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L’État comme concentration de capital et comme champ social

L’État comme concentration de capital et comme champ social

Il nous est difficile de comprendre ce qu’est l’ « État » parce que les catégories que nous utilisons pour penser l’ « État » sont généralement produites et légitimées au nom même de l’«État». Par exemple, ce sont les discours émis au nom de l’ « État » qui définissent ce que sont une fonction régalienne, un territoire national ou une frontière, une administration publique, une prérogative de la puissance publique… Autant de notions qui servent en retour à caractériser ce qu’est l’ « État ».

Pour essayer de rompre avec cette pensée circulaire de l’ « État » parlant de l’ « État », Pierre Bourdieu propose d’utiliser le concept de « capital ».

Penser la genèse de l’État

L’une des conditions majeures pour qu’une institution sociale, quelle qu’elle soit (croyance, dogme, rapport social, groupe spécialisé…), puisse s’imposer dans une société est qu’elle fasse oublier qu’elle résulte d’une longue série d’actes d’institution. Il faut qu’elle se présente sous les apparences du naturel, du « cela va de soi » ou du « il en a toujours été et en sera toujours ainsi ».

La reconstruction de la genèse d’une institution constitue donc la méthode la plus puissante pour remettre en question son caractère «naturel» et pour réactiver d’autres possibilités.

Ce que propose Pierre Bourdieu, c’est un modèle de l’émergence de l’institution étatique, à travers la reconstruction du processus de concentration du « capital étatique« .

La construction de ce que nous appelons l’« État » correspond à un processus de concentration de différentes formes de capitaux : capital de force physique, capital économique, capital informationnel et culturel, capital symbolique. De cette concentration résulte la formation d’un capital spécifiquement étatique.

Et la détention de ce capital étatique par des agents sociaux (groupes, individus) leur confère un pouvoir sur les autres formes de capitaux et sur leurs détenteurs. Autrement dit, les agents qui détiennent du capital étatique sont en mesure d’influencer les actions des agents qui ne détiennent que du capital économique (entrepreneurs par exemple) ou du capital culturel (artistes, enseignants…).

Capital armé et capital financier

Dans le processus de formation du capital étatique, les mouvements de concentration des différentes formes de capitaux sont interdépendants.

La concentration du capital de force physique correspond à une séparation progressive entre le monde social ordinaire et des groupements spécialisés comme l’armée ou la police. Au terme de cette séparation, seules les institutions mandatées, centralisées et disciplinées sont autorisées à exercer la violence physique. En Occident, cette concentration est advenue par dépossession progressive des concurrents intérieurs (troupes de la noblesse…), au bénéfice de la maison royale.

La concentration du capital de force coercitive est directement liée à la concentration de capital économique. Celle-ci résulte de l’instauration d’une fiscalité efficiente. Lorsqu’elle apparaît, en France, à la fin du 12ème siècle, c’est pour financer l’accroissement des dépenses de guerre de la maison royale.

L’usage des ressources fiscales et d’abord patrimonial. Il combine les prélèvements sans contrepartie pour la guerre et la redistribution sous forme de dons et de largesses, destinés à accroître le capital symbolique du roi. Petit à petit, il se transforme en un usage bureaucratique, prenant la forme de « dépenses publiques ». Ce mouvement de transformation s’opère en même temps que le passage de l’État dynastique à l’État « impersonnel » moderne.

L’institution de l’impôt universel et le développement de la force physique coercitive sont dans un rapport de causalité circulaire. L’impôt est indispensable pour financer la force armée qui est nécessaire pour imposer la fiscalité par la contrainte.

Capital informationnel et culturel

La concentration du capital économique grâce à la fiscalité unifiée va de pair avec la concentration du capital informationnel. L’administration royale commence à concentrer l’information sur les ressources du royaume, par le recensement, la statistique, la comptabilité, la cartographie et l’archivage.

Dans un même mouvement, la maison royale puis les gouvernements républicains contribuent à l’unification du marché culturel. Ils unifient les codes, les lois, la langue, le système des poids et des mesures. Ils systématisent les classements de la population (âge, sexe…), les procédures bureaucratiques et scolaires. Ils imposent des formes de pensée et des principes de vision et de division communs : le bien et le mal, le permis et l’interdit, la définition de l’identité nationale, l’orthographe…

Capital de reconnaissance et de légitimité

Cependant, la concentration des différentes formes de capitaux ne va pas sans un minimum de reconnaissance et de légitimité. Par exemple, l’imposition est d’abord perçue comme un racket, y résister est considérer comme la défense moralement légitime des droits de la famille.

La construction progressive de la légitimité transforme cette perception. La population finit par voir l’impôt comme un tribut qui est nécessaire aux besoins d’un destinataire qui transcende la personne du roi, l’« État », la « nation »…

Pour opérer cette légitimation, il faut que le corps des agents chargés du recouvrement de l’impôt ne le détourne pas à son profit et qu’il soit identifié avec la dignité du pouvoir. L’émergence d’une forme de nationalisme et la construction de la nation comme territoire unitaire à défendre favorisent aussi le développement de la reconnaissance de la légitimité de l’impôt.

Capital juridique et symbolique

Toutes ces opérations renvoient à la concentration en capital symbolique. Le capital symbolique c’est n’importe quelle espèce de propriété lorsqu’elle est reconnue par les agents sociaux et qu’ils sont prêts à obéir à son détenteur. le capital symbolique peut provenir de la détention d’une autre forme de capital. Selon les contextes, les agents se font obéir parce qu’ils détiennent du capital économique (sous forme d’argents, de moyens de production…), du capital culturel (sous forme de titres, de diplômes…) ou encore du capital social (sous formes de réseaux).

Le capital juridique est par excellence une forme objectivée et codifiée de capital symbolique. Il suit une logique qui lui est propre est qui est indépendante de l’accumulation des autres formes de capitaux. A partir de la fin du 12ème siècle, la juridiction royale s’insinue peu à peu dans la société entière. La justice royale se substitue progressivement aux tribunaux des seigneurs et de l’Église. L’ordonnance de 1670 clôt ce processus de concentration.

Lire aussi « L’État entre reproductions domestique et scolaire du pouvoir »

Notons que la construction des structures juridiques et administratives va de pair avec la construction d’un corps de juristes qui contrôle rigoureusement sa propre reproduction.

Cette concentration du capital juridique est un aspect central d’un processus plus large de concentration symbolique sous différentes formes. Elle est au fondement du pouvoir d’imposer et d’inculquer aux agents sociaux ordinaires, des principes de vision et de compréhension du monde qui sont conformes à la reproduction de l’autorité.

Pouvoir de nomination

Sur ce sujet lire « Magie sociale : Jojo et les imposteurs »

Parmi ces pouvoirs, celui de nommer tient une place centrale. La nomination est un acte mystérieux qui obéit à une logique proche de celle de la magie décrite par Marcel Mauss.

La nomination et le certificat (de propriété, de mariage, d’invalidité…) appartiennent à la classe des actes ou des discours officiels qui sont symboliquement efficients parce qu’ils sont accomplis par des personnages autorisés.

Le roi avec son pouvoir d’anoblir et l’institution de la noblesse de robe qui doit sa position à son capital culturel (juridique, administratif…) sont très proches de la logique des nominations « étatiques » et de la sanction du parcours scolaire par les titres.

Lire un article sur les Actes d’État

Mais, entre les deux, on est passé d’un capital symbolique diffus, fondé sur la reconnaissance collective de la personne du roi, à un capital symbolique qui est objectivé, codifié, délégué et garanti par l’État bureaucratisé. Les titres, verdicts, enregistrements officiels, constats, procès-verbaux, actes de l’état civil ou de vente ont la capacité de créer de la réalité objective (des personnes sont emprisonnées, deviennent propriétaires ou sont mariées…) parce que ces actes sont accomplis par des agents investis au nom de l’État.

Capital d’universalisation

La construction d’un monopole étatique de la violence physique et symbolique engendre inévitablement la construction d’un champ de luttes pour la captation de ce monopole et des avantages qu’il procure. Selon la thèse développée par Pierre Bourdieu, la monopolisation des ressources universelles ne peut être obtenue qu’en échange d’une soumission, au moins apparente, à « l’universel ».

En effet, le long processus de construction de la vision de l’État comme lieu de l’intérêt général et de l’universalité impose aux fonctionnaires de se référer aux valeurs de neutralité et de dévouement désintéressé au bien public. Cette référence obligée a des effets bien réels.

Les personnages officiels doivent en permanence sacrifier leurs points de vue particuliers ou égoïstes au bénéfice du point de vue universel ou, au moins, essayer de constituer leurs points de vue particuliers en point de vue universel.

L’universel bénéficie d’une reconnaissance universelle. Le sacrifice des intérêts égoïstes au profit de l’universel est reconnu universellement comme légitime. Pour Pierre Bourdieu, cela implique que les agents gagnent des profits symboliques et matériels lorsqu’ils agissent ou font mine d’agir dans le sens de l’universalisation.

