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La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

L’histoire de la démocratie peut être abordée de deux façons. La première est ethnocentrée. Elle s’intéresse à l’histoire du mot « démocratie ». Elle commence par la Grèce antique. La deuxième s’intéresse aux procédures de décisions égalitaires qui ont existé à différentes époques, dans différentes cultures et sous différentes latitudes.

L’examen de ces procédures permet de dégager une césure majeure. D’un côté, il y a les processus qui ont recours au vote. De l’autre côté, il y a ceux qui recherchent le consensus. L’anthropologue David Graeber essaie d’identifier les facteurs qui ont pu orienter les pratiques de décision vers l’une ou l’autre de ces solutions. Cette démarche lui permet en retour de tenter une explication de l’histoire du mot « démocratie » en Europe-Amérique.

L’histoire du mot « démocratie »

Le mot « démocratie » au cours de son histoire, a endossé différentes significations. Il a désigné, notamment dans l’Athènes antique, un système politique dans lequel les citoyens assemblés rendaient leurs décisions par un vote fondé sur un principe égalitaire (un citoyen = une voix). A l’âge des révolutions anglo-saxonnes et françaises, le terme de « démocratie » est devenu synonyme de désordre politique, de régime instable, favorable au développement de l’esprit factieux. Enfin, plus récemment, il en est venu à désigner le système dans lequel les citoyens d’un État élisent des représentants qui exercent le pouvoir étatique en leur nom.

Si nous considérons ces différentes évolutions, il peut nous paraître difficile de raccrocher le mot « démocratie » à un sens univoque. Pourtant, Jacques Rancière l’envisage comme étant indissociable de l’idée d’une remise en cause de la distribution officielle des droits et des ressources, par ceux qui en sont exclus et qui veulent faire entendre leur voix.

Quant à David Graeber, il pense que l’attrait principal suscité par le mot « démocratie » est en rapport avec l’idée selon laquelle les questions politiques doivent être l’affaire de tous et non d’une élite restreinte. Or l’anthropologue relève que si la démocratie repose sur le postulat de la prise en charge collective des affaires collectives, selon un principe égalitaire, alors la démocratie n’est spécifique à aucune culture ou civilisation déterminée.

La recherche du consensus

En effet, les procédures de prise de décision, à travers des discussions publiques, ont existé à travers toute l’histoire humaine. A ce titre, bien des communautés de vie d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique ont même été plus égalitaires que la société athénienne.

Or il est frappant, remarque David Graeber, que ces sociétés n’ont jamais recours au vote. Elles privilégient plutôt le consensus. Et l’anthropologue se demande pourquoi elles préfèrent s’imposer cette procédure qui est plus difficile à mettre en œuvre.

Son explication est que dans les communautés de vie quotidienne, il est plus facile de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, plutôt que d’essayer de convaincre ou de contraindre ceux qui ne sont pas d’accord. Les procédures de compromis et de synthèse produisent des décisions qui sont plus ou moins acceptables par tous ou tout au moins qui ne sont pas totalement rejetables par quelques-uns.

Cette façon de procéder permet de s’assurer que personne ne va s’en aller en éprouvant le sentiment que ses opinions sont ignorées. C’est un bon moyen de préserver la cohésion du groupe.

Sur ce sujet lire l’article « Le chef est un faiseur de paix« 

Pierre Clastres a montré comment dans des communautés amérindiennes les « chefs » ont pour attribution principale de maintenir cette cohésion, en œuvrant par la recherche permanente du consensus.

La prise de décision consensuelle est typique des communautés (mais aussi des groupes de militants horizontaux) qui n’ont pas les moyens de contraindre la minorité à suivre les décisions prises par la majorité. Il n’y a pas, en leur sein, d’appareils disposant d’un monopole des moyens de la coercition légitime (comme la police, l’armée…).

Dans un tel contexte, l’organisation de prises de décision par vote majoritaire serait inconséquente. En effet, la majorité ne serait jamais en mesure d’imposer à la minorité de s’y soumettre.

La démocratie majoritaire

La démocratie majoritaire ne peut donc émerger qu’à deux conditions. Il faut que les participants soient convaincus de participer égalitairement à la prise de décisions. Concomitamment, il faut qu’un appareil de coercition puisse assurer la mise en application de ces décisions.

Ces conditions sont rarement réunies. En effet, là où l’égalité règne effectivement, il paraît difficile d’imposer l’idée d’imposer une coercition. Et, là où il existe un appareil de coercition (police, armée…), ses agents considèrent rarement qu’ils mettent en œuvre la volonté du peuple.

Toutefois ces deux conditions étaient presque réunies dans l’Athènes du -Vè siècle. Il faut d’abord préciser que l’égalité entre citoyens (à l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves) était mâtinée de rivalité. La société athénienne était marquée par l’esprit de compétition dans l’athlétisme, la philosophie, l’art dramatique… et aussi dans la prise de décision politique.

Ensuite, il faut préciser qu’il n’existait peut-être pas, en son sein, un appareil de coercition mais que l’assemblée citoyenne était une assemblée de citoyens en armes (cavaliers, hoplites ou fantassins et marins). Tous les participants étaient donc en mesure d’estimer les équilibres des forces en présence et d’évaluer les dangers relatifs à un affrontement.

A l’issue des votes, le spectre de la guerre civile agissait certainement comme un argument fort en faveur de l’application de la décision majoritaire.

Démocratie et élections

Ces éléments permettent d’expliquer, en retour, pourquoi les détracteurs de la démocratie, aux époques des révolutions euro-américaines, y voyaient quelque chose proche de l’affrontement factieux ou de l’émeute populaire. Jacques Rancière rappelle que cette vision est renforcée par l’étymologie. Cratos, c’est la force, la domination, le pouvoir comme pure puissance.

Lire aussi un article sur la démocratie comme régime de la réflexion collective

Pour les fondateurs des systèmes électoraux aux États-Unis et en Europe, la démocratie était donc dans sa nature même le gouvernement par la violence en faveur du peuple et aux dépends des droits de la minorité des plus riches.

Ce n’est que quand le sens du mot « démocratie » a été transformé de manière à y incorporer l’idée de la représentation qu’il a été réutilisé pour désigner le système politique qui prévaut actuellement dans ces sociétés.

Gilles Sarter

Sources :

– David Graeber, La démocratie aux marges, Flammarion, 2018
– Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995

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Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes ont entretenu un débat intense au cours des décennies 1960-1970. Les conceptions différaient notamment sur la définition de l’émancipation et les moyens d’y parvenir. Les philosophes Henri Lefebvre (1901-1991) et Louis Althusser (1918-1990) ont respectivement défendu les thèses de l’un et l’autre courant de pensée. Si le premier soutenait le projet de dés-aliéner les êtres humains des fétiches de la société capitaliste. Le second, en revanche, militait pour développer une distance critique à l’égard de l’idéologie capitaliste.

Libération de l’être humain ou lutte des classes

Les marxistes humanistes comme Henri Lefebvre adhèrent à l’idée qu’il existe une chose telle que la liberté du sujet humain. Ils privilégient le versant de la pensée de Karl Marx qui s’appuie sur la notion de « libre volonté » et sur son aspiration à une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous ».

Dans les Manuscrits parisiens (1844), les idée d’aliénation et de dés-aliénation tiennent une place importante. Karl Marx y postule l’existence d’une nature humaine. Pour se réaliser pleinement, les humains doivent s’émanciper de l’exploitation capitaliste et du travail salarié. L’être humain « total » est à la fois sujet et objet de sa propre transformation.

Pour les marxistes anti-humanistes, comme Louis Althusser ce raisonnement sonne faux et risque de de devenir problématique pour les ambitions socialistes. Il avance qu’à partir du milieu des années 1850, Karl Marx a rejeté l’idée de l’existence d’une nature humaine. Dès lors le combat révolutionnaire ne doit pas se présenter comme un projet de libération de l’ « être humain » en tant que tel mais comme lutte des classes.

Dogmatisme dans les marxismes humanistes et anti-humanistes

Les anti-humanistes considèrent que l’excès d’humanisme engendre le dogmatisme. Il encourage le culte de la personnalité. L’idée de libre déploiement des capacités d’agir individuelles dresse le lit des « glorieux leaders » qui « font l’histoire ». Le culte de la personne n’a pas sa place dans le marxisme.

