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Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Le sociologue Robert Castel appelle « supports » les conditions objectives qui permettent à l’être humain de se construire comme individu dans une société donnée. Dans un précédent article, nous avons vu que la figure de l’individu moderne émerge au 17è-18è siècles, en s’appuyant notamment sur le support de la propriété privée. L’individu moderne est d’abord un propriétaire.

Cependant, dès la fin du 19è siècle, il semble bien avéré que l’accès au statut d’individu par la propriété est impossible pour la grande majorité de la population. Avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, c’est le salariat, plus que la propriété généralisée qui est en pleine expansion.

Après un processus séculaire fait de luttes et de négociations, c’est ce salariat qui va être consolidé par des « protections » qui lui seront propres et qui pourront assumer en partie les fonctions de support, réservées auparavant à la propriété.

La construction de la propriété sociale

Ces nouvelles garanties associées au salariat sont appelées « propriété sociale », par opposition à la propriété individuelle. Le droit à une pension de retraite et à des assurances contre les risques sociaux, l’accès à des services publics, le droit du travail garantissent aux travailleurs un minimum de sécurité et de protection. Ces nouveaux supports agissent comme un minimum de propriété individuelle.

Le noyau de la propriété sociale se construit donc à partir des institutions du travail. Le nouveau statut de l’emploi, qui émerge au tournant des 19è et 20è siècles tente de rompre avec la relation contractuelle des débuts du capitalisme industriel qui place deux contractants en relation individualisée. Le propriétaire des moyens de production, dans cette relation, l’emporte sur le travailleur car il dispose des réserves qui lui permettent d’imposer ses conditions. Le travailleur est contraint d’accepter les termes du contrat, pressé par l’urgence du besoin.

L’établissement de conventions collectives permet au travailleur de s’appuyer sur des règles préalables, négociées collectivement. A travers ces conventions, mais aussi du droit du travail et de la protection sociale, c’est le collectif qui protège le sujet qui n’est pas protégé par la propriété individuelle.

La loi sur les retraites ouvrières et paysannes (1910) a des effets matériels dérisoires. Les pensions sont très faibles et la majorité des bénéficiaires potentiels meurent avant l’âge. Mais cette réforme est d’une grande portée car elle ouvre une alternative à l’hégémonie de la propriété privée pour assurer la sécurité des travailleurs. En 1946, elle débouche sur un régime unique de sécurité sociale qui concerne presque l’ensemble de la population française.

L’ouvrier spécialisé comme figure de l’individu

En ce qui concerne le statut de l’individu, le dépassement de la propriété individuelle comme support nécessaire de l’indépendance et de la sécurité signifie que les non-propriétaires peuvent exister et être reconnus comme des individus à part entière.

Le type de cet individu correspond à l’ouvrier spécialisé des années 1960-1970. Il n’est pas nécessairement propriétaire de son logement, mais de sa voiture et de ses meubles. Ses revenus en tant qu’employé, puis en tant que retraité semblent assurés. Il ne vit pas dans l’opulence mais peut prendre des vacances, se cultiver, participer à la vie associative, syndicale ou politique. Il peut accéder à un ensemble de services publics (hôpitaux, écoles, bibliothèques…) et envisager l’entrée de ses enfants dans les études supérieures…

Cette description n’a rien d’idyllique. Elle n’évoque pas la liberté ni l’autonomie. Mais elle dessine cependant l’apparition d’un « individu » qui se construit à partir des supports que sont le salariat protégé ou la « propriété sociale ».

La révolution qui met fin à l’exploitation de la force de travail n’a pas eu lieu en Europe occidentale. Mais, entre la condition du salarié telle que nous venons de l’esquisser et celle du prolétaire du capitalisme du début de l’industrialisation, il s’est effectué un changement qualitatif.

L’individu du salariat demeure subordonné mais sa subordination est partiellement compensée par des supports qui lui permettent d’essayer de conduire sa vie et de tracer son parcours, dans le cadre des systèmes de contraintes ou d’obligations de la société capitaliste.

Cet individu n’est donc pas une monade. Il a des engagements et des devoirs. Il endosse des rôles sociaux et il se définit par des appartenances collectives (famille, parti, église, métier…). Mais il est personnalisé parce que justement il n’est pas seulement un membre incorporé à ces collectifs. Il y agit mais en son nom propre et en disposant d’une marge de manœuvre.

Cette figure correspond au fond à celle de l’individu bourgeois du 19ème siècle dont le support était la propriété. Le bourgeois était un individu au sens où il était affranchi des systèmes de dépendance traditionnelle qui l’incorporaient dans des groupes d’appartenance, sans être pour autant affranchi de sa responsabilité de bon chrétien, de bon père de famille, de bon citoyen, de bon patriote…

Pour Robert Castel, le support de la propriété privée qui permettait l’émergence de l’individu bourgeois au 19è siècle s’est assouplie et généralisée pour donner l’individu salarié, appuyé sur le support de la propriété sociale, au 20è siècle.

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (I): La Propriété Privée

Les Supports de l’Individu (I): La Propriété Privée

L’idéologie moderne porte au pinacle la figure de l’individu libre et responsable. Cette valorisation, qui vaut aussi comme injonction à « être un individu », est déclinée sur plusieurs registres. En politique, la volonté de l’individu-citoyen est supposée « gouverner la République ». Sur le plan légal, le droit civil et le droit pénal reposent sur la figure de l’individu-responsable qui est punissable s’il n’agit pas selon cette qualité. Dans la sphère économique, c’est l’individu-responsable mais aussi entrepreneur, compétiteur, flexible qui est célébré.
Cette célébration des capacités de l’individu est déconnectée de l’expérience concrète des êtres humains. Elle semble oublier qu’il est souvent problématique d’exister comme individu. Dans de nombreuses situations, il est même impossible de se conduire en individu libre et responsable.

Les supports ou conditions pour devenir un individu

Le sujet humain n’est pas une monade. Il n’est pas venu au monde, doté de toutes les capacités nécessaires pour se réaliser. Il n’attend pas simplement d’être libéré des pesanteurs de la tradition, des normes sociales ou encore des lois et réglementations étatiques qui contraignent son action, pour devenir un « individu-responsable ».

Pour pouvoir s’accomplir comme individu ou, tout au moins être reconnu et traité comme tel, le sujet est tributaire de conditions objectives et sociales.

Le sociologue Robert Castel appelle ces conditions des « supports ». La question qu’il examine concerne l’identification de ces supports qui commandent cette possibilité de devenir un individu, reconnu et traité comme tel. Ces supports ont pu se transformer au cours de l’histoire. De ce fait, il est nécessaire d’établir la généalogie de ceux qui ont donné sa consistance à l’individu des sociétés modernes.

La propriété et l’émergence de l’individu moderne

Louis Dumont, par exemple, a montré que l’individu a été valorisé pour lui-même, bien avant la modernité, que ce soit dans l’univers des « renonçants » en Inde, dans les écoles philosophiques helléniques ou encore dans le christianisme. Mais l’émergence de l’individu moderne, à partir des 17ème-18ème siècles correspond à un projet spécifique d’émancipation des contraintes héritées de la société féodale et de l’ordre transcendant chrétien.

Sur le même thème, lire l’article « Aux Origines de l’Individualisme »Cet émergence de l’individu à l’époque moderne s’appuie sur un nouveau support, la propriété. Et l’individu moderne est d’abord un individu-propriétaire.

L’un des premiers promoteurs de cette modernité est John Locke. Dans le Second Traité du gouvernement (1689), il écrit que « l’homme est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions et du travail de cette personne. ».

Si l’individu est propriétaire de lui-même, s’il n’est pas dans la dépendance d’autrui ou du besoin, c’est parce qu’il peut prendre appui sur la propriété qui est une condition nécessaire de cette indépendance.

Cette idée forme le soubassement de la pensée libérale et du système politique dit « républicain ».