Le champ bureaucratique est celui qui demande avec le plus de force la soumission à l’universel. Il est donc particulièrement favorable à l’obtention de profits d’universalisation. De ce fait, « le profit d’universalisation est sans doute un des moteurs historiques du progrès de l’universel ». Et donc, même si nous ne pouvons pas ignorer tous les manquements et les cas de détournements du service public à des fins personnelles, nous ne pouvons pas pour autant nier qu’il y a dans les consciences, en général, une progression de la norme qui enjoint aux agents de L’État de sacrifier leurs intérêts personnels au profit de l’intérêt général.

Gilles Sarter

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Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Le sécularisme peut-il être soumis à une investigation anthropologique ? Talal Asad répond à cette question par l’affirmative. En tant que vision du monde, le sécularisme est un objet légitime pour l’anthropologie. L’anthropologue peut tenter de mettre au jour les présuppositions, voire les contradictions qu’il renferme. En premier lieu, l’idée reçue selon laquelle le passage du religieux vers le séculier constitue un progrès en soi mérite d’être questionnée.

Sécularisme et vision du monde

Talal Asad, Penser le sécularisme, Multitudes, 2015/2, n°59Le sécularisme comme doctrine a émergé en réponse aux guerres religieuses qui ont dévasté la société chrétienne occidentale, au début de l’époque moderne. Il est souvent représenté comme l’exigence de séparer les institutions séculières du gouvernement et de la religion. Mais pour Talal Asad, il ne se réduit pas à cette exigence. Le sécularisme présuppose aussi de nouvelles conceptions de la religion, de l’éthique et de la politique.

Pour s’en tenir au domaine de la politique, Talal Asad rappelle que l’idée selon laquelle l’émergence du sécularisme est intimement liée à l’apparition de l’État-nation moderne joue un rôle important, dans la justification de la « démocratie représentative ».

Légitimité du pouvoir politique en démocratie

Par une sorte de mystification, le pouvoir politique, dans les démocraties modernes, est légitimé par des caractères d’immédiateté (absence de hiérarchies) et de solidarité horizontale. Cette horizontalité et cette immédiateté sont reflétées par les idées et les pratiques relatives à la « citoyenneté » (elle-même fondée sur l’individualisme), à la « sphère publique » (le droit théorique de tous les citoyens à participer aux débats) et au « marché » (contrats libres passés entre des égaux légaux).

A cette démocratie moderne sont opposés les régimes, dans lesquels la légitimité politique est médiatisée par la tradition, notamment par la tradition religieuse (monarchie de droit divin…).

Charles Taylor qui soutient cette thèse l’illustre de la manière suivante. Un despote traditionnel peut exiger de ses sujets qu’ils demeurent passifs et qu’ils se contentent d’obéir aux lois. Il peut agir de cette façon parce qu’il occupe une position privilégiée qui est une position d’intercession entre l’au-delà et l’ici-bas (le monarque médiateur de l’autorité divine, par exemple).

En revanche, selon Charles Taylor, le régime démocratique substitue à la contrainte despotique, une part d’auto-détermination des citoyens. Il repose sur la motivation de ces derniers à s’acquitter des contributions qui sont nécessaires pour assurer le bon fonctionnement et la reproduction de la société : payer des impôts, participer à un certain degré au processus politique, prendre les armes en cas de guerre…

Participation, loi, économie

Talal Asad formule plusieurs doutes à l’encontre de cette description. D’abord, dans nos sociétés, le paiement des impôts et l’engagement militaire reposent-ils sur la libre motivation ou sur la contrainte ? Ensuite, la participation au processus politique relève avant tout de la participation aux élections. Or plus que sur la motivation des personnes, cette dernière repose sur l’organisation et le financement de vastes campagnes électorales destinées à orienter les masses vers les urnes.

Finalement, Talal Asad suggère que la gouvernance des démocraties modernes ne repose ni sur la contrainte (force despotique) ni sur l’auto-motivation. Elle s’appuie plutôt sur un pouvoir étatique qui élabore ses stratégies en s’appuyant sur la « participation », l’« auto-discipline », la « loi » et l’« économie ».
Lire aussi un article sur la participation et la démocratie
La réalité du fonctionnement des démocraties modernes est très différente de celle de la démocratie athénienne. Plus qu’une manière effective d’organisation, la « participation des citoyens » y constitue une représentation collective utilisée pour théoriser la légitimité politique des intermédiaires.

Quant à l’ « auto-discipline » en tant que facteur indépendant, elle tient une place moins importante dans la perpétuation du système que les techniques de contrôle et l’économie. Selon Talal Asad, la plupart des politiciens seraient parfaitement conscients que la stabilité politique n’est vraiment menacée que lorsque la masse de la population cesse de jouir d’une quelconque sensation de prospérité, lorsque le régime est perçu comme totalement insensible aux gouvernés et lorsque les appareils étatiques de sécurité sont grossièrement inefficaces.

Accessibilité et horizontalité ?

De manière radicale, les démocraties représentatives modernes ne sont donc ni immédiatement accessibles, ni horizontales. L’idée de « représentation » déjà ne s’articule pas de manière évidente avec celle d’immédiateté. D’ailleurs, les débats publics font grand cas de l’idée selon laquelle les élus seraient de moins en moins représentatifs des intérêts et des aspirations d’un électorat socialement et économiquement différencié.

De plus, les groupes d’influence sur les décisions gouvernementales ont souvent un pouvoir bien plus important qu’il ne devrait être, au vu du nombre de personnes dont ils portent les intérêts (par exemple, certains syndicats agricoles ou associations et lobbies des énergies, de la grande industrie, des banques… ).

Par ailleurs, les sondages d’opinion et les médias de masse exercent une forme de contrôle permanent sur les représentations collectives et permettent à l’État et à des grands conglomérats économiques d’anticiper ou d’influencer l’opinion.

L’absence d’espaces de délibération et de décision collectives, libres et égalitaires, ouverts à toute la population traduit de manière évidente que nos sociétés ne sont pas immédiatement accessibles. Les négociations qui concernent la vie publique y sont largement réservées à une élite composée de politiciens professionnels, de hauts-fonctionnaires et de propriétaires de grandes entreprises.

Les personnes ordinaires ne participent pas à l’élaboration des grandes orientations politiques, sociales, économiques. Leur participation à des élections ne leur garantit même pas que les programmes plébiscités seront mis en pratique.

Imaginaire des sociétés modernes

L’historien Benedict Anderson est connu pour son idée selon laquelle les nations modernes sont des communautés imaginées, à travers des représentations et des images construites. Pour que les gens croient appartenir « naturellement » à une nation et qu’ils soient prêts à la défendre, ils doivent acquérir une dose minimale d’idées et de sentiments nationalistes.

Charles Taylor affirme que l’État-nation moderne doit, non seulement, cultiver ce sentiment national mais qu’il doit aussi faire de la « citoyenneté » le principe premier de l’identité. L’identité citoyenne doit transcender toutes les autres identités possibles, construites sur la classe, le genre, ou encore sur la religion. En tant qu’expérience unificatrice, elle est sensée remplacer les perspectives conflictuelles (inter-classes, inter-religions…).

Talal Asad analyse le sécularisme comme étant un élément important de cette médiation transcendante. Le sécularisme n’est pas une simple réponse intellectuelle à la question de la paix sociale et de la tolérance. Le sécularisme c’est une promulgation qui est véhiculée par l’État, l’éducation et les médias.
Voir aussi « Qu’est-ce qu’une société politico-religieuse? »
Dans les sociétés « pré-modernes », les intermédiaires (entre la divinité et le peuple) arbitraient les identités particulières sans chercher à les transcender. Le sécularisme, au contraire, permet aux intermédiaires politiques, qui se posent comme représentants de la citoyenneté, de gouverner en redéfinissant et en transcendant les différences identitaires particulières.

Pour Talal Asad, il est donc faux de présupposer que les démocraties modernes soient immédiatement accessibles et horizontales. Elles sont médiatisées et verticales. Bien que les formes de médiation qui les caractérisent soient différentes des formes chrétiennes ou islamiques médiévales, elles n’en sont pas moins effectives. Le sécularisme participe à l’élaboration de ces nouvelles médiations. De ce point de vue, le passage du religieux vers le séculier ne constitue pas un progrès en soi.

Gilles Sarter

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Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Le mot « stratégie » sert généralement à désigner un plan consciemment réfléchi, élaboré pour atteindre des objectifs définis, en utilisant des moyens précis. L’utilisation sociologique du terme, par Pierre Bourdieu, est plus nuancée.

Théorie de l’action

Toutes les stratégies déployées par les agents sociaux pour chercher à augmenter leur capital (économique, symbolique, culturel…) ne sont pas guidées par des calculs délibérés ou des plans explicites. En fait, grâce à leur habitus, les agents disposent de répertoires de manières d’agir ou d’évaluer les situations qui orientent nombre de leurs pratiques, sans qu’ils aient besoin d’y réfléchir. Il y a ainsi une foule de comportements, de postures corporelles, de préférences, d’habitudes langagières que nous avons incorporés par notre socialisation et au sujet desquels nous n’avons jamais eu à nous interroger.

