secession

Penser l’émancipation : la liberté comme délivrance ou comme autonomie

Penser l’émancipation : la liberté comme délivrance ou comme autonomie

L’idée d’émancipation renvoie à celle d’affranchissement d’une tutelle ou d’une domination. Pour cette raison, elle est fortement associée à l’idée de liberté.

D’une part, penser l’émancipation des individus ou des groupes suppose d’analyser les formes de dominations auxquelles ils sont soumis. D’autre part, cela suppose d’envisager des manières de se dégager des contraintes en question.

La thèse que soutient Aurélien Berlan est que notre conception de l’émancipation est trop marquée par une vision de la liberté, comme délivrance des dominations directes. Cette manière de voir n’est plus en adéquation avec notre époque.

En effet, celle-ci est caractérisée par la prégnance de rapports de dominations anonymes. Or une émancipation vis-à-vis de ces dominations indirectes nécessite de penser la liberté, non pas comme délivrance, mais comme autonomie.

Les formes anonymes de domination

Le fonctionnement du monde actuel est marqué par la prégnance de formes de dominations systémiques et anonymes : argent, marchés, dettes publiques, traités et organisations internationales, législations et appareils étatiques, firmes multinationales…

Qualifier ces formes de dominations d’ « anonymes » ne signifie pas qu’il n’y ait pas des individus qui les mettent en place et qui en tirent des profits. Mais cela signifie que ces dominations sont indirectes. Elles stabilisent le fonctionnement de nos sociétés en orientant les choix et les actions individuels. Elles emprisonnent les hommes et les femmes dans des systèmes de dépendances matérielles (emploi, crédit, consommation…).

Aurélien Berlan, Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles, Revue du Mauss, 2016/2, n°48

Pour comprendre ce qui se joue autour du projet d’émancipation de ces formes de domination, il faut rappeler un paradoxe. Les institutions mises en accusation ont été et sont encore perçues comme libératrices.

En effet, la division du travail social, la mise en place des marchés des biens de consommation et de la force de travail, les progrès techniques et le productivisme, le développement de la bureaucratie, l’universalité de la loi, la constitution d’un État de droit ont permis aux individus de s’affranchir d’un certain nombre de dominations directes féodales, communautaires, cléricales, corporatives, familiales…

Mais, il convient de spécifier que la forme de liberté conquise n’est pas la même que celle qu’il s’agit de conquérir sur les dominations anonymes.

Dans la première situation, la liberté se conçoit comme une délivrance. Les individus se délivrent de tutelles (seigneur, prêtre, patriarche, maître du métier…) qui limitaient leurs marges de manœuvre en termes de choix et d’actions.

Dans la seconde situation, la liberté consiste en un gain d’autonomie. Il s’agit pour les individus de reprendre la main sur l’ensemble des activités dont ils ont été dessaisis par des organisations qui les dépassent et qui ont finis par leur imposer leurs propres décisions.

La liberté comme délivrance

La conception de la liberté comme délivrance a une généalogie d’origine religieuse. Il s’agit de la vision du salut comme dépassement des maux qui sont liés à la condition humaine sur terre. Cette vision qui est prégnante dans la Bible n’est pas propre au christianisme mais se retrouve dans différentes traditions, notamment dans toutes celles que Max Weber a qualifié de négations passives du monde..

Sur ce sujet, lire l’article « Capitalisme: négation-active du monde »

Dans ces traditions, la vraie liberté ne commence qu’avec la négation des contraintes physiques et sociales que nous imposent la vie sur terre.

Selon A. Berlan, quatre thèmes principaux alimentent notre conception de la liberté comme délivrance. Il s’agit de la délivrance du labeur, de l’abolition de la souffrance physique, du repoussement de la mort et de la suppression de la nécessité de « faire avec les autres ».

C’est l’espoir d’une délivrance de ces quatre maux qui nous fait placer notre confiance dans le progrès technologique, le productivisme et le consumérisme ou encore dans la gouvernance par des politiciens professionnels, des experts et des savants.

L’idéal de prise en charge de soi

L’insuffisance de la conception moderniste de l’émancipation tient à ce qu’elle s’envisage comme une tentative de délivrance de contraintes physiques et sociales et qu’elle s’en remet pour ce faire à des organisations extérieures.

Cette conception de la liberté alimente les formes anonymes de domination car les institutions (marchés, argent…) ou organisations (firmes, appareils étatiques, politiciens professionnels…) en charge de la délivrance finissent par prendre le contrôle des vies individuelles.

Pour lutter contre ces prises de contrôle, A. Berlan propose de remettre en avant une autre conception de la liberté qui possède aussi sa propre tradition historique. Il s’agit de la liberté comme autonomie, c’est-à-dire comme prise en charge individuelle et collective de soi-même.

Pour montrer le lien entre l’idée d’autonomie et celle de liberté, le philosophe repart des analyses de Karl Marx et de Max Weber.

L’émancipation comme autonomie

K. Marx montre que le mode de production capitaliste est fondé sur un principe d’exclusion. Les travailleuses et les travailleurs, les seuls véritables producteurs, sont séparés des moyens de production. Les capitalistes s’en réservent le droit d’usage. Les prolétaires étant privés des moyens matériels d’assurer leur subsistance sont contraints de se soumettre à la domination des capitalistes.

M. Weber généralise cette idée. Les individus sont dépossédés des moyens concrets de vie, non seulement dans le domaine de la production, mais aussi dans ceux de la protection et de la sécurité, de l’éducation, de la réglementation de leur vie sociale. Cette dépossession s’opère au profit de grandes organisations centralisées et bureaucratiques (usines, banques, armées, polices, administrations étatiques…). Elle conditionne une domination croissante qui restreint l’autonomie des individus et finit par les enfermer dans un « carcan d’acier ».

