoi il essaie de tenir ensemble les enquêtes ethnographiques et les recherches macro-historiques. Les premières portent sur des processus locaux et circonscrits dans le temps. Les secondes essaient d’établir les grandes lignes de l’évolution de l’économie, de l’État ou de la connaissance, dans les sociétés humaines.

Les enquêtes ethnographiques constituent autant d’occasions de tester la validité des résultats issus des réflexions théoriques. Par exemple, une étude sur les relations sociales dans un petit village près de Leicester permet de tester un modèle explicatif des conflits entre les groupes sociaux établis (establishment) et les groupes marginaux (outsiders).

Une conception évolutionniste de la sociologie

Norbert Elias prête une grande importance à la dimension évolutionniste de la sociologie. Il pense qu’une théorie qui serait dépourvue de cette dimension ne pourrait pas être d’un grand secours pour élucider les changements sociaux qui se déroulent sous nos yeux.

Sa conception évolutionniste n’est ni mécanique, ni incrustée d’éléments idéologiques (comme la croyance en un « sens de l’histoire » ou en un « avenir meilleur »). Pour le sociologue, il s’agit avant tout de mettre en avant le caractère dynamique et historique des processus sociaux. Toutes les sociétés sont issues de sociétés précédentes et ouvrent sur divers futurs possibles.

Trouver des concepts universels

A travers l’histoire, la population humaine a connu un processus de croissance en nombre d’individus. Dans ce contexte général d’accroissement, les êtres humains se sont toujours regroupés en unités de survie, d’un type ou d’un autre (bandes, tribus, États, municipalités…). Globalement, ces unités ont aussi connu une croissance de leur taille, de petites bandes de chasseurs-cueilleurs à des États-nations de plusieurs millions voire de milliards de personnes. Ces changements de taille ont été accompagnés de changements d’organisation ou de structures. Le mode de vie des humains dans leur ensemble a changé au cours de ce processus.

Pour élaborer des modèles sociologiques qui rendent compte de cette évolution, le sociologue a besoin de concepts qui indiquent des propriétés communes à toutes les formes de sociétés humaines. A ce titre, Norbert Elias rappelle que de tous temps et en tous lieux, les gens qui appartiennent à une unité de survie (village, tribu, ville, pays…) doivent remplir un certain nombre de fonctions élémentaires, pour la survie du groupe. Ces fonctions élémentaires constituent des universaux qui peuvent être utilisés pour construire des modèles sociologiques.

Trois fonctions élémentaires

Norbert Elias évoque précisément trois fonctions élémentaires, tout en précisant qu’elles ne sont pas les seules : l’économie, le contrôle de la violence, l’acquisition et la transmission de la connaissance.

La fonction économique est l’un des universaux les plus élémentaires des groupes humains. Elle concerne la fourniture de la nourriture et des autres ressources de base. La fonction de contrôle de la violence est relative à la gestion des conflits au sein du groupe et à la protection contre les agressions provenant de l’extérieur.

L’acquisition et la transmission des connaissances constituent une fonction non moins vitale que l’économie. Pour s’en rendre compte, il faut imaginer un groupe auquel aucune connaissance n’aurait été transmise par les générations précédentes. Pour lui aucune survie ne serait possible. Pour les humains le besoin de connaissances est aussi vital que le besoin de nourriture car sans connaissance, ils ne peuvent se nourrir.

La notion de configuration

Norbert Elias insiste sur la nécessité d’envisager les phénomènes sociaux de manière relationnelle et non comme des phénomènes isolés les uns des autres. La notion de configuration lui permet d’appliquer ce principe.

Le sociologue apparente une configuration à la structure d’un jeu, par exemple une partie de football. Au cours de la partie, les positions des joueurs changent en fonction des positions des uns et des autres. Autrement dit les mouvements des participants s’effectuent selon des relations d’inter-dépendance.

Une configuration est donc une sorte de structure sociale dynamique. La stabilité d’une configuration est toujours précaire et involontaire, puisque chaque modification d’une composante entraîne une modification de l’ensemble de la structure.

Dans un texte intitulé The retreat of sociologists into the present (1987), Norbert Elias montre que les sociétés humaines peuvent être envisagées comme des configurations. Les configurations qu’il détaille dans ce texte sont construites à partir des trois fonctions élémentaires décrites plus haut.

L’apparition de groupes spécialisés

Le sociologue commence par rappeler ce fait élémentaire qu’au niveau des unités de survie, les fonctions universelles sont remplies, soit indifféremment par tous les membres, soit par des groupes spécialisés. Dans les bandes de chasseurs-cueilleurs ou dans les campements d’éleveurs nomades, tous les individus participent aux activités économiques. Ces activités peuvent être spécialisées en fonction du genre ou de l’âge. Mais il n’existe pas des groupes de personnes spécialisées dans les activités économiques alors que d’autres en seraient dispensées.