Dès lors que les prédispositions d’un agent sont adaptées au jeu social qu’il a à jouer, elles génèrent des actions capables d’assurer la conservation ou l’augmentation de son capital personnel, de celui de sa famille, de son groupe, de sa classe…

En revanche, quand ces stratégies inconscientes générées par l’habitus sont mises en échec, les agents sont poussés à leur substituer des stratégies conscientes et délibérées. Les confrontations avec des situations inédites, les fréquentations de milieux sociaux nouveaux, les rencontres avec des mœurs étrangères ou encore les modifications des règles du jeu social sont susceptibles de provoquer des désajustements des habitus et d’appeler la mise en place de stratégies calculées.

Dans Algérie 60, Pierre Bourdieu donne une analyse détaillée de ce phénomène à travers l’observation de la conversion forcée d’une société précapitaliste à l’économie capitaliste.

En résumé, la théorie de l’action proposée par Pierre Bourdieu postule que les habitus commandent souvent les stratégies des agents sociaux (individus, familles, groupes…) et notamment les stratégies de conservation et d’accumulation de capitaux économiques et culturels. Or, les habitus sont déterminés par la position des agents dans l’espace social, c’est-à-dire justement par les quantités et les proportions des capitaux qu’ils détiennent initialement.

A partir de ces éléments, Alain Accordo distingue schématiquement trois grands modèles de stratégies. Ces modèles correspondent aux positions sociales ordonnées autour du pôle dominant, du pôle dominé et des zones intermédiaires de l’espace social qui représente l’ordonnancement des sociétés capitalistes contemporaines.

Les stratégies dominantes

Il faut commencer par une évidence. Les agents en position dominante sont en accord avec le monde social tel qu’il est ordonné puisqu’ils y exercent leur domination. De façon général, les stratégies dominantes sont donc tendanciellement défensives, conservatrices, de nature à reproduire les rapports de force existants.

Investis par une « certitude de soi-même », les dominants sont convaincus d’être porteurs de qualités, de dons, de charismes, de talents qui justifient leur ascendant sur le grand nombre. Par un préjugé naturaliste, ils transforment leurs caractéristiques sociales en essence naturelle.

La « certitude de soi-même » constitue, au sein de la fraction dominante de la classe dominante (grande bourgeoisie) la racine d’une prédisposition à la réserve, à la pondération et à la retenue des comportements. Cette assurance tranquille s’oppose à la recherche de l’effet et à la recherche du « m’as-tu-vu », qui disqualifient les prétendants et les parvenus en trahissant leurs prétentions.

D’un côté, l’assurance tranquille est à l’origine du discours d’orthodoxie, discours de rappel à l’ordre des prétendants, qui par leurs comportement dérangeants veulent remettre en cause l’ordre établi.

Mais d’un autre côté, l’assurance tranquille se traduit par un sens du compromis qui permet des accommodements avec les grands principes. En effet, la virtuosité dans le respect de l’ordre des convenances met le virtuose à l’abri de toutes les tensions intérieures et des critiques extérieures. Il peut donc se permettre de prendre des libertés avec les règles, notamment lorsque ces libertés s’imposent pour préserver sa domination.

Par opposition, les prétendants dominés sont condamnés à adopter des comportements irréprochables. Mais ils peuvent aussi essayer de retourner le discours d’orthodoxie contre les dominants, en les accusant de « trahir » les règles et tenter ainsi de s’ériger en défenseurs intransigeants de l’ordre établi.

Selon les circonstances la fraction dominée de la classe dominante peut adopter des stratégies opposées. En tant que dominante, elle fait cause commune avec les autres fractions dominantes et fait sa part de travail de domination, souvent au nom de valeurs qu’elle promeut comme universelles. En tant que dominée, elle peut rechercher une alliance avec des fractions de la classe dominée. Il est notable que dans les luttes politiques, les intellectuels, fraction dominée de la classe dominante, ont toutes les chances de se transformer en représentants de la petite-bourgeoisie ou des classes populaires.

Les stratégies dominées

Pour les agents les plus proches du pôle dominé de l’espace social, la misère et l’insécurité ne sont jamais éloignées dans l’espace ou dans le temps. Ces conditions objectives d’existence entraînent la prédominance du principe du choix nécessaire dans l’orientation des pratiques. Les stratégies sont à la mesure des moyens. On peut donc se demander si elles sont le fruit d’un habitus plutôt que des contraintes matérielles effectives.

Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascaret, 1997La prédisposition à la modestie est davantage identifiable chez des agents qui connaissent une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence sans pour autant modifier leurs pratiques.

Mais il faut aussi souligner que la disposition à faire de nécessité vertu participe de la domination sociale à travers la construction de l’assentiment des dominés.

L’exclusion objective et active des classes populaires de nombreux domaines de la vie sociale, culturelle, politique, intellectuelle par les classe dominantes s’accompagne de la tentative d’inculquer, chez les premières, une forme d’auto-censure spontanée de ce qui leur est refusé socialement : « ce n’est pas pour moi ».

La véritable hégémonie des dominants se reconnaît chez les dominés à cette prédisposition à reconnaître une « incompétence », une « infériorité » culturelle ou une « indignité » à prétendre à des pratiques ou à des positions sociales : indignité de la parole, indignité à participer à la décision collective, indignité à la représentation…

D’une part, c’est un enjeu majeur pour les classes dominantes de contrecarrer la formation de fractions organisées capables de contester rationnellement et durablement les mécanismes objectifs et subjectifs de la domination. D’autre part, Alain Accordo pense que la disposition à faire de nécessité vertu favorise l’enrôlement de la grande masse des classes populaires dans les stratégies modernistes d’euphémisation et de célébration de l’ordre établi plutôt que vers les stratégies de dénonciation et de subversion.

Les stratégies moyennes

La situation objective des classes moyennes est d’occuper des positions intermédiaires entre le pôle dominant et le pôle dominé de la structure des classes sociales. Elle a pour conséquence d’obliger les agents à se définir en permanence par un double rapport aux classes qui leur sont inférieures ou supérieures. On peut dire que les classes moyennes sont, en permanence, engagées dans une lutte des classements.

La logique de la distinction leur impose d’accroître la distance qui les sépare des classes populaires et de diminuer celle qui les sépares des classes bourgeoises. L’agent de la classe moyenne est tendu par sa crainte de sa dévalorisation et de son engloutissement par les « masses populaires » et par son aspiration d’accéder à une position supérieure. Il dénigre les propriétés matérielles ou symboliques trop « communes » et ambitionne qu’acquérir des propriétés plus rares.

Les stratégies générées par un tel habitus peuvent présenter un aspect subversif ou contestataire. Mais en général cette contestation n’est pas radicale, dans le sens où elle vise davantage l’accès à une position ou à un titre, que la remise en question de l’ordre établi. Il s’agit d’une opposition dans le système, plutôt qu’une opposition au système.

Cependant, la distance qui sépare les classes moyennes de la classe supérieure (la grande bourgeoisie) est considérable. Les petits-bourgeois ne sont pas immensément riches, ils ne possèdent pas un capital culturel impressionnant, ils n’occupent pas les postes ou les mandats électoraux les plus élevés. Ils sont donc obligés constamment de rabattre leurs prétentions et d’adopter ce que A. Accordo appelle des stratégies de bluff, destinées à se mettre en scène pour donner la représentation la plus valorisante possible de leurs propriétés (biens matériels, diplômes, activités culturelles, sportives ou de loisir…).

Comme la reconnaissance sociale passe aussi par les signes, l’effort des classes moyennes pour se mettre en valeur est visible dans l’importance qu’elles portent aux titres (scolaires, officiels…) et aux appellations qui désignent leurs positions et leurs fonctions. En effet, les pratiques professionnelles gagnent ou perdent en prestige selon leur intitulé.

Les classes moyennes, mi-dominantes mi-dominées, jouent un rôle ambivalent dans la reproduction sociale. Elles contribuent au processus de soumission des classes populaires par leur travail d’encadrement, de formation et de manipulation symbolique. Mais elles sont aussi encouragées à la contestation par la reconnaissance d’une forme de « supériorité » sur ces dernières et par la reconnaissance de leur utilité par les classes dominantes. Finalement, leurs stratégies résultent de dispositions contradictoires d’acceptation et de contestation de l’ordre existant.

Gilles Sarter

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Qu’est-ce que le fascisme?

Qu’est-ce que le fascisme?

Fascisme est une appellation qui, dans le langage politique courant, tend à devenir toujours plus générique. Elle est souvent utilisée comme synonyme d’extrême-droite, de réaction, de conservatisme, d’autoritarisme, de racisme, de nationalisme, etc.

Pourtant, le mot « fascisme » fait référence à une expérience historique bien précise, celle du régime mussolinien (1922-1945). Aussi, on ne peut aujourd’hui qualifier un mouvement ou un parti politique comme fasciste, néo-fascite ou encore post-fasciste, sans mettre au jour des liens affinitaires avec l’expérience italienne originelle. Pour ce faire, encore faut-il pouvoir caractériser cette expérience avec suffisamment de précision. C’est ce que tente de faire l’historien Emilio Gentile, en étudiant le fascisme historique à l’aide des concepts de totalitarisme et de religion politique.

Totalitarisme

Les expériences historiques totalitaires, advenues au 20ème siècle, sont caractérisées par des composantes qui s’articulent logiquement et chronologiquement : un mouvement révolutionnaire et un parti à la discipline militaire, le monopole du pouvoir, la conquête de la société, une idéologie qui se propose la « régénération » ou la « création d’un être humain nouveau », des ambitions expansionnistes.