Aussi Louis Althusser rompt-il avec la catégorie idéaliste de « sujet ». Les individus ne sont pas libres. Ils œuvrent dans et au travers des déterminations établies par les idéologies (entendues dans un sens que nous allons exposer plus loin). Marx écrit que les masses font leur histoire mais pas selon des circonstances choisies par les individus. L’histoire a un moteur, les contradictions entre forces productives et rapports de production. Mais l’histoire n’a pas de sujet au sens philosophique du terme.

Finalement, la libération telle qu’entendue par les anti-humanistes ne vise pas la réalisation d’une « nature humaine », ni l’expression d’une « libre volonté individuelle ». La libération est une phase historique qui met un terme à l’exploitation de classe, en construisant la démocratie pour les travailleurs.

De leur côté, les marxistes humanistes accusent les anti-humanistes d’endosser le dogme marxiste stalinien. Ils donnent de la lutte des classes une vision déterministe et objective comme si elle se déployait par dessus la tête des individus, indépendamment de leur capacité consciente d’agir. Les gens sont dispensés de « faire l’histoire » puisque l’avènement du communisme serait un mouvement inexorable de la nature, comme le prétend Staline.

Pour H. Lefebvre, les anti-humanistes se satisfont de mettre les individus de côté. Ils sont spécialement méfiants à l’égard des écrits de jeunesse de K. Marx parce qu’ils risquent de donner aux travailleurs soviétiques des idées subversives sur leur propre aliénation au sein de l’URSS et de ses pays satellites.

Dés-aliénation de la nature humaine

Pour H. Lefebvre, la notion philosophique d’aliénation constitue un aspect essentiel de la pensée de Marx. L’humain (la raison, la connaissance, l’amour, l’amitié, le courage…) est un fait aussi bien que l’inhumain (l’injustice, l’oppression, la violence, la cruauté…). L’histoire est l’histoire de l’humain de sa croissance, de son développement. L’inhumain n’est que le côté négatif ou l’aliénation de l’humain. C’est pourquoi l’humain doit l’emporter en se reprenant sur son aliénation.

L’aliénation n’est pas théorique. Elle ne se joue pas seulement sur le plan des idées ou des sentiments. Elle se découvre dans tous les domaines de la vie pratique. Le travail aliéné est asservi, exploité, rendu écrasant. La puissance des êtres humains sur la nature et les biens produits par cette puissance sont accaparés. Le capital qui est une abstraction, un jeu d’écritures commerciales et bancaires, impose ses exigences à toute la société. La vie sociale est dissociée par la division en classes sociales. La vie politique est dupée par l’action de l’État.

L’aliénation se manifeste par le fait que les êtres humains sont soumis à des forces hostiles. Bien que ces forces soient le produit d’activités humaines, elles se sont retournées contre les femmes et les hommes et les conduisent avec un destin inhumain.

En résumé. L’humanité se développe en rapport avec la nature. Elle progresse en faisant surgir des produits de sa pensée. Mais certains de ces produits prennent une existence indépendante. Les humains se mettent à croire en leur existence indépendante. Les abstractions comme l’argent, la valeur, l’État politique… deviennent des fétiches qui paraissent vivant et réels parce qu’ils finissent par commander à l’humanité.

En principe, le rapport des êtres humains avec leurs produits matériels ou idéels devrait se résoudre par la prise de conscience des individus en tant que puissance sur eux-mêmes et la nature. Mais le rapport avec les fétiches se manifeste chez les femmes et les hommes comme perte de conscience de soi et de leur propre puissance. Ce rapport, c’est l’aliénation.

La dés-aliénation implique la destruction des fétiches (marchandises, capital, argent…) et la récupération par les êtres humains des puissances qu’ils retournaient contre eux. Le communisme se définit comme ce moment où les aliénations multiples (économiques, politiques, sociales) se trouvent abolies.

Distance critique aux idéologies

L. Althusser, contrairement à H. Lefebvre pense que la notion d’aliénation n’est pas centrale dans la pensée de K. Marx. Il avance même que celui-ci l’a abandonnée dans ses écrits de la maturité. Le philosophe insiste plutôt sur la nécessité d’opérer des analyses concrètes des situations et des idéologies.

Les idéologies, dans sa pensée, ne sont pas juste des systèmes d’idées. Les idéologies sont objectivement encastrées dans les appareils capitalistes, comme l’école, les lois, la police, les institutions étatiques, les partis politiques, les entreprises, les médias… qui les élaborent et les véhiculent.

Partout, les hommes et les femmes sont enveloppés dans l’idéologie. Les appareils idéologiques les interpellent en permanence. Quasi-instinctivement, les gens acceptent de prendre position en regard des messages qui leurs sont adressés. Ainsi toute réalité passe par l’idéologie alors même qu’il semble aux êtres humains qu’elle se déroule au-delà de l’idéologie.

L’idéologie, selon cette conception, n’est pas une fausse conscience ou une conscience mystifiée. L’idéologie a une réalité matérielle au sein de laquelle les individus sont ancrés. La conscience mystifiée est plutôt ce que L. Althusser appelle une représentation imaginaire des conditions réelles d’existence. Cette représentation imaginaire fonctionne, elle aussi sur le registre de l’interpellation et sur celui des sentiments.

L. Althusser appelle le drame de l’interpellation son « petit théâtre théorique ». Au théâtre, les comédiens endossent des rôles. Ils interprètent des personnages. Les spectateurs finissent par s’identifier à ces personnages. Les personnages et les spectateurs deviennent un, dans la tête des spectateurs. Intérieurement, ces derniers vivent ce qu’ils regardent.

C’est ainsi que fonctionne l’interpellation dans la vie quotidienne. Comme le jeu des acteurs, elle fait vibrer une corde sensible à l’intérieur des gens. Cette vibration devient musique. Ils finissent par se voir eux-mêmes et par se vivre de la manière dont ils sont interpellés, comme sous-fifres, comme petit-chefs ou comme personnages au-dessus du commun…

Lire aussi l’article : « Essence humaine: la révolution matérialiste »

Cependant, le théâtre peut aussi avoir une fonction émancipatrice. Dans le théâtre de Bertold Brecht ce ne sont pas des héros mais les masses qui font l’histoire. Selon L. Althusser, B. Brecht ne veut pas donner au public des objets d’identification positifs ou négatifs. Il tente plutôt de solliciter une réponse froide et réflexive de la part de son audience. Le dramaturge veut favoriser une interprétation critique, une pensée qui amène une action.

Pour L. Althusser, il n’y a pas un être humain qu’il convient de dés-aliéner pour que sa nature puisse se réaliser totalement. En revanche, il y a une distance critique qu’il faut transposer dans la vie réelle. Il faut viser un affranchissement collectif à l’égard de l’idéologie capitaliste afin de faire advenir la démocratie des travailleurs.

Gilles Sarter

Sources:

Henri Lefebvre, Le marxisme, PUF

Andy Merrifield, Lefebvre and Althusser: re-interpreting marxism humanism and anti-humanism, Monthtly Review (mronline.org, 13/06/2021)

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Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Il y a dans la pensée de Max Weber comme une thématique téléologique qui concerne le devenir de l’humanité, marqué du sceau de la rationalisation instrumentale et de la bureaucratisation.

Développement du capitalisme et bureaucratisation

Max Weber soutient que le développement du capitalisme moderne repose sur la généralisation du travail « libre » et sur la généralisation d’une classe d’entrepreneurs capables de distinguer entre leur fortune privée et le capital de leur entreprise.

Pour le sociologue, ces deux facteurs jouent un rôle essentiel dans l’organisation rationnelle du travail et de la production. Avec l’abolition du servage, les travailleurs libres vendent leur force de travail pour subsister. Ils cherchent à optimiser la rémunération de leurs capacités. Les entrepreneurs capitalistes, de leur côté, essaieraient d’employer cette force de travail et de combiner l’ensemble des facteurs de production de la manière la plus économique possible.

La rencontre sur les marchés de ces intérêts individuels et collectifs favoriserait la calculabilité et la prévisibilité des comportements.

Du côté des entrepreneurs, l’action rationnelle et instrumentale combine hiérarchisation des objectifs et ajustement des moyens à cette hiérarchie. La bureaucratie est une forme d’organisation et de division du travail qui permet le déploiement de cette manière d’agir. Elle se caractérise notamment par l’application de relations de domination, voire despotiques, qui garantissent aux entrepreneurs la mise en application de leurs décisions.

Généralisation de la bureaucratie à la vie sociale et politique

Les organisations bureaucratiques publiques (administrations ou institutions publiques) présentent les mêmes caractéristiques que la bureaucratie d’entreprise. Les fonctionnaires ne possèdent pas leurs outils de travail et ils sont insérés dans des hiérarchies fonctionnelles.

