Pierre Bourdieu envisage la forme moderne de l’État comme l’aboutissement d’un antagonisme entre deux principes de reproduction du pouvoir. Le premier était domestique ou dynastique. Il était mobilisé par la maison royale. Le second était culturel ou scolaire et revendiqué par les légistes et les juristes.
Tendance à la reproduction du pouvoir
La réflexion de Pierre Bourdieu (Sur L’État) est fondée sur l’idée que le pouvoir est animé d’une sorte de conatus (Spinoza) ou de tendance à persévérer dans son être.
Les agents sociaux (individus, groupes, familles…) qui détiennent un pouvoir agissent, qu’ils le sachent ou non, de manière à perpétuer ou à augmenter leur pouvoir.
La thèse que le sociologue développe est que, durant une longue période qui va du Moyen-Age à la Révolution française, les détenteurs d’un pouvoir fondé sur une appartenance domestique (la maison royale) s’affrontent aux détenteurs d’un pouvoir viager (les doctes, les clercs, les juristes…). A l’origine de cette confrontation, il y a une contradiction qui est enfermée dans la logique dynastique elle-même.
Contradiction dans la logique dynastique
Une des propriétés de l’État dynastique est que l’entreprise politique et l’entreprise domestique n’y sont pas séparées. Le pouvoir y est pris dans le domestique, c’est-à-dire dans la maison royale. Dans ce modèle, le chef de la maison est mandaté pour mener une politique de conservation ou d’accroissement du pouvoir de sa maison.
Cette logique de la maison royale renferme une contradiction. En effet, parmi les féodaux, l’un devient roi parce qu’il exproprie les pouvoirs privés des autres, au profit de son propre pouvoir privé.
Pour légitimer cette expropriation, il y a nécessité d’universaliser le cas particulier de la maison royale. Il faut pouvoir affirmer que ce cas privé n’est pas un cas privé comme les autres. Ce travail d’universalisation est la fonction des juristes et des légistes qui théorisent et rationalisent la légitimation de la royauté.
Supériorité de l’universel sur le privé
La mission des légistes consiste à justifier l’expropriation des pouvoirs privés des féodaux par la maison royale, en démontrant que le cas de la royauté n’est pas un cas particulier mais un cas universel.
C’est le droit romain, notamment qui va permettre de légaliser le principe dynastique, dans un langage universalisé ou « étatique ».
L’idée de la supériorité du public sur le privé s’invente dans l’effort des légistes pour résoudre la contradiction d’une propriété privée (royale) qui s’établit par dépossession d’autres propriétés privées (féodales).
C’est à ce stade qu’apparaît une contradiction importante. En effet, s’il faut dé-privatiser le caractère privé pour le légitimer, c’est que le non-privé, l’universel, est mieux que le privé. Le problème c’est qu’en affirmant la supériorité de l’universel sur le privé, on sape du même coup la légitimité de la reproduction du pouvoir domestique ou dynastique.
Reproduction scolaire du pouvoir
A cette ambiguïté idéologique va s’ajouter une deuxième contradiction. La maison royale va devoir perpétuer son mode de reproduction domestique dans un monde où un autre mode de reproduction se met en place. C’est le mode de reproduction des fonctionnaires qui passe par le système scolaire.
Lire un article sur la bureaucratie, selon Max WeberAu départ, on peut dire que les légistes et les juristes sont tout à fait intéressés au travail de légitimation idéologique de la royauté. Ils en tirent eux-mêmes des avantages et des bénéfices. Dans la division du travail de domination, ils sont les premiers agents après la famille royale.
Dès le 12ème siècle, les premiers clercs d’État sont des diplômés qui peuvent invoquer leur compétence à légitimer la royauté. Cette compétence leur confère une nouvelle forme de pouvoir. Par exemple, ils acquièrent la capacité d’adresser des remontrances au roi : « ce qui nous permet de justifier ta légitimité, justifie aussi que nous te rappelions que tu n’es pas justifié à faire ce que tu fais… »
Noblesse d’État
L’État dynastique, jusqu’à la Révolution française, est le champ de tensions entre deux catégories d’acteurs et deux modes de reproduction du pouvoir. La famille ou la maison royale se reproduit sur la base du « sang », c’est-à-dire sur une base biologique. Les clercs, juristes, légistes, fonctionnaires se reproduisent principalement par le système scolaire.
On comprend que cette deuxième catégorie ait intérêt à promouvoir une définition de l’État de plus en plus universelle et donc de moins en moins privée et héréditaire.
La Révolution française peut aussi être considérée comme le triomphe du mode de reproduction impersonnel (scolaire) sur le mode de reproduction personnel (domestique).
Selon, Pierre Bourdieu, les deux principes de reproduction continuent cependant de fonctionner. Aujourd’hui encore, l’État est traversé par une tension entre héritiers et nouveaux venus. Sous l’Ancien Régime, le système scolaire apparaissait comme un principe de reproduction indépendant et opposé au principe domestique.
Par la logique de son fonctionnement, il est devenu un principe de reproduction quasi domestique. Et il sert aujourd’hui de fondement à une noblesse d’État qui est une sorte de synthèse des deux principes de reproduction domestique et scolaire.
Le gouvernement représentatif, dans l’idée de ses créateurs, n’était pas une forme de démocratie. Toutefois, la désignation des gouvernants par des élections fait de la légitimité à gouverner une affaire d’opinion. Ce faisant, elle introduit un principe démocratique. Dès lors, l’enjeu pour la démocratie consiste à élargir les possibilités de participation des citoyens aux décisions, tout en développant leur engagement partisan.
Les titres à gouverner et les chances de vie
Dans La Haine de la Démocratie, Jacques Rancière avance que tout gouvernement est au bout du compte oligarchique. Il repose sur la domination d’un petit nombre qui prétend détenir des titres à gouverner qui découlent de la naissance, de la richesse ou du savoir…
Max Weber déroule une réflexion similaire dans Économie et Société. Mais, il utilise la notion de « chance de vie » (Lebenschance). Elle fait référence à ces privilèges (force physique, fortune, éducation…) qui peuvent prédisposer leurs détenteurs à faire partie des dominants. L’expression « chance de vie » appartient au vocabulaire des probabilités. Le sociologue insiste ainsi sur l’inégalité de la répartition statistique de ces privilèges.
Max Weber dit observer que les personnes qui jouissent d’une situation favorable ressentent la nécessité de présenter cette faveur comme légitime ou méritée. Et a contrario, ils ont besoin de présenter les privilèges négatifs (maladie, pauvreté…) comme imputables à la responsabilité des personnes concernées. Ce mécanisme existe aussi dans le cadre des relations entre groupes humains qui sont positivement ou négativement privilégiés.
Finalement, l’existence de toute domination ou de tout gouvernement serait tributaire de son autojustification par l’invocation de principes de légitimation que sont les chances de vie ou les titres à gouverner.
Les sans-titres et le gouvernement représentatif
Cependant, aucune chance de vie, ni aucun titre à gouverner n’inclut en lui-même le principe de sa supériorité sur les autres. En fonction du principe que l’on retient, le savant peut commander à l’ignorant ou le riche gouverner le pauvre… Mais, le savant ne peut commander le riche, ni inversement le riche gouverner le savant…
Il est donc impossible de dire quelle chance de vie ou quel titre à gouverner devrait l’emporter sur tous les autres. Jacques Rancière en conclut que la seule instance habilitée à trancher est celle qui ne possède aucun titre à gouverner. En effet, les personnes sans titre sont les seules à ne pas être à la fois juges et parties.
En somme, la procédure du choix par « n’importe qui » forme la qualité démocratique du gouvernement représentatif.
Le principe démocratique du gouvernement représentatif
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Champs essai.Pour ses fondateurs (Madison, Sieyès…), au tournant du 18è siècle, aux États-Unis et en France, le gouvernement représentatif, aussi appelé « république », n’était pas une modalité de la démocratie mais une forme essentiellement différente et de surcroît préférable à cette dernière.
Il n’empêche. Même si l’élection ne rend pas les citoyens souverains, même si elle ne détruit pas le principe oligarchique du gouvernement, elle dénaturalise quand même les formes de domination qui reposaient sur des titres. Elle en fait une affaire d’opinion. Le gouvernement représentatif est légitimé par le principe démocratique puisque ceux qui accèdent au pouvoir sont désignés par « n’importe qui ».
En même temps, ce principe démocratique tend aussi à saper la légitimité du gouvernement représentatif. En effet, les sujets demandent en permanence l’élargissement du champ de la prise en compte de leurs opinions. Cette demande culmine dans la revendication pour la mise en place d’une démocratie radicale. Si « n’importe qui » peut élire les gouvernants, « n’importe qui » peut aussi décider pour ce qui l’engage au titre de la vie collective.
L’engagement partisan
Samuel Hayat, Démocratie, Anamosa.Samuel Hayat souligne que la création des partis politiques de masse est un autre phénomène social qui a contribué à la dénaturalisation des titres à gouverner. La compétition entre partis révèle la contingence de ces titres. Ils ne reposent sur rien d’autres que sur l’opinion toujours changeante de la majorité. Pour cette raison, il est important de reconnaître la légitimité de la lutte partisane.
Reconnaître, la légitimité de prendre parti et donc de prendre des partis opposés, c’est prévenir toute possibilité de retour à un pouvoir fondé sur un titre absolu.