L’objectif principal du totalitarisme est de conquérir la totalité de la société. Il s’agit de subordonner, intégrer et homogénéiser les individus dont l’existence est considérée comme intégralement politique. La politique est elle-même sacralisée et raccordée à une idéologie palingénésique.

L’interprétation que E. Gentile donne du totalitarisme se distingue des théories qui sont élaborée principalement autour du concept institutionnel de « régime politique totalitaire ». Pour lui, le totalitarisme est plutôt une expérience continue de domination politique. L’expérience totalitaire gagne donc à être abordée selon une perspective dynamique.

Considéré d’un point de vue strictement historique, le totalitarisme est toujours un processus. Il ne peut être une forme complète et définitive. En effet, l’intégration totalitaire de la société dans l’État ou le parti ne peut jamais être définitive. Elle achoppe toujours sur diverses limites ou résistances qu’elle doit tenter de dépasser ou de combattre temps après temps.

Définir le fascisme comme totalitarisme ne signifie donc pas affirmer qu’il fut une réalisation pleine et entière du totalitarisme, ni qu’il fut totalitaire de la même manière que le furent le bolchevisme ou le national-socialisme. Mais le fascisme n’en a pas moins été la « voie italienne vers le totalitarisme »

Religion politique

La sacralisation du politique a été un aspect fondamental du fascisme dès son origine et a joué un rôle de plus en plus important tout au long de son développement.

Pour élaborer le concept de religion politique, E. Gentile s’appuie sur une définition de la religion comme système de croyances, de rites et de symboles qui interprètent le sens de l’existence humaine (individuellement et collectivement) en la subordonnant à une entité suprême. Cette définition ne coïncide pas nécessairement avec la catégorie de « dieu ». En revanche, elle correspond à une interprétation de la religion comme expression d’une dimension sacrée de l’expérience humaine.

A lire aussi Qu’est-ce que le populisme?

En suivant une telle définition, il paraît possible d’utiliser le terme religion pour définir des expériences politiques. La religion politique constitue une forme de religion qui déifie et sacralise une ou des entités séculières (une idéologie, un mouvement, un parti, un régime…). Cette entité se voit alors conférer le statut de source originelle et indiscutable du sens et de la fin de l’existence humaine.

La religion politique n’accepte pas la coexistence avec d’autres idéologies ou d’autres mouvements politiques. Vis-à-vis des institutions religieuses traditionnelles, elle adopte un comportement destructeur ou tente de les incorporer au sein de son propre système de rites et de croyances. Elle sanctifie la violence comme action légitime à l’égard de ses ennemis et comme instrument de régénération collective.

Les individus sont soumis à la stricte observance des commandements et du culte politique. Cette stricte observance a pour objectif d’affirmer la primauté de la communauté sur l’autonomie individuelle. Ainsi défini, le concept de religion politique ne concerne pas seulement les croyances et les rites mais aussi les aspects fondamentaux du totalitarisme (conquête du pouvoir, homogénéisation des individus et révolution anthropologique, visées expansionnistes).

Fascisme

Les concepts de « totalitarisme » et de « religion politique » tels que E. Gentile les définit forment les deux des piliers de son interprétation du phénomène fasciste. Il les utilisent pour comprendre les évènements historiques concrets de l’expérience fasciste en Italie mais aussi pour établir une définition théorique du fascisme qui soit fidèle à sa réalité historique. Cette définition tente de mettre en évidence les liens chronologiques mais surtout logiques qui unissent les dimensions organisationnelle, culturelle et institutionnelle du fascisme.

En dix points, le fascisme serait donc :

1- Un mouvement de masse qui agrège les classes mais dont les cadres dirigeants et les militants sont principalement issus des classes moyennes. Ces militants sont organisés dans un parti-milice qui cherche à conquérir le monopole du pouvoir. Sa stratégie de conquête repose sur l’utilisation de la terreur (il se considère en état de guerre avec ses adversaires) et sur la recherche de compromis parlementaires avec les groupes dirigeants. Le parti fasciste se considère comme investi d’une mission de régénération sociale et de renouveau de l’être humain. Pour mener à bien cette mission, il veut bâtir un nouveau régime sur les décombres de la démocratie parlementaire.

2- Une idéologie qui se veut pragmatique, anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, antidémocratique, anti-marxiste et à tendance anti-capitaliste. Cette idéologie s’exprime de manière esthétique plutôt que théorique, en usant de mythes, rites et symboles d’une religion laïque. Cette religion laïque s’érige à partir d’un processus d’acculturation et d’intégration des masses dans la création d’un « homme nouveau ».

3- Une culture fondée sur une conception de la vie comme manifestation de la volonté de puissance, sur le mythe de la jeunesse construisant l’histoire et sur la militarisation comme modèle de vie et d’organisation sociale.

4- Une conception de la politique comme expérience intégrale permettant de réaliser la fusion des individus en une unité organique. La nation organique est une communauté ethnique et morale qui adopte des mesures de discrimination et de persécution contre ceux qui sont hors de la communauté (ennemis du régime, « races inférieures » ou dangereuses pour l’intégrité de la nation).

5- Une éthique qui prêche la virilité, l’esprit guerrier, le sacrifice et le don de soi, à la communauté nationale. Elle prône aussi la discipline, l’obéissance et la fidélité inconditionnelle à la volonté de puissance d’une minorité d’élus. Les fascistes proclament de manière franche leur mépris pour la liberté, le bonheur et l’égalité.

6- Un parti unique chargé de la défense armée du régime, de la sélection des dirigeants, de l’organisation des masses, sous la forme d’une mobilisation permanente par l’émotion et par la foi. Avant même la conquête du pouvoir en Italie, le Parti National Fasciste présentait déjà les caractéristiques d’un «parti militaire ».

7- Un appareil policier qui prévient, contrôle et réprime la contestation et l’opposition, en recourant à la terreur organisée.

8- Un système politique que E. Gentile propose de définir par l’expression césarisme totalitaire. C’est donc une dictature charismatique d’un « chef » qui dirige à la fois les activités du parti et du régime. Mais ce césarisme possède en plus la particularité d’être intégré dans une structure organisationnelle étatique fidèle à un mythe totalitaire. Le fascisme comme expérience de domination politique n’est donc pas une dégénération ou une déformation fortuite du pouvoir dictatorial. Sans l’existence et le comportement du parti unique et d’une mobilisation de masse, c’est-à-dire sans l’organisation fasciste, le mythe du Duce et sa figure ne seraient pas compréhensibles.

9- Une organisation corporatiste de l’économie, qui supprime la liberté syndicale, qui préserve la propriété privée et la division en classes. Il s’agit de réaliser la pleine collaboration des « classes productives » sous le contrôle de l’État.

10- Une politique extérieure fondée sur le mythe de la grandeur et de la primauté absolue de la nation, sur une vocation belliqueuse et un objectif d’expansion impérialiste qui lancent en permanence L’État fasciste dans de nouvelles guerres.

Gilles Sarter

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Les caractères fondamentaux du populisme

Les caractères fondamentaux du populisme

Le populisme doit être abordé selon l’approche de la sociologie historique. A ce titre, Federico Tarragoni milite pour une démarche de comparaison des mouvements politiques actuels, avec les caractéristiques fondamentales des expériences historiques et avérées du populisme.

Réalités historiques du populisme

« Populisme » est une catégorie qui désigne des réalités historiques bien précises. Trois expériences ont été unanimement pensées comme « populistes », à la fois par leurs acteurs, par leurs contemporains et par les historiens spécialistes des aires géographiques concernées. Il s’agit du narodnitchestvo russe, du People’s Party états-unien et des régimes nationaux-populaires en Amérique latine.

Le narodnitchestvo (1840-1880) est un mouvement qui cherche à soulever la paysannerie contre l’autocratie tsariste. Dans son idéologie, il prend le « mir », la commune rurale, qui fonctionne comme une « démocratie des producteurs », pour modèle d’organisation sociale.

Le People’s Party (1877‑1896) résulte de l’alliance de trois mouvements. Des fermiers endettés du Midwest et du Sud protestent contre l’intensification de l’agriculture et sa mise sous tutelle des trusts industriels et des banques. Ils s’organisent en coopératives de production et d’échange, visant une indépendance économique. Ils s’allient avec des syndicats ouvriers (Knights of Labor) et avec des organisations féministes. Ensemble, ils créent un parti qui se présente aux élections présidentielles de 1892 et 1896. Entre autres mesures, le People’s Party réclame une politique monétaire adaptée aux nécessités de l’économie réelle, la nationalisation des chemins de fer et de la poste, le droit de vote pour les femmes, l’élection directe des membres du Sénat, un droit d’initiative référendaire et un impôt progressif.

Federico Tarragoni, Propositions pour une sociologie historique du populisme, Revue européenne des sciences sociales, 2020/2 Les régimes nationaux-populaires d’Amérique latine (1930-1960) – péronisme argentin (1945-1954), gétulisme brésilien (1930-1945), cardénisme mexicain (1934-1940), adécisme vénézuélien (1945-1948), etc – constituent la seule expérience historique du populisme accédant au pouvoir. Tous ces gouvernements se caractérisent par un leadership charismatique, par un élargissement des droits civiques (notamment aux femmes), par la mise en place de vastes programmes de démocratisation de la culture et par des politiques sociales en faveur des travailleurs.