De la même manière, les fonctions de contrôle de la violence et de la connaissance peuvent être l’affaire de tous ou de groupes spécialisés, selon le type de sociétés considéré.

Ensuite, le sociologue affirme que des groupes spécialisés dans un seul type de fonction ne peuvent apparaître que si d’autres membres produisent plus de nourriture qu’ils n’en ont besoin pour leur propre survie et celle de leurs familles. Il note que la configuration dans laquelle se forme un groupe de personnes spécialisées dans la gestion interne et externe de la violence et libérées des fonctions économiques correspond en gros à la formation de ce que nous appelons un « État ».

Depuis 5 ou 6000 ans avec l’apparition à Sumer des premières cités-États et jusqu’à une époque relativement récente, les deux groupes spécialisés les plus puissants et les plus riches ont été les guerriers et les prêtres. Les rois, princes, empereurs avec leurs cours et leurs groupes oligarchiques de guerriers contrôlaient la violence. Les prêtres étaient spécialisés dans le contrôle de la connaissance. Parfois, les deux groupes étaient alliés, parfois ils étaient concurrents. Parfois un seul groupe cumulait les deux fonctions.

Aux 19è et au 20è siècles, deux groupes spécialisés dans la fonction économique imposent leur ascendant sur les guerriers et les prêtres. Il s’agit d’abord des entrepreneurs et de leurs managers et dans une moindre mesure des représentants de la classe ouvrière organisée en syndicats et partis de masse. Ces deux groupes exercent leur ascendant par le biais des élections et des parlements. A notre époque, c’est le nouveau groupe des politiciens de carrière qui concentre les meilleures chances d’accès aux monopoles centraux d’État et aux possibilités de pouvoir qui y sont attachées.

Les luttes pour l’hégémonie

Après avoir montré que les différents groupes spécialisés n’ont pas toujours occupé les mêmes positions dans les différentes configurations sociales, Norbert Elias se demande pourquoi certains groupes en vinrent à prendre place au sommet des hiérarchies de statut et de pouvoir. Pour ce faire, il se demande quelles ressources de pouvoir avaient ces groupes pour imposer leur hégémonie.

La production d’un surplus alimentaire rendue possible par une révolution des pratiques agricoles et notamment par le développement de l’agriculture irriguée a souvent été analysée comme la condition d’émergence de groupes guerriers, spécialisés dans le contrôle de la violence et/ou de prêtres, spécialisés dans le contrôle des connaissances magico-religieuses.

Cependant, il n’est pas possible de faire l’impasse sur le fait que la production d’un excédent alimentaire dépend aussi de contraintes externes. Pourquoi des paysans libres se donneraient-ils la peine de produire des surplus année après année, sans qu’ils soient soumis à un systèmes de fortes récompenses ou contraintes ?

Sur ce sujet, lire aussi l’article Tribu, Ethnie, ÉtatLe processus de transition des villages tribaux aux cités-États a certainement nécessité plusieurs siècles voir plus d’un millier d’années. Pour rendre possible la vie commune d’un très grand nombre de personnes, il a fallu imposer de nouvelles règles de comportement, des nouveaux contrôles de soi et des autres. Il a fallu inventer des nouvelles formes de gouvernement, de coordination des activités, de maintien de la paix et de défense contre les attaques extérieures. Les guerriers ont probablement exercé leur ascendant par l’exercice conjoint de la contrainte physique et de la protection militaire.

Pour comprendre l’ascendant des prêtres, il faut se rappeler qu’à l’époque des premières cités-temples de Sumer, le fond de connaissances valides était considérablement restreint par rapport au notre. Le besoin social d’un savoir expliquant le monde et organisant les rapports entre les gens n’était pas moins crucial que de nos jours. Ce savoir était d’ordre magico-religieux et les prêtres étaient spécialisés dans sa préservation et sa transmission. Il faut aussi noter que ce type de savoir était plus facile à monopoliser que ne l’est le savoir scientifique à notre époque.

Les fonctions de contrôle de la violence, d’organisation et de transmission de la connaissance devinrent des spécialités permanentes. Ceux qui les remplirent furent libérés du besoin d’assurer leur propre subsistance. Un tel processus généra une distance sociale d’une ampleur inconnue au niveau des villages. Les groupes spécialisés dans les activités économiques finirent par être exclus de la participation aux fonctions de direction de la nouvelle société à État.

Une définition sociologique de l’humanité

Le développement des savoirs scientifiques, d’un côté, la pacification interne des sociétés combinée à une plus grande sécurité physique et légale, de l’autre, ont permis d’augmenter le niveau de pouvoir des groupes de spécialisation économique (capitalistes, travailleurs) par rapport aux prêtres et aux guerriers. Aux 19è et 20è siècles, la lutte entre ces deux groupes a occupé le devant de la scène, sans que l’un ou l’autre l’emporte de manière décisive.