L’imaginaire de la délivrance par l’abondance, par le progrès du productivisme et par la division du travail social (y compris de l’activité politique) a donc détourné les individus de l’idée de faire eux-mêmes les choses nécessaires à la vie individuelle et collective.

L’idéologie dominante les a convaincus pour une bonne partie qu’il valait mieux faire faire un maximum de choses, par des instances « spécialisées » ou « plus compétentes » que les gens ordinaires. Cela concerne tout autant la production de biens de consommation que l’éducation des enfants ou que la décision politique.

C’est ainsi qu’une plus grande liberté par la délivrance de contraintes s’est transformée en une domination anonyme accrue. Il en résulte, finalement, que les individus sont enserrés dans une dépendance quasi-totale au mode de production capitaliste et à un mode de gouvernement oligarchique.

Cette dépendance explique dans une large mesure, notre impuissance à ré-orienter nos modes de fonctionnements alors même que les conditions de vie sur la planète sont en danger.

L’urgence de la situation appelle à reconsidérer notre vision de l’émancipation comme décharge, pour lui substituer celle de l’autonomie qui repose sur l’idée d’une prise en charge par soi-même individuelle et collective.

Gilles Sarter

Publié par secession dans Tous les articles, 0 commentaire
Penser la singularité et le collectif avec la théorie de l’habitus

Penser la singularité et le collectif avec la théorie de l’habitus

La théorie de Pierre Bourdieu sur l’habitus permet de penser les rapports entre les individus, leurs singularités et les déterminations sociales auxquelles ils sont soumis.

C’est ce que propose de montrer Philippe Corcuff en confrontant le concept d’habitus aux concepts de mêmeté et d’ipséité, tirés de la philosophie de l’identité développée par Paul Ricoeur.

Prégnance du collectif sur l’individuel?

Une réception appauvrie de la théorie sociologique de Pierre Bourdieu présente celle-ci comme étant marquée par la prédominance du tout sur les parties ou du collectif sur l’individuel. Le concept d’habitus servirait à penser la prégnance du commun sur les individualités singulières.

Alors que le singulier renvoie à ce qui se présente comme étant unique et comme ne pouvant être copié, la théorie de l’habitus mettrait en avant l’action homogénéisatrice des dispositions partagées par des classes entières d’individus.

Pour sa part, le sociologue Philippe Corcuff propose une critique moins tranchée. Il voit dans le concept d’habitus, tout à la fois, un point d’appui et un obstacle pour appréhender les facettes des identités individuelles.

L’habitus est conçu, par Pierre Bourdieu comme un système de dispositions que les agents sociaux acquièrent par socialisation. Ces dispositions sont productrices de manières d’agir et de penser qui présentent une certaine régularité ou un « air de famille », chez un même individu mais aussi entre les individus qui ont vécu les mêmes expériences socialisatrices.

Pour autant, Pierre Bourdieu ne prétend pas que les singularités individuelles sont totalement écrasées sous les déterminismes sociaux. Ainsi, dans Le sens pratique, il dresse une première différence entre habitus de classe et habitus individuel.

Singularité forgée dans le collectif?

Les habitus de classe existent bel et bien parce qu’il existe des conditions d’existence et donc des conditionnements sociaux communs à tous les individus occupant une même position de classe. En revanche, tous les membres d’une même classe ne font pas exactement les mêmes expériences et dans le même ordre.

Lire un article sur la socialisation comme intériorisation de dispositions

Par exemple, il est relativement facile de montrer que les ouvrières et les ouvriers vivent un certain nombre d’expériences communes : subordination dans le travail, nécessité de battre le pavé pour trouver un emploi et subvenir à leurs besoins, faible valorisation symbolique de leur statut socio-professionnel, bas salaires qui conditionnent leurs modes de consommation…

Ces conditions communes de socialisation engendrent la formation d’un système de dispositions qui constitue un habitus d’ouvrière et d’ouvrier.

Cependant, tous les ouvriers et ouvrières ne sont pas entrés dans cette position de la même manière (volontairement ou par contrainte, sans avoir fait d’études ou après avoir étudié, par « tradition familiale » ou suite à une rupture avec le milieu familial d’origine, en étant un homme ou une femme…). Et il n’y ont pas tous connu un parcours identique (carrière complète dans une même entreprise ou changements fréquents, périodes de chômage, cultures professionnelles liées aux secteurs d’activité…).

Cette part de singularité dans les trajectoires constitue le principe de différenciation entre les habitus individuels. Et chaque habitus d’ouvrier ou d’ouvrière peut donc être envisagé comme une variante structurale des autres.

C’est ainsi que Philippe Corcuff propose de voir, dans l’habitus, une individuation de dispositions qui sont collectives. Il avance que le concept permet de penser le collectif dans le singulier et d’envisager la singularité comme se forgeant dans les rapports sociaux.

Habitus, mêmeté et ipséité

A ce titre, l’approche de Pierre Bourdieu permet, avec plus ou moins de difficultés, d’aborder l’étude empirique des identités individuelles, à travers deux pôles définis par Paul Ricoeur : la mêmeté et l’ipséité.

La mêmeté c’est la permanence du « quoi », dans la réponse à la question « que suis-je ? ». Le concept vise ces propriétés, caractères ou dispositions durables à quoi on reconnaît une personne et la différencie d’une autre.

L’ipséité c’est le « qui » de la question « qui suis-je ? » et non plus le « quoi » de « que suis-je ? ». Elle est la part subjective de l’identité personnelle celle qui est liée au sens que l’individu a de sa propre unité et de sa continuité. L’ipséité c’est ce qui fait que, à travers les âges, les changements de situation, les transformations morales et physiques, l’individu a tout de même le sentiment d’être la « même personne ».