Les partis ont aussi contribué à déconstruire l’idée d’un peuple unique. La compétition partisane divise la société en groupes qui portent des opinions et des conceptions politiques différentes. Encore une fois, l’engagement partisan en venant diviser les citoyens constitue un facteur important de démocratisation. Il empêche la constitution d’un pouvoir absolu qui serait fondé sur l’idée d’un peuple indivisible (« un peuple, une terre, un guide« …)
L’enjeu pour la démocratie
Ce qui pose problème pour envisager la réalisation de la démocratie, c’est le lien entre la professionnalisation de la politique et le fait partisan. A l’origine, les partis étaient des regroupements de députés. Petit à petit, ils se sont ouverts aux masses sur la base du partage d’opinions (libérales, conservatrices, progressistes, socialistes…). Mais cette ouverture avait aussi pour objectif de mettre les masse au service des luttes pour le pouvoir d’État.
Un enjeu de la démocratie réelle, affirme Samuel Hayat, consiste à détacher le fait partisan de l’organisation oligarchique de la compétition pour le pouvoir politique.
D’une part, les pouvoirs des citoyens doivent être élargis à l’ensemble des processus de décision. D’autre part, il faut engager le peuple à prendre parti massivement, dans des organisations démocratiques, porteuses de valeurs et de projets de société concurrents. Les modalités internes de fonctionnement de ces organisations doivent prévenir toute instrumentalisation au profit d’une oligarchie qui voudrait prendre le pouvoir.
Les rapports de production sont parmi les rapports entre êtres humains ceux qui déterminent l’organisation de leurs activités économiques : l’accès aux ressources et le contrôle des moyens de production ; la distribution de la force de travail entre les divers procès de travail et l’organisation de leur déroulement ; la circulation et la distribution des produits du travail.
Karl Marx précise que seuls les rapports sociaux de production forment, au sens strict, la structure économique d’une société (Introduction à la Contribution à la Critique de l’Économie Politique).
Une vision ethnocentriste de l’économie nous pousse à rechercher, dans toutes les sociétés, l’existence d’institutions et de rapports de production séparés et distincts des autres rapports sociaux, comme cela est le cas dans la société capitaliste occidentale.
L’anthropologie montre que cette séparation constitue plutôt une exception dans l’histoire de l’humanité. Souvent, les rapports religieux, les rapports de parenté ou encore les rapports politiques fonctionnent, en même temps, comme des rapports de production.
Rapports de production et rapports de parenté
Les anciennes sociétés aborigènes d’Australie vivaient de la chasse, de la cueillette et parfois de la pêche. La plupart étaient divisées en groupes de parenté qui échangeaient entre eux des épouses, toujours dans les mêmes directions, ce qui engendrait des divisions sociales en sections et sous-sections.
Ces divisions sociales servaient de cadre aux pratiques rituelles et à l’exercice de l’autorité. Tous deux étaient placés entre les mains des hommes âgés, mariés à plusieurs épouses et donc alliés à plusieurs groupes de parenté.
Ces rapports de parenté fonctionnaient en même temps comme rapport de production. En effet, ils servaient de justification à l’appropriation des territoires et de leurs ressources naturelles.
Chaque groupe de parenté héritait de ses ancêtres le « droit » d’en user. Mais, ces droits n’étaient pas exclusifs, d’autres groupes pouvaient en profiter.
Concrètement, les sections familiales étaient constituées de bandes nomades qui se déplaçaient sur l’ensemble des territoires. Si l’exploitation des ressources naturelles se faisait habituellement sur le territoire de la section patrilinéaire à laquelle appartenait la bande, elle pouvait aussi avoir lieu sur les territoires de sections alliées.
Finalement, les rapports de parenté et d’alliance formaient le cadre de l’appropriation abstraite (propriété) et concrète (chasse, cueillette) de la nature. Ils constituaient la base de l’organisation sociale des procès d’exploitation des ressources et de leur partage. A ce titre, on peut dire qu’ils assumaient les fonctions qui définissent les rapports de production.
Rapports politiques et rapports de production
Dans l’Athènes du Vème siècle, ce sont les rapports politiques qui sont des rapports de production. C’est par la filiation qu’on y est citoyen. Seuls les citoyens peuvent détenir une portion du territoire de la cité. La Cité-État est formée par la communauté des citoyens.
Le citoyen qui est propriétaire terrien a accès à toutes les magistratures et à toutes les responsabilités politiques. Il peut porter les armes. Il a le devoir de défendre le sol de la patrie. Il peut bénéficier de la protection des dieux de la Cité et participer à leur culte. Le citoyen qui n’est pas propriétaire n’a pas accès à toutes les magistratures et toutes les prêtrises.
Les métèques, hommes libres non-citoyens résidant à Athènes sont exclus de toutes les charges et de l’accès à la propriété foncière. Il en résulte une première division du travail. Leurs échoient les activités artisanales, marchandes, bancaires. L’agriculture leur est fermée.
Citoyens et métèques pouvaient se faire remplacer dans leurs activités par des esclaves qui pouvaient ainsi s’enrichir et s’affranchir. L’esclavage pesa un poids de plus en plus lourd dans l’économie et devint un facteur essentiel de l’accumulation de richesses, accroissant ainsi les inégalités entre citoyens.
Finalement, l’appartenance personnelle à la Cité-État jouait à Athènes comme la condition d’appropriation de la terre. Et il en découlait que les différentes activités économiques étaient hiérarchisées en fonction du statut de ceux qui pouvaient les exercer (citoyens, métèques, esclaves).
Rapports de production et Communisme
Dans la société athénienne, le but premier de la production n’était pas l’accumulation de richesses mais la conservation des statuts et des hiérarchies sociales, c’est-à-dire la reproduction de la structure sociale. Nous pouvons comparer cette situation dans laquelle l’appartenance à une communauté est le point de départ des rapports économiques à ce que serait une société communiste.
Dans une société communiste, par différents mécanismes, l’ensemble de la population serait considérée comme propriétaire des moyens de production et des produits. Les rapports économiques y seraient donc, comme à Athènes, des rapports politiques. Mais dans son principe, la fusion communiste entre le politique et l’économie serait tout à fait différente de celle prévalant à Athènes.
En effet, la communauté communiste ne serait pas le point de départ des rapports économiques mais son point d’arrivée.
Chez les Grecs anciens, la fusion entre la politique et l’économie reposait sur la domination d’une minorité de citoyens sur le reste de la société. En revanche, l’accomplissement du communisme suppose l’abolition des rapports d’exploitation et des hiérarchies sociales.
Selon l’hypothèse marxienne, cet accomplissement nécessite l’essor des moyens de production (intellectuels et matériels) de sorte qu’ils soient mis à la disposition de chacun, par l’intermédiaire de tous.
Hiérarchies de fonctions et d’institutions
Dans les sociétés capitalistes industrielles, les fonctions économiques, politiques et familiales correspondent à des institutions différentes (entreprises, institutions étatiques, familles…). Dans la plupart des sociétés humaines connues, les institutions familiales, politiques ou religieuses assurent aussi des fonctions économiques. A ce titre, notre forme de société constitue donc une exception et non la règle.
L’étude des sociétés aborigènes d’Australie et de la Cité-État athénienne montre qu’il ne faut pas confondre hiérarchie des fonctions et hiérarchie des institutions. Ce n’est pas parce que dans une société donnée, la parenté ou la politique jouent un rôle dominant que l’économie y tient un rôle secondaire.
A l’inverse, selon une hypothèse formulée par Maurice Godelier, dans L’idée et le Matériel, si la parenté ou la politique y sont dominantes, c’est parce qu’elles fonctionnent en même temps comme rapport de production.
Cette hypothèse peut être mise en relation avec l’idée de Karl Marx selon laquelle le rôle des structures économiques est déterminant dans le fonctionnement et l’évolution des sociétés.
La « mélancolie de gauche » et la « fureur droitière » forment selon J. Rancière les deux faces d’une même pensée qui considère que les individus sont incapables de connaître la réalité du monde social dans lequel ils vivent.
La critique et la post-critique
Depuis les années 1960, la critique sociale se donne pour objectif de dévoiler les rapports de domination et d’exploitation qui sont masqués par les illusions de la société de consommation. Ce projet est intimement lié à l’idée d’émancipation. Une hypothèse qui le sous-tend pose que la plupart des femmes et des hommes sont victimes de leur ignorance concernant la nature réelle de la machinerie sociale. La critique entend éveiller leur conscience et les doter d’armes idéologiques leur permettant de sortir de leur état de minorité.
Aujourd’hui, la pensée post-critique prétend enterrer tout à la fois l’analyse du monde social et la perspective émancipatrice de la critique sociale. Pour Jacques Rancière, elle entend se débarrasser de la tradition critique, tout en conservant sa logique fondamentale. En effet, elle continue à affirmer que les individus sont victimes d’illusions. Elle dénonce leur incapacité à connaître, voire même leur désir d’ignorer, la réalité qui est le triomphe de la marchandisation et de la consommation.
Cette mise en accusation qui se voudrait post-critique donne lieu à deux formes de discours qui constituent les deux faces d’une même pièce. D’un côté ce que J. Rancière appelle la « mélancolie de gauche », de l’autre ce qu’il qualifie de « fureur droitière ».
La mélancolie de gauche
Le discours « mélancolique de gauche » décrit le triomphe de la marchandise et de la société de consommation comme le triomphe d’une force sans partage qui s’empare de tout, même de ce qui prétend la contester. Il se présente comme une forme de sagesse qui pose un regard désenchanté sur les critiques marxistes, situationnistes, communistes… et qui conclue à l’impossibilité de changer le monde.
Pire même, la critique du système serait devenue un élément du système lui-même.
