Imbroglio autour du « Marché Parfait »

Selon les économistes néoclassiques, le « marché parfait » sur lequel s’exerce une « concurrence parfaite » est le mode d’organisation qui permet une distribution optimale des ressources économiques.

De nombreux gouvernements à travers le monde ainsi que des organisations internationales, comme le FMI, la Banque Mondiale, la Commission européenne, l’OCDE, les rédacteurs du projet de constitution européenne mobilisent cette idée pour justifier et promouvoir ce qu’ils appellent des « réformes structurelles ». Ces dernières visent notamment la privatisation des communs et des services publics, la financiarisation de l’économie, la destruction des protections sociales et du droit du travail. Selon leurs promoteurs, ces politiques auraient pour objectif de permettre à la concurrence de s’exercer de manière parfaite, condition qui serait nécessaire au développement de la prospérité des sociétés.

La recherche de la perfection

Le recours au qualificatif « parfait » n’est pas innocent. Il est emprunté aux sciences physiques dans lesquelles il fait référence à un monde tel qu’il serait s’il n’était pas soumis à des perturbations, comme par exemple les forces de frottements en mécanique. Selon le point de vue des néoclassiques, le « marché parfait » n’est pas seulement un idéal normatif. C’est avant tout la « perfection » vers laquelle il faut essayer de tendre en matière d’organisation sociale. Cette distinction est tout à fait importante. Elle disqualifie les autres projets de société.

La visée communiste ou la visée socialiste sont comprises comme des projets à valeur normative qui traduisent les préférences de leurs promoteurs sur le type de société qu’ils souhaitent voir advenir. En revanche, les tenants du « marché parfait » s’extraient du registre des préférences et s’inscrivent dans celui de la rationalité quand ils prétendent qu’ils tentent de s’approcher de la « perfection ». Cet effet est renforcé par le recours aux mathématiques qui donnent des atours scientifiques à leur visée.

Le marché parfait selon le bon sens

Bernard Guerrien, Le marché en tant qu’utopie, Mouvements, 2006/3 n°45-46Le premier problème que B. Guerrien soulève à propos de l’approche néoclassique est qu’elle donne du mot « marché », une définition assez vague. Elle le définit comme un « lieu de confrontation d’une offre et d’une demande ». Cependant, ce mot est utilisé soit pour désigner des lieux physiques (place du marché, place boursière, marché aux bestiaux…), soit une relation commerciale (passer un marché), soit encore un ensemble d’agents impliqués dans la vente ou l’achat de biens (marché de l’automobile, marché du logement…).

Ces différentes acceptions du mot « marché » ont toutefois en commun de supposer des relations marchandes. C’est-à-dire des échanges mutuellement avantageux, effectués sur la base de prix, acceptés par les parties impliquées.

Le bon sens voudrait donc que l’expression « marché parfait » désigne une situation dans laquelle il n’y aurait pas d’entrave aux relations marchandes. Le cas le plus simple à imaginer engage deux personnes. X possède beaucoup de pommes et peu d’oranges et Y a beaucoup d’oranges et peu de pommes. X est disposé à donner au plus trois pommes pour obtenir une orange, tandis que Y est prêt à donner au plus deux oranges pour une pomme. Toutefois, on ne peut rien dire a priori sur le taux d’échange qui va prévaloir. Il va y avoir marchandage entre les deux agents.

Cet exercice d’imagination peut se compliquer si X veut des oranges alors que Y n’est pas intéressé par les pommes, mais par les poires. Alors, X doit prévoir de trouver un partenaire d’échange Z qui possède des poires et qui est intéressé par ses pommes. Il pourra alors échanger les poires obtenues contre les oranges convoitées. La situation se complique davantage si Z ne veut pas des pommes mais des noix…

En résumé, le « marché parfait selon le bon sens », caractérisé par des relations marchandes volontaires et sans entraves, se présente comme un ensemble d’individus qui passent leur temps à rechercher des partenaires d’échange, à marchander, c’est-à-dire à négocier les termes des échanges et à constituer des stocks en prévision de ces échanges. Les coûts de fonctionnement en temps et en énergie d’un tel système est très élevé. En outre, on voit bien qu’il n’est pas organisé dans la perspective d’améliorer le sort de tous les participants.

La concurrence parfaite condition du marché parfait

Le « marché parfait selon le bon sens » ne peut donc pas être considéré comme le mode d’organisation le plus efficace pour allouer des ressources. Aussi ce n’est pas ce système que les néoclassiques ont en tête. Et d’ailleurs, B. Guerrien souligne qu’ils n’ont jamais essayé de le mettre sous forme d’un modèle.