Lire un article sur le concept d’habitus dans la sociologie de Pierre Bourdieu

Philippe Corcuff souligne que l’habitus de Pierre Bourdieu est très directement concerné par la mêmeté. La relation avec l’ipséité est moins directe.

En effet, la recherche de la configuration des dispositions intériorisées par un individu permet de dessiner le tableau de la singularité et de la permanence de sa personne. Le concept d’habitus permet ainsi d’aborder la question de l’identité individuelle, par le pôle de la mêmeté, comme étant le produit de contraintes et de ressources sociales.

En revanche, Philippe Corcuff pense qu’il est plus difficile de tisser des liens entre l’habitus et la singularité comme sens subjectif de soi-même (ipséité).

Pour Pierre Bourdieu, le sens authentique de soi-même n’est pas immédiatement donné. Au contraire, il faut le conquérir, en s’extrayant des illusions que l’individu entretient à son sujet. Le sociologue parle d’ « illusion biograhique » pour évoquer la manière fictive qu’auraient les individus à se représenter leur soi.

A l’illusion biographique, Pierre Bourdieu oppose la socio-analyse qui reconstruit les habitus à partir de faits sociaux objectivables. Et Philippe Corcuff souligne le caractère spinoziste de cette approche par la connaissance de ses propres déterminations.

Chez Pierre Bourdieu, l’émergence d’un sujet authentique serait envisagée comme possible mais uniquement par l’auto-connaissance de ses propres déterminations sociales.

Or l’ipséité ne désigne pas l’aboutissement d’une auto-analyse mais une dimension active de l’expérience quotidienne. Elle est relative à un « je » en action qui « se retrouve » ou reconnaît son authenticité, à travers la pluralité des engagements de l’individu. Comme ces engagements sont généralement pris dans des relations sociales la sociologie a forcément quelque chose à dire à ce sujet, mais en s’émancipant de la notion d’habitus.

Gilles Sarter

Publié par secession dans Tous les articles, 1 commentaire
La démocratie comme mouvement réel

La démocratie comme mouvement réel

Si nous évitons d’essentialiser la démocratie alors nous ne cherchons plus, derrière le mot « démocratie », un mode d’organisation social, homogène et durable, voire intemporel (à la manière des Idées de Platon). La démocratie n’est plus un projet, c’est-à-dire un portrait d’une société fictive qu’il s’agit de faire advenir.

La démocratie devient la direction dans laquelle doit être réalisée une transformation sociale majeure mais dont le résultat n’est jamais déterminé à l’avance et de manière indépendante des circonstances réelles. La démocratie apparaît alors comme un horizon (Philippe Corcuff), une boussole (Erik Olin Wright) ou une visée (Lucien Sève).

Le mouvement réel de la démocratie

Ni un horizon, ni une boussole, ni une visée ne sauraient être atteints. Ils ne tracent pas non plus un itinéraire définitif, jalonné d’étapes nécessaires. Ils offrent seulement des repères pour avancer. Les expériences et les institutions démocratiques seront toujours pour partie insatisfaisantes et elles risqueront toujours d’être érodées, à la longue, par la réapparition de rapports de domination ou d’exploitation.

Friedrich Engels et Karl Marx se sont efforcés de penser le communisme comme « mouvement réel de sortie du capitalisme » (Idéologie allemande). A ce titre, ils l’ont envisagé comme un ensemble de pratiques sociales, soumises à des contradictions et à une pluralité de facteurs, dans le contexte d’une société capitaliste qui elle-même n’est pas une substance homogène, mais qui est mouvante et travaillée par différentes tendances.

De la même manière, la démocratie peut être conçue comme un ensemble de pratiques réelles, situé dans le contexte de nos sociétés telles qu’elles sont et non pas telles que nous les imaginons.

L’individualisation et la démocratie

Une hypothèse forte relative aux caractéristiques marquantes de nos sociétés actuelles concerne l’individualisation croissante des individus. Ce mouvement pluriséculaire mais qui s’accélérerait fortement depuis le siècle dernier entraînerait un fort déplacement du « nous » vers le « je ». Les sociologues qui s’y sont intéressés en fournissent des observations contrastées. Les uns pointent un désir croissant d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, les autres une érosion du lien social et la multiplication des pathologies narcissiques.

Sur la démocratie, les effets de l’individualisation semblent également contrastés. D’un côté, il y aurait une désaffection pour la représentation (abstention) et pour les formes traditionnelles d’action collective (partis, syndicats..). De l’autre, il y aurait émergence de nouvelles formes d’engagement, valorisant les capacités individuelles et l’action directe, visant des objectifs plus ciblés, sur des durées limitées.

Le désir de participer

Cette question du rapport entre individualisation et démocratie débouche sur une autre qui concerne sa désirabilité. Si nous envisageons la démocratie comme un mouvement de transformation sociale qui implique une plus grande participation des individus aux décisions collectives, alors nous devons nous demander si cette participation est désirable par les individus.

Si nous réussissons à nous débarrasser de rapports inégalitaires et oppressifs et à modifier les agencements sociaux qui font obstacle à la participation, sommes-nous certains que celle-ci augmentera significativement et durablement ? Dans le contexte de l’individualisation, d’autres activités sont peut-être plus désirables par les individus que la participation démocratique.

Comme l’écrit Philippe Corcuff, la démocratisation est peut-être philosophiquement souhaitable mais elle n’est pas anthropologiquement « naturelle ». Et il convient, en la matière, de retenir la leçon de Pierre Bourdieu : une activité ne devient intéressante ou désirable qu’à partir du moment où des agents sociaux ont été prédisposés à la trouver intéressante. Ce goût ou cette disposition nécessitent un travail de socialisation.