Du point de vue de Max Weber, ces modalités de travail génèrent des rendements supérieurs à ceux que peuvent donner l’appropriation du métier par l’artisan, la participation des travailleurs à la gestion ou l’organisation démocratique de la production de biens ou de services.

Jean-Marie Vincent, Max weber ou la démocratie inachevée, editions du Félin, 1998

Max Weber pense que compte-tenu de leurs rendements, les organisations ayant un mode de fonctionnement autoritaire et rationnel en finalité ne peuvent que se généraliser dans les différentes sphères de la vie sociale (associations, syndicats…) et de la vie politique (partis).

Bien sûr, la bureaucratisation suscite des résistances mais, en dernière analyse, celles-ci peuvent contribuer à son renforcement. En effet, les individus ou les groupes qui en contestent le mode de fonctionnement (travailleurs, usagers, membres des associations ou des partis…) revendiquent souvent l’élaboration de règles précises et explicites concernant les échanges interindividuels, afin de réduire la part d’arbitraire et d’imprévu. Une telle exigence entraîne une formalisation supplémentaire des procédures et des relations interindividuelles.

Rôle de la bureaucratie dans la démocratie formelle de masse

La rationalisation et la bureaucratisation, selon Max Weber, concernent donc l’économie mais aussi la vie politique. Le modèle de la démocratie formelle de masse repose sur la concurrence réglée (élections) entre des organisations bureaucratiques. Ces partis ont pour rôle de représenter les dominés. Ils cherchent à tirer profit de leur participation à cette concurrence, au bénéfice le plus concret possible de leurs dirigeants, voire de leurs membres, qu’ils parviennent au pouvoir ou pas.

Les appareils partisans encadrent et dirigent la foule en ordonnant, filtrant et canalisant de manière bureaucratique ses aspirations et ses désirs. Finalement, ils servent avant tout d’intermédiaires entre l’État et les masses. Ils font connaître aux gouvernements les limites de l’acceptable pour ces dernières. Et ils tentent de faire accepter aux masses les impératifs du fonctionnement de la puissance étatique.

La légitimité démocratique, dans la démocratie formelle de masse, serait donc essentiellement une légitimité bureaucratique. Pour Max Weber, elle garantit, au travers de la bureaucratie des appareils, que les citoyens peuvent espérer un minimum de prévisibilité et de régularité dans l’usage de la violence « légitime » par l’État.

Pour le bon fonctionnement de ce système, il faut que les partis soient solidement implantés et capables de désamorcer les poussées révolutionnaires qui pourraient engager des transformations du système. C’est ainsi qu’au cours de la révolution allemande de 1918-1919, Max Weber, contre une grande partie des conservateurs, défendit les syndicats et la social-démocratie, voir les socialistes indépendants (Bernstein, Kautsky) car il voyait en eux le meilleur rempart contre les révolutionnaires.

Un destin dont on ne peut se soustraire?

La bureaucratie, selon Max Weber, n’est pas autre chose qu’une forme d’organisation compétente pour l’exécution d’une tâche ou d’une directive qui lui est donnée. Que ce soit la bureaucratie d’entreprise, d’État ou de parti, elle est par elle-même incapable de faire face à l’imprévu ou d’innover.

Les bureaucrates tirent leur autorité de leur capacité à traiter rationnellement des problèmes instrumentaux. Ils ne peuvent pas prendre une distance réflexive par rapport à leur action et poser la question des fins et des orientations.

Comme la rationalisation de l’agir et la bureaucratisation gagnent l’ensemble des sphères économiques, sociales et politique, tous les individus sont entravés dans le déploiement de leurs capacités créatives et expressives. Afin de ne pas succomber, au sein de la société de la compétition, ils sont obligés de se soumettre à des activités routinières.

Dans la démocratie formelle qui est conçue pour empêcher toute expression radicale de la volonté populaire, les appareils partisans ne peuvent se permettre de confronter véritablement des programmes et des orientations nouvelles.

Sur le plan économique et matériel aussi, Max Weber pense que la bureaucratie est difficile à dépasser. Selon lui, toute autre logique sociale et organisationnelle, appliquée au monde d’aujourd’hui, impliquerait pour une large frange de la population privilégiée un « retour en arrière » inacceptable.

Bien que n’étant ni libératrices, ni la traduction d’un progrès croissant de l’humanité, la rationalisation et la bureaucratisation semblent difficilement maîtrisables par la volonté collective. Pour Max Weber, elles conduisent les êtres humains vers une négation active du monde.

Gilles Sarter

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Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Le mot « peuple » est l’objet d’un conflit politique. Dans les « démocraties modernes », il est utilisé comme un opérateur de sujétion. L’État revendique d’agir au nom d’un peuple qui n’est invité à s’exprimer qu’au moment des élections. En revanche, dans les moments révolutionnaires, le mot « peuple » permet à une fraction sociale dominée de revendiquer en masse la démocratie sociale pour tous.

Ambiguïté d’un mot

Le mot « peuple » est ambigu. Dans des expressions comme « le peuple français » ou « le peuple kurde », il véhicule l’idée d’une identité trans-historique, culturelle ou ethnique. C’est l’ethnos grec ou le Volk allemand. Mais « peuple » désigne aussi la multitude, la masse, la foule, le plêthos grec qui constitue une force physique capable de modifier le cours de l’histoire.

« Peuple » supporte encore une autre ambivalence. Le peuple, c’est le peuple social, fraction des dominés et c’est aussi le peuple politique, composé de tous les citoyens. Cette ambivalence est présente dans le mot grec démos, sur lequel est construit « démocratie » qui signifie à la fois « le pouvoir des plus pauvres » et « le pouvoir de l’ensemble des citoyens ».

Cette ambivalence, nous permet de comprendre que « peuple » convient parfaitement pour exiger la transfiguration d’une partie en tout. Le mot est un opérateur révolutionnaire par lequel une fraction sociale dominée peut revendiquer en masse de jouer un rôle politique. Le peuple (social) n’est rien, mais il veut devenir tout (peuple politique).

Les révolutionnaires soutiennent que la démocratie universelle n’est pas atteignable si le « peuple social » en est exclu. La seule démocratie véritable ne peut être que la démocratie sociale.

Forçage sémantique lors de la Révolution

Gérard Bras explique qu’en langue française, ce forçage sémantique autour du mot « peuple » a eu lieu au 18ème siècle.

A cette époque, le mot est devenu si péjoratif que Jaucourt écrit dans L’Encyclopédie qu’il n’y a plus que les laboureurs et les ouvriers qui se disent du peuple. Rousseau cependant s’en revendique à titre personnel. Il dit de lui-même qu’il « est peuple ». Et dans Du Contrat social, il réinstalle le peuple social, méprisé par les Grands, comme concept politique, en affirmant qu’en République, c’est le peuple qui est souverain.

Adoptant une perspective similaire, Mirabeau soumet, en juin 1789, une motion à l’Assemblée des Communes. Il propose aux députés du Tiers de se constituer en « Assemblée du peuple français ». Dans le cadre des États Généraux, convoqués par Louis XVI, ces derniers ont refusé le vote par ordres séparés et réclamé un vote par tête, dont la noblesse et le clergé n’ont pas voulu pas.

Les députés du Tiers tentent de comprendre comment ils peuvent se constituer en représentants d’un tout alors qu’ils sont représentants d’une fraction. Pour Gérard Bras, Mirabeau a saisi que parler au nom du peuple permet d’engager la configuration politique de ce dernier.

Gérard Bras, Les voies du peuple, Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

Le sens social de « peuple » (avili et méprisé par la noblesse) ne fait pas obstacle à la possibilité de sa promotion politique. La tâche des députés consiste à s’en revendiquer pour l’ennoblir alors même qu’un peu partout dans le royaume la contestation de la foule qui est la seule force effective gagne en intensité.

La motion proposée par Mirabeau est rejetée. Mais de 1789 à 1794, le mot « peuple » devient un élément majeur du langage révolutionnaire. De péjoratif, il finit par désigner le nom de la masse configurée en sujet politique. Le peuple s’est donc élaboré comme corollaire de la représentation.

La volonté populaire s’est donnée à entendre par la voix de ceux qui se sont constitués comme ses représentants. Les révolutionnaires ont forgé de nouvelles institutions, à la fois en s’autorisant de la force de la multitude et en se soumettant à sa pression (pétitions, manifestations, insurrections…).

Principe de droit et affect

La promotion du peuple à travers la séquence révolutionnaire repose sur une double ambivalence. Premièrement, le même mot désigne à la fois le tout et la partie. Deuxièmement, il sert de nom à un principe de droit et réalise une union en suscitant des affects.