Selon cette vision du monde, le capitalisme aurait gagné une victoire décisive, au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle en instrumentalisant à son profit la capacité des individus à expérimenter leur propre vie comme une source de possibilités infinies. D’une part, les désirs de créativité, d’authenticité, d’autonomie, de réalisation de soi auraient été détournés par le nouveau management, son besoin de flexibilité et sa gestion par projets.
D’autre part, les mêmes désirs auraient été encouragés dans le but de développer la marchandisation d’objets et de services en tous genres, de l’iphone aux reality-shows, en passant par les formations personnelles, les articles de mode, la décoration d’intérieur ou les voyages.
La mélancolie de gauche nous engage à reconnaître que même le désir de contestation appartient à ce désir d’expérimentation sans limites qui sous-tient le marché global. A ce titre, les manifestations, les protestations, les tentatives de subversion constitueraient autant d’opportunités pour les individus de se donner en spectacle. Spectacle que le système transforme aussitôt en marchandise.
La fureur droitière
La « fureur droitière » ou la nouvelle critique de droite requalifie la société de consommation comme un ravage perpétré par l’individu démocratique. Pendant toute la durée de la Guerre Froide, la démocratie était définie, dans le « camp occidental », comme une convergence entre une forme de gouvernement qui garantissait les libertés publiques et un mode de vie qui reposait sur les libres choix offerts par le marché libre. Ce consensus reposait sur une sorte d’addition des Droits de l’Homme et du libre choix des consommateurs.
Depuis la chute du Mur, des campagnes d’opinion de plus en plus furieuses ont dénoncé cette conjonction. Les Droits de l’Homme ont été qualifiés de droits de l’individu égoïste et bourgeois. La liberté de choix des consommateurs a été assimilée à une forme de frénésie qui conduirait à la destruction des formes traditionnelles d’autorité (familiales, patriarcales, scolaires, raciales ou culturelles) au profit du marché.
Pour la « fureur de droite », le sens du mot démocratie est devenu loi de l’individu préoccupé de la seule satisfaction de ses désirs. Le sens du mot égalité s’est transformé en triomphe du marché dans toutes les relations humaines.
Finalement, cette soif de « consommation démocratique et égalitaire » conduirait à une forme totalitaire de destruction des liens sociaux.
Cette argumentation anti-démocratique a une longue histoire. Elle remonte au discours contre-révolutionnaire de la Révolution. Celui-ci présentait la Révolution comme un processus de destruction des institutions collectives (monarchie, religion, féodalisme, corporatisme…) qui rassemblaient, éduquaient et protégeaient les individus. En conséquence, les individus déliés et privés de protection était vus comme réduits à l’état d’atomes individuels, rendus disponibles pour le terrorisme de masse ou l’exploitation capitaliste. La fureur droitière reprend cette analyse du lien entre démocratie, marché et terreur.
La tradition de la raison éclairée
Jacques Rancière affirme la fausseté du discours de l’épuisement de la tradition de la critique sociale. Elle se porte très bien sous sa forme inversée qui structure le discours dominant. Au fond elle a été ramenée à son terrain d’origine, celui de l’interprétation de la modernité comme la rupture individualiste du lien social et de la démocratie comme individualisme de masse.
La critique sociale prétendait révéler les lois de la marchandise, comme vérité sous-jacente aux belles apparences de la société de consommation. Elle entendait ainsi fourbir les armes de la lutte sociale. Jacques Rancière constate qu’avec la mélancolie de gauche et la fureur droitière, la révélation va toujours bon train mais qu’elle ne prétend plus combattre ce qu’elle dénonce.
Les deux faces de la post-critique se revendiquent de la raison éclairée qui met au jour les symptômes d’une maladie de civilisation. En même temps, elles se présentent comme impuissantes face aux malades qui souffrent justement de ne pas se savoir tels.
L’incapacité en partage
L’image du « pauvre crétin d’individu consommateur submergé par le flot des marchandises et séduit par les images fallacieuses » a elle aussi une longue histoire derrière elle. Elle s’est imposée dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Elle est le fruit d’une coïncidence. La physiologie découvrait les circuits nerveux et l’existence des stimuli. En même temps, les villes se peuplaient d’une multitude d’individus aux origines campagnardes et populaires.
La critique commença à s’élever : trop de gens, sans qualités, soumis à trop de stimuli déchaînés de tous côtés, trop de plaisirs et de jouissances promises par les lumières de la ville, trop d’idées nouvelles (notamment démocratiques) envahissant des cerveaux non préparés. L’excitation des énergies nerveuses et les expérimentations populaires de nouvelles formes de vie devaient, était-il prédit, conduire à la destruction de l’ordre social, voire à l’épuisement de la race travailleuse.
Emma Bovary et l’Association Internationale des Travailleurs semaient l’effroi au sein de la bourgeoisie.
Pour conjurer leur angoisse, face à ces expériences émancipatrices, les dominants adoptèrent une posture paternaliste à l’égard de ces « pauvres gens » aux cerveaux fragiles. Les capacités de réinventer la vie furent requalifiées en incapacité de maîtriser la situation.
Le principe d’égalité
Ce souci paternel et ce diagnostic d’incapacité ont été repris par cette forme de critique sociale qui veut soigner des incapables : ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils voient et qui ne savent pas transformer le savoir acquis en action militante. La post-critique, elle, pense s’adresser à des « imbéciles » qui pensent encore qu’il y a une réalité cachée derrière le triomphe du marché et de la consommation.
Jacques Rancière en conclut que le processus peut continuer à se dérouler ainsi jusqu’à la fin des temps. Tant qu’il y aura une possibilité d’expliquer leur impuissance aux « imbéciles ».
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008
Pour sortir de cette critique qui constitue finalement l’autre face de l’ordre social oligarchique de nos sociétés, il faut partir d’autres suppositions : les incapables sont capables et il n’y a aucune réalité cachée qui les enferme dans leurs positions.
Max Weber envisage la démocratie directe comme un type d’administration, dans lequel l’exercice de la domination est peu manifeste. Il examine les conditions sociales nécessaires à sa réalisation effective. Puis, il envisage, à partir de ce cas limite, les transformations qui conduisent à des formes d’administration caractérisées par la domination des notables, des partis ou des fonctionnaires.
Administration démocratique directe
Par « domination », Max Weber entend le fait que des dominants affirment une volonté d’influencer l’action d’autrui et qu’ils l’influencent réellement et significativement. Les dominés agissent comme si l’ordre (la volonté affirmée par les dominants) formait la maxime de leur action.
Toutes les formes d’administration nécessitent qu’une certaine domination soit exercée par quelqu’un, sur quelqu’un d’autre. Cette domination peut être plus ou moins manifeste. Dans le contexte de l’administration démocratique directe, le détenteur d’un pouvoir de commandement peut même passer pour le « serviteur » des dominés (serviteur du public, des citoyens, de la nation…).
Lire aussi « Castoriadis et le germe de la démocratie« L’ « administration démocratique directe » est considérée comme démocratique pour deux raisons. Premièrement, elle repose sur l’idée que tous les individus possèdent une égale qualification à la conduite des affaires communes. Deuxièmement, elle tend à minimiser l’étendue de la domination ou du commandement.
Dans un tel système, l’assemblée des membres prend les décisions matérielles importantes. Les fonctionnaires sont les personnes qui préparent et exécutent ces décisions, conformément aux prescriptions de l’assemblée. Pour ce faire, il est indispensable de leur déléguer un certain pouvoir de commandement. Par conséquent, leur position oscille en permanence entre la position de « serviteur » et celle de « maître ». C’est pour éviter qu’ils s’installent dans cette dernière position que leur recrutement est soumis à des limitations démocratiques.
Conditions de réalisation
L’administration démocratique directe trouve aisément sa place dans les associations qui sont limitées en nombre de membres, qui sont cantonnées à un niveau local, qui sont peu différenciées du point de vue de la position sociale de leurs membres et qui ont en charge la réalisation de tâches simples et constantes.
Max Weber ajoute à ces préconditions le développement chez les membres d’une éducation à l’évaluation objective des moyens et des fins. Il entend par là que les individus doivent avoir la capacité d’orienter leurs activités sur la base de critères objectifs. Cette objectivité n’exclut pas les prises de positions mais écarte les motivations strictement idéologiques ou les décisions qui seraient dénuées de toute cohérence avec les données disponibles.
Les assemblées populaires en Suisse (Landsgemeinden) et en Nouvelle-Angleterre (townships), les communautés villageoises autonomes (mir) en Russie constituèrent des structures conformes au type de la démocratie directe.
Le mode d’administration par la démocratie directe ne représente pas pour Max Weber le point de départ historique typique d’une évolution. Le tirage au sort, l’élection temporaire ne sont pas les formes « primitives » de recrutement des fonctionnaires. Ce type d’administration constitue seulement un cas-limite à partir duquel le sociologue déroule l’examen de différentes formes de domination.
Domination des notables
Le premier facteur d’instabilité de la démocratie directe est la différenciation économique des membres. Si elle apparaît, il est possible que les possédants prennent en charge les fonctions d’administration. Plus que l’obtention de revenus élevés en tant que tels, c’est le fait de disposer des loisirs nécessaires pour remplir ces fonctions, sans recevoir de salaire, qui constitue un critère déterminant.
Par exemple, dans des contextes historiques donnés, les industriels ont pu être moins disponibles que les propriétaires terriens ou que les grands marchands qui étaient requis par leurs affaires, de manière intermittente.
L’administration démocratique directe a tendance à glisser vers une domination des notables à chaque fois que la disponibilité de ceux qui exercent un travail rétribué diminue.