Si nous voulons démocratiser la société, poursuit Philippe Corcuff, nous devons partir des individus réels et non d’individus imaginaires. S’ils sont de plus en plus individualisés, il faut faire preuve d’imagination pour rendre la participation démocratique plus désirable, en prenant en compte les aspirations et les rythmes de l’individualité.

La loi de la nécessité historique de l’oligarchie

Le problème de la relation entre individualisation et désir de participation débouche très directement sur la question des organisations militantes. Comme nous l’avons déjà dit, l’hypothèse est forte d’un lien existant entre individualisation croissante et désaffection pour les formes traditionnelles du militantisme (partis, syndicats…).

Voir sur ce thème « Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire? »

Cette désaffection s’explique notamment par le fait qu’à partir du début du 20ème siècle, les partis de masse et les grands syndicats ouvriers se sont organisés de manière bureaucratique.

Dès cette époque, Max Weber (Le métier et la vocation d’homme politique) et Roberto Michels (Les partis politiques) ont montré que cette bureaucratisation a engendré un mouvement de spécialisation et de professionnalisation de la politique.

Roberto Michels appelle « loi de la nécessité historique de l’oligarchie », cette tendance qui dans les grandes organisations, s’enracine dans la recherche d’efficacité, conduit à la division du travail, donc à la spécialisation et in fine à la domination des spécialistes sur les non-spécialistes.

Il faut ajouter que la constitution des grands partis et syndicats ouvriers bureaucratisés s’est effectuée dans le contexte de la formation des États modernes, avec leurs grandes administrations publiques et leurs institutions politiques fondées sur le système de l’élection.

Dans les organisations politiques et dans la société en général, il y eut des postes en tout genre à pourvoir, par les dirigeants des partis et des syndicats : secrétaires, délégués, journalistes, administrateurs de coopératives et de caisses de sécurité sociale, élus municipaux, parlementaires, assistants parlementaires, agents d’administrations locales ou nationales…

Pierre Bourdieu résume ce phénomène en rappelant que dans les sociétés modernes, le champ politique est le lieu où s’engagent à la fois des luttes pour des idées ou des idéaux et des combats pour des pouvoirs donc des privilèges. Les conditions y sont réunies pour que la représentation politique tourne à la dépossession des représentés au profit des représentants, des électeurs au profit des élus, des militants au profit des politiciens professionnels, des adhérents au profit des dirigeants.

L’individualisation et la représentation

Le sociologue pointe ici l’existence d’un mécanisme social paradoxal. Les classes ou les groupes dominés ont besoin de la représentation pour affirmer leur présence dans l’espace public et politique mais ils risquent en satisfaisant ce besoin d’être aliénés par leurs propres représentants.

Il y a un autre paradoxe qui demeure souvent à l’état d’impensé mais que Pierre Bourdieu s’efforce de rappeler. La domination des représentants sur les représentés ou des gouvernants sur les gouvernés suppose le plus souvent l’adhésion des dominés. Il faut donc éviter de tomber dans un manichéisme qui oppose deux pôles séparés, jugés positivement et négativement. Et il faut s’efforcer d’envisager les rapports entre dominants et dominés dans toute leur complexité.

Nous comprenons que l’individualisation croissante, avec son cortège d’attentes d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, puisse provoquer un rejet de la représentation. Ce désaveu est d’autant plus compréhensible quand cette représentation découle d’un processus de spécialisation et de professionnalisation qui a dérivé vers des rapports oppressifs.

Pour autant, cette critique ne doit pas conduire à oublier l’utilité de la représentation et des organisations partisanes, pour la conquête et la garantie des droits individuels et collectifs. En la matière, il faut encore une fois revenir à la question de l’innovation.

La démocratie dans les organisations

A ce titre, la mise en œuvre d’agencements démocratiques qui dépasseraient les contradictions de la représentation (participation et délibération directes, fédéralisme, communalisme…) semble en adéquation avec la tendance à l’individualisation. Pour contrer le processus spécialisation → professionnalisation → domination, l’hypothèse d’un fonctionnement « horizontal » ou « en réseau » ou encore une forme de synthèse autour de la base paraissent satisfaisants.

Lire sur ce sujet « Structures horizontales et élites informelles »

Pourtant des retours sur expériences montrent que ces agencements ne suffisent pas à garantir un accès égalitaire à la prise de parole et à la décision. Jo Freeman, par exemple, a montré comment ils peuvent déboucher sur la constitution d’élites informelles ou sur la monopolisation de la décision par les individus qui s’y sentent autorisés du fait de leurs compétences personnelles.

Il se peut aussi que la tendance à l’individualisation, avec sa plus grande valorisation de la vie personnelle et familiale, entraîne quand même une délégation des tâches militantes à ceux qui acceptent de les prendre en charge.

Encore une fois plutôt que de privilégier une approche substantialiste de la démocratie, il vaut peut-être mieux envisager la démocratie comme un mouvement réel, au sein des organisations militantes.

Lire aussi « L’administration démocratique directe et son instabilité »

Plutôt que de dresser le portrait d’un mode d’agencement privilégié qu’il faudrait s’efforcer de faire advenir, il faut peut-être essayer de combiner des agencements (représentation, démocratie directe…) non totalement aboutis mais qui tendent toujours à s’améliorer et à s’adapter aux circonstances réelles.

Gilles Sarter

Publié par secession dans Démocratie, 0 commentaire
Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Pour les groupes dominés, la question de l’action politique émancipatrice est liée à celle de l’autonomie, c’est-à-dire à la capacité de se déterminer soi-même.

Sur le plan des structures sociales objectives, c’est la capacité à s’auto-organiser, à construire des institutions (partis politiques, syndicats, associations…) durables et indépendantes. Sur le plan des structures sociales mentales, c’est la capacité à s’auto-définir soi-même, en rompant avec les visions et les divisions du monde imposées par les dominants (identitarisme, essentialisme, racisme, sexisme…).