La propriété et la citoyenneté

La conception moderne de l’individu-propriétaire s’incarne concrètement dans l’histoire française, au moment de la Révolution. Cette dernière place la propriété au centre de son dispositif. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 l’installe au rang de droit inaliénable et sacré.

En 1793, la Convention vote la peine de mort contre quiconque tentera d’attenter à la propriété privée. Quant à Robespierre et Saint-Just, ils veulent faire de chaque citoyen au moins un petit propriétaire. A cette condition, pensent-ils, il pourra être un citoyen indépendant, un individu capable d’incarner les valeurs révolutionnaires, « liberté, égalité, fraternité ».

Les contemporains de la Révolution française considéraient donc qu’en dehors de la propriété, les sujets n’étaient rien ou très peu de chose, certainement pas des individus.

La preuve en est l’absence de statut de ceux qui en étaient démunis. Ainsi, l’Assemblée législative décide en 1791 d’exclure du droit de vote tous ceux qui ne disposent pas d’un minimum de propriété (à l’époque un tiers de la population en âge de voter).

Progressivement le suffrage censitaire durcit ces conditions. La monarchie de Juillet finit par réduire l’accès à la citoyenneté politique, à une minorité de notables et grands propriétaires.

Le paupérisme et la reconnaissance des individus

Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil.Sur le plan social, la discrimination à l’égard des non-propriétaires est encore plus évidente. D’abord, la « vile populace » du 18ème siècle qui est constituée des « gens de peine de bras », des vagabonds, des mendiants, puis les prolétaires, des débuts de l’industrialisation qui sont dénoncés pour l’immoralité de leur conduite, ne sont rien socialement.

Au 19ème siècle, le « paupérisme » est l’idéologie qui démontre le mieux que la propriété constitue un support indispensable pour être reconnu comme « individu ». Elle établit un lien entre la pauvreté matérielle et la « subversion de l’intelligence », l’affaiblissement de la volonté et encore l’abaissement de la moralité.

Le paupérisme considère que les sujets privés de ressources matérielles sont par la même occasion démunis culturellement et moralement.

Il en conclut que ces « misérables », soumis à une insécurité économique et sociale totale ne peuvent être des individus puisqu’ils ne peuvent ni mener leur vie avec un minimum d’indépendance, ni répondre d’eux-mêmes, ni s’engager à l’égard d’autrui.

Du 17ème siècle à nos jours, être propriétaire ce n’est pas seulement posséder des biens, c’est avoir un statut. La propriété protège et dignifie. Elle donne des droits et de la considération. C’est en ce sens que la propriété constitue un support de l’individu.

Gilles Sarter

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Valeur-Dissociation (II): « La valeur c’est le mâle »

Valeur-Dissociation (II): « La valeur c’est le mâle »

Le point de départ de la réflexion sur la valeur-dissociation est le constat du caractère incomplet de la critique de la valeur. Nous avons vu dans un article précédent que la critique de la valeur se concentre sur la « valeur » et le « travail abstrait », comme rapports centraux de la société capitaliste marchande.
Depuis les années 1990, Roswitha Scholz développe la thèse selon laquelle la centralité de la valeur, dans le système capitaliste, est nécessairement accompagnée d’une « dissociation » des activités de reproduction de la force de travail et donc du « féminin » qui est traditionnellement associé à ces activités.

Le caractère incomplet de la critique de la valeur

Le problème de la « critique de la valeur » c’est qu’elle laisse complètement de côté le rapport entre les sexes. Seule la «valeur » et avec elle le « travail abstrait », notions sexuellement neutres, sont théorisés et critiqués.

Lire l’article Valeur-Dissociation (I) : Critique de la valeurCette critique ignore le fait que, dans le système de la production marchande, il faut aussi pourvoir à la reproduction ou à la régénération de la force de travail : remplir les tâches domestiques, élever des enfants, soigner les personnes faibles et malades, réconforter les « travailleurs »…

L’exécution de ces activités nécessaires incombe habituellement aux femmes, même si elles exercent un travail salarié. Des professionnels ne peuvent pas les assurer ou alors seulement en partie. Quant aux sentiments, qualités subjectives ou attitudes (sensualité, émotivité, sollicitude…) qui y sont attachés, ils sont aussi considérés comme féminins.

Or, dans les sociétés capitalistes, il se trouve que l’ensemble de ces activités et de ces qualités n’entrent pas dans les catégories de la valeur et du travail abstrait. Elles sont dissociées de la valeur.

La valeur-dissociation comme rapport social

Nous entrevoyons donc le paradoxe suivant. Les activités et les caractéristiques psycho-culturelles dites « féminines » se trouvent en dehors de la valeur, tout en en formant la condition préalable. En effet, il est évident qu’en l’absence de régénération de la force de travail, le mouvement de la valeur est impossible.

Les activités et les qualités subjectives qui sont dissociées de la valeur ne constituent pas un simple « sous-système » du capitalisme, comme par exemple, le commerce extérieur, le système juridique, voire la politique. Au contraire, elles forment une part essentielle et constitutive du rapport social capitaliste global.

Entre la valeur et la dissociation, il n’y a pas un « rapport de dérivation ». D’un point de vue historique-logique, elles sont fondamentalement cooriginaires. Nous ne pouvons pas dire que l’une a engendré l’autre. Chacune est la condition préalable à la constitution de l’autre. Il faut donc les comprendre à un même niveau d’abstraction.

Mais, la théorie androcentrique de l’économie politique ainsi que sa critique, quand elle se limite à la critique de la valeur, ne peuvent pas tenir compte de la « dissociation » dans leurs analyses. En effet, elles doivent «expulser» comme «a-logique» et «a-conceptuel» tout ce qui n’est pas compatible avec la forme-marchandise. Par conséquent, le dissocié féminin qui se trouve être l’autre de la forme-marchandise représente l’ « informe », ce qui n’a pas de forme dans l’économie bourgeoise et dans la théorie critique de la valeur.

Le capitalisme patriarcal

La valeur-dissociation doit aussi être saisie comme un comportement socio-psychique spécifique. Certaines propriétés (sensualité, émotivité, faiblesse de caractère…) sont dissociées du sujet masculin et projetées sur la femme.

Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme. Masculinité et féminité comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Éditions Crise & CritiqueEn revanche, l’homme en tant que sujet socialement déterminant incarne la volonté de s’imposer dans la concurrence, l’intellect comme forme de réflexion capitaliste, la force de caractère dans l’adaptation aux exigences économiques… Le mécanicien de précision discipliné de l’usine fordiste représente encore largement et souvent inconsciemment, le prototype de ce sujet.

Les attributions qui sont genrées, féminines ou masculines, caractérisent l’ordre symbolique du capitalisme patriarcal. C’est à leur niveau que le patriarcat capitaliste apparaît comme une totalité sociale qui cumule des aspects culturels-symboliques et socio-psychologiques.

L’évolution historique de la valeur-dissociation

La valeur-dissociation est un rapport social fondamental, ce n’est pas une structure figée, mais un processus. Ainsi la « sensibilité » dont il est question dans le contexte de la « dissociation » s’est construite historiquement.

Les activités féminines accomplies en vue de la reproduction (préparation des biens de consommation, amour, soins apportés aux personnes malades et faibles, affection…) ne sont apparues, sous cette forme, qu’au 18ème siècle avec la différenciation entre un secteur du travail salarié capitaliste et un secteur privé de la reproduction domestique.

Ce rapport entre les sexes atteint son plein développement dans la modernité marchande et plus particulièrement à l’époque du fordisme triomphant. Et même, si le discours dominant aime à parler d’ « égalité des sexes », il saute aux yeux que la domination masculine n’a pas fondamentalement disparu.

Dans la sphère privée, les femmes continuent à assumer les tâches domestiques et éducatives, plus que les hommes. Dans la sphère du travail, leurs salaires sont inférieurs et leurs perspectives de carrière plus limitées. Quant au domaine de la sexualité, il reste largement conditionné, par la recherche de la satisfaction des pulsions masculines.