Dans la pensée de Max Weber, les notables sont des porteurs d’une forme spécifique d’honneur social. Cet honneur est attaché à un certain type de conduite de vie. Et les notables sont notamment disposés à percevoir l’administration sociale et la domination comme faisant partie de leur « devoir d’honneur ».
La domination des notables prend souvent la forme de comités préparatoires qui leur permettent d’orienter, d’anticiper ou même d’évincer les décisions de l’assemblée de tous les membres du groupe.
Domination des anciens
Cette forme de domination des notables au sein des communautés locales est un phénomène très ancien. Dans toutes les communautés dont l’agir est orienté par la tradition, le droit coutumier ou sacré, les notables sont les anciens. En effet, ils sont dépositaires des traditions. La reconnaissance de cette expertise agit comme une forme de justification de la rectitude de leurs jugements et de leurs décisions.
Ce prestige lié à l’âge décline dans les contextes de pénurie alimentaire. Dans cette situation, il se reporte sur ceux qui sont physiquement en état de travailler. Il en va de même lorsque la guerre est chronique. Le prestige des jeunes guerriers se développe contre celui des vieux.
Enfin, à toutes les époques révolutionnaires, d’institution d’un nouvel ordre économique ou politique et lors du déclin des traditions sacrées ou religieuses, la valorisation des anciens décline également.
Domination des partis
Mais le prestige des anciens n’est pas toujours transféré à la jeunesse. Comme nous l’avons dit plus haut il peut aller à d’autres types de notables, au sens que M. Weber donne à cette catégorie. Les conseils des anciens, comme les sénats, ne trahissent plus leur origine que par leur nom alors qu’ils sont de fait colonisés par ces nouveaux notables.
A l’encontre de ce transfert, un discours peut se développer qui prône une administration démocratique confiée à ceux qui n’ont pas de fortune ou à ceux qui en ont une mais qui sont exclus de l’honneur social (comme les bourgeois sous l’ancien régime). Cette rhétorique devient celle de la lutte contre les notables.
Cette lutte peut alors prendre la forme d’un affrontement partisan. En effet, les notables, du fait de leur prestige et du pouvoir économique qu’ils exercent sur une partie de la population, sont à même de créer leur propre « parti », composé de gens sans fortune.
Domination des fonctionnaires
Cette lutte partisane pour la domination engendre fatalement une division sociale.
Sur ce thème, voir un article sur la bureaucratie vue par Max WeberUne division analogue peut apparaître lorsque la formation sociale s’agrandit au-delà de certaines limites ou lorsque la différenciation qualitative des tâches administratives rend difficile leur exécution par n’importe quel membre de la collectivité ou du groupe.
A terme, le déploiement quantitatif et qualitatif des tâches d’administration conduit au maintien d’un corps de fonctionnaires dotés de l’expertise et de l’expérience nécessaires à leur réalisation. Il en découle une tendance à la mise en place d’une formation sociale séparée, capable d’exercer sa domination sur les autres membres de la société.
Les partis classés dans la catégorie « populisme de droite ou d’extrême-droite » sont souvent présentés comme des adversaires des politiques néolibérales et de leur projet de globalisation de l’économie. En réalité, bien loin de s’opposer au néolibéralisme, ils en constituent une tendance particulière.
Une nouvelle confrontation ?
La victoire de Trump et du Brexit en 2016, puis l’année suivante, l’entrée de l’AfD au Bundestag et le retour du FPÖ autrichien aux affaires nationales ont été décrits par de nombreux éditorialistes comme des victoires gagnées contre le néolibéralisme, par un « populisme anti-globalisation de droite ou d’extrême-droite ».
Ces commentateurs ont cru observer l’existence d’une nouvelle division politique entre, d’un côté, les tenants d’économies nationales fermées et, de l’autre, les tenants de la mondialisation. Ce qu’ils présentaient comme un succès du premier camp s’expliquerait par un creusement toujours plus profond des inégalités. En somme, ces victoires traduiraient le mécontentement d’un « petit-peuple » aux abois.
Pourtant l’observation montre que ni l’élection de Trump, ni le Brexit, ni la participation de l’AfD et du FPÖ aux affaires nationales n’ont infléchi la tendance néolibérale des politiques gouvernementales des quatre pays concernés.
Q. Slobodian, Neoloberalism’s Populist Bastards, Public Seminar, 15 février 2018Quinn Slobodian, historien spécialiste de l’Allemagne et du néolibéralisme, propose une autre interprétation. L’histoire, écrit-il, montre que les partis dits « populistes » et nationalistes de droite voire d’extrême-droite, comme l’AfD et le PFÖ, représentent en fait un courant du néolibéralisme et non pas son opposition.
A y regarder de plus près, le racisme et le nativisme n’entrent pas en contradiction avec le néolibéralisme. Ils peuvent même être complémentaires.
Un interventionnisme
A la fin des années trente, un groupe d’économistes, incluant Hayek et von Mises, adoptent le terme « néolibéralisme » pour désigner leur programme politique. En 1947, ils créent une société de réflexion appelée Société du Mont Pèlerin.
A l’origine, le néolibéralisme est fondé sur la conviction que le laisser-faire n’est pas suffisant, pour permettre un développement optimal du marché. Les néolibéraux pensent, en outre, que les démocraties représentatives posent un frein à ce mouvement.
A ce sujet, lire « État fort et Néolibéralisme« Pour eux, les électeurs voteront toujours dans la perspective de satisfaire leurs intérêts personnels. Il en résultera toujours plus d’interventionnisme étatique dans l’économie, ce qui paralysera le libre marché ainsi que la liberté d’action du capital.
Pour contrer cette tendance, les néolibéraux aspirent à la construction d’institutions qui permettent de contraindre les demandes démocratiques s’opposant à la liberté de mouvement des capitaux, des marchandises et parfois des gens.
Dans les années 1990, ce rêve des néolibéraux semble exaucé. La création de l’OMC (1995), l’entrée en vigueur de l’ALENA (1994), la création de l’Union européenne (1993) semblent sanctuariser la politique du marché libre. Cette sanctuarisation est confortée par la conversion du FMI et de la Banque Mondiale à la libre circulation des capitaux.
Une convergence avec le conservatisme
Alors que le néolibéralisme engrange des victoires à l’échelle des relations internationales, les membres de la Société du Mont Pèlerin ajoutent de nouvelles dimensions à l’idéologie néolibérale.
Peter Boettke (économiste) donne la mesure des changements qui restent à accomplir. Si la sécurisation du capitalisme est d’abord passée par l’ajustement correct des prix (libéralisme), puis par l’ajustement correct des institutions (premiers néolibéraux), elle nécessite maintenant un ajustement correct de la culture.
C’est ainsi que Erich Weede (sociologue), Gerard Radnitzky (philosophe) ou Hans-Hermann Hoppe (philosophe et économiste) avancent que l’homogénéité culturelle est une précondition de la stabilité sociale, de l’échange marchand pacifique et de la jouissance des bienfaits de la propriété privée.
De son côté, le think-tank anglais Social Affairs Unit et son fondateur Digby Anderson se demandent si le « relâchement » des normes sexuelles, depuis les années 1960, n’a pas érodé les conditions de reproduction du marché libre.
La convergence du néolibéralisme et du conservatisme social devient de plus en plus explicite.
Mais elle ne s’arrête pas là. En effet, les membres de la Société du Mont Pèlerin tentent une synthèse entre les idées néolibérales sur le marché et les assertions des neurosciences ou de la psychologie évolutionniste. Cette dernière voudrait expliquer les mécanismes de pensée et les comportements humains au regard de la théorie de l’évolution.
Dans les profondeurs du cerveau
Ainsi, le politologue Charles Murray part à la recherche des fondations du marché dans les « profondeurs du cerveau ». En 1994, il publie « The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American Life ». Il y soutient que le QI serait un élément déterminant dans la réussite sociale, les revenus, la criminalité… Il prétend aussi à l’existence d’une forme d’hérédité de groupe en matière d’intelligence.
Le sociologue allemand Erich Weede défend une ligne similaire. Suivant le théoricien des races Richard Lynn (psychologue), il veut expliquer la richesse ou la pauvreté des nations par l’intelligence des populations.
Quant à Detmar Doering (directeur de l’Institut Libéral du Friedrich Naumann Stiftung à Postdam), il tente de réhabiliter le darwinisme social. L’inégalité serait une donnée universelle. Au même titre que les espèces, les êtres humains, les peuples, les groupes ou les collectivités seraient foncièrement inégaux. La société doit être organisée en accord avec cette loi de la nature qui permet l’élimination des plus faibles.
Lire aussi un article sur le capital humain et le néolibéralisme« Ces théories assignent des moyennes de QI aux pays ou aux groupes « raciaux » et veulent donner une origine innée au concept de « capital humain ».
Afin de protéger ce « capital », contre l’introduction de populations qui seraient moins bien dotées, Weede suggère deux mesures, tirées des travaux d’autres membres de la Société du Mont Pèlerin. La première est la vente d’un « droit à l’immigration, avancée par Gary Becker (économiste). La seconde est la soumission des migrants à des tests QI, proposée par Richard Posner (juriste).
Une nouvelle fusion
Ces nouvelles idées vont trouver un terrain fertile, au sein des partis qui tiennent pour la tradition, le nationalisme, le nativisme ou l’homogénéité culturelle. Il en résulte une nouvelle fusion.