« Peuple » devient un principe de droit en fondant le pouvoir des députés. Il permet aux députés, qui ne sont que représentants du Tiers, de se constituer en représentants du peuple tout entier. En s’autorisant à parler et à agir au nom du peuple, les députés réalisent un double geste. Ils constituent le peuple comme principe de la décision politique. Et ils constituent l’Assemblée comme lieu de la décision effective. Juridiquement, parler au nom du peuple, c’est constituer un peuple.

Mais la parole énoncée au nom du peuple est aussi chargée affectivement. Elle rend sa fierté à la fraction dominée qui se reconnaît comme composant le peuple. L’auto-proclamation des députés en représentants du peuple permet aux représentés de passer du sentiment d’indignité à l’indignation et de l’indignation à la fierté d’être soi, du mépris à la reconnaissance sociale et politique.

Gérard Bras reconnaît, dans cette invention du peuple en politique, la matrice qui organise la politique moderne, entre les deux pôles constitués par les masses et les institutions, la protestation hors du pouvoir légal (manifestations, grèves, insurrections…) et le parlementarisme. Les « démocraties modernes » se définissent principalement comme des régimes de la représentation, occultant ainsi la contestation « par la rue » et la participation comme mécanismes importants de la démocratie véritable.

Politique du peuple

Le concept politique de « peuple » n’a pas par soi de vertu émancipatrice, ni l’inverse. Il peut devenir un opérateur de sujétion quand le pouvoir l’accapare pour parler et agir en son nom. C’est le cas lorsque le « peuple » est posé face à l’étranger et qu’il est pris dans des frontières. A ce titre, il n’existe que par l’État qui le représente.

C’est aussi le cas lorsque le discours hégémonique sur « l’État de droit » le réduit à l’Un du corps électoral, maintenu sous le pouvoir étatique: « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où? Comment? (…) c’est tout simplement la négation de la France! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » (allocution du président de la République du 31 décembre 2018)

Lire aussi « La démocratie sauvage »

A l’inverse, le concept de « peuple » peut libérer une force d’émancipation. Il le peut s’il devient le nom d’un agir collectif et si la politique conduite en son nom ne se réduit pas à une simple stratégie de prise des commandes de l’organisation étatique.

Une véritable politique du peuple se manifeste quand une multitude de citoyens-sujets se soustrait à la sujétion, pour viser la liberté à travers l’égalité (la liberté de la puissance collective et non celle de la concurrence entre individus) et que, ce faisant, elle pose la question de la délibération publique, de chacun à égalité avec chacun.

Gilles Sarter

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Qu’est-ce qu’un espace social?

Qu’est-ce qu’un espace social?

Une manière d’étudier la vie en société met l’accent sur l’analyse des interactions sociales. Celles-ci sont bien sûr infinies. Pour les comprendre, il est utile d’observer leur déroulement immédiat.

Toutefois, cette observation ne permet pas une compréhension approfondie de ce qui s’y joue. Il faut aussi examiner les déterminismes sociaux qui pèsent sur leur déroulement. La notion d’espace social sert ce projet.

Les espaces sociaux

Quelles que soient les interactions sociales, elles prennent toujours place en un lieu donné : une entreprise, une famille, une école, un parti politique… Chacun de ces lieux peut être envisagé comme un espace social, c’est-à-dire comme un système de positions sociales qui se définissent les unes par rapport aux autres.

La notion de système met l’accent sur cette idée que l’espace social n’est pas un simple ensemble de positions mais un tout dont les parties sont dans des relations logiques et durables les unes avec les autres.

Dans les entreprises, par exemple, il y a des positions de grand chef, de petit chef ou de simple exécutant. Dans les écoles, il y a des positions de directeur, d’instituteur, d’élève. Dans la société capitaliste, il y a des positions bourgeoises et des positions prolétaires. Toutes ces positions se définissent par leurs oppositions. De la même manière que le haut se définit par opposition au bas, la position de chef se définit par opposition à celle de subordonné et vice-versa, celle d’enseignant par rapport à celle d’enseigné et inversement.

Il faut ajouter à cela que, dans un espace social quel qu’il soit, les positions sociales sont différenciées par des droits et des devoirs qui y sont attachés. Les positions sont aussi différenciées par les bénéfices (gratifications, honneurs, biens matériels…) qu’elles procurent ou par les coûts (efforts, sacrifices…) qu’engendrent leur occupation.

La distance sociale

Nous évoquons parfois l’idée de « distance sociale ». Par exemple, nous disons de deux personnes qu’une trop grande distance sociale les sépare. Cette distance est précisément celle qui sépare une position sociale d’une autre, celle de bourgeois de celle de prolétaire, celle de noble de celle de roturier, celle de PDG de celle d’ouvrier…

La distance sociale se mesure très concrètement aux pouvoirs sur les biens et sur les personnes que les positions sociales permettent ou interdisent à leurs occupants.

Dans la très grande majorité des cas, une trop grande distance sociale entre deux agents constitue une barrière à leur rapprochement physique. En témoignent les nombreuses histoires d’un amour impossible entre deux personnes occupant des positions très distanciées.

Dans tous les cas, la distance sociale pèse de manière déterminante sur les interactions entre les agents. Par exemple dans une interaction entre un professeur d’université et une étudiante ce qui peut être dit, les comportements et les attitudes qui peuvent être adoptées sont fonction de la distance sociale qui les sépare. Dans l’espace social universitaire, les positions sociales du professeur et de l’étudiante s’établissent en regard des axes jeune/vieux, femme/homme, non-titré/titré…

Le sens pratique

Lire un article sur la notion d’institution sociale

Dans tous les espaces sociaux (la société française ou japonaise, l’école, l’entreprise, le monde de l’art…), le respect des distances est imposé par différentes institutions sociales : lois, coutumes, croyances, codes de bonnes manières… Dans une large mesure, l’apprentissage de ce respect s’effectue de manière implicite ou silencieuse.

Les mécanismes de la socialisation font que les comportements des agents sont ajustés aux espaces dans lesquels ils sont socialisés. Ils acquièrent un sens pratique qui leur permet d’orienter leurs pratiques dans le respect des distances sociales établies.

Le sens pratique des agents – qu’ils occupent des positions subalternes ou dominantes – leur dicte plus ou moins spontanément, plus ou moins consciemment, comment s’y prendre dans leurs interactions, comment rester à leur place, comment ne pas déroger, comment respecter les convenances , « jusqu’où ils peuvent aller »…

Lire un article sur la notion d’habitus

Le sens pratique explique en partie les phénomènes d’autocensure et de conformisme qui favorisent la reproduction de l’ordre social tel que les agents le trouvent établi. Toutefois, il est difficile de dire si en général, dans les espaces sociaux, le conformisme l’emporte sur la transgression ou l’inverse.

Le désir de distinction

Par ailleurs, les agents sociaux sont souvent animés par un désir de distinction. Le principe de distinction est particulièrement opérant dans nos sociétés capitalistes modernes. La socialisation y suscite le désir de posséder une identité sociale propre et d’exister distinctement. Les agents sont encouragés à rechercher de la visibilité, de la reconnaissance, de l’importance, même si les conditions objectives de réussite sont très réduites.

Bien sûr, au sein de chaque sous-espace – le monde de l’entreprise, le monde académique, le monde de la consommation ou celui du militantisme politique… – les modalités concrètes que prend la quête de distinction sont différentes.

Mais le principe reste identique. Parce que l’existence d’un agent social reçoit son sens et son importance des autres, il s’efforce d’acquérir des propriétés (matérielles ou symboliques, subjectives ou objectives) plus prestigieuses ou plus rémunératrices, dans l’espace social considéré.

Ce travail de distinction peut s’effectuer au niveau individuel mais il peut aussi constituer un enjeu collectif. C’est ce qui se passe quand des agents occupant une position sociale identique agissent collectivement pour la valorisation de cette position.

Voir aussi un article sur la lutte pour les classements

Pensons, par exemple, aux luttes ouvrières pour imposer la reconnaissance de la valeur de leur travail, par le patronat, les pouvoirs publics ou les autres catégories de salariés.

En conclusion, pour comprendre ce qui se joue dans une interaction sociale, il faut s’intéresser à la structure et au fonctionnement de l’espace social dans lequel elle se déroule. Il faut voir comment s’y distribuent les positions sociales et comment s’établissent les sens pratiques et les logiques de distinction qui orientent les manières d’agir et de penser des agents.

Gilles Sarter

Sources :

Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascarel.
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil.