Dans les pays qui ont connu la révolution au nom des travailleurs, ce sont les directions des partis politiques qui ont monopolisé le pouvoir aux dépends des autres groupes, y compris des travailleurs. La direction du parti unique y a contrôlé la violence, les moyens de production et la connaissance.

Finalement, les conflits de pouvoir entre groupes spécialisés (entre établis et concurrents ou entre établis et prétendants) forment l’une des plus puissantes forces motrices de la dynamique des sociétés. Les configurations dessinées par ces luttes ne produisent de la stabilité que par accident. Pour Norbert Elias, « humanité » devient un autre mot, qui permet de désigner la totalité des sociétés humaines ainsi que le processus de transformation permanente de leurs configurations.

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Imbroglio autour du « Marché Parfait »

Imbroglio autour du « Marché Parfait »

Selon les économistes néoclassiques, le « marché parfait » sur lequel s’exerce une « concurrence parfaite » est le mode d’organisation qui permet une distribution optimale des ressources économiques.

De nombreux gouvernements à travers le monde ainsi que des organisations internationales, comme le FMI, la Banque Mondiale, la Commission européenne, l’OCDE, les rédacteurs du projet de constitution européenne mobilisent cette idée pour justifier et promouvoir ce qu’ils appellent des « réformes structurelles ». Ces dernières visent notamment la privatisation des communs et des services publics, la financiarisation de l’économie, la destruction des protections sociales et du droit du travail. Selon leurs promoteurs, ces politiques auraient pour objectif de permettre à la concurrence de s’exercer de manière parfaite, condition qui serait nécessaire au développement de la prospérité des sociétés.

La recherche de la perfection

Le recours au qualificatif « parfait » n’est pas innocent. Il est emprunté aux sciences physiques dans lesquelles il fait référence à un monde tel qu’il serait s’il n’était pas soumis à des perturbations, comme par exemple les forces de frottements en mécanique. Selon le point de vue des néoclassiques, le « marché parfait » n’est pas seulement un idéal normatif. C’est avant tout la « perfection » vers laquelle il faut essayer de tendre en matière d’organisation sociale. Cette distinction est tout à fait importante. Elle disqualifie les autres projets de société.

La visée communiste ou la visée socialiste sont comprises comme des projets à valeur normative qui traduisent les préférences de leurs promoteurs sur le type de société qu’ils souhaitent voir advenir. En revanche, les tenants du « marché parfait » s’extraient du registre des préférences et s’inscrivent dans celui de la rationalité quand ils prétendent qu’ils tentent de s’approcher de la « perfection ». Cet effet est renforcé par le recours aux mathématiques qui donnent des atours scientifiques à leur visée.

Le marché parfait selon le bon sens

Bernard Guerrien, Le marché en tant qu’utopie, Mouvements, 2006/3 n°45-46Le premier problème que B. Guerrien soulève à propos de l’approche néoclassique est qu’elle donne du mot « marché », une définition assez vague. Elle le définit comme un « lieu de confrontation d’une offre et d’une demande ». Cependant, ce mot est utilisé soit pour désigner des lieux physiques (place du marché, place boursière, marché aux bestiaux…), soit une relation commerciale (passer un marché), soit encore un ensemble d’agents impliqués dans la vente ou l’achat de biens (marché de l’automobile, marché du logement…).

Ces différentes acceptions du mot « marché » ont toutefois en commun de supposer des relations marchandes. C’est-à-dire des échanges mutuellement avantageux, effectués sur la base de prix, acceptés par les parties impliquées.

Le bon sens voudrait donc que l’expression « marché parfait » désigne une situation dans laquelle il n’y aurait pas d’entrave aux relations marchandes. Le cas le plus simple à imaginer engage deux personnes. X possède beaucoup de pommes et peu d’oranges et Y a beaucoup d’oranges et peu de pommes. X est disposé à donner au plus trois pommes pour obtenir une orange, tandis que Y est prêt à donner au plus deux oranges pour une pomme. Toutefois, on ne peut rien dire a priori sur le taux d’échange qui va prévaloir. Il va y avoir marchandage entre les deux agents.

Cet exercice d’imagination peut se compliquer si X veut des oranges alors que Y n’est pas intéressé par les pommes, mais par les poires. Alors, X doit prévoir de trouver un partenaire d’échange Z qui possède des poires et qui est intéressé par ses pommes. Il pourra alors échanger les poires obtenues contre les oranges convoitées. La situation se complique davantage si Z ne veut pas des pommes mais des noix…

En résumé, le « marché parfait selon le bon sens », caractérisé par des relations marchandes volontaires et sans entraves, se présente comme un ensemble d’individus qui passent leur temps à rechercher des partenaires d’échange, à marchander, c’est-à-dire à négocier les termes des échanges et à constituer des stocks en prévision de ces échanges. Les coûts de fonctionnement en temps et en énergie d’un tel système est très élevé. En outre, on voit bien qu’il n’est pas organisé dans la perspective d’améliorer le sort de tous les participants.

