K. Marx est, selon L. Sève, l’auteur d’une révolution anthropologique qui englobe la visée communiste. La novation repose sur une nouvelle conception de l’ « essence humaine ». K. Marx ne l’aborde plus comme une forme abstraite et invariante, mais sur la base des rapports sociaux réels.
L’essence humaine, une conception idéaliste
En langue française, un même mot « homme » sert à désigner un être humain individuel de sexe masculin, mais aussi l’espèce biologique (Homo sapiens sapiens) et encore, le genre humain dans ses différentes formes socialement et historiquement évoluées (l’homme du Moyen-Age, l’homme moderne…).
Lucien Sève, Penser avec Marx : L’Homme?, La Dispute
Dès lors que le même mot « homme » peut désigner un être singulier et, par extension, l’humanité biologique et historique, il en est venu à connoter l’« essence humaine ». Selon une vieille tradition de pensée, l’essence d’une chose dit son être nécessaire.
Ainsi, il y aurait une « nature » ou un « propre » de l’homme présent dans chaque individu, quelles que soient ses origines sociales, culturelles ou historiques.
De cette façon de penser découle une multitude de tentatives pour inventorier les caractéristiques qui formeraient l’« essence humaine » et notamment celles qui l’élèveraient au-dessus de l’ « animal ». Ces tentatives ont nourri des débats interminables. L’« homme » est-il « bon/mauvais », « libre/déterminé », « raisonnable/fol », « égoïste/altruiste », « calculateur/désintéressé » ? Elles ont fait fleurir les définitions : l’homme est un «animal politique », un « roseau pensant », un « dieu tombé du ciel qui se souvient des cieux »… Et elles ont conduit à des conclusions confusionnelles mais fort commodes pour leurs utilisateurs : « l’homme est un loup pour l’homme », « on ne change pas l’homme », « le communisme oublie l’homme »…
L’idéologie du capitalisme libéral fournit un cas exemplaire de cet humanisme théorique. En décrivant l’ « homme » comme un homo œconomicus, libre et isolé, calculateur rationnel en quête de maximisation de ses intérêts, elle élève à l’universalité les caractéristiques de l’entrepreneur bourgeois qui est en réalité le produit typique d’un contexte social déterminé. Bien qu’indigente dans le domaine de la pensée, cette conception sous-tend encore de nos jours la perception de l’économie comme lieu central de la production des choses et des êtres humains.
Une nouvelle conception matérialiste
K. Marx rejette cette description d’une essence humaine « passe-partout », existante en soi et exempte de toutes déterminations sociales. Un être humain est toujours celui d’une formation sociale donnée.
L. Sève voit dans l’Idéologie Allemande le premier exposé d’une anthropologie marxienne aboutie. Même si ses prémisses sont détectables dans des écrits antérieurs. Par exemple dans l’introduction de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (publiée en 1844), K. Marx écrit : « l’homme ce n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, l’État, la société ».
Toutefois, c’est dans la 6ème thèse sur Feuerbach que K. Marx formule précisément sa nouvelle conception : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (traduction proposée par L. Sève).
Le penseur n’abandonne donc pas l’idée d’essence humaine. Mais il ne la considère plus comme une consistance qui pré-existerait chez tous les individus. Il l’envisage plutôt comme l’ensemble des rapports sociaux qui font (au sens pratique du verbe faire) qu’un être humain est ce qu’il est.
On peut dire encore que la notion d’« essence humaine » ne fait plus référence à une entité abstraite qui serait tapie au sein des individus. Elle renvoie plutôt, en dehors d’eux, au monde social dont ils proviennent. Même si, comme nous allons le voir, les formes objets qui constituent le monde social donnent naissance à des formes intériorisées par les individus. Il en découle que cette essence n’est pas invariante mais radicalement historique.
Les rapports sociaux
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Il faut d’abord comprendre que l’expression « rapports sociaux » ne renvoie pas aux relations interpersonnelles telles que nous les expérimentons au quotidien. Elle concerne les formes sociales au sein desquelles se réalisent les activités des individus, par exemple, le rapport d’exploitation qui sous-tend le mode d’organisation capitaliste.
Ensuite, il faut préciser que les rapports sociaux au sens étroit concernent les êtres humains entre-eux. Mais au sens large, comme dans la 6ème thèse, ils englobent les rapports des humains avec la nature. Les rapports sociaux incluent les forces productives (machines, technologies, savoirs…), avec lesquelles les gens font corps dans une société donnée.