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L’infra-politique et la résistance souterraine

L’infra-politique et la résistance souterraine

Avec la notion d’infra-politique, l’anthropologue James C. Scott veut attirer l’attention sur les luttes politiques qui sont conduites quotidiennement par les groupes subalternes, dominés, oppressés ou exploités.

Une action politique discrète mais élémentaire

A ce sujet, voir un article sur les subaltern studies

Le terme infra-politique évoque l’idée d’une action politique qui est discrète. Les groupes subalternes ont, en effet, toutes les raisons de craindre d’avancer leurs opinions et leurs actes de résistance à visage découvert. Dans bien des situations, la discrétion paraît mieux adaptée face aux groupes dominants qui sont mieux armés pour remporter une lutte ouverte.

Le déguisement ou l’opacité peuvent donc être des vrais choix tactiques.

L’idée d’infra-politique renvoie aussi à la notion d’infra-structure. L’infra-politique fournit, en effet, les bases ou les fondations culturelles ou sociales sur lesquelles se construisent les actions politiques plus visibles ou transparentes.

La logique de l’infra-politique

Pour James C. Scott, l’infra-politique est essentiellement une forme stratégique que la résistance des subalternes doit adopter lorsqu’ils sont soumis à un trop grand danger.

Cette stratégie impose alors une logique et des modalités pratiques totalement différentes de celles que la pensée commune attribue à l’activité politique publique, dans les démocraties libérales modernes.

Ainsi, toutes les actions infra-politiques prennent des formes qui sont conçues pour dissimuler les véritables intentions, derrière un sens apparent. Il y a là deux grandes différences avec la politique transparente.

Premièrement, les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Ainsi, aucune ligne symbolique n’est tracée publiquement et aucune revendication n’est clairement formulée. L’esclave ou le colonisé ne peuvent pas dire ouvertement « l’ennemi c’est l’esclavagiste ou « l’ennemi c’est le colon ». Ils ne peuvent pas non plus revendiquer de manière publique la fin de l’esclavage ou la décolonisation.

Deuxièmement, dans le cadre de l’infra-politique, les personnes n’agissent jamais au nom du groupe dominé ou opprimé. Cela serait contre-productif. Si les colonisés occupent un lopin de terre du colon ou si les serfs braconnent dans les forêts du seigneur c’est pour « vivre » ou pour « survivre », ce n’est pas pour revendiquer l’émancipation de leur groupe.

Lire aussi un article sur la naissance de la classe ouvrière en G.B.

De manière générale, face à la domination matérielle (appropriation du travail, des récoltes, expropriation des terres…), la résistance publique peut prendre la forme de grèves, de rébellions ouvertes, de manifestations, de pétitions… La résistance infra-politique prend, quant à elle, la forme d’un faible empressement à s’exécuter, de squats, d’occupations ou encore d’appropriations masquées…

Face à la domination statutaire ou symbolique, l’infra-politique n’agit pas par la promotion publique de l’égalité ou par la récusation transparente de l’idéologie dominante, mais par des contes populaires de vengeance, l’utilisation symbolique de rituels d’agression ou de carnavals, par des ragots, des rumeurs ou par le développement de cultures dissidentes.

Une organisation erratique

Sur le plan pratique, la logique de l’infra-politique est de ne pas laisser de traces. Il n’y a pas d’écrits à saisir, les échanges sont oraux et de l’ordre de la conversation. Il n’y a pas de chefs ou d’élites désignées dont on pourrait établir la liste et que l’on pourrait arrêter. Le leadership est informel.

Il n’y a pas non plus d’organisation à démanteler. Comme l’activité au grand jour est exclue, elle est élaborée au sein de réseaux informels, dans les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues de travail. Les attroupements au marché, au café, aux lieux de culte, les assemblées de quartier ou de village, les célébrations et festivités fournissent des structures de rencontre et une couverture à l’activité de résistance.

Une vraie politique

Dans les démocraties libérales modernes, l’activité reconnue comme « politique » concerne généralement l’action politique transparente qu’elle soit parlementaire, gouvernementale ou partisane et électorale. Par ailleurs, les formes bien visibles de contestation, de revendication ou de protestation comme les manifestations, les grèves ou les émeutes captent facilement l’attention des grands médias.

Lire « Pour une politique de la dignité« 

En revanche, la plus grande part de la vie politique active des groupes subalternes est rarement reconnue comme politique. Une des raisons à cela est que les libertés formelles d’expression et d’association ont en principe réduit les difficultés et les risques à s’exprimer publiquement sur des sujets politiques. Dès lors, ce qui n’est pas porté sur la place publique n’apparaît plus comme appartenant au domaine du politique.

Pourtant, la vaste majorité des gens sont encore pris dans des rapports de sujétion de tous ordres (économiques, racistes, sexistes ou encore d’âge).

Pour les groupes opprimés, marginalisés ou paupérisés l’expression politique au grand jour est loin de constituer la part la plus importante de leur activité politique.

Et, en effet, l’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière. Elle répond à des plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés que les activités auxquelles on réserve la qualification « politique », dans les démocraties libérales.

Un autre point de vue

Pour J. C. Scott, l’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées nous fait passer à côté de cet espace immense qui s’étend entre l’inactivité et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des subalternes.

Cette attention ciblée aux résistances et revendications transparentes ne permet pas de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de fleurir sur la scène publique. Ainsi, les bouleversements des mouvements pour les droits civils et pour le Black Power des années 60 ne sont pas compréhensibles si on ne comprend pas le rôle des discours en coulisse parmi les étudiants, les hommes d’église, les paroissiens noirs.

L’infra-politique doit être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique.

Sans cette composante élémentaire, l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie, la persécution, l’exploitation ou la domination qui sont le sort commun de la plupart des femmes et des hommes, c’est la seule et véritable vie politique.

Gilles Sarter

Source:

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam.

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Le sécularisme est une vision du monde

Le sécularisme est une vision du monde

Le sécularisme ne doit pas être envisagé comme une simple doctrine, portant sur la séparation de l’État et du religieux ou sur le cantonnement de la religion à la sphère privée.

Selon Talal Asad, le sécularisme est une vision du monde fondée non pas sur la simple séparation, mais sur l’administration de la religion par l’État. A ce titre, l’idéologie séculière inclut une redéfinition de ce qu’est censé être la pratique religieuse.

Mais le sécularisme englobe aussi un projet plus vaste de reconfiguration des conduites, des sensibilités et des aptitudes morales des personnes. Il appelle à la formation d’individus qui se pensent et qui sont interpellés par l’État comme sujets dotés de droits individuels et pourvus d’une capacité de jugement autonome.

Religion et Pouvoir

S’intéressant au christianisme, Talal Asad montre qu’au début de notre ère la pratique religieuse ne peut se concevoir autrement qu’enserrée dans des relations de pouvoir.

Chez les premiers chrétiens, les dispositions religieuses sont inculquées et entretenues par une discipline sévère, corporelle aussi bien que spirituelle. A ce titre, c’est bien l’exercice d’un pouvoir qui établit les conditions indispensables à l’expérience de la « vérité religieuse » et pas une orientation spontanée des esprits des croyants.

Cependant, la philosophie et l’anthropologie modernes contribuent à épurer, petit à petit, la définition de la pratique religieuse, en faisant abstraction de ses dimensions disciplinaires et corporelles.

Re-définition de la religion comme croyance

Au 17è siècle, en réaction aux guerres de religion, émerge l’idée de religion naturelle . Cette première tentative de donner une définition universelle du religieux s’organise autour de trois composantes : la croyance, la pratique, l’éthique. Rapidement, c’est la croyance qui devient la composante déterminante.

Kant dans La Religion dans les limites de la simple raison (1795) avance que les différentes confessions résultent de la ramification d’une seule et même religion originelle. Reprenant cette idée, des théologiens et anthropologues des 19è et 20è siècles essaient de classifier et hiérarchiser les diverses confessions qui peuplent le monde.

Ce cheminement de la pensée aboutit finalement à la définition de la religion comme système de croyances médiatisées par des symboles, totalement dissocié de l’exercice du pouvoir.

Cette conception la plus achevée de la religion, Talal Asad la trouve formulée chez Clifford Geertz. La religion est, selon l’anthropologue, « […] (1) un système de symboles (2) qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et des dispositions puissantes, profondes et durables (3) en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence (4) et en donnant à ces conceptions une telle apparence de réalité (5) que ces motivations et ces dispositions semblent ne s’appuyer que sur du réel » (La religion comme système culturel, 1972).