Cette fusion, Quinn Slobodian l’illustre par le cas de Thilo Sarrazin. Membre du SPD et administrateur de la Deutsche Bundesbank, il est obligé de démissionner, suite à la polémique que suscite son livre Deutschland schafft sich ab (2010). Dans cet ouvrage, dont le titre se traduit littéralement par « L‘Allemagne se supprime elle-même », Sarrazin reprend les thèses racialistes sur l‘intelligence pour argumenter contre l’immigration provenant des pays musulmans. Son livre connaît un succès de librairie qui éperonne les partis d‘extrême-droite allemands, notamment l’AfD.
Selon une idée reçue, que les concernés se gardent bien de contredire, l’extrême droite « populiste » (AfD, PFÖ…) choisirait le peuple au détriment du capital.
Dans les faits, ces partis ne rejettent ni la compétition ni la globalisation du marché. Au contraire, ils plaident pour leur intensification, notamment par la signature de traités de libre échange, sous l’égide de l’OMC.
Une querelle de famille
Mais s‘ils militent pour la libre circulation des capitaux et des marchandises, ils veulent en revanche fermer les frontières à certaines populations. Leurs arguments concernent la protection de la propriété privée et le fardeau qu‘imposeraient les immigrants faiblement dotés en « capital humain » aux budgets des États.
Un autre de leurs arguments peut sembler paradoxal. Il serait, en fait, nécessaire de fermer les frontières aux êtres humains, pour sauver la globalisation économique. Le savoir, les marchandises, l’argent devraient être libres de circuler. En revanche, les gens pauvres doivent rester fixes pour que le capital puisse circuler. Il en résultera, selon le vieux slogan de la Société du Mont Pèlerin et repris par l’AfD, une « prospérité pour tous ! ».
Sur le même thème, lire « Révolution conservatrice et Néoconservatisme« La conclusion de Q. Slobodian est donc que les partis dits populistes d’extrême-droite, allemands et autrichiens, ont émergé non pas en opposition mais par fusion avec le néolibéralisme.
Ils ne se constituent pas sur le rejet total de la globalisation, mais sur une variété de cette dernière. Leur conception de la mondialisation accepte la division internationale du travail, avec ses flux commerciaux, mais refuse les migrations humaines.
Ces « populistes de droite et d’extrême-droite » ne sont pas des « barbares » qui se tiendraient aux portes du néolibéralisme. Ils sont la progéniture même de ce courant politique.
C’est à A. Gramsci que nous devons l’élaboration de la notion de révolution passive. C. Masquelier utilise cette notion pour essayer de théoriser le développement du néolibéralisme, en France.
La France est souvent décrite comme étant dépourvue de cette forme « d’ordre moral néolibéral » que l’on retrouverait, dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Étant donné ce manque d’engouement de l’opinion publique, pourquoi les gouvernants, depuis plus de quatre décennies, ont-ils choisi de mettre en œuvre ces politiques ? Quels ont été les mécanismes instrumentaux de ces transformations néolibérales, en particulier de la flexibilisation du marché du travail ?
Autogestion et flexibilisation du travail
En France, depuis les années 1980, les gouvernements successifs, particulièrement les gouvernements appelés « socialistes », ont mis en œuvre des politiques d’individualisation des droits des travailleurs et de flexibilisation du travail.
C. Masquelier, Theorising french neoliberalism: the technocratic elite, decentralised collective bargaining, and France passive neoliberal revolution, European Journal of Social Theory, 2021, 24(1) Les premières mesures favorables à la flexibilité ont été appliquées sous la mandature de F. Mitterrand. Paradoxalement, elles étaient en partie inspirées par le principe de l’autogestion qui était au cœur du Programme Commun. Nous disons « paradoxalement », car l’autogestion est un principe qui dans la pensée anarchiste et communiste participe à un projet révolutionnaire. Il s’agit de transformer les rapports de production de manière à ce que les travailleurs acquièrent un contrôle collectif des entreprises.
Or les lois Auroux (1982) visaient la transformation du Code du Travail, avec l’objectif déclaré d’élargir le droit des travailleurs et d’introduire la démocratie au sein des entreprises. Mais elles ne visaient pas pour autant la révolution que porte en germe le principe de l’autogestion. Elles étaient, au contraire, sous-tendues par l’idée qu’il fallait adapter les entreprises françaises aux nouvelles réalités économiques mondiales. J. Auroux, dans la présentation de son projet, affirmait notamment la nécessité d’augmenter la flexibilité du travail.
Prolifération des accords d’entreprise
Une mesure concrète, portée par les lois Auroux, consistait en l’obligation d’organiser, au moins une fois par an et au sein de chaque entreprise, une consultation réunissant des représentants du personnel et de la direction. Dans ces assemblées devaient être discutés l’organisation et les conditions de travail, les embauches et les licenciements, l’introduction de nouvelles technologies.
Un résultat de la mise en application de cette mesure fut la prolifération rapide d’accords d’entreprise, au point qu’ils allaient devenir un mode de régulation sociale privilégié. Les acteurs non-étatiques (les travailleurs, leurs représentants et les employeurs) négociaient collectivement, à l’échelon de l’entreprise, les conditions de la flexibilité.
Alors que pour la première fois les syndicats étaient dotés du pouvoir de négocier au niveau de l’entreprise, le mouvement syndical était « fracturé idéologiquement ». La densité syndicale était l’une des plus basses d’Europe. Il en résulta que les accords d’entreprise bénéficièrent plutôt aux employeurs, en favorisant la précarisation et l’individualisation des conditions de travail.
Les employeurs purent imposer des accords sur la révision des salaires, à des taux inférieurs au taux d’inflation ainsi que des accords sur la modulation des horaires de travail. Pour les employeurs, les négociations d’entreprise fournirent des opportunités d’instaurer plus de flexibilité, sous couvert de son acceptation par les employés.
Diminution du temps de travail et flexibilité
Un second moment favorable aux accords d’entreprise eut lieu pendant la cohabitation entre J. Chirac et L. Jospin, à la fin des années 1990. Dans une tentative de favoriser l’emploi, le gouvernement introduisit des lois visant à réduire le temps de travail hebdomadaire à 35 heures. Pour atteindre cet objectif, les lois Aubry favorisaient encore une fois la décentralisation des négociations entre employeurs et travailleurs. Alors qu’en 1983, environ deux millions de travailleurs français dépendaient d’accords d’entreprise, en 2002 ce nombre avait doublé.
Les représentants du personnel, hors syndicats, étaient autorisés à signer ces accords. De fait, les syndicats étaient encore sous-représentés numériquement et en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Les intérêts des travailleurs y reposaient sur des représentants non-syndicaux dont les pouvoirs de négociation n’étaient pas en mesure de contester les intérêts des employeurs.
Finalement, bien que les travailleurs bénéficiaient d’une semaine de travail plus courte, ils eurent à en payer le prix, en acceptant plus de flexibilité dans l’organisation du travail.
Dans les deux cas, les lois Auroux et Aubry semblent avoir donné d’une main tout en reprenant de l’autre.
Loi Travail et dérégulation
Sous F. Hollande, le périmètre des négociations d’entreprise fut significativement étendu. Les élites au pouvoir considéraient qu’il fallait « moderniser » et « simplifier » une législation du travail qualifiée de « lourde » et « contraignante ». Présentées comme des lois visant à protéger les salariés, à favoriser l’embauche et à donner une plus grande marge de manœuvre à la négociation collective, la « loi Travail » ou « loi El Khomry » offrait, en réalité, une liberté accrue aux employeurs, pour fixer le temps de travail de leurs employés et pour procéder à des licenciements.
Un élément clé de la loi El Khomry consistait à passer d’une régulation légale du travail à une régulation par des accords collectifs. Les accords d’entreprise passaient donc par-dessus les lois sur le travail. Cette mesure était présentée comme un moyen de garantir le consensus dans le cadre d’un dialogue social. Dans les faits, elle affaiblissait le pouvoir de négociation des employés qui étaient dès lors forcés de s’accorder directement avec leurs employeurs, sur les questions concernant l’organisation du travail et la protection sociale.
Finalement, en France, la flexibilisation du travail résulte de négociations entre acteurs non-étatiques. En Australie, au contraire, elle a été le fruit d’un consensus politique (« Prices and Incomes Accord » de 1983). En Grande-Bretagne, elle a été obtenue par une attaque idéologique contre les valeurs et les institutions collectivistes (thatchérisme).
Comment les idées et les pratiques néolibérales sont-elles devenues justifiables en France, malgré cette absence d’un consensus politique ou d’une offensive idéologique en règle ? Dans notre pays, une théorie de la transformation néolibérale devrait être en mesure d’expliquer à la fois le rôle des acteurs étatiques et technocratiques et celui des acteurs privés (employeurs, employés), dans la légitimation de la flexibilité du travail.
C. Masquelier tente d’élaborer d’une telle théorie, en adoptant des outils conceptuels élaborés par A. Gramsci.
Gramsci et le fordisme
Gramsci a essayé de dévoiler les mécanismes non-coercitifs par lesquels le capitalisme parvient à exercer son pouvoir. Son analyse concerne notamment le fordisme. Gramsci souligne que le fordisme n’a pas seulement pavé la route à des nouvelles méthodes de production mais aussi à une nouvelle méthode de construction du consentement des travailleurs.
Guidé par les principes du taylorisme, le « management scientifique » maintient une séparation rigide entre les tâches de conception et d’exécution. L’atelier fordiste est organisé de manière à réduire les tâches d’exécution à des aspects exclusivement mécaniques ou physiques. Il s’agit de développer un « nouveau type de travailleur », chez lequel un haut degré d’attitudes automatiques et mécaniques est développé.
