Une manière d’étudier la vie en société met l’accent sur l’analyse des interactions sociales. Celles-ci sont bien sûr infinies. Pour les comprendre, il est utile d’observer leur déroulement immédiat.
Toutefois, cette observation ne permet pas une compréhension approfondie de ce qui s’y joue. Il faut aussi examiner les déterminismes sociaux qui pèsent sur leur déroulement. La notion d’espace social sert ce projet.
Les espaces sociaux
Quelles que soient les interactions sociales, elles prennent toujours place en un lieu donné : une entreprise, une famille, une école, un parti politique… Chacun de ces lieux peut être envisagé comme un espace social, c’est-à-dire comme un système de positions sociales qui se définissent les unes par rapport aux autres.
La notion de système met l’accent sur cette idée que l’espace social n’est pas un simple ensemble de positions mais un tout dont les parties sont dans des relations logiques et durables les unes avec les autres.
Dans les entreprises, par exemple, il y a des positions de grand chef, de petit chef ou de simple exécutant. Dans les écoles, il y a des positions de directeur, d’instituteur, d’élève. Dans la société capitaliste, il y a des positions bourgeoises et des positions prolétaires. Toutes ces positions se définissent par leurs oppositions. De la même manière que le haut se définit par opposition au bas, la position de chef se définit par opposition à celle de subordonné et vice-versa, celle d’enseignant par rapport à celle d’enseigné et inversement.
Il faut ajouter à cela que, dans un espace social quel qu’il soit, les positions sociales sont différenciées par des droits et des devoirs qui y sont attachés. Les positions sont aussi différenciées par les bénéfices (gratifications, honneurs, biens matériels…) qu’elles procurent ou par les coûts (efforts, sacrifices…) qu’engendrent leur occupation.
La distance sociale
Nous évoquons parfois l’idée de « distance sociale ». Par exemple, nous disons de deux personnes qu’une trop grande distance sociale les sépare. Cette distance est précisément celle qui sépare une position sociale d’une autre, celle de bourgeois de celle de prolétaire, celle de noble de celle de roturier, celle de PDG de celle d’ouvrier…
La distance sociale se mesure très concrètement aux pouvoirs sur les biens et sur les personnes que les positions sociales permettent ou interdisent à leurs occupants.
Dans la très grande majorité des cas, une trop grande distance sociale entre deux agents constitue une barrière à leur rapprochement physique. En témoignent les nombreuses histoires d’un amour impossible entre deux personnes occupant des positions très distanciées.
Dans tous les cas, la distance sociale pèse de manière déterminante sur les interactions entre les agents. Par exemple dans une interaction entre un professeur d’université et une étudiante ce qui peut être dit, les comportements et les attitudes qui peuvent être adoptées sont fonction de la distance sociale qui les sépare. Dans l’espace social universitaire, les positions sociales du professeur et de l’étudiante s’établissent en regard des axes jeune/vieux, femme/homme, non-titré/titré…
Le sens pratique
Lire un article sur la notion d’institution sociale
Dans tous les espaces sociaux (la société française ou japonaise, l’école, l’entreprise, le monde de l’art…), le respect des distances est imposé par différentes institutions sociales : lois, coutumes, croyances, codes de bonnes manières… Dans une large mesure, l’apprentissage de ce respect s’effectue de manière implicite ou silencieuse.
Les mécanismes de la socialisation font que les comportements des agents sont ajustés aux espaces dans lesquels ils sont socialisés. Ils acquièrent un sens pratique qui leur permet d’orienter leurs pratiques dans le respect des distances sociales établies.
Le sens pratique des agents – qu’ils occupent des positions subalternes ou dominantes – leur dicte plus ou moins spontanément, plus ou moins consciemment, comment s’y prendre dans leurs interactions, comment rester à leur place, comment ne pas déroger, comment respecter les convenances , « jusqu’où ils peuvent aller »…
Lire un article sur la notion d’habitus
Le sens pratique explique en partie les phénomènes d’autocensure et de conformisme qui favorisent la reproduction de l’ordre social tel que les agents le trouvent établi. Toutefois, il est difficile de dire si en général, dans les espaces sociaux, le conformisme l’emporte sur la transgression ou l’inverse.
Le désir de distinction
Par ailleurs, les agents sociaux sont souvent animés par un désir de distinction. Le principe de distinction est particulièrement opérant dans nos sociétés capitalistes modernes. La socialisation y suscite le désir de posséder une identité sociale propre et d’exister distinctement. Les agents sont encouragés à rechercher de la visibilité, de la reconnaissance, de l’importance, même si les conditions objectives de réussite sont très réduites.
Bien sûr, au sein de chaque sous-espace – le monde de l’entreprise, le monde académique, le monde de la consommation ou celui du militantisme politique… – les modalités concrètes que prend la quête de distinction sont différentes.
Mais le principe reste identique. Parce que l’existence d’un agent social reçoit son sens et son importance des autres, il s’efforce d’acquérir des propriétés (matérielles ou symboliques, subjectives ou objectives) plus prestigieuses ou plus rémunératrices, dans l’espace social considéré.
Ce travail de distinction peut s’effectuer au niveau individuel mais il peut aussi constituer un enjeu collectif. C’est ce qui se passe quand des agents occupant une position sociale identique agissent collectivement pour la valorisation de cette position.
Voir aussi un article sur la lutte pour les classements
Pensons, par exemple, aux luttes ouvrières pour imposer la reconnaissance de la valeur de leur travail, par le patronat, les pouvoirs publics ou les autres catégories de salariés.
En conclusion, pour comprendre ce qui se joue dans une interaction sociale, il faut s’intéresser à la structure et au fonctionnement de l’espace social dans lequel elle se déroule. Il faut voir comment s’y distribuent les positions sociales et comment s’établissent les sens pratiques et les logiques de distinction qui orientent les manières d’agir et de penser des agents.
Gilles Sarter
Sources :
Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascarel.
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil.
Les importances de la sociologie