Mais, à l’époque postmoderne, la dissociation est aussi diffractée ou inversée dans de nombreuses pratiques ou comportements sociaux, que ce soit, dans la vie de la carriériste et la vie de l’homme au foyer, dans le sport féminin et le strip-tease masculin, dans les mariages homosexuels féminins et masculins, dans les spectacles de travestis, prisés par les médias…

L’émancipation par l’abolition de la valeur

Finalement, les évaluations optimistes qui, depuis le milieu des années 1980, croyaient que l’émancipation de la femme était pratiquement réalisée et qui continuent de le prétendre sont très peu réalistes.

À cet optimisme, la critique de la valeur-dissociation oppose que l’émancipation des femmes comme des hommes passe par l’abolition de la valeur, de la forme-marchandise, de l’économie de marché, du travail abstrait et de la dissociation. Cette perspective passe à la fois par les niveaux matériel et idéel.

Gilles Sarter

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Valeur-Dissociation (I): Critique de la Valeur

Valeur-Dissociation (I): Critique de la Valeur

La « critique de la valeur-dissociation » est un courant théorique qui ambitionne de renouveler la critique radicale de l’économie politique, à partir d’une relecture du Capital de Karl Marx. Ce courant s’est développé, en Allemagne, en Autriche et en France. Ses figures les plus connues, réunies au sein des groupes et des revues Krisis puis Exit !, sont Robert Kurz, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Anselm Jappe ou encore Claus Peter Ortlieb.

La valeur-dissociation

La critique de la valeur appréhende le capitalisme comme une forme de fétichisme. Elle identifie la valeur comme étant le véritable sujet-automate du capitalisme. La bourgeoisie et le prolétariat ne font qu’entretenir le processus de valorisation du capital, sans bien sûr, en tirer les mêmes avantages.

C’est à Roswitha Scholz qu’il revient d’avoir complété cette critique en soutenant la thèse selon laquelle « la valeur c’est le mâle ». La valeur comme sujet-automate ne forme pas la totalité constituante de la société capitaliste. Il faut aussi prendre en compte l’existence d’activités de reproduction ou de régénération de la force de travail (soin, alimentation, entretien du foyer, éducation des enfants…) qui sont accomplies avant tout par des femmes.

La notion de « valeur-dissociation » souligne l’idée que ces activités de reproduction, déterminées comme féminines, sont précisément dissociées de la valeur.

Autrement dit, la sphère de la non-valeur est essentiellement dévolue aux femmes. Dans la société capitaliste, valeur et dissociation doivent être comprises comme se trouvant dans un rapport dialectique. L’une ne peut être déduite de l’autre mais les deux sont issues l’une de l’autre.

Mais afin de préciser cette notion de « dissociation-valeur », il convient d’abord d’expliquer ce que signifie le concept androcentrique de la « valeur » tel qu’il est entendu par la « critique fondamentale de la valeur ».

Valeur et travail

Dans les conditions de production capitalistes, pour des marchés anonymes, les membres de la société, au lieu d’utiliser d’un commun accord leurs ressources pour la production raisonnée de leur existence, produisent séparément les uns des autres. Les marchandises, objets ou services produits ne deviennent des produits sociaux qu’après avoir été échangés sur le marché.

Or, pour que les marchandises soient interchangeables, il faut supposer qu’elles aient quelque chose en commun. Ce dénominateur commun est la « valeur ». La substance de la valeur est le « travail abstrait », conçu comme dépense de force humaine.

C’est donc en tant qu’elles représentent du travail passé que les marchandises constituent de la « valeur ». Cette représentation s’exprime à son tour par un médium, l’argent.

L’argent est la forme générale de la valeur pour tout l’univers marchand. En sa qualité d’équivalent général, l’argent est capable de s’échanger contre tous les produits du travail humain.

Fétichisme de la valeur

Le rapport social qui est médiatisé par la « valeur » met sens dessus dessous les relations entre les personnes et les produits matériels. Les membres de la société apparaissent comme de simples producteurs privés. Les individus semblent dépourvus de tout lien entre eux.

Le rapport social apparaît comme un rapport entre des marchandises qui entrent en relation à travers les quantités abstraites de valeur qu’elles représentent.

La notion de fétichisme de la valeur rend compte de cette inversion de l’activité sociale qui subordonne les êtres humains aux rapports créés par leurs propres produits.

Ce fétichisme franchit encore une nouvelle étape avec la transformation de la valeur en capital.

Transformation de l’argent en capital

Karl Marx a donné une définition du capital en tant que « valeur en procès ». Le capital est de la valeur qui s’accroît en passant de la forme argent (A) à la forme marchandise (M) et réciproquement, selon la formule : A → M → A’ avec A’>A.

Lire un article sur la forme-marchandiseLe résultat de ce mouvement fournit un nouveau point de départ possible : A’ → M → A’’ avec A’’>A’. Ce mouvement peut se reprendre indéfiniment, dans la mesure où le terme initiale et le terme final se présentent sous la même forme-argent.

Deux conditions sont constitutives de cette valorisation de la valeur par elle-même. Ces conditions distinguent le mode de production capitaliste des productions marchandes précapitalistes.

Premièrement, la force de travail humaine doit elle-même devenir une marchandise. Privée de tout accès autonome aux ressources, une partie toujours plus grande de la société est contrainte de vendre sa capacité à produire. Le mouvement A → M → A’ n’est possible que dans la mesure où la valeur du travail déposé dans M est toujours supérieure à la rémunération de la force de travail. La survaleur, différentiel entre la valeur du travail et la valeur de la force de travail, est ce qui permet que A’ > A.

Deuxièmement, la production de biens d’usage qui est la raison d’être de toute production dans les sociétés précapitalistes se transforme en simple vecteur de la « valeur ». La satisfaction des besoins humains devient un « sous-produit » de l’accumulation de capital. La fin et les moyens sont inversés.

Critique fondamentale et critique tronquée

L’autonomie de la valeur s’affirme dans sa capacité à se maintenir et à s’accumuler en se métamorphosant sans cesse d’argent en marchandise et inversement. Dès lors, le fétichisme de la valeur se présente sous l’apparence d’une « substance automatique douée d’une vie propre » (Marx). La valeur semble posséder cette puissance d’ordre divin, l’auto-engendrement.

La critique de la valeur entend nous rendre conscient du fait que le problème fondamental du capitalisme réside dans le caractère à la fois totalitaire et absurde de la fin en soi de la forme-marchandise et de la forme-argent.

Une critique qui se contente de dénoncer l’appropriation de la survaleur par la classe capitaliste est tronquée. Elle est superficielle parce qu’en tant que simple idéologie de la justice distributive, elle reste prisonnière du système capitaliste et des restrictions qu’il impose.

Une simple redistribution à l’intérieur de la forme-marchandise, de la forme-valeur et de la forme-argent ne peut éviter ni les crises, ni en finir avec la misère globale engendrée par le capitalisme. Le problème central n’est pas l’appropriation de la richesse abstraite sous la forme-argent, mais cette forme elle-même.

La critique tronquée, formulée dans les catégories mêmes du capitalisme (valeur comme principe général fondé sur le travail abstrait, forme-argent, marché anonyme comme sphère de médiation…) ne peut obtenir que des améliorations et des allègements passagers car immanents au système. Dans la crise que vit le système capitaliste, depuis les années 1980, ces conquêtes sont mises en pièces les unes après les autres.

Un nouveau concept de révolution

Voir un article sur la notion de fétichisme « Révolution » signifie changement économique fondamental. Le capitalisme est aliénation mutuelle des membres de la société qui se soumettent à un rapport aveugle entre des choses mortes, leurs propres produits, commandé par la forme-argent.

Pour dépasser ce rapport absurde, il faut une rupture avec la valeur et ses catégories (travail, marchandise, argent, marché, État). Cette transition sociale véritable suppose une administration de la production et une utilisation des ressources, en fonction de décisions conscientisées et prises d’un commun accord.