La concurrence parfaite condition du marché parfait

Le « marché parfait selon le bon sens » ne peut donc pas être considéré comme le mode d’organisation le plus efficace pour allouer des ressources. Aussi ce n’est pas ce système que les néoclassiques ont en tête. Et d’ailleurs, B. Guerrien souligne qu’ils n’ont jamais essayé de le mettre sous forme d’un modèle.

Pour améliorer ce système, il faut éliminer les coûts relatifs à la recherche de partenaires et au marchandage. Et c’est ce que font d’emblée les néoclassiques avec le modèle de « concurrence parfaite ». Dans ce modèle, les termes de l’échange (les prix) sont acceptés par tous les agents économiques. Et une entité centrale organise directement les échanges après avoir trouvé les prix dits « d’équilibre concurrentiel », c’est-à-dire les prix qui sont compatibles avec les vœux de chaque intervenant. Par exemple, dans la situation où X est prêt à donner trois pommes pour une orange et Y deux oranges pour une pomme, un taux d’échange d’une pomme contre une orange est acceptable pour les deux parties.

L’avantage du modèle de « concurrence parfaite » consiste dans la suppression des gaspillages engendrés par la recherche de partenaires et par le marchandage. Sur le marché parfait des néoclassiques, X, Y et Z peuvent échanger directement leurs pommes, oranges, poires contre les produits qui les intéressent, selon des termes d’échanges qui sont fixés et qui leur conviennent à tous.

Le marché parfait est un système centralisé

Par un glissement de perspective, le « marché parfait » des néoclassiques devient donc le contraire du « marché parfait selon le bon sens ». En effet, il devient un système centralisé où les individus ne marchandent plus. Ils sont contraints de faire des offres et des demandes « loyales » aux prix établis par une entité centrale.

Selon les néoclassiques, c’est l’existence d’une « main invisible du marché » qui permettrait que les désirs individuels résultent dans cette distribution optimale des ressources. En fait, B. Guerrien remarque que si l’on examine les hypothèses et équations du modèle qui est censé expliquer ce processus, on s’aperçoit que la « main » qui coordonne les décisions individuelles, ne peut être que celle d’un planificateur qui se démène pour les autres.

B. Guerrien en conclut donc que le marché parfait de la théorie néoclassique est tout sauf un marché tel qu’on l’entend selon le « bon sens ». Les théoriciens avancent que l’affectation optimale des ressources découle de la recherche d’un équilibre de concurrence parfaite. Sauf que pour aboutir à ce résultat, il faut mettre en place une instance qui centralise les offres et les demandes individuelles, qui propose un prix d’équilibre et qui interdit les ententes bilatérales.

Autrement dite, le « marché parfait » envisagé par les néoclassiques réalise le rêve de tout planificateur. Il permet de satisfaire les désirs des participants, en optimisant la distribution des ressources disponibles. Une confusion est créée qui consiste à attribuer les résultats d’un modèle, celui de l’efficience d’un système centralisé, à un autre modèle, celui d’un système fondé sur des relations bilatérales et décentralisées.

Des « réformes structurelles » à n’en plus finir

Cet imbroglio trouve son utilité en regard des politiques de « réformes structurelles ». Leurs promoteurs justifient ces politiques sur la base de la théorie néoclassique. Le développement et l’allocation optimale des ressources découlerait de la concurrence et du laisser-faire des « forces du marché ».

Pour eux cette idée implique, avant toutes choses, la privatisation des services publics et leur « ouverture à la concurrence », la suppression de tous les dispositifs qui empêchent les agents économiques de s’entendre directement et en toute liberté (en fait le droit du travail et les conventions collectives qui encadrent les relations entre employeurs et employés) et la « libre entrée » sur le marché de nouveaux acteurs (en fait l’attribution de parts de marché à des grandes entreprises par des interventions gouvernementales).

Or, nous avons vu que le « marché parfait selon le bon sens », à supposer qu’il soit possible ou réellement désiré, n’a pas du tout l’efficacité recherchée. Mais les « réformateurs », conformément à la théorie néoclassique, laissent penser que l’on peut parvenir à cette efficacité en supprimant des « imperfections » résiduelles.

Leur discours peut alors être résumé ainsi. Dans le monde réel, il n’est pas possible de réaliser la perfection mais il est possible de s’en approcher. Il n’est donc pas possible de réaliser un état de concurrence parfaite. Des imperfections subsisteront toujours. On peut toutefois chercher à réduire ces dernières au maximum.