Les problèmes de l’autonomie

Dans leur lutte pour l’autonomie, les dominés sont confrontés à un certain nombre de problèmes que ne connaissent pas les dominants. Alors que les dominés doivent inventer des nouvelles formes d’action et de pensée, les dominants peuvent se contenter d’un statu quo sur les structures sociales mentales et objectives existantes. Or il est plus économique de se conformer aux structures établies que de s’en extraire.

Abdellali Hajjat, Les dilemmes de l’autonomie : assimilation, indigénisme et libération, site Quartiers XXI, 7 octobre 2015

Il en résulte que les groupes de dominés sont traversés par ce qu’Abdellali Hajjat appelle des dilemmes de l’autonomie. Ces dilemmes peuvent conduire à des conflits internes et à des scissions.

Les analyses du sociologues sont issues de l’observation de mouvements de lutte de l’immigration : mouvements anticolonialistes algériens, mouvement des travailleurs immigrés (1960-1970), mouvement des jeunes immigrés (1980-1990), organisations musulmanes, noires, sans-papiers ou de femmes racisées.

L’alliance entre représentants et représentés

Le mouvement nationaliste algérien né en France dans les années 1920 a réussi à construire son autonomie politique sur l’alliance entre une émigration algérienne politique et une émigration de travail faiblement politisée.

Ce rapprochement entre les deux groupes était facilité par une forme de connivence. Ils étaient tous les deux constitués principalement de jeunes hommes, confrontés à la même expérience de l’émigration, notamment à la séparation avec leur milieu familial et social d’origine.

La politisation de l’émigration de travail, par l’action des émigrés politiques, conduisit à la création d’un nouveau groupe social, celui des « Algériens », ayant un objectif précis, l’indépendance territoriale de l’Algérie et la souveraineté nationale du peuple algérien.

Grâce à cette alliance avec l’émigration de travail, les premiers émigrés politiques purent s’affranchir de la nécessité de chercher l’appui de grands partis politiques français, stratégie qui aurait pu conduire à leur mise sous-tutelle. Les mouvements d’émigrés, après les Indépendances, connurent une situation différente.

Le défaut d’institutions autonomes

Le Mouvement des Travailleurs Arabes (1972-1976) et les mouvements des jeunes immigrés (années 1980-1990) ne réussirent pas à opérer une jonction solide avec les populations qu’ils voulaient représenter et donc à construire des organisations politiques durables.

Le MTA était principalement composé d’étudiants, de militants de la cause palestinienne, d’opposants aux dictatures de leur pays d’origine et d’ouvriers politisés. Ils ne réussirent pas à surmonter les divisions de nationalités et de classes internes à la population émigrée.

En ce qui concerne la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983), la plupart des marcheurs étaient des enfants de harkis, catégorie de population stigmatisée au sein de l’émigration. Ils éprouvèrent de ce fait une grande difficulté à se poser en porte-paroles de l’ensemble des jeunes émigrés. Le succès de la Marche s’explique davantage par le soutien de militants de gauche, de journalistes et de membres du gouvernement socialiste que par l’adhésion active et massive de ces derniers.

Or pour Abdellali Hajjat, c’est cette incapacité à construire un lien entre représentants et représentés qui a conduit directement à l’impossibilité de bâtir des institutions politiques ou militantes autonomes au sein des minorités.

Une institution au sens ordinaire (parti, syndicat, association…) est une structure sociale qui est créée par des individus mais qui survit à leur départ et qui continue à remplir les fonctions pour lesquelles elle a été créée (porter la « cause », mener la « lutte »…).

Les organisations qui n’arrivent pas à opérer une jonction entre représentants et représentés ne survivent pas au désengagement de leurs fondatrices et fondateurs.

La stratégie assimilationniste

Les dilemmes de l’autonomie mentale portent sur les catégories de pensées qui permettent aux groupes dominés de se penser et de penser les divisions du monde social. Abdellali Hajjat identifie trois idéaux-types de stratégies mises en œuvre par les militants minoritaires.

La stratégie assimilationniste adopte les catégories de pensée d’un racialisme inavoué. Si le racialisme avoué croit en la supériorité d’une « race » ou d’une culture sur une autre, le racialisme inavoué proclame l’égalité entre les êtres humains mais à condition qu’ils se soumettent à un processus d’assimilation.

En d’autres termes, les dominés peuvent s’émanciper mais si et seulement si ils abandonnent des mœurs, des pratiques, des croyances considérés comme inférieurs.

Pour Abdellali Hajjat, les stratégies assimilationnistes ne peuvent être considérées comme des stratégies d’autonomisation efficaces. En effet, il n’y a pas plus hétéronome que d’accepter la négation de sa propre individualité.

La stratégie de l’indigénisme

Abdellali Hajjat voit dans la stratégie de l’indigénisme, une forme de perpétuation d’une catégorie de la pensée dominante, l’essentialisme. L’essentialisme réduit l’identité des individus ou des groupes à quelques caractéristiques permanentes de types « raciales », religieuses, culturelles ou sociales [1].

Pour Edward Saïd (Culture et Impérialisme), l’impasse de l’indigénisme réside dans l’acceptation des termes et conséquences de l’impérialisme lui-même : la division du monde et le dressage des êtres humains les uns contre les autres (noirs contre blancs, musulmans contre chrétiens, juifs contre arabes…).

Abdellali Hajjat associe une autre impasse à l’indigénisme. La focalisation sur quelques traits identitaires constituerait un obstacle pour les approches intersectionnelles. Si la pureté de l’identité devient la préoccupation essentielle, elle peut conduire à rejeter les alliances avec les groupes qui ne la partagent pas, mais dont les membres vivent des formes de domination ou d’oppression similaires (racisme, exploitation économique, sexisme…).