Vers un idéal-type

Une analyse historique et sociologique de ces trois expériences populistes pourrait conduire à l’élaboration d’un idéal-type du populisme. Idéal-type qui selon la méthode de Max Weber pourrait être confronté intellectuellement à la réalité des mouvements sociaux ou politiques actuels. Même si ce travail n’a pas encore été complètement accompli, une caractéristique fondamentale commune a été remarquée par Margaret Canovan (Populism, 1981).

Selon la politiste, le plus petit dénominateur commun entre les trois populismes historiques est leur aspiration radicalement démocratique. Cette aspiration s’appuie sur une conception qui fait primer l’esprit utopique (« redemptive », rédempteur) sur l’esprit pragmatique.

Depuis la construction des démocraties modernes, ces deux esprits coexistent de façon plus ou moins antagonique. L’esprit utopique forme la dimension radicale ou le projet d’autonomie de la démocratie, avec sa recherche d’une « liberté intégrale », d’une « égalité réelle » et d’une « souveraineté populaire effective ». Quant à l’esprit pragmatique, il ordonne les dispositifs, les institutions, les procédures qui visent l’établissement d’un ordre politique stable.

Aspiration démocratique

D’un côté, donc, les mouvements populistes historiques contestent la légitimité des gouvernements en place et réactivent la conception utopique de la démocratie radicale et de la souveraineté populaire. De l’autre, les gouvernants utilisent, contre eux, l’argument pragmatique, selon lequel l’ordre en place serait l’expression la plus stable de la volonté populaire.

C’est ainsi que le narodnitchestvo milite pour une « démocratie sociale » caractérisée par l’élargissement des libertés (de la presse, de l’opinion, d’association…), la réalisation de l’égalité par l’abolition des privilèges et la mise en acte de la souveraineté populaire, par la généralisation à toute la société du système du « mir ». Cette poussée de l’esprit utopique se produit au moment d’une crise politique. Alexandre III affranchit les serfs (1860) pour éviter une grande révolution paysanne. Le tsar tente ainsi de garantir la stabilité du système politico-administratif en place.

La même analyse s’applique aussi au People’s Party qui oppose une « république des producteurs » à la « république du capitalisme monopolistique des partis démocrate et républicain ». Quant aux mouvements populistes latino-américain, ils cherchent à fonder la République sur la base des droits civiques, culturels et sociaux, au moment où, des régimes oligarchiques libéraux, inféodés aux intérêts économiques internationaux, connaissent une crise profonde.

Contre l’instrumentalisation du mot « populisme »

Le terme « populisme » désigne une réalité historique bien précise. Malgré cela, il est utilisé d’une manière inflationniste qui finit par le délester de son historicité.

Sur ce sujet lire l’article « Populisme une qualification confuse« Nous noterons en particulier son usage actuel comme catégorie « valise » qui sert surtout à disqualifier les mouvements les plus démocratiques en les associant aux plus réactionnaires ou à valider l’idée d’une indistinction entre la « gauche » et la « droite » ou encore à généraliser une peur et une hostilité vis-à-vis de toute contestation populaire. Pour F. Tarragoni, une forme profonde de mépris pour la démocratie elle-même avance masquée derrière ces utilisations instrumentales du mot « populisme ».

La rigueur intellectuelle impose d’abandonner ces mésusages. En toute rigueur, le qualificatif « populiste » ne peut servir à qualifier un mouvement politique ou social que si et seulement si celui-ci présente suffisamment d’homologies idéologiques et fonctionnelles avec l’idéal-type du populisme d’hier.

A ce titre, il paraît difficile de classer sous la rubrique « populiste » les mouvements qui se construisent sur des visions ethno-nationales, religieuses ou identitaristes du peuple. De même l’expression « populisme de droite » a tout d’un oxymore. Le défi que F. Tarragoni lance à la recherche sociologique consiste précisément à distinguer entre populisme et démagogie, nationalisme ou post-fascisme.

De son point de vue, la comparaison avec le populisme opère plus aisément pour les mouvements qui s’appuient à la fois sur la volonté de constituer un peuple démocratique et sur un clivage entre conceptions utopique et pragmatique de la politique. Il pense ici au courant démocrate conduit par Bernie Sanders, au courant travailliste conduit par Jeremy Corbyn, à Podemos, Syriza, Cinq étoiles ou encore à La France insoumise.

Gilles Sarter

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Essence humaine : la révolution matérialiste

Essence humaine : la révolution matérialiste

Marx élabore une anthropologie matérialiste-historique, dont les bases sont formulées dans la 6ème Thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » Cette révolution par rapport à l’anthropologie philosophique, telle que Marx la reçoit en son temps, n’est pas un simple élément annexe de la visée communiste. Au contraire, elle en est une partie intégrante, voire même englobante. En effet, le communisme marxien n’est pas seulement le mouvement de dépassement de la société de classes. C’est une mutation de taille anthropologique qui veut élever à un niveau bien supérieur les capacités de tous les individus.

Abandonner la mauvaise abstraction de l’« homme »

L’anthropologie spéculative essentialise l’être humain. Elle lui prête des caractéristiques intrinsèques qui seraient valables à toutes époques, en tous lieux, dans tous les contextes sociaux. Cet essentialisme fait fleurir les définitions. L’« homme » est un animal politique. L’« homme » est un dieu tombé du ciel qui se souvient des cieux. L’« homme » est un loup pour l’homme… Il alimente aussi des débats. L’« homme » est-il bon ou méchant ? Libre ou déterminé ? Raisonnable ou fol ? Perfectible ou immuable ?

Parmi ces spéculations sur l’«essence humaine », il en est une qui, depuis le 18ème siècle au moins, joue un rôle crucial dans l’orientation des sociétés occidentales. Elle concerne les postulats sur lesquels s’élaborent l’utilitarisme et l’économie politique, avant, pendant et après Jeremy Bentham et Adam Smith. Cette anthropologie expose une conception de « l’homme » comme chercheur inlassable de son avantage personnel maximal, dans toutes les circonstances de son existence. Cet homo œconomicus ou « homme économique » est un pur agent abstrait des choix, une véritable « machine à calculer » (Marcel Mauss) dont la conduite est gouvernée par son seul intérêt.

Le problème avec cette conception utilitariste, comme avec les autres tentatives essentialistes de définir une nature humaine, c’est qu’elle est construite sur la mauvaise abstraction d’un agent détaché des rapports sociaux effectifs. Elle le pose comme existant de soi, en dehors de la réalité socio-historique, exempt de toutes déterminations sociales. Pour sortir de cette mauvaise conception d’un agent passe-partout qui n’a jamais existé, Marx propose de passer par le concret des activités humaines.

Le genre humain commence à se distinguer des espèces animales dès qu’il commence à produire ses moyens de vivre. L’innovation capitale portée par l’humanité est le recours systématique à des médiateurs pour mieux atteindre ses fins. Ces médiateurs objectifs sont physiques (outils, machines, objets…) et symboliques (langages, signes, codes, normes…). Ils peuvent subsister au-delà des activités subjectives qui les ont engendrés. A ce titre, ils constituent un véritable réservoir pour des activités nouvelles qui les perfectionnent et les multiplient encore. C’est ainsi que s’engendre le monde cumulatif du genre humain.

Tous les êtres vivants naissent porteurs des caractéristiques propres à leur espèce biologique. Le petit être humain naît biologiquement en tant qu’exemplaire d’Homo sapiens. Cependant, il ne naît pas comme membre à part entière du genre humain, au sens où son humanité est extérieure à son organisme. Il lui faut s’approprier ce qui a été produit physiquement et symboliquement par les générations antérieures. Cette appropriation ou socialisation est opérée par la médiation d’autres humains. Aussi Lucien Sève peut-il écrire qu’« être homme est beaucoup plus qu’une condition, c’est une tâche ».

Homo sapiens est une immense évolution biologique. Sur ce socle, c’est le genre humain qui s’est construit comme une somme colossale d’acquis évolutifs, cumulés à l’extérieur des organismes, dans le « monde de l’homme ». Derrière l’écran dressé par les essentialismes mystificateurs apparaît l’immense ensemble de réalités socio-historiques formé par les rapports sociaux. Telle est la réalité effective de l’essence humaine selon la 6ème Thèse.

Une catégorie non-métaphysique d’essence

Revenons à ce que dit la 6ème Thèse sur Feuerbach. « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » C’est une complète erreur de croire que ce qui fait de l’être humain d’aujourd’hui la sorte d’humain qu’il est réside dans quelque chose comme une essence donnée à l’intérieur de lui-même. A l’inverse, c’est hors de lui dans l’ensemble des rapports sociaux qu’il faut en rechercher l’essence. La notion de rapport est primordiale. Appréhender une chose selon l’angle des rapports, c’est l’envisager comme le lieu et le résultat de l’interaction de multiples réalités. Sous toutes choses, il y a des rapports qui les engendrent ou les structurent. Et de ce point de vue les rapports qui produisent ces choses peuvent être considérés comme plus essentiels que les choses en elles-mêmes.