L’activité vivante et l’activité morte
La manière dont K. Marx redéfinit la notion d’essence humaine s’appuie sur sa conception de l’activité humaine. Dans le Livre I du Capital, il explique que l’activité humaine, à la différence de toutes activités animales, existe sous deux formes opposées bien que reposant sur un fond identique.
L’une de ces formes est « vivante » ou « mobile » et subjectale car elle est celle des sujets individuels. L’autre est « morte », « en repos » et objectale. L’activité « morte » est le visage que prend l’activité « vivante » une fois métamorphosée en mode d’être. Par exemple, un artisan par son activité vivante fabrique une scie. La scie devient la forme « morte » ou « objectale » de son activité subjectale.
Au cours du procès de travail, l’activité passe continuellement de la forme « mobile » à la forme «en repos». Le monde humain est rempli de ces formes « mortes » qui résultent des activités psychiques des sujets. Ces innombrables objectivations peuvent être rassemblées en deux grandes familles que sont les « outils » et les « signes ».
Ces formes objets deviennent à leur tour des médiatrices qui permettent un plus vaste développement de l’activité vivante. La scie, forgée par un artisan, constitue une forme d’activité « morte » qui est prête à redevenir « vivante » pour peu qu’un individu s’en empare, pour scier du bois. Mais pour ce faire, cet individu doit apprendre à s’en servir de manière efficace.
Le processus d’appropriation
En somme, l’activité humaine est animée par un double mouvement permanent de l’activité « mobile » vers l’activité « en repos » et de l’activité « en repos » vers l’activité « mobile ». On peut aussi dire que, dans la production, l’activité psychique des sujets s’objectivise dans des « outils » et des « signes », qui se subjectivisent à leur tour dans les sujets dont les activités vont s’objectiviser sous de nouvelles formes objets, etc.
A sa naissance, chaque être humain voit donc s’ouvrir à lui un vaste champ d’« outils » et de « signes », concrétions de l’activité vivante des humains qui l’ont précédé. Mais il lui faut passer par un apprentissage pour accéder à la maîtrise de leur usage. Cet apprentissage nécessite l’intervention d’autres êtres humains.
L. Sève en conclut à la qualité doublement sociale du psychisme humain, par la cumulation externe de signes et d’outils et par leur appropriation individuelle, à travers des processus pédagogiques.
Un individu donné ne peut s’approprier que de manière extrêmement partielle la production objective de son environnement social, qui peut paraître à certains égards illimitée. Cette appropriation partielle agit comme un processus de singularisation. De la même manière qu’il existe chez les êtres humains une singularité génétique, il existe aussi une singularité historico-sociale qui résulte des choix et des contraintes de vie (l’un choisit d’étudier l’anglais, l’autre l’allemand, un troisième est obligé d’arrêter l’école pour travailler…).
Toutefois cette forme de singularité n’exclut pas l’existence d’une surdétermination par des rapports sociaux dont la généralité s’impose à tous. Dans la société de classes capitaliste, l’immense majorité des individus ne peut pas s’approprier les créations collectives dont elle est pourtant à divers degrés l’autrice (systèmes technologiques, accumulation financière, pouvoir politique…).
La révolution anthropologique et le communisme
Ces formes élevées de la création humaine se comportent comme des puissances étrangères qui surplombent les individus et qui les écrasent souvent. Il s’agit de la contradiction la plus vaste qui travaille l’histoire humaine.
La révolution opérée par K. Marx dans l’anthropologie consiste à rendre visible la production du genre humain par lui-même. Le genre humain étant entendu comme le résultat de la transformation historique de l’espèce humaine (Homo sapiens).
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D’une part, cette perspective anthropologique s’oppose au conservatisme qui tente d’ignorer la nature historique du genre humain en la présentant comme une essence invariante.
D’autre part, elle forme une partie intégrante de la visée communiste. Non pas simplement le mouvement de sortie de la société de classes mais la maîtrise par tous les êtres humains ensemble de leurs productions sociales, dans des rapports libérés d’entraves. La mutation anthropologique visée n’est donc rien de moins que la sortie de la préhistoire humaine, dans laquelle les individus ont toujours été sacrifiés en masse.
© Gilles Sarter