La stratégie de l’humanisme radical

Finalement, la stratégie que Abdellali Hajjat préconise est celle de l’humanisme réel ou humanisme radical dont il rattache la tradition à Edward Saïd et Franz Fanon. Cette humanisme tente de subvertir les catégories de la pensée dominante, en s’appuyant sur trois recommandations.

Premièrement, l’humanisme radical engage à refuser l’essentialisme, c’est-à-dire la réduction de la complexité des individualités à quelques caractères.

Deuxièmement, il s’appuie sur l’exercice de la capacité de distanciation vis-à-vis de soi et du monde.

Le monde social tel qu’il existe est contingent et non nécessaire. Il peut être déconstruit et reconstruit. L’individu est un sujet déterminé socialement. Il doit donc faire preuve de réflexivité à l’égard de ses propres manières d’agir et de penser s’il ne veut pas être le simple jouet de ses déterminations sociales et culturelles.

Troisièmement, l’humanisme radical engage chaque individu à reconnaître ses propres privilèges (de genre, de classe, de « race »…), à agir contre leur perpétuation à travers ses propres comportements et à soutenir les luttes des groupes dominés.

Gilles Sarter

[1] Le philosophe Norman Ajari s’inscrit en faux contre cette vision de l’indigénisme. Voir par exemple, Faire vivre son essence et La faillite du matérialisme abstrait sur le site du PIR.

Publié par secession dans Autonomie, Domination, Emancipation, Humanisme, Mouvement, Tous les articles, 0 commentaire
Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

L’internationalisme repose, depuis ses origines, sur l’idée que l’action politique émancipatrice doit dépasser le cadre des États-nations.

Pour la démocratie et le socialisme

Au 19ème siècle, les partisans de la démocratie et les premiers socialistes qui voulaient remplacer le capitalisme par une sorte d’économie coopérativiste se rejoignent dans leur combat pour l’auto-détermination. En Angleterre, le mouvement Chartiste né à la fin des années 1830, à l’initiative de l’Association des travailleurs londoniens réclame le suffrage « universel » masculin. Marx et Engels supportent ce mouvement, accordant à la lutte pour la démocratie politique une place centrale dans la lutte pour le socialisme.

En 1848, en Europe occidentale (France, Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie), les démocrates, les socialistes et les organisations de travailleurs s’allient dans une tentative de renversement des régimes monarchiques et des privilèges de la noblesse. L’injonction finale du Manifeste du parti communiste, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !», est dirigée vers ce mouvement européen.

Les auteurs croyaient que les travailleurs et les opprimés pouvaient se rejoindre par-dessus les frontières pour le combat en faveur de la démocratie et du socialisme.

Dans les années 1850, l’internationalisme se manifeste avec la lutte des travailleurs britanniques et continentaux qui empêchent les briseurs de grèves de traverser les frontières. Ce mouvement se développe avec une campagne en faveur de la solidarité internationale des travailleurs. Elle conduit à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs (autre nom de la Ière Internationale), en 1864.

L’idée centrale de l’internationalisme est que les travailleurs de différentes nations doivent se coordonner, dans leur combat pour de meilleurs salaires, pour l’accès à la terre, pour le droit de vote, pour la liberté d’expression et d’assemblée ainsi dans les luttes contre la domination étrangère (impérialisme, colonialisme).

Jusqu’à la victoire du stalinisme à la fin des années 1920, la majorité des organisations socialistes à travers le monde voit dans l’internationalisme un combat à la fois pour la démocratie et le socialisme. Le véritable socialisme n’est pas possible sans démocratie, ni l’inverse.

La question de la communauté politique

Cet internationalisme posait de façon volontariste l’hypothèse de la solidarité internationale des travailleurs. Dans la réalité, l’hypothèse inverse l’a souvent emporté. Aujourd’hui, l’appartenance à la classe des travailleurs est souvent décrite comme n’étant plus un facteur d’identité collective et de cohésion assez fort pour porter un projet d’émancipation.

La gauche radicale se divise sur la question de l’internationalisme. Une tendance voit dans l’État-nation le seul échelon disponible pour l’action collective. A l’autre extrême, le communalisme place son salut dans l’auto-organisation locale et la coopération mondiale entre les communes.

Pour Thomas Coutrot (A propos d’Imperium), la question politique essentielle qui sous-tend ce débat est celle de la définition de la communauté politique :

« Qu’est-ce qui fait qu’au-delà des solidarités locales (village) ou affinitaires (associations) les membres d’un groupe humain nombreux, sans se connaître personnellement ni être d’accord sur grand-chose se reconnaissent un destin commun ? »

Les souverainistes répondent que l’État est le seul opérateur capable d’assurer la durabilité d’une communauté politique de taille significative. Les communautés politiques existent parce que les êtres humains ne peuvent survivre qu’en s’associant. Mais la nécessité nue n’est pas suffisante pour créer des liens durables.

L’État comme producteur ou gardien de formes symboliques (valeurs, mythes, mœurs, passions communes…) et comme seul détenteur de la violence légitime est l’instance qui permet d’imposer verticalement la cohésion et de garantir la sécurité.

Entre cette conception statique et unitaire de l’État et le communalisme qui veut balayer ce dernier d’un revers de la main, il existe une position intermédiaire.

Le principe de subsidiarité

L’internationalisme, on l’a vu, est depuis le 19ème siècle un mouvement en faveur de la démocratisation. Dans le contexte actuel qui est celui d’une installation durable des État-nations, une action politique émancipatrice consisterait non pas à vouloir les effacer purement et simplement mais à déconstruire l’unité des fonctions étatiques, pour les redistribuer à la population.

Un mouvement de démocratisation suppose l’élaboration d’agencements institutionnelles complexes.