Cet argumentaire leur permet d’expliquer la persistance des dysfonctionnements comme la montée du chômage ou les « crises économiques », malgré des décennies de « réformes structurelles » qui prétendaient y mettre un terme. Pour cela, il suffit d’invoquer l’existence d’imperfections résiduelles et la nécessité d’aller toujours plus loin dans l’ « ouverture des marchés », la déréglementation du travail…

L’argument permet aussi d’éviter de préciser qu’un système efficace d’allocation des ressources économiques suppose une organisation autour d’instances centrales, idée qui comme l’écrit B. Guerrien est difficile à faire avaler.

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Tribu, Ethnie, État

Tribu, Ethnie, État

La tribu est un mode d’organisation sociale dont l’existence est attestée depuis le début du Néolithique. La différence radicale qui distingue la tribu de l’ethnie est celle qui démarque la société de la communauté. Les rapports entre tribus et États sont forts anciens et peuvent être envisagés selon deux grandes lignes évolutives: la subordination des premières aux seconds ou le partage du pouvoir.

Qu’est-ce qu’une tribu ?

Une tribu est une forme de société qui contrôle, exploite et protège un territoire. Elle est constituée d’individus qui se reconnaissent comme apparentés, par naissance ou par alliance. Elle est toujours identifiée par un nom qui lui est propre. La notion de « territoire » doit être ici comprise dans un sens élargi. Une tribu peut exercer son contrôle sur des étendues pastorales ou forestières, des terres agricoles mais aussi sur des villages, des villes, des lieux sacrés, des routes caravanières…

Cette définition qui place les rapports de parenté au fondement des sociétés tribales tend à minimiser d’autres types de rapports sociaux qui sont pourtant au cœur de leur fonctionnement. Ainsi, les rapports de souveraineté sur les êtres humains, les territoires et leurs ressources ne relèvent jamais directement ou uniquement de la parenté.

Lire aussi un article sur Les rites d’institution Par exemple, en Nouvelle-Guinée, chez les Baruya, pour identifier la tribu d’appartenance d’un interlocuteur, il faut lui demander à quelle « Tsimia » il appartient. Une Tsimia est un édifice construit pour abriter les rites d’initiation des garçons et des jeunes guerriers. Or les initiations servent à légitimer le fait que seuls les hommes adultes peuvent gouverner la société et la représenter à l’extérieur. Les rites initiatiques instaurent des rapports de solidarité et de subordination, en fonction de l’âge et du genre. Mais ils sont aussi des moments de rapprochement entre les humains et leurs ancêtres, les esprits de la nature et les divinités. Les initiations engendrent donc des rapports sociaux de types politique et religieux qui débordent les rapports de parenté.

Qu’est-ce qu’une ethnie ?

L’ethnie est définie comme un ensemble de groupes locaux qui prétendent descendre d’un ancêtre commun, qui parlent des langues appartenant à une même famille linguistique, qui partagent des modes d’organisation sociale, des représentations religieuses, des valeurs et des normes de conduites orientant la vie individuelle et collective.

De nombreuses tribus peuvent appartenir à une même ethnie. Et donc les individus peuvent se réclamer d’une double identité tribale et ethnique. C’est le cas, par exemple, des Kurdes, des Pachtounes, des Nuers, des Berbères du Moyen et du Haut-Atlas…

Il existe une grande différence entre le fait d’appartenir à une tribu et le fait d’appartenir à une ethnie. L’appartenance à la tribu procure l’accès à un territoire, à une épouse et assure la protection commune. L’appartenance à l’ethnie ne procure aucun de ces avantages. L’ethnie est avant tout une communauté culturelle et linguistique. Sa nature est principalement identitaire. La tribu constitue une « société », l’ethnie une « communauté ».

Tribus et États

L’exercice d’une souveraineté sur un territoire (compris dans un sens très élargi) constitue un trait fondamental de la vie tribale. Bien sûr cette souveraineté n’est pleine et entière que si la tribu n’est pas soumise au pouvoir d’un autre groupe ou d’un État.

Ce problème de la relation des tribus à l’État ne date pas d’hier. L’archéologie semble attester l’existence de tribus depuis au moins le début du Néolithique. Ce mode d’organisation sociale s’est généralisé sur tous les continents et a accompagné le développement de l’agriculture et de l’élevage pastoral.

Les premières formes d’organisation étatique attestées sont les Cités-États de Mésopotamie (Sumer), vers la fin du IVè millénaire avant notre ère, puis un peu plus tard celles d’Égypte, du Nord de la Chine (IIIè millénaire), d’Amérique Centrale, des Andes et de la côte du Pacifique (IIè millénaire). Les chefs des tribus et/ou des groupes ethniques qui bâtissent ces villes y construisent des temples, puis leurs palais d’où ils exercent leur pouvoir sur leur territoire. Ils deviennent ainsi des rois qui règnent sur des royaumes.

Maurice Godelier, Les tribus dans l’histoire et face aux États, CNRS Éditions.A chaque fois qu’un État est né, il semble avoir été porté par des groupes organisés en tribus. Ce phénomène a été selon Maurice Godelier, le point de départ de deux lignes d’évolution des rapports entre les tribus et les États.