→ Lire la 2ème partie: « Valeur-Dissociation (II): La Valeur c’est le Mâle »

Gilles Sarter

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L’État comme Mensonge Réalisé

L’État comme Mensonge Réalisé

L’idée d’État est une idée mensongère, écrit Agustin Garcia Calvo. L’idée est mensongère signifie qu’elle renferme en soi une contradiction qui est dissimulée par une apparence d’unité. Cette contradiction qui est cachée, c’est la confusion entre le peuple et le Gouvernement. Cette confusion confère à l’idée d’État un pouvoir effectif dans l’organisation du monde. C’est pourquoi, le philosophe l’appelle « mensonge réalisé ».

Les États ou l’État

Agustin Garcia Calvo, Qu’est-ce que L’État?, Atelier de création libertaireLa dimension mensongère de l’idée d’État se révèle lorsque nous examinons les deux grandes catégories d’usage de ce terme. D’un côté, nous parlons des États français, vietnamien, sénégalais en tant que créations sociales et historiques. D’un autre côté, nous évoquons souvent « l’État », au singulier. Dans ce registre, nous parlons de la « raison d’État », de « crime d’État », de « secret d’État », d’ « appareil d’État » ou encore du « service de l’État »…

Selon que nous nous situons dans l’une ou l’autre de ces deux grandes catégories d’usage, le mot « État » ne dit pas la même chose. Dans le premier cas, il fait référence à quelque chose comme un « pays » ou une « nation » dont il devient une sorte de définition politique. Dans le deuxième cas, l’État forme une notion plus vague mais qui est liée aux idées de Gouvernement, de Pouvoir et d’administration.

Le peuple et le Gouvernement

En fait, il n’y a rien de particulièrement surprenant dans le fait qu’un mot possède deux valeurs d’usage différentes. En revanche, ce qui est remarquable c’est le succès avec lequel l’ambiguïté des deux valeurs du mot « État » est dissimulée et entretenue. Ainsi, lorsqu’on nous parle des mesures prises par l’État français ou du budget de l’État ou encore quand on nous dit que l’État « ne peut pas payer pour tout », nous ne savons jamais très clairement si on nous parle du Gouvernement ou du pays où vivent la majorité des Français.

Ce qui se passe c’est que l’idée d’État est établie, dans nos esprits, comme un compromis entre une idée clairement définie, celle de Gouvernement et une notion plus vague qui fait allusion au « peuple » ou aux « gens ». Or ces deux choses sont en réalité opposées. Comme chacun sait, le Gouvernement s’établit en dominant de multiples façons le « peuple » ou les « gens ». Et quand le peuple tente de se définir de manière spontanée, il le fait souvent négativement, comme étant ce qui n’est pas le Gouvernement ou les « gouvernants ».

L’État démocratique comme mensonge

En réussissant à confondre, avec un grand succès, les notions contraires de « Gouvernement » ou de « Pouvoir » avec celle de « peuple », l’idée d’État se transforme en une arme puissante. Elle enferme le peuple dans la confusion et dans l’identification avec ce qui le gouverne. Elle empêche ainsi la formation de tout sentiment clair d’opposition.

Avec l’idée d’« État démocratique », la culmination logique de ce processus est atteinte. Le mot « démocratie » est construit en fusionnant les idées de peuple et de pouvoir. Il fait du Gouvernement et des gouvernés une seule et même chose. Cette confusion est justement celle qui définit la constitution de l’État comme mensonge réalisé.

A notre époque, l’idée d’État circule et domine, dans la société, comme quelque chose de neutre, voire de purement technique. Les défenseurs de n’importe quelle idéologie politique peuvent l’utiliser. L’existence de l’État ne fait pas question. Seule semble compter sa couleur politique.

Le pouvoir et sa justification

Il n’y a pas de Pouvoir sans justification. Celle-ci est d’autant plus efficace et puissante qu’elle est plus abstraite et, par conséquent, plus difficile à dénoncer et plus facile à dissimuler. Cette justification atteint le comble de la réussite quand il n’est même plus nécessaire de l’énoncer parce qu’elle est déjà ce que tout le monde sait.

La justification comme idée mensongère est la force et le fondement de la réalité politique. Mais, elle en est aussi la faiblesse. Les idées justificatrices peuvent finir par être prises au mot. De l’idée de « pouvoir du peuple » peut finir par émerger quelque chose d’efficace contre le Gouvernement du peuple.

Gilles Sarter

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Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Dans un article précédant, nous avons détaillé l’analyse très générale qu’Émile Durkheim donne du fétichisme. Cette explication s’applique à tout type de religion. Mais le sociologue a aussi cherché à préciser sa forme cellulaire à l’intérieur du clan aborigène australien. Les conclusions auxquelles il parvient, permettent de comprendre pourquoi Karl Marx recourt à la catégorie du fétichisme pour critiquer la loi capitaliste de la valeur.

Naissance de l’idée religieuse

La vie des sociétés aborigènes australiennes alterne entre deux phases. La plupart du temps, le clan est dispersé en petits groupes qui vivent chacun de leur côté. En revanche, lors des corrobori, tous les membres du clan ou d’une portion de tribu se rassemblent durant plusieurs jours ou mois.

Les corrobori sont caractérisés par des moments de transport collectif, d’enthousiasme voire d’exaltation. Les cérémonies et les rituels peuvent se dérouler sur plusieurs nuits consécutives. Ils donnent lieu à des chants, des processions, des danses, des combats rituels et des relations sexuelles. Les corps des participants sont décorés, maquillés et parfois masqués. Une ambiance sonore inhabituelle est créée en entrechoquant des boomerangs et en faisant tournoyer des rhombes.

Émile Durkheim émet l’hypothèse que l’idée religieuse est née dans ces moments sociaux effervescents.

Au cours du corrobori, les individus sont conduits vers des états émotifs, dans lesquels il leur semble qu’ils deviennent des êtres nouveaux, envahis ou traversés par des forces intenses et transformatrices. Du fait de leur répétition et de leur durée, ces expériences engendrent, chez les participants, la conviction qu’il existe deux mondes. D’un côté, le monde profane et de la vie quotidienne. De l’autre, le monde sacré dans lequel ils peuvent entrer en contact avec des puissances extraordinaires.

Fonction symbolique du totem

Le totem est l’espèce animale ou végétale qui donne au clan aborigène son nom et son emblème. Le totem en tant que symbole est impliqué dans un phénomène psychologique très commun. Les sentiments qui sont éveillés chez les individus, par une chose ou un événement, se communiquent à travers les symboles qui les représentent. L’idée d’une chose (par exemple, le deuil) et l’idée de son symbole (la couleur noire) sont si bien reliées dans les consciences que le symbole suscite les mêmes sentiments et idées que la chose.

A ce titre, un symbole est d’autant plus efficace qu’il est aisément représentable, alors que la chose, elle, est difficile à se représenter.

La réalité de la société, c’est-à-dire du clan chez les Australiens, est trop complexe pour se représenter nettement. En revanche, l’animal ou la plante totémique, symbole du clan, se représente facilement dans les esprits mais aussi dans les décorations corporelles, sur les boucliers, les parois des rochers…

Les images du totem lorsqu’elles sont vues rappellent les sentiments éprouvés lors des assemblées et des cérémonies. Tout se passe comme si ces images inspiraient directement le sentiment religieux. Le totem sous ces différentes représentations forme l’élément permanent de la vie sociale. Il se transmet entre les générations, tout en constituant le point de mire central durant les cérémonies.

Les membres du clan le conçoivent comme la chose dans laquelle la force divine stationne. Les actions bienfaisantes ou redoutées semblent donc en émaner. Son culte à pour objet d’atteindre l’endroit où siège cette force pour en obtenir des bienfaits ou des bénédictions. C’est à elle tout spécialement que s’adressent les rites.

La force religieuse est la force sociale

Ce que E. Durkheim comprend du totémisme, c’est que la force religieuse n’est pas autre chose que la force collective et anonyme du clan. L’objet principal de la religion n’est pas de donner une explication de l’univers physique.

La religion est d’abord un système de représentations collectives portant sur la société et sur les rapports que les individus soutiennent avec elle.