Mais le travailleur n’en demeure pas moins un être humain qui pense. Pour cette raison, H. Ford a du élaborer différents moyens, visant à faire accepter la mise en place d’un tel système. Gramsci souligne que ces mesures étaient une combinaison ingénieuse de coercition et de consentement. Il s’agissait de gagner l’intérêt voir l’engagement des travailleurs en leur faisant quelques concessions, notamment une meilleure rémunération et des initiatives « éducatives », visant l’adaptation aux nouvelles méthodes de production et de travail.
Plus généralement, Gramsci voit dans le fordisme un mode de régulation qui vise à universaliser de façon pacifique les intérêts des employeurs mais aussi de toute la classe dirigeante.
Hégémonie bourgeoise
Gramsci conçoit l’État comme un complexe d’activités pratiques et théoriques qui permettent à la classe dominante, non seulement de justifier et de maintenir sa domination, mais aussi de gagner le consentement actif des dominés.
Combinant ces différentes réflexions, Gramsci avance que l’hégémonie bourgeoise naît dans les usines mais qu’elle est sécurisée par les activités des acteurs publics et privés, dans de nombreuses autres sphères (la politique, la culture, l’éducation…). Aussi, cette hégémonie ne peut se maintenir qu’en créant des techniciens industriels, des spécialistes en économie politique et des organisateurs d’une nouvelle culture et d’un nouveau système légal.
L’hégémonie n’est jamais donnée. Elle est toujours construite à travers une série complexe de combats, de batailles des idées et de mécanismes de consentement qui sont assurés à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises. L’hégémonie possède donc une dimension disciplinaire et une dimension séductrice.
C. Masquelier diagnostique que grâce à la combinaison de ces deux dimensions disciplinaire et séductrice, le néolibéralisme s’est imposé en France, sous la forme d’une « révolution passive ».
Révolution passive et nouveau type de sujet
Sur le plan théorique, Gramsci explique qu’une « révolution passive » est une transformation qui résulte du développement complet de la « thèse », jusqu’au point où elle réussit même à incorporer une partie de son « anti-thèse ». L’ « anti-thèse » n’est plus en mesure de se transcender dans une opposition dialectique à la « thèse ».
Plus concrètement, dans la société capitaliste, une révolution passive réussit si la classe capitaliste (thèse) réussit à conforter le rapport de production capitaliste, sur une base plus stable pour le futur, en accommodant la demande des travailleurs (antithèse).
Ainsi la révolution passive du fordisme repose sur des concessions qui peuvent paraître séduisantes pour les travailleurs (éducation aux nouvelles technologies, augmentation de salaire et accès à des nouveaux biens de consommation…). Ces concessions permettent de sécuriser (1) l’acceptation de la nouvelle organisation du travail (taylorisme) au niveau des ateliers, (2) l’acceptation de la légitimité du rapport de production capitaliste au niveau de l’entreprise et (3) l’acceptation du pouvoir de la bourgeoisie au niveau de la société.
Lire aussi « Le Capital Humain et le Nouveau Sujet du Néolibéralisme« Avec les concepts d’hégémonie et de révolution passive, il est donc possible de comprendre comment le capitalisme est capable de façonner, sur le lieu de travail, un type de sujet dont la conception du monde est compatible avec ses intérêts.
Consentement et néolibéralisme en France
Comment cette compréhension du pouvoir et du consentement raisonne avec le développement du néolibéralisme en France ?
En France, le développement de la flexibilité du travail résulte de la modification des relations entre employeurs et employés. Le consentement des travailleurs à la flexibilité a été négocié à trois niveaux, dans les assemblées de délégués, dans les programmes de gestion de la qualité et dans les équipes au niveau des lieux de production (ateliers, bureaux…).
Ce consentement négocié, décentralisé et non-coordonné résulte d’un déséquilibre dans la balance du pouvoir entre les employeurs et des employés. Les lois Auroux, Aubry, El Khomry ont abouti à un consentement effectif de la restauration du pouvoir du capital, en intégrant, tout au moins pour les deux premières, des concessions aux travailleurs (plus grands droits à l’expression, semaine de travail raccourcie).
Il reste cependant une question à élucider. Comment des gouvernements « socialistes » en sont-ils venus à considérer la flexibilité comme une nécessité ?
Rôle de la « noblesse d’État »
Gramsci souligne que l’application d’une nouvelle politique est toujours sous-tendue par une bataille d’idées. Dans le contexte français, les innovations politiques sont généralement impulsées par une élite technocratique, en combinaison avec des groupes d’intérêts et des « think tanks » qui cherchent à établir des alliances, avec des partis politiques autour de leurs idées.
En France, avant de pénétrer la sphère des relations de travail, la rhétorique anti-étatique et individualiste du néolibéralisme devait gagner une bataille des idées, à l’encontre d’une longue tradition dirigiste (gestion étatique et centralisée de l’économie). Cette bataille concernait au premier chef l’élite formée dans les « grandes écoles » et destinée à coloniser tous les centres de pouvoir, au sein des gouvernements, des administrations et des grandes entreprises publiques.
Si les idées néolibérales venues du monde anglo-saxon ne réussirent pas complètement à devenir hégémoniques dans toutes les « grandes écoles », l’ENA s’y est cependant convertie au début des années 1980.
La flexibilité du travail devint une idée dominante dans la classe technocratique et politique en se développant comme une solution d’experts (neutre de valeurs), en réponse à des nécessités économiques. P. Bourdieu a montré comment la « noblesse d’État » se croyait elle-même être l’agent nécessaire d’une politique nécessaire et comme basant ses décisions sur la neutralité, l’expertise et l’éthique du service public.
Pour se référer encore une fois aux travaux de Gramsci, cette « noblesse d’État » technocratique peut être considérée comme constituée de ces spécialistes en économie politique et de ces organisateurs d’une nouvelle culture et d’un nouveau système légal que le capitalisme crée pour accompagner son développement.
Lire aussi « État fort et Néolibéralisme« Dans les années 1980, au sein du Parti Socialiste, fragmenté en diverses tendances, ces technocrates semblent avoir été conscients, tout comme Gramsci, que l’hégémonie naît à l’intérieur des entreprises. Les mesures prises par les gouvernements successifs, visant à multiplier les négociations à l’échelon de l’entreprise, servirent à élaborer un nouveau type d’homme, disposé à adopter le passage aux pratiques et valeurs néolibérales.
Lutte contre l’hégémonie néolibérale
Ce succès peut être compris comme le résultat d’une révolution passive. La flexibilité (thèse) n’a pas été imposée agressivement à la société. Elle en est venue à dominer les relations de travail, à travers le déploiement d’institutions collectivistes (antithèse) comme la négociation collective et de concessions de saveur socialiste (antithèse) comme le droit à l’expression dans l’entreprise et comme la réduction du temps de travail.
Selon Gramsci, l’hégémonie a besoin d’être constamment renouvelée et rejouée. Pour cette raison, elle peut à tout moment être interrompue, voir arrêtée. Pour parvenir à ce résultat, il faut qu’un ou plusieurs mouvements réussissent à opérer un passage du moment purement économique ou passionnel au moment éthico-politique.
Pour C. Masquelier, le mouvement des Gilets Jaunes illustre cette tentative. Il émerge d’abord comme une opposition à une nouvelle taxe sur les carburants (moment économique) puis se développe en un mouvement qui porte des demandes concrètes, articulées à un discours de condamnation des injustices sociales (moment éthico-politique). Mais le mouvement n’a pas réussi pas à réaliser une synthèse, entre les compréhensions contradictoires de la réalité sociale et économique qui le traversait.
Une telle synthèse est pourtant essentielle. Elle l’a été pour permettre le développement du néolibéralisme en France. La flexibilité, notamment, s’y est imposée en utilisant des principes collectivistes.
L’action politique contre le néolibéralisme doit donc être particulièrement attentive et prévenir toute nouvelle assimilation du collectivisme par l’individualisme. Elle doit aussi, selon C. Masquelier, être alerte à toutes possibilités de son inversion, dans le but de dépasser l’ordre politique, économique et moral néolibéral.
Le mot classe prend deux significations dans l’œuvre de Marx. Celles-ci s’éclairent par la mise en relation de cette notion avec celles d’ordre et de caste. Classe, ordre et caste sont aussi conçus par Marx comme des formes de division et d’organisation de la société qui correspondent à différentes formes d’État.
Les deux sens du mot classe
Consulter le dossier classe socialeMarx utilise l’expression classe sociale avec deux sens. Le premier désigne les groupes sociaux qui sont déterminés par les rapports sociaux de production capitaliste. D’un côté, la bourgeoisie capitaliste détentrice des moyens de production, de l’autre les travailleurs qu’elle exploite, en s’appropriant la survaleur de leur travail. Dans cette acception, c’est la situation par rapport aux moyens de production, aux résultats du procès de travail et aux rôles dans ce procès qui définit les classes.
Mais Marx utilise aussi le concept de classe d’une façon qui subsume les ordres et les castes des sociétés précapitalistes et les classes de la société capitaliste. Cette utilisation semble annuler les différences spécifiques à ces trois formes d’organisation sociale. Elle apparaît notamment dans l’œuvre de combat que constitue le Manifeste, dans le passage célèbre qui affirme que l’histoire de toutes sociétés est l’histoire de la lutte des classes.
Les ordres et les castes
Pourtant, dans d’autres textes, Marx montre qu’il distingue bien dans les ordres, les castes et les classes, des réalités sociales différentes. Il pointe notamment que l’existence même des ordres ou des castes semble induire la division des activités économiques et leur hiérarchie au sein d’un système de statuts.
