Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Le mot « peuple » est l’objet d’un conflit politique. Dans les « démocraties modernes », il est utilisé comme un opérateur de sujétion. L’État revendique d’agir au nom d’un peuple qui n’est invité à s’exprimer qu’au moment des élections. En revanche, dans les moments révolutionnaires, le mot « peuple » permet à une fraction sociale dominée de revendiquer en masse la démocratie sociale pour tous.

Ambiguïté d’un mot

Le mot « peuple » est ambigu. Dans des expressions comme « le peuple français » ou « le peuple kurde », il véhicule l’idée d’une identité trans-historique, culturelle ou ethnique. C’est l’ethnos grec ou le Volk allemand. Mais « peuple » désigne aussi la multitude, la masse, la foule, le plêthos grec qui constitue une force physique capable de modifier le cours de l’histoire.

« Peuple » supporte encore une autre ambivalence. Le peuple, c’est le peuple social, fraction des dominés et c’est aussi le peuple politique, composé de tous les citoyens. Cette ambivalence est présente dans le mot grec démos, sur lequel est construit « démocratie » qui signifie à la fois « le pouvoir des plus pauvres » et « le pouvoir de l’ensemble des citoyens ».

Cette ambivalence, nous permet de comprendre que « peuple » convient parfaitement pour exiger la transfiguration d’une partie en tout. Le mot est un opérateur révolutionnaire par lequel une fraction sociale dominée peut revendiquer en masse de jouer un rôle politique. Le peuple (social) n’est rien, mais il veut devenir tout (peuple politique).

Les révolutionnaires soutiennent que la démocratie universelle n’est pas atteignable si le « peuple social » en est exclu. La seule démocratie véritable ne peut être que la démocratie sociale.

Forçage sémantique lors de la Révolution

Gérard Bras explique qu’en langue française, ce forçage sémantique autour du mot « peuple » a eu lieu au 18ème siècle.

A cette époque, le mot est devenu si péjoratif que Jaucourt écrit dans L’Encyclopédie qu’il n’y a plus que les laboureurs et les ouvriers qui se disent du peuple. Rousseau cependant s’en revendique à titre personnel. Il dit de lui-même qu’il « est peuple ». Et dans Du Contrat social, il réinstalle le peuple social, méprisé par les Grands, comme concept politique, en affirmant qu’en République, c’est le peuple qui est souverain.

Adoptant une perspective similaire, Mirabeau soumet, en juin 1789, une motion à l’Assemblée des Communes. Il propose aux députés du Tiers de se constituer en « Assemblée du peuple français ». Dans le cadre des États Généraux, convoqués par Louis XVI, ces derniers ont refusé le vote par ordres séparés et réclamé un vote par tête, dont la noblesse et le clergé n’ont pas voulu pas.

Les députés du Tiers tentent de comprendre comment ils peuvent se constituer en représentants d’un tout alors qu’ils sont représentants d’une fraction. Pour Gérard Bras, Mirabeau a saisi que parler au nom du peuple permet d’engager la configuration politique de ce dernier.

Gérard Bras, Les voies du peuple, Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

Le sens social de « peuple » (avili et méprisé par la noblesse) ne fait pas obstacle à la possibilité de sa promotion politique. La tâche des députés consiste à s’en revendiquer pour l’ennoblir alors même qu’un peu partout dans le royaume la contestation de la foule qui est la seule force effective gagne en intensité.

La motion proposée par Mirabeau est rejetée. Mais de 1789 à 1794, le mot « peuple » devient un élément majeur du langage révolutionnaire. De péjoratif, il finit par désigner le nom de la masse configurée en sujet politique. Le peuple s’est donc élaboré comme corollaire de la représentation.

La volonté populaire s’est donnée à entendre par la voix de ceux qui se sont constitués comme ses représentants. Les révolutionnaires ont forgé de nouvelles institutions, à la fois en s’autorisant de la force de la multitude et en se soumettant à sa pression (pétitions, manifestations, insurrections…).

Principe de droit et affect

La promotion du peuple à travers la séquence révolutionnaire repose sur une double ambivalence. Premièrement, le même mot désigne à la fois le tout et la partie. Deuxièmement, il sert de nom à un principe de droit et réalise une union en suscitant des affects.

« Peuple » devient un principe de droit en fondant le pouvoir des députés. Il permet aux députés, qui ne sont que représentants du Tiers, de se constituer en représentants du peuple tout entier. En s’autorisant à parler et à agir au nom du peuple, les députés réalisent un double geste. Ils constituent le peuple comme principe de la décision politique. Et ils constituent l’Assemblée comme lieu de la décision effective. Juridiquement, parler au nom du peuple, c’est constituer un peuple.

Mais la parole énoncée au nom du peuple est aussi chargée affectivement. Elle rend sa fierté à la fraction dominée qui se reconnaît comme composant le peuple. L’auto-proclamation des députés en représentants du peuple permet aux représentés de passer du sentiment d’indignité à l’indignation et de l’indignation à la fierté d’être soi, du mépris à la reconnaissance sociale et politique.

Gérard Bras reconnaît, dans cette invention du peuple en politique, la matrice qui organise la politique moderne, entre les deux pôles constitués par les masses et les institutions, la protestation hors du pouvoir légal (manifestations, grèves, insurrections…) et le parlementarisme. Les « démocraties modernes » se définissent principalement comme des régimes de la représentation, occultant ainsi la contestation « par la rue » et la participation comme mécanismes importants de la démocratie véritable.

Politique du peuple

Le concept politique de « peuple » n’a pas par soi de vertu émancipatrice, ni l’inverse. Il peut devenir un opérateur de sujétion quand le pouvoir l’accapare pour parler et agir en son nom. C’est le cas lorsque le « peuple » est posé face à l’étranger et qu’il est pris dans des frontières. A ce titre, il n’existe que par l’État qui le représente.

C’est aussi le cas lorsque le discours hégémonique sur « l’État de droit » le réduit à l’Un du corps électoral, maintenu sous le pouvoir étatique: « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où? Comment? (…) c’est tout simplement la négation de la France! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » (allocution du président de la République du 31 décembre 2018)

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A l’inverse, le concept de « peuple » peut libérer une force d’émancipation. Il le peut s’il devient le nom d’un agir collectif et si la politique conduite en son nom ne se réduit pas à une simple stratégie de prise des commandes de l’organisation étatique.

Une véritable politique du peuple se manifeste quand une multitude de citoyens-sujets se soustrait à la sujétion, pour viser la liberté à travers l’égalité (la liberté de la puissance collective et non celle de la concurrence entre individus) et que, ce faisant, elle pose la question de la délibération publique, de chacun à égalité avec chacun.

Gilles Sarter

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