Religion et formation des subjectivités

Cette conception de la religion comme croyance forme un pilier du sécularisme. Talal Asad la remet en question. Les symboles ne peuvent produire du sens ou des émotions et informer les pratiques des agent qu’à partir du moment où ils sont intériorisés ou incorporés. Or, disons le encore une fois, cette incorporation suppose l’exercice de différentes formes d’inculcation et de discipline donc de pouvoir.

Chez les premiers chrétiens, les rituels sont conçus comme des exercices qui visent l’intériorisation de dispositions à pratiquer les vertus chrétiennes. La réorganisation des émotions, du désir, de l’humilité et du remords doit créer la possibilité de l’obéissance à Dieu, vertu chrétienne cardinale.

La formation de sujets moraux, qu’ils soient chrétiens, musulmans, juifs ou autres, constitue l’enjeu principal des rituels religieux et des symboles qu’ils mobilisent.

Le sécularisme s’oppose à ce projet d’élaboration des subjectivités par les religions. Il le réserve à l’État.

L’anthropologie et la philosophie morale ont participé à cette opposition en réduisant le fait religieux au domaine de la croyance privée.

Talal Asad illustre ce processus de sécularisation dans l’Égypte colonisée.

Sécularisme, libéralisme, capitalisme

A la fin du 19è et au début du 20è siècle, dans l’Égypte soumise au pouvoir colonial britannique, une réforme redéfinit la législation islamique (charia) et vise à restreindre son champ d’application à la sphère familiale. Les intellectuels égyptiens du mouvement de la nahda « renaissance » (Muhammad ‘Abduh, Qasim Amin, Ahmad Safwat) veulent séparer la loi (domaine public) de la morale (domaine privé).

Cette séparation profite à l’État colonial et capitaliste qui présuppose une conception de l’éthique radicalement différente de celle portée par la tradition islamique.

Selon Talal Asad, la charia ne dissocie pas la moralité (faire le mal ou le bien) de sa dimension sociale (être reconnu comme faisant le mal ou le bien). L’idée que la conscience morale soit une affaire strictement individuelle, fondée sur l’auto-gouvernement du sujet est un prémisse de la philosophie morale moderne. La charia rejette cette prémisse. L’aptitude à juger si une conduite est bonne ou mauvaise relève toujours des relations sociales.

Tout au long de la vie, les processus d’apprentissage et les interventions des proches, des amis ou des autorités compétentes sont considérées comme nécessaires à l’exercice du jugement et à l’orientation des comportements. Ces interventions permettent aussi de composer avec les conséquences des échecs. Ces derniers ne sont pas seulement imputables à l’individu. Son environnement social doit aussi prendre sa part de responsabilité.

La sécularisation, par la réforme égyptienne de la charia, limite l’application de la moralité islamique au domaine privé. Elle introduit ainsi une coupure. La loi étatique régit désormais les rapports publics alors que la charia régit les rapports d’ordre privé. La continuité que la morale islamique établie entre le privé et le social est rompue.

Mais la réforme ne déstructure pas seulement l’éthique islamique. En séparant droit et moralité, elle introduit dans le champ moral égyptien l’idéologie de l’auto-gouvernement du sujet, qui est un principe du libéralisme.

Encore une fois, la sécularisation ne se résume pas à un simple mouvement de repli du religieux dans le domaine privé. Elle a pour projet de faire advenir un nouveau sujet moral. Un sujet qui, comme nous l’avons dit plus haut, se pense comme politiquement «souverain» et moralement «autonome».

A ce sujet lire l’article « Sécularisme et Démocraties Modernes« 

Cependant, Talal Asad insiste sur le fait suivant. L’autonomie individuelle prescrite par la modernité séculière comporte d’importantes limites. Dans les faits, elle est assujettie à des États bureaucratiques et à l’économie de marché.

Gilles Sarter

Références bibliographiques:

Talal Asad, Penser le sécularisme, Multitudes, 2015/2 n°59.

Jean-Michel Landry, Les territoires de Talal Asad, L’Homme, 217/2016.

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La légende de la libération du travail

La légende de la libération du travail

La légende du travail présente le travail comme une simple dépense de forces de travail. Le travailleur produit des objets, des services en utilisant des moyens de travail. Ce faisant, il extériorise ses capacités musculaires et intellectuelles en les appliquant à des objectifs déterminés.

A cette légende est parfois associée une revendication pour la libération du travail. L’argumentation prend la forme suivante. Lorsque l’extériorisation des capacités des individus est bridée, leur pleine réalisation de soi est elle-même entravée. Il faut donc défaire les contraintes qui limitent la dépense des forces de travail pour permettre aux individus de se réaliser pleinement.

Les freins ou entraves qui sont évoquées concernent l’autoritarisme et la discipline dans la production, la parcellisation du travail, le manque de compréhension par les opérateurs des technologies utilisées ou encore la méconnaissance des processus de production dans lesquels s’inscrivent les activités individuelles.

Le discours sur la libération du travail postule que les opérateurs devraient être en mesure d’assumer leur activité comme quelque chose qui ne leur est pas imposé ni étranger. Il en découle des revendications pour davantage d’autonomie, de concertation, d’échanges d’expériences ou pour moins d’émiettement du travail, au sein des entreprises.

S’inscrivant en faux, contre cette légende du travail et de sa libération, Jean-Marie Vincent affirme sans ambiguïté que la dépense de force de travail ne correspond en aucune façon à cette vision d’une totalisation humaine entravée.

En premier lieu, le sociologue rappelle ce fait évident que dans le mode de production capitaliste, toutes les capacités musculaires ou intellectuelles humaines ne sont pas mises en action. Seules les capacités échangeables sur le marché, c’est-à-dire celles qui sont utilisables selon les exigences précises de la production capitaliste sont constituées en forces de travail effectives.

Le mouvement de constitution des capacités humaines en force de travail ne va donc pas de soi.

Le prolétaire, au sens de celui qui ne peut vivre que de la vente de sa force de travail, doit être amené à considérer ses capacités à travailler comme une marchandise. Comme toutes marchandises, il doit la conditionner afin de pouvoir la vendre. Autrement dit, il doit mettre ses ressources physiques et intellectuelles à la disposition des institutions et des mécanismes sociaux capitalistes.

Jean-Marie Vincent, La légende du travail, dans La liberté du travail, coord. P. Cours-Salies, Syllepse, 1995

Le travailleur est donc très éloigné de la position de celui qui pourrait dépenser à fond ses capacités individuelles, pour pouvoir se réaliser dans toutes les directions possibles. Il doit bien au contraire procéder à des renoncements successifs et se cantonner à des modèles d’action qu’il trouve posés devant lui, parce que le capital les a qualifiés pour sa propre valorisation.

Selon l’anthropologue Maurice Godelier, il est impossible de donner une définition immanente du travail. Selon les sociétés et les cultures, les catégories « travail » et « travailleur » changent de contenu, à supposer qu’elles existent.

Comprendre ce que « travail » veut dire suppose de comprendre les rapports sociaux qui se nouent dans cette activité.

Dans la société capitaliste, comme dans toute société, il est erroné d’appréhender le travail comme une simple dépense d’activité ou comme le simple rapport entre travailleurs, moyens de travail (machines, outils, matières premières…) et produits du travail.

Le procès de travail, dans le capitalisme, consiste, avant toute chose, dans la mise en rapport dynamique de la valeur de la force de travail avec différentes formes de capitaux (bâtiments, machines, matières premières…), dans l’objectif de produire de la survaleur.

Bien que la dépense de force de travail soit pour le travailleur une dépense bien réelle de forces intellectuelles et physiques, elle est aussi et même avant tout, du point de vue de ce qui la détermine, c’est-à-dire du point de vue du capital, la dépense de la valeur sociale qui est attribuée à cette force.

Nous voyons donc que la vision du travail comme forme d’expression et de réalisation de soi ne correspond pas à la réalité du travail.

Dans le mode de production capitaliste, les dépenses concrètes de capacités humaines plutôt que des formes d’expression sont d’emblée des manifestations des contraintes de la reproduction et de l’accroissement de la valeur. Aussi, la libération du travail, comprise comme libération des entraves à la dépense de forces de travail ne constitue pas un point de départ valide pour une remise en question des rapports d’exploitation et du fétichisme de la valeur.

Gilles Sarter

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L’État comme concentration de capital et comme champ social

L’État comme concentration de capital et comme champ social

Il nous est difficile de comprendre ce qu’est l’ « État » parce que les catégories que nous utilisons pour penser l’ « État » sont généralement produites et légitimées au nom même de l’«État». Par exemple, ce sont les discours émis au nom de l’ « État » qui définissent ce que sont une fonction régalienne, un territoire national ou une frontière, une administration publique, une prérogative de la puissance publique… Autant de notions qui servent en retour à caractériser ce qu’est l’ « État ».