Une boussole pour tenter d’y parvenir est le principe de subsidiarité : favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

La conception souverainiste va souvent de concert avec une conception essentialiste, voir ethnicisée, de l’identité. Elle est aussi associée à l’idée qu’il y aurait une concurrence intenable entre différents niveaux d’identité. Les attachements à la région, au projet européen ou à l’internationalisme, sans parler de la religion, sont supposés vouloir la disparition de la nation.

La citoyenneté contributive

L’approche internationaliste refuse cette vision excluante de l’identité. Pierre Dardot et Christian Laval (Commun) renverse l’idée selon laquelle l’appartenance au groupe serait le fondement nécessaire de l’action collective. Pour eux, l’appartenance est plutôt la conséquence que la cause de la participation à l’effort collectif. Cette conception contributive de la citoyenneté peut s’articuler avec le projet de démocratisation de la nation.

L’internationalisme ne vise pas le remplacement des États-nations par une sorte d’État-nation planétaire. Il propose d’organiser la coopération entre des communautés démocratiques territorialisées, nations comprises, en fonction du principe de subsidiarité. Décider au niveau local autant que possible. Décider au niveau global quand c’est nécessaire.

Pour T. Coutrot, le changement climatique fournit un nouveau potentiel d’internationalisation de la communauté politique. L’internationalisme écologique se fonde sur l’expérience commune que font les êtres humains, en différents points de la planète, de la crise écologique. Il demande aux États-nation de mettre des éléments de leur souveraineté au service de la lutte contre les effets du changement climatique.

La tâche pour un internationalisme émancipateur consiste à montrer que les trois mouvements de sortie du capitalisme, de démocratisation et de lutte contre les effets du changement climatique sont liés.

L’internationalisme essaie de construire un affect de la cohésion en politique, entre la majorité des habitants de la planète qui vivent les mêmes expériences de l’exploitation, de l’oppression et de la destruction de leur environnement.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Démocratie, Emancipation, Etat, Internationalisme, Socialisme
Frustrations relatives et mouvements collectifs

Frustrations relatives et mouvements collectifs

« Frustration relative » est une notion utilisée en sociologie pour expliquer les processus de mobilisation collective, contestataire ou révolutionnaire.

Une frustration relative

Frustrer quelqu’un, c’est le priver des biens ou des satisfactions auxquels il peut prétendre. Dans l’expression « frustration relative », le qualificatif « relative » précise que la frustration n’est pas absolue. Mettons qu’un groupe soit privé de nourriture ou de liberté de circuler, par un autre groupe. C’est une frustration absolue.

La notion de frustration relative désigne plutôt une frustration qui naît d’un décalage, entre ce que les individus s’estiment en droit d’attendre et ce qu’ils reçoivent effectivement. C’est, par exemple, la frustration que peut ressentir un salarié dont le niveau de rémunération ne permet pas de vivre selon les standard matériels socialement établis.

En effet, l’idée de frustration relative est rattachée à l’idée selon laquelle les besoins sont socialement construits. Bien sûr, certains besoins sont physiologiques comme le besoin de nourriture que nous avons déjà évoqué. Mais ils existent une multitudes de besoins qui trouvent leur origine dans la société. Du reste, même le besoin alimentaire comprend cette dimension sociale.

Une approche renouvelée des mouvements collectifs

Il découle du processus de construction sociale des besoins que le niveau d’insatisfaction de certains groupes sociaux peut augmenter, même si le niveau global de richesse de la société augmente.

L’augmentation de l’insatisfaction n’est pas forcément la conséquence d’un appauvrissement. La frustration d’un groupe peut augmenter en même temps que l’amélioration de ses conditions matérielles, si certaines jouissances lui demeurent inaccessibles.

La frustration relative conduit à une approche renouvelée des mouvements contestataires ou révolutionnaires. Elle permet d’expliquer que ces mouvements peuvent surgir dans des périodes de progrès matériels ou sociaux. Certains théoriciens vont même jusqu’à affirmer qu’en général, les révolutions n’éclatent pas en période d’appauvrissement généralisé.

Le piège de la causalité en sociologie

Quoiqu’il en soit, les frustrations relatives de groupes ou de populations ne peuvent mener à des actions collectives que si elles rencontrent des moyens ou des facteurs politiques. Ce processus est parfois théorisé en trois étapes : 1/ frustration 2/ politisation de la frustration 3/ actualisation dans une violence politique, dirigée contre des objets ou des acteurs politiques.

Toutefois, cette vision renferme un piège : le piège de la causalité. Il consiste à expliquer un mouvement collectif en le liant mécaniquement à une cause supposée. Exemples : expliquer le mouvement des Gilets Jaunes par l’augmentation de la taxation du carburant ; expliquer le mouvement social chilien de 2019 par l’augmentation des prix des transports publics. De telles explications occultent toute la complexité des facteurs et des dynamiques qui constituent les phénomènes sociaux.

Pour éviter ces simplifications, les sociologues tentent d’assouplir la conception de causalité. Pour ce faire, ils recourent notamment à l’idée de conditions de possibilité.

Les conditions de possibilité d’un mouvement collectif

Pierre Bourdieu s’est intéressé aux frustrations relatives des diplômés, dans les années 1960-1970. Chez ces derniers, il identifie une désillusion causée par le fait qu’ils se considèrent comme voués à obtenir moins de leurs titres scolaires qu’en auraient obtenu les diplômés de la génération précédente.

Le décalage entre les aspirations des diplômés (aspirations socialement construites) et les chances de voir ces aspirations exaucées (les postes à occuper) crée une frustration relative. Cette frustration aurait conditionné activement la participation étudiante au mouvement contestataire de mai 68.