Ainsi, dans la Cité-État athénienne du Vè s. avant notre ère, seuls les citoyens nés de parents athéniens ont accès à la propriété de la terre, au culte et à la protection des dieux de la cité. Ils sont les seuls à pouvoir porter des armes, exercer les charges politiques et les magistratures. Aux Grecs nés libres mais étrangers à la cité, d’autres métiers sont réservés, comme l’artisanat et le commerce. L’agriculture occupe le sommet de la hiérarchie des activités économiques. Si elle est valorisée, c’est parce qu’elle permet de reproduire l’indépendance matérielle de celui qui la déploie. Les esclaves qui ont une importance fondamentale dans le procès économique n’appartiennent à aucun ordre, ils sont hors de la société humaine officielle.
Dans la société d’ordres athénienne, l’appartenance par la naissance à une « communauté » de citoyens libres confère à l’individu masculin l’accès à la terre. Les rapports ethnocentriques y fonctionnent donc comme rapports de production.
Le terme « caste » est aussi utilisé par Marx, comme nous le faisons aujourd’hui, dans un double sens. Son sens spécifique renvoie au système des castes endogames de l’Inde. Son sens métaphorique désigne les groupes sociaux fermés sur eux-mêmes, bénéficiant d’un statut positif ou négatif, selon la nature des activités auxquelles ils se consacrent traditionnellement, voire de façon héréditaire.
Si Marx opère ces distinctions entre classe, ordre et caste, dans certains textes, pourquoi substitue-t-il le premier aux deux derniers, à d’autres moments ? Maurice Godelier fait l’hypothèse que par cette substitution, Marx entend mettre en évidence deux conclusions théoriques.
Les modes de production et les transformations sociales
La première est que les ordres et les castes, comme les classes reposent en dernière analyse sur des rapports d’exploitation. La seconde est que leur dynamique et leur disparition correspond à des étapes différentes du développement des modes de production.
Ce dernier point est d’une particulière importance. En effet, une hypothèse clé de la démarche marxienne veut que les mouvements de transition sociale sont impulsés, en dernière analyse, par des contradictions au sein des modes de production, notamment les contradictions entre les rapports sociaux et l’état de développement des forces productives.
Si Marx use du mot « classe » pour désigner les ordres de la société athénienne ou de la société féodale, ce serait donc pour les faire apparaître, non plus comme des rapports fondés seulement sur des idées religieuses ou autre, mais aussi comme des rapports d’exploitation.
Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Fayard, 1984.M. Godelier pense que pour Marx, le mode de production capitaliste en se développant a permis de prendre conscience, pour la première fois aussi clairement, du rôle des forces productives et des rapports sociaux de production dans la structuration et l’organisation des sociétés. Cette prise de conscience sert de base à la critique marxienne des interprétations qui envisage la création ou la transformation des sociétés par des motifs qui seraient politiques ou religieux en dernière analyse.
La corporation médiévale
Le Chapitre VI du Livre I du Capital livre une description détaillée des rapports du maître de corporation avec ses compagnons. Cette description permet de mieux comprendre comment Marx établit une correspondance entre les ordres et les classes.
En fait, Marx voit, dans le rapport constitutif de la corporation médiévale, une forme encore « bornée » du rapport entre capitalistes et travailleurs salariés. Il y a bien paiement d’un salaire. Le maître se trouve bien en possession des conditions matérielles de production. Et le produit du travail appartient aussi à ce dernier. Dans cette mesure, le maître est capitaliste.
Cependant, Marx précise aussitôt que ce n’est pas au titre de capitaliste qu’il est maître. Son rapport avec ses compagnons et ses apprentis est d’abord celui d’un artisan qui maîtrise son art ou son métier. C’est à ce titre seulement qu’il bénéficie d’un statut et d’une position dans la corporation. De ce statut découle son ascendant hiérarchique sur ses compagnons et apprentis.
Dans le mode corporatif, seule la maîtrise dans le métier, acquise par l’expérience, après avoir gravi les différents échelons, permet de transformer l’argent en capital, en moyen d’exploitation du travail d’autrui.
Les liens qui tiennent ensemble les maîtres, leurs compagnons et leurs apprentis ne sont pas seulement des liens d’argent. Ce sont aussi des liens de transmission de savoirs et de savoirs-faire, précisément réglementés par la corporation. En outre l’appartenance à une corporation implique le partage d’un certain nombre de droits et de devoirs politiques à l’échelon de la cité, ainsi que la participation à des formes de vie communautaire (traditions et célébrations collectives et religieuses, codes de conduite…).
Le passage au capitalisme
La transformation formelle de l’entreprise artisanale en entreprise capitaliste consiste dans une modification du rapport de domination-subordination. Le maître n’est plus capitaliste en tant que maître, il est maître en tant que capitaliste. La maîtrise dans le métier, sanctionnée par la corporation, n’est plus un élément indispensable pour opérer la mutation de l’argent en capital.
Dans le mode capitaliste, l’argent peut s’échanger à volonté contre toutes formes de capacité de travail. Le capitaliste peut cesser d’être lui-même artisan et se concentrer sur les tâches de décision et de commandement. Finalement, les rapports que les classes entretiennent avec les moyens de production et avec l’argent suffisent à contraindre les uns à travailler pour les autres.
L’égalité de principe entre individus
L’existence de classes sociales, au sens spécifique (capitaliste) du terme, suppose une égalité juridique de tous les membres de la société concernée. Il faut que les travailleurs et les capitalistes soient formellement libres d’échanger ou non leurs marchandises (capacité de travail contre argent).
Cette égalité est uniquement juridique. Sur les plans matériel et des rapports aux déroulement du procès de la production, l’inégalité est complète. Dans la société capitaliste, les individus possèdent ou ne possèdent pas les conditions matérielles de leur reproduction. Ceux qui ne les possèdent pas sont obligés de vendre leur capacité de travail pour vivre. Cette nécessité est suffisante pour tenir les travailleurs. Ces derniers n’ont aucune autre obligation (familiale, religieuse, politique…) à l’égard des capitalistes.
En revanche, dans les sociétés d’ordres où les rapports ne sont pas seulement d’argent, l’égalité de principe entre individus n’est pas envisageable. Au contraire, pour être tenus, les exploités doivent reconnaître la supériorité statutaire des exploiteurs. Pour que de véritables classes se constituent les ordres doivent être dissous et abolis.
Dans la théorie marxienne, les ordres, les castes aussi bien que les classes, dans un sens spécifique, résultent de l’évolution des sociétés tribales ou communautaires, en sociétés à États : Cités-États grecques, États-Royaumes de l’Inde, États bourgeois capitalistes…
Marx fait l’hypothèse que c’est la décomposition des structures communautaires qui a poussé les groupes concernés à élaborer un ensemble d’institutions étatiques. De son point de vue, ces institutions assument deux types de fonction.
D’une part, elles gèrent les intérêts communs aux divers groupes et elles essaient de maintenir l’unité de la société, contre les menaces extérieures et intérieures. D’autre part, l’État agit pour maintenir les conditions de vie et de domination des ordres ou classes dominants. Ces derniers se représentent eux-mêmes – et souvent ceux qui leur sont subordonnés se les représentent aussi – comme toute la société.
Pour comprendre un État donné, il faut donc établir les connexions intimes de ses formes et de ses fonctions avec les hiérarchies entre classes, cette hiérarchie étant éclairée elle-même par l’examen des modes de production.
Finalement, cette conception du monde social s’oppose à la théorie selon laquelle les classes et l’État n’ont d’autres fondements que la violence et qui prétend que seule la violence suffirait à les abolir. L’État comme institution de domination ne s’abolit pas par la violence. Mais il peut finir par s’éteindre, à condition que la division de la société en classes ait elle-même disparu.
Les philosophes et les sociologues ont apporté différentes réponses à la question de la détermination des rapports sociaux qui permettent de former une société. Sont-ce les rapports religieux, politiques ou encore économiques qui ont la capacité d’unir un ensemble d’individus, en une « société » qui les englobe et leur confère une identité?
Quels rapports sociaux font une société?
Dans l’Antiquité, Aristote et Confucius ont soutenu qu’il s’agissait des rapports de parenté. Cette thèse a aussi gagné de nombreux partisans, parmi les anthropologues ou ethnologues au 19ème siècle. Elle leur semblait particulièrement bien adaptée pour décrire la situation des sociétés dites « primitives », sans État, sans castes ni classes.
Karl Marx et Friedrich Engels, pour leur part, ont soutenu l’hypothèse que tous les rapports sociaux, politiques, religieux ou familiaux sont sous-tendus par les rapports de production et de redistribution des conditions matérielles d’existence.
Dans la même veine, les économistes classiques ont avancé l’idée que le mode capitaliste était le seul à même d’assurer le développement des sociétés, à condition de se débarrasser de toutes les institutions sociales qui entravent le « libre jeu du marché ».
Les rapports de parenté
Dans les années 1960, Maurice Godelier a essayé de soumettre ces différentes visions à l’épreuve de l’étude de la société Baruya de Nouvelle-Guinée. Chez ces derniers, le principe de dépendance est patrilinéaire. Chaque clan est formé des descendants d’un ancêtre fondateur. Les clans sont subdivisés en lignages qui correspondent à la position de leurs ancêtres, cadets ou aînés.
Les mariages se font toujours en dehors des familles, des lignages, des clans. En outre les garçons ne peuvent épouser des filles du clan de leur mère et les frères ne peuvent se marier dans un même clan.
De ce système, il résulte que la société Baruya est traversée par une une multitude de relations d’alliance et de relations d’échange réciproque de biens et de services. Toutefois, ce réseau de liens d’interdépendance n’est pas suffisant pour « faire société ». En effet, aucun lignage n’est allié à tous les autres mais seulement à un nombre limité d’entre-eux.