L’expérience religieuse exprime le sentiment qu’il existe en dehors des individualités quelque chose de plus grand qu’elles et avec quoi elles communiquent. La fonction apparente du culte consiste à resserrer les liens entre les fidèles et leur dieu. En revanche, sa fonction concrète consiste à resserrer les liens qui unissent les individus à la société, puisque le totem est l’expression figurée de cette dernière.

Le fidèle ne s’abuse donc pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale plus grande que lui et dont il tient le meilleur de lui même. Cette puissance existe sous la forme de la société.

La nature du fétichisme

L’expérience religieuse ne peut atteindre un certain niveau d’intensité qu’en impliquant une forme d’exaltation psychique, que des observateurs qualifient de délire. Quant à Émile Durkheim, il précise que, si on appelle « délire » tout état dans lequel l’esprit projette des sentiments et des impressions dans les choses, alors il n’y a peut-être pas de représentations collectives qui ne soient délirantes.

Selon cette acception, les croyances religieuses ne constituent qu’un cas particulier d’une loi très générale. Et le sociologue rappelle que dans notre société un timbre poste oblitéré peut valoir une fortune. Or il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire par ses propriétés intrinsèques.

L’efficacité de la pensée sociale tient au fait qu’elle peut faire voir aux individus les choses sous le jour qui lui convient, en s’appuyant sur l’autorité collective.

Les idées qui s’objectivent, en prenant la forme d’un totem ou d’un timbre, sont fondées dans la nature de la société et non pas dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent .

Finalement, les objet qui servent de support à des représentations collectives sont bien peu de chose, comparés aux superstructures idéales sous lesquelles ils disparaissent. Voilà en quoi consiste ce « délire », au sens élargi, qui est à la base de tant de représentations collectives.

En conclusion, la force religieuse est le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, notamment lors des assemblées religieuses. Ce sentiment est projeté hors des consciences individuelles qui l’éprouvent et il se fixe sur un objet qui devient sacré . Il devient par là un fétiche qui peut être un totem.

Dans le cadre des sociétés capitalistes, un processus similaire est à l’œuvre lorsque la valeur est projetée sur un objet qui devient se faisant un fétiche-marchandise. Le caractère sacré ou la valeur marchande que revêt un fétiche ne sont pas impliqués dans les propriétés intrinsèques de cet objet. Ils y sont surajoutés ou superposés.

La loi de la valeur constitue donc une forme de fétichisme. Les membres des sociétés capitalistes prêtent aux marchandises une qualité imaginaire qui est la valeur (visible sous forme d’argent). Cette valeur finit par devenir un fétiche qui échappe au contrôle conscient des individus et qui règle leurs rapports sociaux, comme une loi implacable.

Gilles Sarter

-> Fétichisme (I) : Forme élémentaire de la religion

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Fétichisme (I): Forme élémentaire de la religion

Fétichisme (I): Forme élémentaire de la religion

A travers l’étude du fétichisme, en particulier du totémisme, Émile Durkheim essaie de mettre au jour les formes élémentaires de toute expérience religieuse. Or la catégorie de « fétichisme » tient aussi une place centrale dans la pensée de Karl Marx qui s’en sert pour critiquer la « loi de la valeur ».

Une force dispersée dans les choses

Émile Durkheim pense avoir identifié les formes élémentaires de la religion, dans les cultes fétichistes des peuples aborigènes d’Australie, de Mélanésie, de Polynésie, d’Amérique du Nord… Ses analyses le conduisent à rejeter la thèse selon laquelle les êtres humains se seraient d’abord représentés le divin sous la forme d’êtres concrets. Au contraire, il pense que le culte fétichiste s’adresse, non pas à des êtres personnels, mais à une sorte de puissance divine qui stationnerait dans les objets ou les êtres vivants.

Cette idée d’une force dispersée dans les choses serait à l’origine de tout système religieux.

Le sociologue rapporte les paroles d’un amérindien Dakota qui explique cette croyance. Chez les Dakota, wakan est le nom d’une force qui va et vient partout à travers le monde. Les choses sacrées sont les points où elle se pose. Le soleil, les arbres, les animaux sont des endroits où elle peut s’arrêter. Si les Dakota adressent des prières à ces fétiches ce n’est pas parce qu’ils les adorent pour leur nature intrinsèque, mais parce qu’ils veulent atteindre la place où le wakan stationne, afin d’en obtenir une assistance ou une bénédiction.

Émile Durkheim s’appuie sur de telles croyances pour formuler une hypothèse. Ce n’est pas la croyance en des objets ou des êtres déterminés, possédant par eux-mêmes un caractère sacré, qui forme la base de la pensée religieuse. Ce qui en forme la base, c’est la conception d’une force anonyme qui s’attache à des choses.

Le sociologue précise que ces choses peuvent même être des gestes ou la voix. C’est pourquoi certains rites sont réputés posséder une vertu efficace par eux-mêmes. Ils sont les véhicules grâce auxquels une force peut agir.

L’idée de l’existence de personnalités divines est une formation secondaire par rapport à cette croyance élémentaire. L’idée très répandue d’une double nature des personnalités divines en découle. Même ceux qui se représentent les divinités sous des formes très concrètes les pensent en même temps comme des pouvoirs abstraits, qui se définissent par la nature de leur efficacité. Zeus est dans chaque goutte de pluie qui tombe. Cérès est dans chaque gerbe de la moisson.

Comment les être humains ont pu être déterminés à construire cette idée élémentaire d’une force stationnant dans les choses? Dans une première approche, Émile Durkheim propose une réponse très générale.

La double nature des totems

Le sociologue relève que, chez les aborigènes d’Australie, les choses qui servent de totem sont souvent des espèces animales ou végétales très communes (fourmi, rat, chenille, prunier…). Il pense donc que ce n’est pas la nature intrinsèque de ces choses qui les désignent pour devenir des objets de culte. De plus, ce ne sont pas dans les animaux ou dans les plantes elles-mêmes, mais dans leurs représentations figuratives (emblèmes, symboles…) que se trouve la source de la religiosité.

Le totem serait donc l’expression matérielle de quelque chose d’autre que l’espèce qui lui sert de modèle. D’une part, comme nous l’avons expliqué précédemment, le totem est la forme sensible et extérieure de la force divine qui y stationne. D’autre part, il est le symbole du clan donc de la société qu’il représente.

La forme élémentaire de la vie religieuse serait donc à rechercher dans cette association entre l’idée de force divine et l’expérience propre à toute vie sociale.

Selon le sociologue, l’emblème du clan ne pourrait pas devenir la figure de la divinité si le groupe et cette dernière étaient deux réalités distinctes. Ou autrement dit, le dieu qui stationne dans le totem ne pas être autre chose que le clan lui-même, représenté par l’espèce animale ou végétale totémique.

Une force contraignante

Comment cette déification de la société est-elle possible ? E. Durkheim remarque que, par les actions qu’elle exerce sur ses membres, une société a tout ce qu’il faut pour susciter en eux la sensation d’une action divine.

De la même façon qu’un dieu est représenté comme supérieur aux êtres humains, la société alimente en eux le sentiment d’une dépendance perpétuelle. Elle leur apparaît comme poursuivant des fins particulières. Et les individus se voient comme les instruments que la société utilise pour y parvenir. Jour après jour, ils se sentent astreints à des règles de conduite, des obligations, des restrictions, des sacrifices qu’ils n’ont pas choisis, mais sans lesquels la vie en société ne serait pas possible.

Cette emprise de la société n’est pas d’abord l’effet de contraintes matérielles, elle tient surtout à une autorité morale. Cet ascendant moral suscite, encourage ou réprime les comportements et les actions, abstraction faite de toute considération utilitaire. Et même ceux qui ne s’y soumettent pas en ressentent, tout de même, la puissance.

Cette pression sociale qui s’exerce avant tout par des voies mentales agit à la fois de manière détournée et complexe. Il en résulte que les êtres humains sentent bien qu’ils sont agis, mais sans avoir une idée claire de comment et par qui ils sont agis.