Avec le recours à la catégorie de rapport social, Marx propose une définition complètement inédite de la multiséculaire catégorie d’essence. Cette nouvelle définition récuse les trois caractéristiques traditionnelles de l’essence : l’idéalité, l’inhérence et l’invariance. En effet, les rapports sociaux ne sont pas idéels mais matériels. Ils ne sont pas internes aux individus mais extérieurs, renvoyant au monde dont ils proviennent. Enfin, ils ne sont pas invariants mais historiques donc changeants.

Précisons que « rapport » (Verhältnis) ne doit pas être confondu avec « relation » (Beziehung). Le terme « relation » ressortit à l’événementiel, à l’interpersonnel, au subjectif. « Rapport » ressortit à l’essentiel, au structurel, au social, à l’objectal. Les rapports sociaux sont faits de structures « nécessaires », comme le mode de division des activités productives ou le système politique dans lesquelles les activités des individus s’actualisent.

Dans la 6ème Thèse, l’expression « ensemble des rapports sociaux », renvoie à la totalité des aspects d’une formation sociale considérée (rapports de production, d’échange, de distribution…). Au sens large, ils incluent les rapports des agents avec la nature, autrement dit les forces productives (forces de production, capitaux, savoirs…). Tel est l’ensemble qu’il faut avoir à l’esprit pour bien comprendre la thèse de Marx. C’est cet ensemble que chaque individu trouve comme donné à son arrivée au monde et qui constitue la base explicative réelle de ce que la philosophie spéculative se figure comme « essence de l’homme ».

Marx change la donne multiséculaire de traitement de la catégorie philosophique d’essence humaine. Traditionnellement, l’essence d’une chose est traitée comme inhérente à celle-ci, invariante et idéaliste. C’est l’essence-quiddité. Marx avance une conception de l’essence comme matérialité-productrice-de-la-chose à la fois excentrée et évolutive. C’est l’essence-procès productif de la chose. Cette nouvelle conception bouleverse toute la représentation du monde. La nouvelle acception de l’essence ne désigne pas une entité imaginaire blottie dans les choses ou les êtres et censée en rendre compte. L’essence d’une chose est constituée par les rapports qui la produisent telle qu’elle nous apparaît. Dans la pensée de Marx, l’essence bien que changeant de définition demeure à la fois une catégorie de l’être et du connaître. D’un côté c’est la génitrice effective de la chose, de l’autre c’est sa définition rationnelle.

Les dimensions émancipatrices de l’essence humaine

Le dévoilement des mystifications essentialistes de l’économie politique est une contribution majeure de Marx à la critique émancipatrice. La spéculation sur l’égoïsme humain n’est pas une nouveauté due aux économistes des 18-19èmes siècles. Ce qui est nouveau avec la conception de l’homo œconomicus, c’est l’idée que la préférence pour soi-même constitue une donnée intrinsèque de l’humanité. Mieux même, cette « préférence pour soi » est vue, comme la condition d’une science humaine permettant d’asseoir des nouvelles normes morales et politiques, en lieu et place des normes d’origine religieuse (qui jusqu’alors réprouvaient les comportements trop autocentrés).

Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels repèrent bien l’enjeu de cette conception normative d’un être humain intéressé, pour la bourgeoisie en ascension vers les commandes de la société : « La subordination complète de tous les rapports existants au rapport d’utilité, l’élévation absolue de ce dernier à la seule substance de tous les autres rapports, s’accomplit chez Bentham, à l’époque où, après la Révolution française et le développement de la grande industrie, la bourgeoisie ne se présente plus comme une classe particulière, mais comme la classe dont les conditions sont celles de la société tout entière. »

Les caractéristiques d’homo œconomicus loin d’être des constantes humaines sont, au contraire, les produits d’une forme de socialité déterminée, celle qui est fondée sur la production et l’échange marchand. Et plus précisément encore, l’intérieur de cette forme de socialité, elles sont le produit d’une position sociale donnée, celle du bourgeois propriétaire, calculateur rationnel en quête de maximisation de ses gains. Homo œconomicus est la métamorphose d’un type historique en agent universel.

Cette démystification permet de dénoncer le projet de l’économie politique qui prétend organiser l’univers social selon des modalités adaptées à l’épanouissement de l’être humain dans sa « véritable essence » qui serait celle d’homo œconomicus. Un univers dans lequel font loi la préférence que chacun s’accorde à lui-même, l’intérêt qui l’anime à entretenir les relations avec autrui, voire l’utilité qu’il représente pour les autres.

Autre dimension émancipatrice de la catégorie d’essence-procès productif, elle engage à considérer le monde non comme fait mais comme se faisant, contrairement, à la mystification essentialiste qui traite comme un invariant ce qui est changeant. Par conséquent, si l’essence réelle de l’homme est moins donnée de nature que production sociale, elle est donc à réaliser, dans l’histoire. « Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement » écrivent Marx et Engels dans La Sainte Famille.

La concrétisation des possibles du genre humain, à travers le « libre développement en leur sens » de tous les individus constitue, selon Lucien Sève, le point focal de la visée communiste marxienne. Cette concrétisation passe par le ressaisissement et la maîtrise par tous les individus de leurs rapports sociaux, sous une forme libérée de l’exploitation, de la domination et de l’oppression, « c’est-à-dire (par) l’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l’homme un être humilié, asservi, délaissé, méprisable. » (Introduction à la Critique du droit politique hégélien).

Sources:

Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Tel, Gallimard, 2007

Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, La Dispute:

– tome II, L’homme?, 2008

– tome III, La philosophie?, 2014

– tome IV, Le communisme?, Première partie, 2019

Gilles Sarter

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Travail productif et Capitalisme

Travail productif et Capitalisme

« Travail productif et improductif » est le titre d’un paragraphe du Chapitre VI (inédit) du Livre I du Capital de Karl Marx. Il offre une vue critique d’ensemble du mode de production capitaliste.

Travail productif et Survaleur

La production capitaliste a pour but de produire de la survaleur. Du point de vue capitaliste, seul est productif le travail qui est consommé dans un procès de production qui permet de générer de la survaleur. Par conséquent, les seuls travailleurs et travailleuses qu’il tient pour productifs sont ceux et celles qui exercent leurs capacités de travail à produire cette survaleur.

En revanche, selon un point de vue plus général, le travail peut nous apparaître comme productif dans la seule mesure où il se réalise dans un produit ou une marchandise. Une personne confectionne un gâteau ou fabrique une chaise. La conception capitaliste est donc plus précise que le point de vue général. Le travail productif est uniquement celui qui valorise le capital, c’est-à-dire celui qui résulte dans un accroissement supplémentaire de marchandises pour celui qui détient les moyens de production.

Le travail productif pose donc le capital variable. C’est par le travail productif que le capital potentiel (la mise de départ en argent, en machines…) devient capital réel. Sans travail producteur de survaleur, la mise de départ demeure à l’état de somme d’argent, de machines inutilisées. Pour que cette mise se transmue en capital réel, il faut qu’elle entre dans un mouvement d’accroissement. C devient C’ = C+ΔC ; puis C’’= C’+ΔC’ … Aussi Marx donne-t-il une première définition du capital comme « valeur en procès ». Le capital c’est de la valeur qui se conserve et qui s’accroît.

Dans le capitalisme, le procès de travail est un moyen pour le procès de valorisation du capital. Cela est rendu possible parce que la survaleur (ΔC) correspond à du travail impayé. Concrètement, la mise en œuvre de la force de travail doit produire plus de valeur que sa propre valeur. Le détenteur de moyens de production acquiert de la force ou de la capacité de travail à un certain prix. Il l’utilise pour produire une valeur marchande (sous forme de produits ou de services) qui est supérieure à la valeur à laquelle il l’a achetée. La survaleur c’est donc la différence entre la valeur de la force de travail et la valeur produite par le travail effectif.

Sur le mode capitaliste

Les apologistes du système capitaliste présentent les travailleuses et les travailleurs salariés comme des personnes qui ne font qu’échanger leur travail contre de l’argent. Cette vision est mystificatrice. Les personnes salariées ne vendent pas leur travail mais leur capacité ou force de travail. La force de travail est payée à un prix inférieur à la valeur créée par leur travail effectif.

Lire aussi « Le salariat une institution anti-capitaliste« Une autre mystification consiste à présenter le travail comme un « coût de production ». Or, loin de constituer un « coût », le travail crée la valeur. Le travail impayé qui forme le surtravail génère la survaleur qui permet l’accroissement du capital.

Le procès de travail capitaliste présente les mêmes déterminations que le procès de travail en général. Il engendre des produits et des marchandises. Mais pour le capitaliste le procès de travail est avant tout le procès de valorisation du capital. Sa finalité ultime n’est pas déterminée par le contenu, l’utilité particulière ou la valeur d’usage des marchandises produites mais par la recherche de l’accroissement indéfini du capital.

Le procès de production capitaliste est un procès qui absorbe du travail impayé, qui fait des moyens de production des moyens de captation de travail impayé. Il en résulte, là aussi, que la détermination du travail productif n’a absolument rien à voir avec son contenu déterminé et avec son utilité particulière, mais seulement avec sa capacité de rendre une certaine quantité de valeur.