Subordination ou partage du pouvoir

Dans une ligne d’évolution, les tribus sont systématiquement subordonnées, transformées, marginalisées ou détruites par les formations étatiques. Elles laissent place à d’autres formes de groupe (castes, ordres, classes) qui résident dans des villages ou des villes. Les groupes ethniques ne disparaissent pas totalement. L’Europe, la Chine, l’Inde ont connu cette évolution historique.

Dans l’autre ligne, les tribus et les États se partagent le pouvoir sur les territoires, les ressources et les habitants. Les relations entre les deux entités sont fondées sur la négociation et les rapports de force. Ce processus a été à l’œuvre jusqu’à une époque récente au Maghreb et jusqu’à nos jours au Moyen-Orient et en Asie Centrale, d’une part en raison de la prédominance du pastoralisme, d’autre part, en raison de la supériorité militaire (mobilité et armement) des pasteurs sur les agriculteurs et les citadins.

Les tribus nomades ont continué d’exister en pillant ou en échangeant leurs produits ou leurs services (caravanes, protection militaire) avec les sédentaires. Quand elles finissaient par occuper et gouverner les villes, elles entamaient un processus de détribalisation dont Ibn Khaldun a rendu compte au XIVè siècle. Mais à chaque fois se reposait le problème du partage de souveraineté entre État et d’autres confédérations tribales.

De nos jours, le mode d’organisation tribale concerne encore une part importante de l’humanité. Dans des pays comme le Yémen ou l’Afghanistan et dans certaines régions du Soudan, du Pakistan ou d’Irak, l’État peine à imposer son autorité aux tribus. Le maintien des solidarités tribales est lié à plusieurs facteurs. A leurs membres, les tribus assurent protection, accès au territoire et à des épouses. Mais leur vitalité tient aussi au fait que les modes d’existence liés à l’élevage et à l’agriculture impliquent des règles collectives de contrôle des parcours, des terres agricoles et de l’eau. Or c’est à l’échelle de la tribu que ces droits sont encore souvent établis, négociés et contrôlés.

Gilles Sarter

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L’État et le Consensus sur le Racisme

L’État et le Consensus sur le Racisme

Interrogé sur sa démarche critique, le philosophe Jacques Rancière répond qu’il essaie d’identifier des consensus et de repérer les points où ceux-ci rencontrent leur contradiction ou leur dérision. Il  voit dans l’action de l’État qui consiste à tracer des frontières, le fondement d’un consensus sur le racisme.

La notion de consensus

La notion de consensus désigne un rapport stable entre ce qui est perceptible et ce qui est pensable, entre un phénomène qui est donné, par exemple le racisme, et le sens qu’on en donne.

A cette définition, il faut ajouter deux caractéristiques qui sont vraiment importantes pour comprendre le sens particulier que Jacques Rancière donne à la notion de consensus. D’abord, il y a l’idée qu’il existe une forme de nécessité : les choses sont comme ça et pas autrement. Ensuite, il y a l’affirmation qu’il existe des gens capables de comprendre pourquoi les choses sont comme ça et d’autres gens qui ne sont pas capables de le comprendre.

Le racisme comme passion populaire

En France, il existe un consensus sur le racisme qui peut être formulé ainsi: le racisme est le fait de « pauvres petits Blancs », fragilisés par la modernisation économique, dépassés par le progrès, incapables de s’adapter à un monde cosmopolite et qui en veulent aux immigrés.

Ce consensus qui apparente le racisme à une passion populaire est largement porté par les grands médias. Il est mobilisé par des politiciens de tous bords ainsi que par des militants d’associations ou de syndicats. S’y réfèrent ceux qui critiquent les politiques racistes, aussi bien que ceux qui tentent de les justifier.

D’un côté, les politiques racistes sont critiquées en tant que concessions accordées par les gouvernements à des sentiments populaires racistes. D’un autre côté, les gouvernements qui mettent en place des lois ou des décrets racistes se justifient en disant qu’il y a des problèmes d’insécurité (délinquance ou terrorisme), causés par des « immigrés » ou des « clandestins » et qu’il faut y remédier, car ces problèmes risquent de générer du racisme.

Ceux qui savent et ceux qui ne savent pas

Ceux qui mobilisent ce consensus tracent une frontière qui les sépare d’une population désignée comme apeurée et attardée.  De cette manière, ils se définissent comme étant « ceux qui savent » face à « ceux qui ne savent ». Ils se confortent dans une position de représentants de la rationalité et de l’universalité, face à une foule irrationnelle et repliée sur elle-même. Quand ils agissent à des postes de gouvernement, ils alimentent la vision d’un État universaliste et rationnel, agissant comme repoussoir des passions populaires.