Les individus ne peuvent donc manquer d’en tirer l’idée qu’il existe en dehors d’eux une ou des forces capables de les agir.

Une force bienveillante

Cependant, une force divine n’est pas seulement une autorité à laquelle les individus se soumettent. C’est aussi une force sur laquelle s’appuie leur propre force individuelle. De la même façon, l’action sociale n’est pas seulement autoritaire et répressive. Il y a des circonstances où elle est vivifiante.

En témoigne tous ces moments au cours desquels les êtres humaines assemblés sont capables d’actes dont ils seraient incapables à l’état individuel. Ils sont soulevés, emportés par l’action collective. C’est pour cette raison que tous les partis politiques, confessionnels, économiques organisent périodiquement des réunions dont le but est de revivifier la foi commune. Pour raffermir des sentiments, il suffit de mettre en relations étroites et actives ceux qui les éprouvent.

Il y a donc chez l’être humain la production d’un surcroît de force qui provient du groupe.

Ce processus n’est pas seulement vrai des circonstances exceptionnelles ou périodiques. E. Durkheim évoque d’abord l’existence de forces à l’état libre qui viennent sans cesse renouveler celles des individus. Il s’agit des manifestations quotidiennes de sympathie, d’estime, d’affection ou de réconfort qu’ils reçoivent et qui rehaussent leur confiance en eux-mêmes, leur courage, leur hardiesse…

Ces manifestations qui sont étroitement normées et réglées par la vie sociale sustentent en permanence l’être moral des membres de la société.

Outre ces forces à l’état libre, il existe aussi des forces fixées dans les techniques et les traditions. Les langues, les instruments, les droits, les connaissances qui augmentent les capacités d’actions individuelles, nous ne les avons pas créés ou institués. Nous les avons hérité. C’est cette forme d’héritage qui fait la spécificité de l’être humain parmi les espèces animales.

Il ne pouvait échapper aux humains qu’il existait en dehors d’eux des forces agissantes qui les dotaient de ces attributs distinctifs. Ces forces au lieu d’en comprendre la nature sociale, ils ont pu les percevoir comme de nature divine et bienveillante.

L’opinion à la source du sacré

Les sociétés dans lesquelles évoluent les êtres humains peuvent donc leur apparaître comme peuplées de forces répressives et impérieuses ou secourables et bienfaisantes. Comme elles exercent sur eux une pression dont ils ont conscience, ils les localisent hors d’eux-mêmes, comme ils le font pour les causes objectives de leurs sensations.

Mais encore faut-il que les êtres humains acquièrent une forme de respect pour ces forces extérieures. Il y a, en effet, une ligne de démarcation entre le monde des choses sacrées et celui des choses profanes.

Or, dans l’histoire, les sociétés n’ont de cesse de créer de toutes pièces des choses sacrées. En Mélanésie et en Polynésie, on dit d’un homme influent qu’il a du mana et c’est à ce mana qu’on impute son influence. Pour E. Durkheim, il est clair cependant que la situation d’un tel homme lui vient uniquement de l’importance que l’opinion lui prête.

Le pouvoir moral de la société et le pouvoir prêté aux forces sacrées ont une même origine qui se situe dans l’opinion.

La société peut aussi bien consacrer des hommes, que des choses ou des idées. Si une croyance est partagée par toute une population, il devient interdit d’y toucher ou de la contester. Elle acquiert un caractère sacré. Cette aptitude des sociétés à sacraliser des idées ou des institutions s’observe, par exemple, à partir de la Révolution française lorsque des choses purement laïques (la République, la Patrie, la Liberté, la Raison…) sont transformées en choses sacrées.

Tous ces faits permettent d’entrevoir comment la société peut susciter chez ses membres l’idée qu’il existe en dehors d’eux des forces qui les dominent et les soutiennent, c’est-à-dire en sommes des forces religieuses.

La nature du fétichisme c’est la projection inconsciente du pouvoir du social sur un objet qui est autonomisé (le fétiche, le totem) et dont les individus croit ensuite dépendre.

Cette explication du fétichisme, développée par E. Durkheim est de son propre avis très générale. Elle s’applique, en effet, à toute espèce de société et de religion.

-> Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Gilles Sarter

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Abstention j’écris ton nom

Abstention j’écris ton nom

Abstention et crise de la représentation

C’est un fait, le régime politique du gouvernement représentatif n’a jamais été aussi répandu sur la planète. Mais cela ne l’empêche pas de connaître une crise de légitimité qui se concrétise par des taux d’abstention massifs lors des élections.

Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, La Découverte, 2011

Avec les scrutins régionaux et départementaux de 2021, l’abstention a atteint un niveau historique en France. Au cours de ces élections, deux tiers des électeurs inscrits se sont abstenus ou ont voté blanc. Plutôt que d’avancer d’improbables explications conjoncturelles (l’« effet covid-19 »), il vaut mieux revenir sur les causes structurelles d’une crise de la représentation qui n’en finit pas.

« Gouvernance » néolibérale

Depuis le milieu des années 1970, les politiques néolibérales ont propulsé le capitalisme vers un nouveau régime d’accumulation qui fait la part belle au capital financier. Ces politiques ont eu des conséquences désastreuses : accroissement des inégalités et de la précarité des travailleurs; gonflement de la bulle financière qui a éclaté une première fois en 2008-2009, déclenchant une crise économique majeure ; dérèglements écologiques et climatiques avancés qui mettent en péril les conditions de vie sur Terre.

Ces politiques néolibérales sont conduites sous le masque d’une « gouvernance » éclairée et raisonnable, qui reposerait sur un consensus d’experts économiques et scientifiques. Or ce masque s’effrite depuis qu’une large frange de la population comprend que cette « gouvernance » n’est dépolitisée qu’en apparence. Les décisions et orientations choisies résultent bien de politiques néolibérales élaborées pour profiter au grand capital. Dès lors, l’abstention est alimentée par le constat de la continuité de cette politique, quel que soit le parti accédant au pouvoir, depuis une quarantaine d’années.

Décrochage politique des classes populaires

Alors que les inégalités sociales s’accroissent, l’identité des classes populaires semble s’effacer. Cet effacement a été favorisé par la restructuration des processus productifs, par la mise en question des modèles pyramidaux et autoritaires des organisations politiques et syndicales et par l’impuissance de leurs responsables à défendre les intérêts matériels de la classe des travailleurs. Cette classe a fini par déserter ces organisations qui avaient joué un rôle central dans la construction de son identité.

Depuis quelques décennies, les politiciens avaient donc fait leur deuil des classes populaires. Ils pensaient que les élections se jouaient sur les classes moyennes, plus enclines à aller voter. Quand la reconquête de l’électorat populaire est revenue à l’ordre du jour, plutôt que de travailler à améliorer sa reconnaissance sociale et ses conditions matérielles d’existence, une partie des dirigeants politiques a choisi de jouer sur des thèmes de substitution, comme le conservatisme, l’idéologie sécuritaire, le nationalisme, l’identitarisme. Jusqu’à présent et bien qu’ils deviennent hégémoniques dans les grands médias de masse, ces thèmes n’ont pas convaincu les classes les moins favorisées (et encore moins les jeunes) de retourner aux urnes.

Effondrement de la prétention à l’expertise

Jusqu’aux Trente Glorieuses, l’État français était résolument scientiste. Le monopole de la décision publique par la classe politique et les experts était justifié par l’auto-proclamation de leur « compétence » technique et administrative.

Cet argument n’est plus recevable à l’heure où le développement de l’économie capitaliste et l’usage des technologies qui lui sont adossées ont créé des bouleversements écologiques et climatiques irréversibles. A ce titre, la crise provoquée par le covid-19 a démontré de manière éclatante que les choix gouvernementaux n’ont pas été opérés en fonction d’objectifs uniquement sanitaires, mais aussi selon des considérations opportunistes et politiques (sur ce sujet voir Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie).