Pour améliorer ce système, il faut éliminer les coûts relatifs à la recherche de partenaires et au marchandage. Et c’est ce que font d’emblée les néoclassiques avec le modèle de « concurrence parfaite ». Dans ce modèle, les termes de l’échange (les prix) sont acceptés par tous les agents économiques. Et une entité centrale organise directement les échanges après avoir trouvé les prix dits « d’équilibre concurrentiel », c’est-à-dire les prix qui sont compatibles avec les vœux de chaque intervenant. Par exemple, dans la situation où X est prêt à donner trois pommes pour une orange et Y deux oranges pour une pomme, un taux d’échange d’une pomme contre une orange est acceptable pour les deux parties.

L’avantage du modèle de « concurrence parfaite » consiste dans la suppression des gaspillages engendrés par la recherche de partenaires et par le marchandage. Sur le marché parfait des néoclassiques, X, Y et Z peuvent échanger directement leurs pommes, oranges, poires contre les produits qui les intéressent, selon des termes d’échanges qui sont fixés et qui leur conviennent à tous.

Le marché parfait est un système centralisé

Par un glissement de perspective, le « marché parfait » des néoclassiques devient donc le contraire du « marché parfait selon le bon sens ». En effet, il devient un système centralisé où les individus ne marchandent plus. Ils sont contraints de faire des offres et des demandes « loyales » aux prix établis par une entité centrale.

Selon les néoclassiques, c’est l’existence d’une « main invisible du marché » qui permettrait que les désirs individuels résultent dans cette distribution optimale des ressources. En fait, B. Guerrien remarque que si l’on examine les hypothèses et équations du modèle qui est censé expliquer ce processus, on s’aperçoit que la « main » qui coordonne les décisions individuelles, ne peut être que celle d’un planificateur qui se démène pour les autres.

B. Guerrien en conclut donc que le marché parfait de la théorie néoclassique est tout sauf un marché tel qu’on l’entend selon le « bon sens ». Les théoriciens avancent que l’affectation optimale des ressources découle de la recherche d’un équilibre de concurrence parfaite. Sauf que pour aboutir à ce résultat, il faut mettre en place une instance qui centralise les offres et les demandes individuelles, qui propose un prix d’équilibre et qui interdit les ententes bilatérales.

Autrement dite, le « marché parfait » envisagé par les néoclassiques réalise le rêve de tout planificateur. Il permet de satisfaire les désirs des participants, en optimisant la distribution des ressources disponibles. Une confusion est créée qui consiste à attribuer les résultats d’un modèle, celui de l’efficience d’un système centralisé, à un autre modèle, celui d’un système fondé sur des relations bilatérales et décentralisées.

Des « réformes structurelles » à n’en plus finir

Cet imbroglio trouve son utilité en regard des politiques de « réformes structurelles ». Leurs promoteurs justifient ces politiques sur la base de la théorie néoclassique. Le développement et l’allocation optimale des ressources découlerait de la concurrence et du laisser-faire des « forces du marché ».

Pour eux cette idée implique, avant toutes choses, la privatisation des services publics et leur « ouverture à la concurrence », la suppression de tous les dispositifs qui empêchent les agents économiques de s’entendre directement et en toute liberté (en fait le droit du travail et les conventions collectives qui encadrent les relations entre employeurs et employés) et la « libre entrée » sur le marché de nouveaux acteurs (en fait l’attribution de parts de marché à des grandes entreprises par des interventions gouvernementales).

Or, nous avons vu que le « marché parfait selon le bon sens », à supposer qu’il soit possible ou réellement désiré, n’a pas du tout l’efficacité recherchée. Mais les « réformateurs », conformément à la théorie néoclassique, laissent penser que l’on peut parvenir à cette efficacité en supprimant des « imperfections » résiduelles.

Leur discours peut alors être résumé ainsi. Dans le monde réel, il n’est pas possible de réaliser la perfection mais il est possible de s’en approcher. Il n’est donc pas possible de réaliser un état de concurrence parfaite. Des imperfections subsisteront toujours. On peut toutefois chercher à réduire ces dernières au maximum.

Cet argumentaire leur permet d’expliquer la persistance des dysfonctionnements comme la montée du chômage ou les « crises économiques », malgré des décennies de « réformes structurelles » qui prétendaient y mettre un terme. Pour cela, il suffit d’invoquer l’existence d’imperfections résiduelles et la nécessité d’aller toujours plus loin dans l’ « ouverture des marchés », la déréglementation du travail…

L’argument permet aussi d’éviter de préciser qu’un système efficace d’allocation des ressources économiques suppose une organisation autour d’instances centrales, idée qui comme l’écrit B. Guerrien est difficile à faire avaler.

© Gilles Sarter

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.