L’organisation économique
Sur le plan économique, l’organisation est caractérisée par la propriété commune de territoires au niveau des familles, des lignages et des clans. Ces territoires sont cultivés ou servent de terrains de chasse. Les Baruya produisent aussi des barres de sel. A l’intérieur de la société, ces barres circulent comme dons. A l’extérieur, elles servent de marchandises qui s’échangent contre des outils, des armes et des parures utilisées pour des rituels.
M. Godelier affirme que ces activités économiques ne créent qu’une dépendance limitée entre lignages associés. Dès lors quelle base sociale permet aux Baruya de former une société ?
Les rituels d’initiation
Tous les 3 ou 4 ans, tous les lignages sont mobilisés pendant plusieurs mois pour organiser l’initiation des garçons et des filles. M. Godelier pense que c’est ce surplus de travail qui permet de reproduire la société Baruya dans sa totalité.
L’initiation masculine produit des chamanes et des guerriers qui seront en mesure de défendre la société contre les forces antagonistes humaines ou spirituelles. L’initiation féminine fabrique des femmes dures au travail et fécondes.
Ces initiations servent à légitimer la domination masculine et le monopole des hommes sur la religion. Le symbole de cette domination est une grande maison qui est appelée le « corps » de la tribu et dont chaque poteau représente un jeune initié.
La différence entre communauté et société
Parler une même langue, avoir une même organisation sociale, pratiquer une même religion, suivre les mêmes traditions ne suffisent pas pour constituer une société. Car la culture des Baruya est en tout point semblable à celle de leurs voisins les Wantekia ou les Yuwarrounatché.
La création de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, en 1975, permet d’illustrer cette différence. Les Baruya deviennent citoyens d’un État indépendant et d’une nation en formation. A ce titre, ils acquièrent de nouveaux droits et devoirs. Mais ils perdent leur souveraineté sur eux-mêmes, le droit de se faire justice eux-mêmes, de décider de l’usage de leurs territoires.
Finalement avec la création d’un État, institution parfaitement étrangère à leurs manières de penser et d’agir, les Baruya cessent de former une société autonome. Ils deviennent une communauté parmi d’autres qui coexistent au sein d’une société qui les englobe toutes, en les soumettant au respect de ses lois.
Une société politico-religieuse
L’unité de la société Baruya reposait sur le partage d’un ensemble de représentations religieuses et sur l’organisation du pouvoir qui en découlait. M. Godelier indique que comme dans la plupart des sociétés, un noyau de représentations imaginaires soutenait des rapports politiques qui garantissaient cette unité. Ces représentations imaginaires étaient transformées en réalité bien concrètes et efficaces, sous la forme des rites d’initiation.
La thèse de M. Godlier est qu’une « communauté » se différencie d’une « société » par le fait qu’il lui manque d’exercer une souveraineté politique. Par ailleurs, c’est uniquement, comme dans le cas des Baruya, lorsque des éléments religieux sont utilisés pour maintenir une souveraineté sur des groupes, des territoires et leurs ressources que l’on peut parler de société politico-religieuse.
Dans un passage devenu célèbre du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx pose que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». Par ailleurs, l’œuvre entière de K. Marx et F. Engels porte l’idée que l’émancipation de la classe des travailleurs ne pourra être le fait que de la classe des travailleurs elle-même.
Structures sociales et action humaine
Ces deux affirmations paraissent dépourvues d’ambiguïtés. Les êtres humains peuvent par leurs actions peser sur leurs propres destinées. Ils peuvent notamment s’auto-émanciper. Toutefois, leurs possibilités d’actions ne sont pas illimitées. Elles demeurent cantonnées à ce que permet le contexte social et historique.
A. Callinicos, Les marxismes et la théorie de l’action, Actuel Marx, 1993/1, n°13.Alex Callinicos formule cette idée d’une autre manière. Il écrit que les structures sociales dessinent le champ du possible des actions individuelles et collectives. En ce sens, les structures sociales doivent être envisagées comme générant tout à la fois des contraintes mais aussi des ressources pour l’action. Or c’est précisément cette dualité que permet d’envisager le concept marxiste de rapport social de production.
Rapports sociaux de production
Dans la pensée marxiste, les rapports de production servent de paradigme pour toutes structures sociales. Le sociologue G.A. Cohen les définit comme des rapports de contrôle réel, sur les forces productives (les matières premières, les machines, les technologies, les savoirs…).
Dans le régime capitaliste, le rapport de propriété privée exclut la plupart des individus des décisions sur l’usage des moyens de production. Le rapport salarial est le rapport de soumission des salariés à l’autorité des patrons. Le rapport d’exploitation détermine l’appropriation d’une partie de l’effort des travailleurs par le propriétaire des moyens de production.
La notion de rapport de production sert donc à désigner des faits de structure qui sont « nécessaires », dans un contexte socio-historique donné. Ce caractère de nécessité implique que les individus ne peuvent pas y échapper. Dans le contexte du régime capitaliste, ils ne peuvent pas ne pas être pris dans les rapports que nous venons de décrire.
Cependant ce trait de nécessité ne présage en rien de la manière dont les rapports sociaux vont orienter les actions individuelles ou collectives.
Capacités structurales d’action
Dans une première approche, les rapports de production sont certainement vus comme ayant des effets contraignants sur les actions des agents. C’est ainsi que E.O. Wright affirme que la position d’une personne dans le rapport capitaliste détermine ce qu’elle doit faire pour obtenir ce qu’elle obtient. Le propriétaire d’une entreprise doit innover, chercher à maximiser sa productivité, gagner des parts de marché pour assurer la pérennité de son entreprise. Le travailleur doit battre le pavé pour se faire embaucher puis démontrer qu’il est un « bon » employé pour conserver sa place.
Mais E.O. Wright propose aussi d’examiner les choses d’une autre manière, en recourant à la notion de « capacité structurale ». Les capacités structurales peuvent être envisagées comme les pouvoirs qu’un agent doit à sa position au sein des rapports de production.
La possibilité pour un capitaliste de fermer une usine pour la relocaliser est un exemple de capacité structurale. La possibilité pour les travailleurs de se mettre en grève en est un autre. Ce deuxième exemple montre que l’exercice des capacités structurales pour les travailleurs, les exploités ou les dominés dépend souvent d’actions collectives, fondées sur des objectifs communs (grèves mais aussi manifestations, blocages, boycotts, campagnes de communication…).
A la différence de la notion de capacité quand elle est rattachée à un organisme vivant quel qu’il soit et du simple fait d’être ce type d’organisme (capacité de l’oiseau à voler, de l’humain à parler…), les capacités structurales ont en commun d’être constituées par des rapports sociaux. A ce titre, elles permettent de rendre compte de ce lien que la théorie marxiste tente d’établir entre les structures sociales et les actions individuelles ou collectives.
Évaluations faibles, évaluations fortes
Les structures sociales font irrémédiablement partie de l’explication des phénomènes sociaux, dans la mesure où elles contribuent à déterminer les capacités qui peuvent orienter les actions des agents. Cependant, l’existence de capacités ou de pouvoirs n’implique pas automatiquement leur actualisation. Les travailleurs ne s’engagent pas dans une grève simplement parce qu’ils ont la possibilité de le faire.
Une théorie de l’action fondée sur la notion de capacité structurale doit être approfondie afin de rendre compte des conditions du passage à l’acte. A. Callinicos se propose de l’approfondir en faisant appel à Charles Taylor. Le philosophe, en effet, distingue deux types d’évaluation qui conduisent à l’action. Il parle d’évaluation « faible » et d’évaluation « forte ».
L’évaluation faible permet de trancher entre différents désirs. Par exemple, elle permet de trancher entre le désir de faire grève pour obtenir un avantage (augmentation de salaire) et le désir de ne pas faire grève, afin d’échapper à un inconvénient immédiat (perte de revenu pendant la durée de la grève). L’évaluation faible permet de faire un choix simple entre diverses options, généralement de manière non explicite, pour celle qui est la plus attrayante.
En revanche, l’évaluation forte repose sur un système de valeurs, sur la base duquel certains désirs peuvent être écartés. En somme, le passage à l’acte repose sur une motivation morale dont l’agent pense qu’elle est intrinsèquement bonne et supérieure aux désirs plus « simples ». Ainsi, un travailleur peut décider de faire grève ou non, en soumettant la situation à un examen critique. Par exemple, il se demande si le fait de faire grève est conforme à son attachement à l’idéal de justice, de démocratie ou de lutte pour l’émancipation de la classe des travailleurs. L’évaluation forte implique souvent des choix quant au genre de vie à mener et au genre de personne qu’il faudrait être.
Théorie marxiste de l’action humaine
La combinaison des notions de capacité structurale, d’évaluation faible et d’évaluation forte permet d’apporter de la consistance à la déclaration de K. Marx selon laquelle les hommes font leur propre histoire, dans des conditions données. Cette combinaison est particulièrement utile pour essayer de rendre compte de l’engagement des individus dans des actions collectives.
Nous avons souligné que pour K. Marx, l’émancipation de la classe des travailleurs ne peut être le fait que de la classe des travailleurs elle-même. A. Callonicos pense qu’il est difficile de comprendre cette proposition, sans envisager que les exploités, les dominés, les opprimés deviennent plus que des évaluateurs faibles qui tranchent entre des désirs immédiats.
Le concept d’évaluation forte paraît nécessaire pour rendre intelligible, mais aussi possible, les actions collectives émancipatrices.