La prise de conscience de l’usage des sciences et des techniques, selon des orientations qui sont idéologiques (donc discutables) et non pas neutres, réduit à néant la prétention à gouverner au titre d’une compétence ou d’une expertise. Pour cette raison, le fondement du gouvernement représentatif qui est le postulat du gouvernement par les plus « compétents » se retrouve affaibli.

Obstacle idéologique

La crise de la légitimité du système électoral a aussi des causes idéologiques. La mobilisation des électeurs ne repose pas seulement sur des logiques utilitaristes et la défense d’intérêts. Elle dépend aussi de la promotion de valeurs et d’idéaux qui engagent à croire dans la possibilité d’un monde meilleur et qui permettent de cristalliser des identités collectives.

Ces idéaux politiques et ces utopies réalisables, capables d’agréger les électeurs autour d’une opinion majoritaire, semblent faire défaut. Même s’ils existent, comme le désir de justice sociale, il semble leur manquer de trouver une concrétisation partisane ou électorale durable.

Causes internes au système politique

La classe politique apparaît comme étant de plus en plus marquée par des pratiques, un mode de vie et un fonctionnement social qui lui est propre. Pierre Bourdieu avance qu’elle s’est constituée en un champ social presque autonome et coupé du reste de la société. Les femmes et les hommes politiques agiraient, au sein de ce champ, en étant orientés par des habitus et des stratégies de captation et de reproduction du pouvoir qui leur sont particuliers, au regard de l’ensemble des gens.

La longévité des responsables politiques, leurs candidatures répétées à des positions électorales, le cumul des mandats, la quasi-absence des minorités visibles, la sous-représentation des travailleurs et des femmes et à l’inverse la sur-représentation des hommes de plus de cinquante ans sont perçus par les électeurs comme autant de carences fortes du mode de gouvernement représentatif.

Par ailleurs, le régime présidentialiste français avec son exécutif presque omnipotent discrédite l’idée même d’un débat démocratique. Quant à la couverture médiatique qui favorise la recherche de l’événement, elle rend difficile l’organisation de débats de fond nécessaires pour régler les problèmes structurels.

Finalement, Yves Sintomer constate que le système politique semble tourner à vide. Il apparaît comme étant mû seulement par des querelles de pouvoir et des ambitions personnelles qui sont servies par des appareils partisans.

Tendance participative

Au cours des dernières décennies, le manque d’imagination institutionnelle face à l’abstention croissante a été éclatant. Les règles du jeu politique n’ont connu aucune modification notable. Des innovations démocratiques, notamment les pratiques participatives, ont vu le jour, mais seulement au sein de mouvements sociaux et à l’écart des institutions de la République.

Ce constat dément la vision pessimiste, propagée par une partie de la classe politique et par les grands médias, d’une crise de la représentation découlant de la montée de l’individualisme, du repli sur soi et la recherche d’intérêts strictement personnels, notamment chez les jeunes.

Cette revendication en faveur de la démocratie participative ne repose pas seulement sur la critique de la propension des représentants à déposséder les représentés du pouvoir qu’ils leur ont confié. Elle implique des idéaux qui lui sont propres : les citoyens sont capables de se gouverner eux-mêmes et l’autonomie collective doit être maximisée.

Cette revendication a sa propre histoire qui est différente de celle du gouvernement représentatif. Elle possède des moments fondateurs plus ou moins mythiques (les Révolutions françaises, la Commune, la Résistance, les Conseils ouvriers et communaux…), ses théories et ses imaginaires socialistes et anarchistes, ses théoriciens et ses acteurs, ses questionnements et ses contradictions intrinsèques.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

La forme-marchandise est une notion qui désigne une forme de rapports sociaux. Cette notion tient une place centrale dans la théorie critique du capitalisme, élaborée par Moishe Postone.

Une forme spécifique de rapports sociaux

Selon Moishe Postone, les sociétés capitalistes ne doivent pas être comprises essentiellement en termes de rapports de domination et d’exploitation de classe. De sa lecture du Capital, il retire l’idée que les sociétés capitalistes sont avant tout caractérisées par une forme particulière de rapports sociaux : la forme-marchandise.

Comme tous types de rapports sociaux, la forme-marchandise s’actualise dans des pratiques sociales concrètes, pratiques de production, de vente, d’achat… Mais, elle présente aussi la particularité de devenir quasiment indépendante des êtres humains qui sont engagés dans ces pratiques.

Une forme élémentaire de rapports sociaux

Karl Marx cherche dans Le Capital à identifier la forme la plus élémentaire des rapports sociaux qui caractérise les sociétés capitalistes. Cette forme élémentaire serait la forme-marchandise.

Cette forme-marchandise est constituée par le travail et possède un double caractère. Pour le comprendre, il faut expliquer la conception marxienne du travail. Sous le mode de production capitaliste, le travail possède une double nature. Il est à la fois travail concret et travail abstrait.

Le travail concret

L’expression « travail concret » désigne le travail tel que nous le concevons de manière spontanée. C’est-à-dire comme une forme d’activité matérielle qu’elle soit physique ou intellectuelle. Par exemple, le travail concret d’un menuisier qui fabrique une table en calculant, mesurant, sciant, clouant…

Le travail concret produit une marchandise concrète : une table faite de bois, bien solide, posée sur ses quatre pieds. Cette marchandise sous sa forme concrète possède une valeur d’usage. Cette valeur est déterminée par ce qu’on peut en faire : une table on peut y poser des choses, on peut y dessiner ou y prendre ses repas…

Le travail abstrait

Le travail abstrait appartient à une catégorie de réalités tout-à-fait différentes. Le travail abstrait correspond à une pure dépense de temps de travail, sans égard pour la forme spécifique dans laquelle ce temps est dépensé. Fabriquer une table et fabriquer une paire de chaussures ne nécessitent certainement pas le même travail concret. En revanche, les deux activités peuvent chacune être ramenée à une dépense de temps de travail socialement nécessaire.

Lorsque Karl Marx évoque le temps de travail socialement nécessaire pour produire une table, il faut comprendre que le temps nécessaire n’équivaut pas seulement au temps de travail dépensé par le menuisier. Il englobe aussi le temps qui a été nécessaire à la production de tous les intrants (planches, clous, colle…), outils et machines utilisés par l’artisan.

Dans une société donnée, à un moment donné de son histoire qui correspond à un développement donné des forces de production (savoirs-faire, outils, machines…), on peut estimer le temps moyen de travail socialement nécessaire à la production de chaque type de marchandise (table, chaussure…).

La valeur abstraite

Le travail abstrait permet de déterminer la valeur abstraite d’une marchandise. Si le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une table est de 8h et celui d’une paire de chaussures est de 4h. Alors la valeur abstraite de la table est le double de celle de la paire de chaussures : 1 table = 2 paires de chaussures.

Les catégories de valeur abstraite et de travail abstrait sont indispensables au bon fonctionnement d’une organisation sociale, fondée sur l’échange généralisé de marchandises. En effet, les valeurs d’usage des marchandises sont incommensurables. Les services que rend une table ou les usages qu’elle permet non rien de commun avec ceux qu’offrent une paire de chaussures.

Pour pouvoir échanger des tables contre des chaussures, il faut pouvoir s’appuyer sur des valeurs abstraites qui permettent de dire, par exemple, qu’une table vaut deux paires de chaussures. Les marchandises acquièrent donc une double nature. Elles existent comme des objets palpables qui ont une valeur d’usage et elles existent comme des valeurs abstraites, déterminées sur la base du travail abstrait.

Les rapports sociaux manifestes

Dans les sociétés non-capitalistes, les produits du travail sont distribués socialement par des normes traditionnelles ou par des rapports de domination qui ne sont pas déguisés. Par exemple, le serf sait qu’il doit remettre une part de sa récolte au seigneur. Cette distribution découle directement d’un rapport féodal.