Lire aussi « Régime de retraite et démocratie« L’esprit borné du capitaliste prend pour absolue et « naturelle » la forme capitaliste de la production ainsi que sa vision du travail productif. Il en résulte qu’une activité de même nature est considérée comme productive si elle est exécutée pour valoriser l’argent d’un entrepreneur et improductive dans toutes autres situations. Soigner et enseigner les gens constituent du travail improductif, dans le cadre de l’hôpital et de l’école publique. En revanche, ces deux activités forment du travail productif, dans les cliniques et les écoles privées. De là, le discours capitaliste passe gaillardement de la qualification de « travail improductif » à celle de « coût » qui sert à légitimer les politiques de privatisation.

Le capital c’est de la valeur qui se conserve et qui s’accroît. Or c’est le travail qui rend possible ce mouvement de valorisation. C’est pourquoi Marx dit que le capital est avant tout un rapport social. C’est le rapport qui lient entre elles des personnes qui vendent leur capacité de travail à des personnes qui l’achètent afin de pouvoir s’accaparer la survaleur créée par le travail effectif.

Ce rapport social constitue la principale forme d’aliénation des individus, dans les sociétés capitalistes, dans la mesure où il s’impose objectivement à tous et se présente subjectivement comme une loi d’airain sur laquelle ils ne semblent pas avoir prise.

Gilles Sarter

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Participation et Démocratie

Participation et Démocratie

La théorie de la démocratie participative est tributaire de deux traditions qui sont difficiles à concilier. En 1970, Carole Pateman a décrit, dans Participation and Democratic Theory, ces deux grandes traditions participationnistes, celle du socialisme révolutionnaire et celle du contrat social.

La participation dans le socialisme révolutionnaire

Du socialisme révolutionnaire, Carole Pateman retient l’idée fondamentale qu’un régime démocratique ne peut exister que dans une société démocratique. Autrement dit, pour être effective , la participation à la décision doit s’étendre à l’ensemble des activités sociales et notamment aux activités de production et d’échange.

Cet aspect de la participation étendue à la sphère économique est généralement occulté dans les débats actuels sur la démocratie participative. Pourtant les germes de cette participation existe déjà (syndicats, prud’hommes, conseils d’entreprise, gestion paritaire…) bien qu’ils soient de plus en plus battus en brèche.

La tradition participative socialiste est ancienne. La volonté de réalisation de l’autonomie et de l’égalité politique s’est élaborée dans les sociétés de secours mutuels et dans les associations ouvrières dès les années 1830 – 1840, avant d’être relayée par les syndicats et les partis politiques de masse.

Samuel Hayat, Démocratie participative et impératif délibératif: enjeux d’une confrontation, La Démocratie participative, La Découverte, 2011

Samuel Hayat formule deux hypothèses pour expliquer l’oubli relatif de ce trait commun qui unissait les différentes écoles socialistes et communistes révolutionnaires.

Premièrement, l’occultation de la logique participative tiendrait justement à la demande d’extension de la démocratie à l’ensemble de la société, contre son cantonnement aux formes légiférantes et consultatives. Deuxièmement, elle s’expliquerait par l’accent mis sur une conception instrumentale des intérêts de classe. Dans la perspective de construire une conscience de classe ouvrière, l’argumentaire révolutionnaire oppose l’ « intérêt général », compris comme « intérêt des dominants », aux intérêts de la classe laborieuse.

La participation et le contrat social

Cette référence à des intérêts particuliers entre en conflit avec une seconde tradition forte de la démocratie participative. Carole Pateman trouve chez Rousseau l’un des fondateurs de cet autre courant de la théorie moderne participationniste.

Selon la conception antique de la démocratie, la politique est considérée comme étant une activité désirable en soi. Elle permet d’éduquer les citoyens, de les doter d’instruments d’auto-gouvernement et de les habituer à fonder leurs décisions sur l’intérêt général, plutôt que sur leurs intérêts particuliers. C’est ainsi, que dans le Contrat social, Rousseau propose d’augmenter la « part de volonté générale » dans la « part de volonté individuelle » de chacun.

Pour Rousseau, la démocratie participative s’entend donc comme participation à la définition des principes de base de la société et non pas comme participation aux affaires politiques courantes. Concrètement, elle s’applique à la productions de normes juridiques, dans des conditions très restrictives. Elle ne concerne pas la prise de décisions sur le contenu des activités sociales et économiques.

La délibération sur les questions de société

Cette conception se retrouve chez les théoriciens contemporains de la démocratie délibérative. John Rawls, notamment, reprend dans sa Théorie de la Justice, l’idée selon laquelle la participation à la délibération politique a pour but de faire en sorte que l’intérêt général domine dans les lieux de production des lois. Par la délibération, les individus sont amenés à privilégier la recherche de principes communs de justice, plutôt que leurs intérêts particuliers.

Dans les débats actuels sur la démocratie, la participation des citoyens s’entend principalement comme délibération sur les grandes « questions de société », avec l’idée sous-jacente de renforcer la prédominance de l’intérêt général.

Cette orientation est prise au détriment des potentialités émancipatrices et révolutionnaires qui étaient portées par la tradition socialiste de la démocratie participative, étendue à toutes les sphères d’activités sociales.

Réactiver la conception radicale de la démocratie participative

Toutefois, la réactivation de cette conception radicale de la démocratie participative est toujours possible. Pour ce faire, Samuel Hayat propose d’effectuer un retour critique sur les dispositifs participatifs existants et sur leurs critères d’évaluation.

S. Hayat formule l’hypothèse qu’en appliquant cette démarche, nous diminuerons peut-être notre attention aux démarches « du sommet vers la base », « analgésiques », fondées sur la recherche procédurale d’une prise de décision parfaite qui forment la quasi-totalité des dispositifs existants.

Collectivement, nous accorderons peut-être davantage d’intérêt aux mouvements « de la base vers le sommet », de résistance et de revendication qui pour l’instant sont stigmatisés en raison de leur caractère agonistique et qui à la recherche du statu quo substituent la recherche de l’émancipation ou de la transformation sociale.

Gilles Sarter

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Populisme une Qualification Confuse

Populisme une Qualification Confuse

Les mots « populisme » et « populiste » sont largement utilisés, dans les médias et dans les débats publics, pour porter une accusation contre une manière jugée inacceptable de pratiquer l’activité politique.

Des projets disparates

Au plus simple, le substantif et le qualificatif renvoient aux programmes politiques qui défendent l’idée de rendre le pouvoir au peuple. Mais, dans la réalité de leurs usages, ils ne font jamais référence à une forme d’organisation de la société (contrairement aux mots libéralisme, socialisme ou fascisme, par exemple), ni à un mode de gouvernement spécifique.

Au contraire même, le qualificatif « populiste » est accolé à des projets forts disparates qui peuvent être de nature souverainiste, nationaliste, identitariste, autoritariste, séparatiste mais aussi anti-productiviste, écologiste, anti-capitaliste, municipaliste, révolutionnaire…

Par ailleurs, le discours sur la « montée du populisme » s’appuie sur les résultats électoraux des partis qualifiés de « populistes ». Cette argumentation oublie que le vote est surtout une expression circonstancielle qui n’équivaut pas forcément à une adhésion à des thèses politiques.

Albert Ogien soutient que cette confusion dans l’attribution du qualificatif « populiste » et cette més-analyse des résultats électoraux est liée à l’embarras des « élites » de pouvoir et des milieux qui les soutiennent, face à un constat. Les explications qu’elles fournissent sur l’état du monde ne rencontrent plus l’adhésion de ceux qu’elles sont censées convaincre.

La tendance à voir du populisme partout et à y déceler un état pathologique des « sociétés démocratiques » résulterait, selon Albert Ogien, d’une remise en cause de la légitimité des pouvoirs en place, qui elle-même serait alimentée par un accroissement de l’autonomie de jugement des individus.

Un point commun

Pour étayer son hypothèse, le sociologue répertorie les principaux arguments discursifs auxquels est accolé l’adjectif « populiste » : critique des politiques d’austérité ; contestation des « élites » de pouvoir ; refus d’abandonner une souveraineté nationale qui serait garante du droit de contrôle des citoyens sur les décisions politiques ; haine de l’autre, de l’étranger ; identitarisme et isolationnisme, vis-à-vis de l’ordre mondialisé ; remise en cause des principes de l’État de droit ; réhabilitation de l’autorité et exaltation des traditions ; défense d’un autre modèle d’organisation économique ; volonté de mettre en place des politiques qui satisfont les attentes de la population, plutôt que les aspirations de l’oligarchie.

Albert Ogien, Oublier le populisme, Revue européenne des sciences sociales, 2020/2Pour Albert Ogien, le point commun entre ces différents arguments est qu’ils entrent tous en opposition avec un élément ou un autre du consensus sur lequel s’est construit le modèle des sociétés « démocratiques », depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Ce consensus est établi sur la prescription du respect des droits humains, sur l’égalité entre les ressortissants d’un même État, sur un fonctionnement impartial des institutions publiques, sur une obligation de solidarité, sur la défense de la propriété privée, sur la défense de l’économie de marché, sur le paradigme de la croissance économique et de la productivité.