Ce qui se joue autour d’un consensus, c’est donc la mise en scène d’une opposition entre deux visions du monde. Il y a la vision de ceux qui savent et la vision de ceux qui ne savent pas. Ceux qui prétendent savoir, prétendent avoir titre à expliquer à ceux qui ne savent pas et donc à les gouverner.

L’affaire de Jacques Rancière, c’est d’établir la platitude ou la dérision de tels consensus, en les confrontant à des réalités bien établies. Dans le cas du racisme, il renverse les termes du débat. Le racisme est d’abord une création de l’État. Et la passion populaire que les gouvernants se donnent comme repoussoir pour justifier leurs politiques, ce sont eux qui l’entretiennent.

Le racisme de l’État

Lire aussi un article sur « Immigration et Sociologie de L’État« 

D’abord, il faut relever que c’est dans la nature même de l’État de tracer des frontières, d’établir des identités, de contrôler les déplacements, d’opérer des décomptes de sa population.

Ainsi, Jacques Rancière décrit un double usage de la loi. Sa première fonction est idéologique. Elle permet de donner constamment un visage au sujet qui menace la sécurité. Elle dessine la figure d’un ennemi intérieur. Sa deuxième fonction est pratique. Elle permet de tracer et de retracer continuellement la frontière entre le dedans et le dehors. De cette façon, ceux qui sont dedans risquent à tout moment de tomber dehors.

Légiférer sur l’immigration permet de faire tomber dans la catégorie des « immigrés », des gens nés sur sol français. Légiférer sur l’immigration clandestine permet de faire tomber des « immigrés légaux »  dans la catégorie des « clandestins »…

L’universalisme et le racisme

Les logiques gouvernementales ne s’embarrassent pas de leurs propres contradictions. En effet, à la création des différentes catégories discriminatoires, elles adjoignent la création de lois sur l’universalité et l’égalité citoyenne.

D’un côté les Français ne sont pas tous pareils et ils sont sommés de ne pas l’oublier. C’est ce que rappellent la notion de « Français d’origine étrangère » ou la proposition de F. Hollande de déchoir de leur nationalité les criminels classés dans cette catégorie.

Mais d’un autre côté, les Français doivent tous être pareils et ceux qui ne veulent pas se soumettre à cette universalité sont stigmatisés ou sanctionnés. La discrimination ne se fonde plus sur l’idée d’une supériorité raciale mais sur l’argument de la lutte contre le « communautarisme ».

Jacques Rancière relève que l’argumentation permet surtout d’identifier l’indésirable par la création d’un amalgame entre immigré, arriéré, islamiste, machiste et terroriste. Nous pouvons y adjoindre la catégorie d’anticapitaliste qui permet de former l’amalgame récent d’islamo-gauchiste. Le recours à l’idée d’universalité permet d’asseoir le pouvoir étatique de définir les identités des gens et de décider de qui a le droit d’être ici.

Le consensus sur la police

L’approche de Jacques Rancière nous renvoie à la question des relations entre police et racisme. Ici aussi le consensus opère à plein régime. En effet, la question est toujours rapportée aux comportements et discours racistes de certains policiers. En somme, c’est la théorie des « petits Blancs » qui est appliquée au monde de la police. Encore, une fois l’État présenté comme garant de l’universalité et de l’égalité agirait au travers de mesures légales et administratives, pour prévenir les comportements racistes individuels. Par exemple, les « contrôles d’identité au faciès » sont interdits.

S’arrêter à ce niveau de l’analyse permet d’occulter le fond du problème. Car, la police est justement l’institution étatique qui est en charge du contrôle du respect de l’appareil législatif raciste et du contrôle des populations étrangères, racisées, immigrées, clandestines… Cette réalité a été documentée par des générations de sociologues et d’historiens. Pour en revenir à l’exemple trivial des contrôles d’identité, les « contrôles au faciès » sont en principe interdits, mais la police est requise pour des opérations de recherche d’étrangers en situation irrégulière.

Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard

Finalement ce que pointe Jacques Rancière, c’est que la figure du racisme étatique ou administratif, qui est dessinée par les lois, les décrets, les mesures gouvernementales ou les missions de la police rend dérisoire le consensus sur le racisme comme fureur populaire ou comme fureur de policiers.

Gilles Sarter

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Néoconservatisme et néolibéralisme

Néoconservatisme et néolibéralisme

Dans un article précédent, nous avons vu que la « révolution conservatrice » néolibérale est motivée par une intention paradoxale de subversion, orientée vers la restauration des formes archaïques du capitalisme. Pierre Dardot et Claude Laval essaient de rendre compte de l’articulation de ce projet néolibéral avec le néoconservatisme.

La réalité ambiguë de l’État

Dans les pays concernés par les politiques néolibérales, la résistance est d’autant plus forte que la tradition étatique est plus profondément ancrée. En France, l’État s’est constitué tôt, par concentration des forces physique et économique. L’accumulation de ces deux formes de capital va de pair car pour faire la guerre et pour faire la police, il faut de l’argent. Et pour prélever de l’argent, des impôts, il faut des forces de coercition.