Au sein d’une communauté villageoise pré-capitaliste, chaque travail concret fait immédiatement partie de la division sociale du travail, en servant à la satisfaction des besoins de l’ensemble de la communauté. Les paysans qui fauchent le blé, les bergers qui gardent les moutons, les grand-mères qui prennent soin des basses-cours ne confrontent pas leurs travaux pour déterminer leurs parts relatives de la production. Leurs travaux sont privés dans leur exécution, mais pas dans leur finalité. Ils font partie, dès le début, d’un travail social.

Dans cette communauté, personne n’a besoin d’offrir sa capacité de travail ou sa production à quelqu’un d’autre, qui pourra l’accepter ou la refuser. Le travail est distribué avant sa réalisation selon des critères qualitatifs qui obéissent aux besoins des membres de la communauté et aux nécessités de la production.

Les rapports sociaux qui déterminent la distribution des produits sont manifestes. Il n’existe pas de travail abstrait, pas de valeur abstraite, pas de marché anonyme, pas de concurrence.

La forme-marchandise

Dans les sociétés marchandes, les travaux privés ne sont pas mis en rapport directement mais indirectement, à travers l’échange de marchandises. Des paysans produisent du grain. Des éleveurs produisent de la viande. Des menuisiers produisent des tables. Chacun tente d’échanger sa production contre d’autres marchandises dont ils ont besoin.

Mais ces marchandises ne peuvent pas s’échanger, avant d’avoir été égalisées entre elles par la valeur abstraite. Toutes les activités qui sont inégales par leur nature (produire du grain, fabriquer une table) sont égalisées entre elles, par réduction à un élément tiers qui est le temps de travail abstrait. Ce temps de travail est traduit en une valeur abstraite qui est traduite en argent qui est immédiatement échangeable contre toutes les marchandises.

Le travail abstrait, la valeur abstraite, la valeur en argent existent, posés à côté de chaque marchandise concrète. Ils médiatisent une nouvelle forme d’interdépendance sociale. La marchandise sous sa double forme concrète et abstraite remplace les anciens rapports sociaux. Le travail abstrait devient le moyen par lequel les individus peuvent acquérir la production d’autrui.

Cette nouvelle forme d’interdépendance ou de rapport social qui s’instaure entre les êtres humains est la forme-marchandise des rapports sociaux.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et Une NuitsSelon Moishe Postone, le résultat de cette transformation est qu’une nouvelle forme de domination sociale s’impose aux êtres humains. Elle s’exprime sous la forme d’impératifs et de contraintes rationalisées de plus en plus impersonnels, liés à la mesure temporelle de la valeur.

Par exemple, si le niveau de productivité général augmente alors la production de marchandises concrètes augmente. Mais comme le temps socialement nécessaire à la production de chaque unité de marchandise diminue, la valeur abstraite de cette dernière diminue aussi. Le résultat est que la production générale de valeur finit par retomber à son niveau initial, créant ainsi une sorte de moulin de discipline pour l’ensemble de la société.

Gilles Sarter

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Reproductions Domestique et Scolaire de l’État

Reproductions Domestique et Scolaire de l’État

Pierre Bourdieu envisage la forme moderne de l’État comme l’aboutissement d’un antagonisme entre deux principes de reproduction du pouvoir. Le premier était domestique ou dynastique. Il était mobilisé par la maison royale. Le second était culturel ou scolaire et revendiqué par les légistes et les juristes.

Tendance à la reproduction du pouvoir

La réflexion de Pierre Bourdieu (Sur L’État) est fondée sur l’idée que le pouvoir est animé d’une sorte de conatus (Spinoza) ou de tendance à persévérer dans son être.

Les agents sociaux (individus, groupes, familles…) qui détiennent un pouvoir agissent, qu’ils le sachent ou non, de manière à perpétuer ou à augmenter leur pouvoir.

La thèse que le sociologue développe est que, durant une longue période qui va du Moyen-Age à la Révolution française, les détenteurs d’un pouvoir fondé sur une appartenance domestique (la maison royale) s’affrontent aux détenteurs d’un pouvoir viager (les doctes, les clercs, les juristes…). A l’origine de cette confrontation, il y a une contradiction qui est enfermée dans la logique dynastique elle-même.

Contradiction dans la logique dynastique

Une des propriétés de l’État dynastique est que l’entreprise politique et l’entreprise domestique n’y sont pas séparées. Le pouvoir y est pris dans le domestique, c’est-à-dire dans la maison royale. Dans ce modèle, le chef de la maison est mandaté pour mener une politique de conservation ou d’accroissement du pouvoir de sa maison.

Cette logique de la maison royale renferme une contradiction. En effet, parmi les féodaux, l’un devient roi parce qu’il exproprie les pouvoirs privés des autres, au profit de son propre pouvoir privé.

Pour légitimer cette expropriation, il y a nécessité d’universaliser le cas particulier de la maison royale. Il faut pouvoir affirmer que ce cas privé n’est pas un cas privé comme les autres. Ce travail d’universalisation est la fonction des juristes et des légistes qui théorisent et rationalisent la légitimation de la royauté.

Supériorité de l’universel sur le privé

La mission des légistes consiste à justifier l’expropriation des pouvoirs privés des féodaux par la maison royale, en démontrant que le cas de la royauté n’est pas un cas particulier mais un cas universel.

C’est le droit romain, notamment qui va permettre de légaliser le principe dynastique, dans un langage universalisé ou « étatique ».

L’idée de la supériorité du public sur le privé s’invente dans l’effort des légistes pour résoudre la contradiction d’une propriété privée (royale) qui s’établit par dépossession d’autres propriétés privées (féodales).

C’est à ce stade qu’apparaît une contradiction importante. En effet, s’il faut dé-privatiser le caractère privé pour le légitimer, c’est que le non-privé, l’universel, est mieux que le privé. Le problème c’est qu’en affirmant la supériorité de l’universel sur le privé, on sape du même coup la légitimité de la reproduction du pouvoir domestique ou dynastique.

Reproduction scolaire du pouvoir

A cette ambiguïté idéologique va s’ajouter une deuxième contradiction. La maison royale va devoir perpétuer son mode de reproduction domestique dans un monde où un autre mode de reproduction se met en place. C’est le mode de reproduction des fonctionnaires qui passe par le système scolaire.

Lire un article sur la bureaucratie, selon Max WeberAu départ, on peut dire que les légistes et les juristes sont tout à fait intéressés au travail de légitimation idéologique de la royauté. Ils en tirent eux-mêmes des avantages et des bénéfices. Dans la division du travail de domination, ils sont les premiers agents après la famille royale.

Dès le 12ème siècle, les premiers clercs d’État sont des diplômés qui peuvent invoquer leur compétence à légitimer la royauté. Cette compétence leur confère une nouvelle forme de pouvoir. Par exemple, ils acquièrent la capacité d’adresser des remontrances au roi : « ce qui nous permet de justifier ta légitimité, justifie aussi que nous te rappelions que tu n’es pas justifié à faire ce que tu fais… »

Noblesse d’État

L’État dynastique, jusqu’à la Révolution française, est le champ de tensions entre deux catégories d’acteurs et deux modes de reproduction du pouvoir. La famille ou la maison royale se reproduit sur la base du « sang », c’est-à-dire sur une base biologique. Les clercs, juristes, légistes, fonctionnaires se reproduisent principalement par le système scolaire.

On comprend que cette deuxième catégorie ait intérêt à promouvoir une définition de l’État de plus en plus universelle et donc de moins en moins privée et héréditaire.

La Révolution française peut aussi être considérée comme le triomphe du mode de reproduction impersonnel (scolaire) sur le mode de reproduction personnel (domestique).

Selon, Pierre Bourdieu, les deux principes de reproduction continuent cependant de fonctionner. Aujourd’hui encore, l’État est traversé par une tension entre héritiers et nouveaux venus. Sous l’Ancien Régime, le système scolaire apparaissait comme un principe de reproduction indépendant et opposé au principe domestique.

Par la logique de son fonctionnement, il est devenu un principe de reproduction quasi domestique. Et il sert aujourd’hui de fondement à une noblesse d’État qui est une sorte de synthèse des deux principes de reproduction domestique et scolaire.

Gilles Sarter

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