Dans le cadre de ce statu quo idéologique, parfois appelé « cercle de la raison », « pensée unique » ou « politiquement correct », sont qualifiés de « populistes » les projets qui s’inscrivent dans la rupture avec ce modèle. Cette qualification permet de les dénoncer comme des dangers pour la liberté, l’égalité, la cohésion sociale, l’humanisme ou encore le développement économique.

Fonctions du mot « populisme »

L’usage du mot « populisme » servirait donc, avant tout, à inspirer à l’électorat une peur des discours qui prônent une rupture radicale, avec le cours habituel des choses. Ce faisant, il plonge le jugement politique dans une grande confusion car, comme nous l’avons vu, il rassemble sous une même étiquette des projets très disparates, voire antagonistes.

Ainsi les mouvements sociaux et politiques qui naissent d’une demande de radicalisation de la démocratie, de l’opposition aux politiques d’austérité, de la dénonciation de la domination de la finance, de la contestation des différentes modalités d’oppression ou encore de la volonté d’exercer un contrôle sur les élus sont qualifiés de populistes, par les pouvoirs en place.

Finalement, Albert Ogien en conclut que la disqualification par l’usage du terme « populisme » vise, surtout à renforcer l’idée que l’activité politique est le monopole des « sachants ». Les individus ordinaires ayant vocation à se soumettre aux prescriptions de ces derniers.

Elle reconduit aussi une image dégradante du « peuple », de ses conceptions de la politique, de la démocratie et de ses jugements sur la manière dont il est gouverné.

Toujours dans la même perspective, le mot « populisme » permet de négliger, d’un seul tenant, l’ensemble des jugements sur les orientations politiques qui s’expriment en dehors des formes et canaux institués de la démocratie représentative.

Enfin, en entretenant la confusion, il empêche d’examiner et de débattre les projets politiques réunis sous une même étiquette, à partir des visées concrètes et différentes qu’ils poursuivent.

Gilles Sarter

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Publié par secession dans sociologie de l'état, Sociologie du Capitalisme, 2 commentaires
L’État du libéral-totalitarisme

L’État du libéral-totalitarisme

L’État de droit du libéral-totalitarisme est selon les analyses d’André Tosel, la version actualisée de l’État de droit dans la société capitaliste mondialisée. Son emprise sur les populations résulte de la combinaison de deux mouvements. Premièrement, il exalte une forme de liberté individuelle qui est la projection du désir de consommation. Deuxièmement, il généralise le recours au droit pénal pour sanctionner les individus qui ne satisfont pas à l’exigence de solvabilité monétaire qui est requise par l’échange marchand.

La transformation de L’État au temps du capitalisme mondialisé

Le discours sur la fin de l’État au temps de la société capitaliste mondialisée est erroné. L’État ne disparaît pas mais se transforme. Dans sa version hyper-capitaliste, il tend à se débarrasser des fonctions sociales de protection. En revanche, il maintient une intervention soutenue dans le domaine de l’élaboration et de la mise en application du droit privé.

André Tosel, Un monde en abîme, 2008, Kimé

Cet État de droit, sous sa nouvelle forme, justifie son action par la référence au libéralisme classique. Ce dernier fixe pour objectif à l’institution étatique d’assurer aux individus le droit imprescriptible de définir leur bonheur privé comme ils l’entendent et sans l’imposer à autrui. Comme chacun sait, ce projet des libéraux prétend s’opposer à l’impossible bonheur des éthiques et des politiques précapitalistes et prérévolutionnaires, qu’elles soient d’origine religieuse, communautaire, traditionnelle, féodale…

Dans les faits, l’État hyper-capitaliste subvertit l’objectif du libéralisme classique. En effet, il impose la définition du bonheur privé dans sa version capitaliste : le bonheur c’est la satisfaction du désir de consommation. L’injonction « travaillez, consommez, jouissez » devient le nouvel impératif catégorique qui ordonne la vie quotidienne.

Désir de consommer et solvabilité

Le libéralisme « bourgeois et révolutionnaire » définit le sujet comme sujet détenteur de droits civils et politiques. La catégorie du « public » tient une place centrale dans cette conception. Les sujets doivent pouvoir disposer d’un lieu où ils soient reconnus (espace public). Ils doivent pouvoir revendiquer leur part du « bien public » et de manière générale participer à la délibération et à la décision de la « chose publique » (res publica ou république).

Sous l’État hyper-capitaliste ces préconditions à la constitution des sujets deviennent résiduelles. Le sujet n’est plus définit comme participant à la chose publique mais comme ayant-droit au droit de consommer autant qu’il le désire. Pour devenir sujet à part entière, l’individu doit même se vouloir lui-même comme étant heureux en tant que libre consommateur. Il est requis de faire sienne la définition totalisante du bonheur comme satisfaction du désir de consommation.

Cependant, l’injonction à consommer et à jouir ne peut s’actualiser que si l’individu détient les moyens financiers qui sont nécessaires à cet effet. La solvabilité qui est le moyen absolu de la satisfaction du désir de consommer devient, à cette occasion, la condition sine qua non de la reconnaissance du sujet.

L’obligation morale et juridique d’être solvable est renforcée par le mécanisme de l’endettement qui est encouragé par les organismes financiers et les politiques économiques. Travailler, consommer, s’endetter, rembourser s’articulent alors selon un cycle qui enveloppe toute l’existence individuelle.

Les deux mouvements de l’État du libéral-totalitarisme

La question de la solvabilité est d’importance centrale. Elle permet à André Tosel de réinterroger les caractéristiques intrinsèques de l’État hyper-capitaliste. En effet, nous avons dit que dans sa filiation libérale, l’État se définit comme garant d’un bonheur individuellement défini. Nous avons vu que sous sa forme hyper-capitaliste, il réduit la définition du bonheur à la satisfaction du désir de consommation. En réalité, l’État ne garantit cette satisfaction qu’aux individus solvables.

La liberté reconnue par l’État hyper-capitaliste se réduit donc à la liberté solvable de satisfaire le désir de consommation. André Tosel qualifie cette forme de gouvernement de libéral-totalitarisme.

L’État de droit du libéral-totalitarisme est donc celui qui répond aux exigences de la mondialisation capitaliste en définissant de manière totalisante le bonheur comme jouissance du droit à consommer et la liberté comme liberté de consommer autant qu’on le désire, sous la condition d’être solvable.

Cet État conforte son emprise sur les individu, à l’aide du droit pénal. Ce droit veille à rétablir l’ordre de la solvabilité. Dans les faits, la sanction opère surtout aux niveaux subalternes de la société.

La nouvelle division en classes

Les élites qui sont solvables par excellence, en raison de leur pouvoir de peser sur le destin des autres, peuvent transgresser les limites et négocier les jugements du droit pénal à leur encontre. La « crise des subprimes » de 2008 a montré que les spéculateurs peuvent s’enrichir en élevant les taux des prêts immobiliers, sans crainte de sanctions, alors que ceux qui ne peuvent plus rembourser leurs emprunts sont expropriés de leur logement et mis à la rue.

Dans la société du libéral-totalitarisme, la division en classes prend donc aussi la forme d’une division entre ceux qui sont solvables et ceux qui sont peu ou insolvables. Les premiers disposent de la puissance d’agir sur les seconds. Ces derniers sont dans l’impuissance et l’insécurité et ils subissent les décisions (notamment d’embauche et de débauche) dont les auteurs n’ont jamais à répondre.

Lire aussi Enjeux autour du mépris et de la reconnaissance sociale

Les élites solvables représentent le type du membre idéal de cette société. Elles s’y réservent le droit de manifester leur mépris à l’égard des populations peu ou insolvables. Du fait de leur insolvabilité, ces dernières ne forment pas des sujets de plein droit. Étant responsables de leur situation, ces derniers méritent d’être instrumentalisés et liés à la dette que leur vaut leur désir de consommer.

Les difficultés d’une nouvelle émancipation

Cette nouvelle scission entre solvables et insolvables rend difficile, mais pas impossible, une émancipation du capitalisme mondialisé. Cette difficulté est liée au fait que la scission s’établit sur le socle d’une forme de consensus. La séduction de la consommation et de la solvabilité qui la sous-tend sont partagées par la quasi-totalité de la population.

Le solvable n’a pas de cause à défendre si ce n’est la satisfaction de son désir de consommation. Les non-solvables sont soumis à la difficulté d’échapper au conformisme qui les façonne aussi.

L’idéologie dominante les stigmatise et les culpabilise comme responsables de leur situation. Matériellement, ils sont privés du monde parce que privés de la solvabilité qui donne accès au monde. En outre, ils ont une attitude ambiguë envers les élites, perçues à la fois comme des modèles à imiter et comme des objets de ressentiment, voire de haine.

Par ailleurs, l’expression de ce ressentiment est largement retourné par les politiciens et les éditorialistes pour stigmatiser les mouvements sociaux. Finalement, il peut empêcher la formation d’un jugement critique concernant le réel socio-historique. Il peut conduire sur de fausses pistes, produire de fausses revendications ou être instrumentalisé pour attiser des haines entre populations voisines et artificiellement mises en concurrence, pour les détourner des véritables enjeux.

Gilles Sarter

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