Ses forces physiques et économiques, l’État a su les convertir en capital symbolique, c’est-à-dire en autorité. Petit à petit, il s’est constitué comme une institution dominante, capable d’imposer sa volonté aux autres agents ou organisations sociales.

Une fois consolidé, l’État se présente comme une réalité ambiguë. Il est au service des dominants, mais il n’est pas que cela. Il est aussi un lieu de conflits, notamment au sein de son appareil. A titre d’exemple, le Ministère du Travail a pu, selon les circonstances, être au service de la réforme ou de la répression des travailleurs. C’est en tant que ministre du travail que le militant Ambroise Croizat peut mettre en place le régime général de la sécurité sociale en 1946. Quelques décennies plus tard, c’est le même ministère qui démantèle le Code du travail…

Cette nature ambiguë de l’État se retrouve aussi dans les subjectivités. L’État, en effet, existe dans la tête des gens de deux manières. Il y existe comme reconnaissance d’une autorité ultime. Mais, il y est aussi présent comme croyance en des droits individuels. Si les agents sociaux peuvent se dire « c’est mon droit », à propos des libertés d’expression et de circulation ou à propos de certaines formes de protection et d’assistance, c’est parce qu’ils croient que l’État leur garantit ces droits.

Retour des valeurs identitaires

En menant leur révolution conservatrice, les néolibéraux doivent faire face à une contradiction majeure. A travers leurs politiques, ils s’engagent dans un abandon progressif des fonctions que Pierre Bourdieu appelle « fonctions de la main gauche de l’État » : assistance sociale, santé, éducation, protection des travailleurs et des consommateurs… Ce faisant, les néolibéraux dépossèdent l’État de ce qui inspirait le respect des gens qui pensaient trouver en lui la garantie de leurs droits. Par ce délestage, l’État perd de son capital symbolique, ce pouvoir invisible qui fait que les sujets sont spontanément enclins à se soumettre à son autorité.

Le néoconservatisme intervient à ce stade comme un mouvement qui tente de réactiver l’obéissance habituelle à l’égard de l’État. Cette restauration, il projette de l’opérer à travers la restauration de valeurs traditionnelles et l’usage de la force. Le néoconservatisme n’est donc pas un refus du capitalisme, comme c’était le cas des mouvements nationalistes et conservateurs de l’entre-deux guerres.

Pierre Dardot et Claude Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte

Le néoconservatisme intègre l’idée néolibérale de la construction étatique du marché et l’idée de renforcement du contrôle social, par la moralisation et par la répression accrue des contestations. Les gouvernements néoconservateurs tentent de compenser la déstructuration sociale qui a été provoquée par les politiques néolibérales, en s’appuyant sur deux piliers.

Premièrement, ils mobilisent un discours raciste, identitaire et traditionaliste. A cet effet n’importe quelle idéologie présentant ces caractéristiques peut lui servir de référence ultime : nationalisme, christianisme, idéologie grand-russe, « tradition républicaine » confondue avec idéologie de l’ordre, « tradition de la laïcité » confondue avec stigmatisation d’une religion… Deuxièmement, les néoconservateurs recourent à des méthodes autoritaires, policières et répressives.

Réactivation du capital symbolique de l’État

Les politiques néoconservatrices présentent un double caractère. Elles organisent l’accélération du retour aux archaïsmes du capitalisme originel, tout en prônant simultanément le retour à des valeurs traditionnelles, qui ne s’opposent pas à ce projet. Cette coalition tient à deux raisons qui sont liées.

D’abord, le projet néolibéral ne peut avancer concrètement, s’il ne mobilise que la poignée de privilégiés qui vont en retirer des profits. Il a besoin de rassembler une fraction plus large de la population. Ne serait-ce qu’au moment des élections. Ce rassemblement, les néoconservateurs tentent de l’organiser autour des affects liés aux questions identitaires, traditionalistes, sécuritaires.

Ensuite, la révolution conservatrice néolibérale ne peut aboutir que si l’État continue de fonctionner comme une force normative et que les gens sont enclins à reconnaître son autorité. Les politiques identitaires et conservatrices ont pour objectif de rassurer les personnes qui se sentent menacées, dans un monde que le néolibéralisme a contribué à déstructurer.

C’est par cette action de réassurance que les néoconservateurs pensent restaurer le capital symbolique de l’État. Les mécanismes de l’hypocrisie du pouvoir (P. Bourdieu) fonctionnent ici à plein régime. L’exigence d’adhésion à l’ordre symbolique étatique ou républicain qui prétend défendre les intérêts de la  société forme l’envers de la destruction du lien social par les politiques néolibérales.

Gilles Sarter

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