Pour essayer de rompre avec cette pensée circulaire de l’ « État » parlant de l’ « État », Pierre Bourdieu propose d’utiliser le concept de « capital ».

Penser la genèse de l’État

L’une des conditions majeures pour qu’une institution sociale, quelle qu’elle soit (croyance, dogme, rapport social, groupe spécialisé…), puisse s’imposer dans une société est qu’elle fasse oublier qu’elle résulte d’une longue série d’actes d’institution. Il faut qu’elle se présente sous les apparences du naturel, du « cela va de soi » ou du « il en a toujours été et en sera toujours ainsi ».

La reconstruction de la genèse d’une institution constitue donc la méthode la plus puissante pour remettre en question son caractère «naturel» et pour réactiver d’autres possibilités.

Ce que propose Pierre Bourdieu, c’est un modèle de l’émergence de l’institution étatique, à travers la reconstruction du processus de concentration du « capital étatique« .

La construction de ce que nous appelons l’« État » correspond à un processus de concentration de différentes formes de capitaux : capital de force physique, capital économique, capital informationnel et culturel, capital symbolique. De cette concentration résulte la formation d’un capital spécifiquement étatique.

Et la détention de ce capital étatique par des agents sociaux (groupes, individus) leur confère un pouvoir sur les autres formes de capitaux et sur leurs détenteurs. Autrement dit, les agents qui détiennent du capital étatique sont en mesure d’influencer les actions des agents qui ne détiennent que du capital économique (entrepreneurs par exemple) ou du capital culturel (artistes, enseignants…).

Capital armé et capital financier

Dans le processus de formation du capital étatique, les mouvements de concentration des différentes formes de capitaux sont interdépendants.

La concentration du capital de force physique correspond à une séparation progressive entre le monde social ordinaire et des groupements spécialisés comme l’armée ou la police. Au terme de cette séparation, seules les institutions mandatées, centralisées et disciplinées sont autorisées à exercer la violence physique. En Occident, cette concentration est advenue par dépossession progressive des concurrents intérieurs (troupes de la noblesse…), au bénéfice de la maison royale.

La concentration du capital de force coercitive est directement liée à la concentration de capital économique. Celle-ci résulte de l’instauration d’une fiscalité efficiente. Lorsqu’elle apparaît, en France, à la fin du 12ème siècle, c’est pour financer l’accroissement des dépenses de guerre de la maison royale.

L’usage des ressources fiscales et d’abord patrimonial. Il combine les prélèvements sans contrepartie pour la guerre et la redistribution sous forme de dons et de largesses, destinés à accroître le capital symbolique du roi. Petit à petit, il se transforme en un usage bureaucratique, prenant la forme de « dépenses publiques ». Ce mouvement de transformation s’opère en même temps que le passage de l’État dynastique à l’État « impersonnel » moderne.

L’institution de l’impôt universel et le développement de la force physique coercitive sont dans un rapport de causalité circulaire. L’impôt est indispensable pour financer la force armée qui est nécessaire pour imposer la fiscalité par la contrainte.

Capital informationnel et culturel

La concentration du capital économique grâce à la fiscalité unifiée va de pair avec la concentration du capital informationnel. L’administration royale commence à concentrer l’information sur les ressources du royaume, par le recensement, la statistique, la comptabilité, la cartographie et l’archivage.

Dans un même mouvement, la maison royale puis les gouvernements républicains contribuent à l’unification du marché culturel. Ils unifient les codes, les lois, la langue, le système des poids et des mesures. Ils systématisent les classements de la population (âge, sexe…), les procédures bureaucratiques et scolaires. Ils imposent des formes de pensée et des principes de vision et de division communs : le bien et le mal, le permis et l’interdit, la définition de l’identité nationale, l’orthographe…

Capital de reconnaissance et de légitimité

Cependant, la concentration des différentes formes de capitaux ne va pas sans un minimum de reconnaissance et de légitimité. Par exemple, l’imposition est d’abord perçue comme un racket, y résister est considérer comme la défense moralement légitime des droits de la famille.

La construction progressive de la légitimité transforme cette perception. La population finit par voir l’impôt comme un tribut qui est nécessaire aux besoins d’un destinataire qui transcende la personne du roi, l’« État », la « nation »…

Pour opérer cette légitimation, il faut que le corps des agents chargés du recouvrement de l’impôt ne le détourne pas à son profit et qu’il soit identifié avec la dignité du pouvoir. L’émergence d’une forme de nationalisme et la construction de la nation comme territoire unitaire à défendre favorisent aussi le développement de la reconnaissance de la légitimité de l’impôt.

Capital juridique et symbolique

Toutes ces opérations renvoient à la concentration en capital symbolique. Le capital symbolique c’est n’importe quelle espèce de propriété lorsqu’elle est reconnue par les agents sociaux et qu’ils sont prêts à obéir à son détenteur. le capital symbolique peut provenir de la détention d’une autre forme de capital. Selon les contextes, les agents se font obéir parce qu’ils détiennent du capital économique (sous forme d’argents, de moyens de production…), du capital culturel (sous forme de titres, de diplômes…) ou encore du capital social (sous formes de réseaux).

Le capital juridique est par excellence une forme objectivée et codifiée de capital symbolique. Il suit une logique qui lui est propre est qui est indépendante de l’accumulation des autres formes de capitaux. A partir de la fin du 12ème siècle, la juridiction royale s’insinue peu à peu dans la société entière. La justice royale se substitue progressivement aux tribunaux des seigneurs et de l’Église. L’ordonnance de 1670 clôt ce processus de concentration.

Lire aussi « L’État entre reproductions domestique et scolaire du pouvoir »

Notons que la construction des structures juridiques et administratives va de pair avec la construction d’un corps de juristes qui contrôle rigoureusement sa propre reproduction.

Cette concentration du capital juridique est un aspect central d’un processus plus large de concentration symbolique sous différentes formes. Elle est au fondement du pouvoir d’imposer et d’inculquer aux agents sociaux ordinaires, des principes de vision et de compréhension du monde qui sont conformes à la reproduction de l’autorité.

Pouvoir de nomination

Sur ce sujet lire « Magie sociale : Jojo et les imposteurs »

Parmi ces pouvoirs, celui de nommer tient une place centrale. La nomination est un acte mystérieux qui obéit à une logique proche de celle de la magie décrite par Marcel Mauss.

La nomination et le certificat (de propriété, de mariage, d’invalidité…) appartiennent à la classe des actes ou des discours officiels qui sont symboliquement efficients parce qu’ils sont accomplis par des personnages autorisés.

Le roi avec son pouvoir d’anoblir et l’institution de la noblesse de robe qui doit sa position à son capital culturel (juridique, administratif…) sont très proches de la logique des nominations « étatiques » et de la sanction du parcours scolaire par les titres.

Lire un article sur les Actes d’État

Mais, entre les deux, on est passé d’un capital symbolique diffus, fondé sur la reconnaissance collective de la personne du roi, à un capital symbolique qui est objectivé, codifié, délégué et garanti par l’État bureaucratisé. Les titres, verdicts, enregistrements officiels, constats, procès-verbaux, actes de l’état civil ou de vente ont la capacité de créer de la réalité objective (des personnes sont emprisonnées, deviennent propriétaires ou sont mariées…) parce que ces actes sont accomplis par des agents investis au nom de l’État.

Capital d’universalisation

La construction d’un monopole étatique de la violence physique et symbolique engendre inévitablement la construction d’un champ de luttes pour la captation de ce monopole et des avantages qu’il procure. Selon la thèse développée par Pierre Bourdieu, la monopolisation des ressources universelles ne peut être obtenue qu’en échange d’une soumission, au moins apparente, à « l’universel ».

En effet, le long processus de construction de la vision de l’État comme lieu de l’intérêt général et de l’universalité impose aux fonctionnaires de se référer aux valeurs de neutralité et de dévouement désintéressé au bien public. Cette référence obligée a des effets bien réels.

Les personnages officiels doivent en permanence sacrifier leurs points de vue particuliers ou égoïstes au bénéfice du point de vue universel ou, au moins, essayer de constituer leurs points de vue particuliers en point de vue universel.

L’universel bénéficie d’une reconnaissance universelle. Le sacrifice des intérêts égoïstes au profit de l’universel est reconnu universellement comme légitime. Pour Pierre Bourdieu, cela implique que les agents gagnent des profits symboliques et matériels lorsqu’ils agissent ou font mine d’agir dans le sens de l’universalisation.

Le champ bureaucratique est celui qui demande avec le plus de force la soumission à l’universel. Il est donc particulièrement favorable à l’obtention de profits d’universalisation. De ce fait, « le profit d’universalisation est sans doute un des moteurs historiques du progrès de l’universel ». Et donc, même si nous ne pouvons pas ignorer tous les manquements et les cas de détournements du service public à des fins personnelles, nous ne pouvons pas pour autant nier qu’il y a dans les consciences, en général, une progression de la norme qui enjoint aux agents de L’État de sacrifier leurs intérêts personnels au profit de l’intérêt général.

Gilles Sarter

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Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Le sécularisme peut-il être soumis à une investigation anthropologique ? Talal Asad répond à cette question par l’affirmative. En tant que vision du monde, le sécularisme est un objet légitime pour l’anthropologie. L’anthropologue peut tenter de mettre au jour les présuppositions, voire les contradictions qu’il renferme. En premier lieu, l’idée reçue selon laquelle le passage du religieux vers le séculier constitue un progrès en soi mérite d’être questionnée.

Sécularisme et vision du monde

Talal Asad, Penser le sécularisme, Multitudes, 2015/2, n°59Le sécularisme comme doctrine a émergé en réponse aux guerres religieuses qui ont dévasté la société chrétienne occidentale, au début de l’époque moderne. Il est souvent représenté comme l’exigence de séparer les institutions séculières du gouvernement et de la religion. Mais pour Talal Asad, il ne se réduit pas à cette exigence. Le sécularisme présuppose aussi de nouvelles conceptions de la religion, de l’éthique et de la politique.

Pour s’en tenir au domaine de la politique, Talal Asad rappelle que l’idée selon laquelle l’émergence du sécularisme est intimement liée à l’apparition de l’État-nation moderne joue un rôle important, dans la justification de la « démocratie représentative ».

Légitimité du pouvoir politique en démocratie

Par une sorte de mystification, le pouvoir politique, dans les démocraties modernes, est légitimé par des caractères d’immédiateté (absence de hiérarchies) et de solidarité horizontale. Cette horizontalité et cette immédiateté sont reflétées par les idées et les pratiques relatives à la « citoyenneté » (elle-même fondée sur l’individualisme), à la « sphère publique » (le droit théorique de tous les citoyens à participer aux débats) et au « marché » (contrats libres passés entre des égaux légaux).

A cette démocratie moderne sont opposés les régimes, dans lesquels la légitimité politique est médiatisée par la tradition, notamment par la tradition religieuse (monarchie de droit divin…).

Charles Taylor qui soutient cette thèse l’illustre de la manière suivante. Un despote traditionnel peut exiger de ses sujets qu’ils demeurent passifs et qu’ils se contentent d’obéir aux lois. Il peut agir de cette façon parce qu’il occupe une position privilégiée qui est une position d’intercession entre l’au-delà et l’ici-bas (le monarque médiateur de l’autorité divine, par exemple).

En revanche, selon Charles Taylor, le régime démocratique substitue à la contrainte despotique, une part d’auto-détermination des citoyens. Il repose sur la motivation de ces derniers à s’acquitter des contributions qui sont nécessaires pour assurer le bon fonctionnement et la reproduction de la société : payer des impôts, participer à un certain degré au processus politique, prendre les armes en cas de guerre…

Participation, loi, économie

Talal Asad formule plusieurs doutes à l’encontre de cette description. D’abord, dans nos sociétés, le paiement des impôts et l’engagement militaire reposent-ils sur la libre motivation ou sur la contrainte ? Ensuite, la participation au processus politique relève avant tout de la participation aux élections. Or plus que sur la motivation des personnes, cette dernière repose sur l’organisation et le financement de vastes campagnes électorales destinées à orienter les masses vers les urnes.

Finalement, Talal Asad suggère que la gouvernance des démocraties modernes ne repose ni sur la contrainte (force despotique) ni sur l’auto-motivation. Elle s’appuie plutôt sur un pouvoir étatique qui élabore ses stratégies en s’appuyant sur la « participation », l’« auto-discipline », la « loi » et l’« économie ».
Lire aussi un article sur la participation et la démocratie
La réalité du fonctionnement des démocraties modernes est très différente de celle de la démocratie athénienne. Plus qu’une manière effective d’organisation, la « participation des citoyens » y constitue une représentation collective utilisée pour théoriser la légitimité politique des intermédiaires.

Quant à l’ « auto-discipline » en tant que facteur indépendant, elle tient une place moins importante dans la perpétuation du système que les techniques de contrôle et l’économie. Selon Talal Asad, la plupart des politiciens seraient parfaitement conscients que la stabilité politique n’est vraiment menacée que lorsque la masse de la population cesse de jouir d’une quelconque sensation de prospérité, lorsque le régime est perçu comme totalement insensible aux gouvernés et lorsque les appareils étatiques de sécurité sont grossièrement inefficaces.

Accessibilité et horizontalité ?

De manière radicale, les démocraties représentatives modernes ne sont donc ni immédiatement accessibles, ni horizontales. L’idée de « représentation » déjà ne s’articule pas de manière évidente avec celle d’immédiateté. D’ailleurs, les débats publics font grand cas de l’idée selon laquelle les élus seraient de moins en moins représentatifs des intérêts et des aspirations d’un électorat socialement et économiquement différencié.

De plus, les groupes d’influence sur les décisions gouvernementales ont souvent un pouvoir bien plus important qu’il ne devrait être, au vu du nombre de personnes dont ils portent les intérêts (par exemple, certains syndicats agricoles ou associations et lobbies des énergies, de la grande industrie, des banques… ).

Par ailleurs, les sondages d’opinion et les médias de masse exercent une forme de contrôle permanent sur les représentations collectives et permettent à l’État et à des grands conglomérats économiques d’anticiper ou d’influencer l’opinion.

L’absence d’espaces de délibération et de décision collectives, libres et égalitaires, ouverts à toute la population traduit de manière évidente que nos sociétés ne sont pas immédiatement accessibles. Les négociations qui concernent la vie publique y sont largement réservées à une élite composée de politiciens professionnels, de hauts-fonctionnaires et de propriétaires de grandes entreprises.

Les personnes ordinaires ne participent pas à l’élaboration des grandes orientations politiques, sociales, économiques. Leur participation à des élections ne leur garantit même pas que les programmes plébiscités seront mis en pratique.

Imaginaire des sociétés modernes

L’historien Benedict Anderson est connu pour son idée selon laquelle les nations modernes sont des communautés imaginées, à travers des représentations et des images construites. Pour que les gens croient appartenir « naturellement » à une nation et qu’ils soient prêts à la défendre, ils doivent acquérir une dose minimale d’idées et de sentiments nationalistes.

Charles Taylor affirme que l’État-nation moderne doit, non seulement, cultiver ce sentiment national mais qu’il doit aussi faire de la « citoyenneté » le principe premier de l’identité. L’identité citoyenne doit transcender toutes les autres identités possibles, construites sur la classe, le genre, ou encore sur la religion. En tant qu’expérience unificatrice, elle est sensée remplacer les perspectives conflictuelles (inter-classes, inter-religions…).

Talal Asad analyse le sécularisme comme étant un élément important de cette médiation transcendante. Le sécularisme n’est pas une simple réponse intellectuelle à la question de la paix sociale et de la tolérance. Le sécularisme c’est une promulgation qui est véhiculée par l’État, l’éducation et les médias.
Voir aussi « Qu’est-ce qu’une société politico-religieuse? »
Dans les sociétés « pré-modernes », les intermédiaires (entre la divinité et le peuple) arbitraient les identités particulières sans chercher à les transcender. Le sécularisme, au contraire, permet aux intermédiaires politiques, qui se posent comme représentants de la citoyenneté, de gouverner en redéfinissant et en transcendant les différences identitaires particulières.

Pour Talal Asad, il est donc faux de présupposer que les démocraties modernes soient immédiatement accessibles et horizontales. Elles sont médiatisées et verticales. Bien que les formes de médiation qui les caractérisent soient différentes des formes chrétiennes ou islamiques médiévales, elles n’en sont pas moins effectives. Le sécularisme participe à l’élaboration de ces nouvelles médiations. De ce point de vue, le passage du religieux vers le séculier ne constitue pas un progrès en soi.

Gilles Sarter

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Publié par secession dans Institution, sociologie de l'état, 0 commentaire