Face à un mouvement collectif, la sociologie peut donc tenter de mettre au jour les décalages entre les structures sociales intériorisées (ici les aspirations des diplômés) et les structures sociales extérieures (ici le marché de l’emploi des diplômés). Ces décalages forment des conditions de possibilité de déclenchement de mouvements collectifs.

Philippe Corcuff, Frustrations relatives, in Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po 2020

Cependant, là aussi, il faut éviter d’établir un lien mécanique entre les conditions de possibilité et l’explosion contestatrice ou révolutionnaire. La prudence sociologique implique d’identifier aussi précisément que possible le déroulement des événements, les enchaînements des actions concrètes, les « ouvertures » dans les situations qui permettent à ces actions de s’actualiser, ainsi que les différents motifs qui les sous-tendent et parmi ces derniers le poids des frustrations relatives.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Emancipation, Mouvement, Reconnaissance, Sociologie Critique, 0 commentaire
La politique est subversion hérétique

La politique est subversion hérétique

La politique, à proprement parler, est une subversion hérétique, écrit Pierre Bourdieu. Elle vise à révolutionner l’ordre établi, en transformant la vision que les gens portent sur le monde social.

Représentation et reproduction du monde social

Les agents sociaux ont toujours une connaissance du monde social dans lequel ils évoluent. Cette connaissance est plus ou moins adéquate. Quand elle est en adéquation avec les fonctionnements et les agencements sociaux existants, alors ceux-ci peuvent se reproduire.

Par exemple, les gens peuvent se représenter le monde social comme un monde de compétition entre individus cherchant à maximiser leurs intérêts particuliers. Si ces gens observent qu’il y a effectivement de la compétition, à l’école, sur le marché de l’emploi ou dans les entreprises où ils travaillent, alors ils sont confortés dans leur représentation. Il se peut même qu’ils se représentent les comportements et les attitudes compétitives comme étant naturelles chez les êtres humains. Cette explication naturaliste prémunit contre toute velléité de contester un ordre social construit arbitrairement, sur le principe de la compétition.

L’action politique exploite le constat précédent. La vision du monde à laquelle les agents sociaux adhérent contribue à faire le monde dans lequel ils vivent.

L’histoire est riche d’exemples qui illustrent comment une pratique sociale change, quand la façon dont elle est pensée change (avortement, homosexualité, consommation d’alcool ou de cannabis…).

Subversion hérétique

L’orthodoxie cherche à préserver l’ordre existant, en conservant la vision en vigueur. En revanche, la politique, à proprement parler, est une subversion hérétique. Elle oppose une utopie, un projet, un programme, une théorie, une vision paradoxale à la vision établie. Elle cherche à provoquer chez les agents, une mise en suspens de l’adhésion à l’idée que l’ordre social existant est un ordre naturel.

Le communisme marxien est un bon exemple de subversion hérétique. Dans un discours cohérent et validé par des faits objectifs, il livre une connaissance : l’accumulation du capital implique l’exploitation des travailleurs. Ce faisant, il propose une représentation du monde social comme lutte des classes. Cette nouvelle représentation rend possible la transformation du monde réel, en rendant possible des pratiques conformes à la lutte des classes (créations de partis de masse, grèves, manifestations, insurrections…).

Le discours hérétique a donc pour caractéristique d’être performatif. Il fonctionne en faisant advenir ce qu’il énonce, par le simple fait de l’énoncer, de le rendre concevable, croyable et désirable.

Toutefois, l’exemple communiste montre que pour se faire écouter, une parole doit être investie de l’autorité d’un groupe.

Volonté collective

L’efficacité du discours hérétique dépend de sa capacité à produire une volonté collective. Il y parvient quand il réussit à donner une visibilité, à des représentations et des pratiques qui jusque là étaient invisibilisées ou refoulées.

Pierre Bourdieu, Décrire et prescrire: Note sur les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol.38, mai 1981.

Aussi, l’action politique utilise-t-elle les mots d’ordre, les symboles, les théories, les manifestations collectives pour rendre concrets et palpables des dispositions intérieures, des jugements sous-entendus ou des expériences silencieuses (sentiments d’injustice, de malaise, de révolte…). Elle conduit ainsi les individus à se découvrir des caractéristiques, des injustices, des aspirations communes, par-delà la diversité de leurs vécus particuliers.

Le discours hérétique produit donc un nouveau sens commun. La compétition, la précarité, le mépris, la discrimination ou les violences sexuelles sont le produit de rapports sociaux arbitraires et ils sont vécus par des groupes entiers.

Construction d’un groupe

La transformation d’une foule d’individus en un groupe institué (un parti, une classe, une nation…) nécessite d’élaborer un système de classement. Il faut déterminer quelles sont les propriétés qui permettent de caractériser les membres de ce groupe.

A ce titre, la construction d’un groupe d’agents dominés ou exploités suppose de mettre de côté certaines caractéristiques qui définissaient l’identité sociale voire l’identité légale de ces personnes, dans le cadre de l’ordre dominant.

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » conclut le Manifeste du Parti Communiste. Le mot d’ordre signifie que la qualité d’être prolétaire, c’est-à-dire exploité dans le procès de production, l’emporte sur la nationalité des agents, dans la constitution du groupe des dominés et dans la lutte des classes.

Résistance des dominants

Les tentatives des dominés pour créer des nouveaux groupes, sur la base de nouvelles divisions rencontrent la résistance des dominants qui nient ces divisions en réaffirmant une unité plus haute (la nation, la patrie, la famille, «  la République »…).

C’est ainsi, que Pierre Bourdieu explique les condamnations à l’encontre de la « politique », identifiée aux luttes de partis et de factions, de Napoléon III à Pétain. Jacques Rancière, dans La haine de la démocratie, montre que la même condamnation a été adressée à la « démocratie », identifiée à l’illimitation des revendications groupales déchirant le corps social. C’est ainsi que les mouvements contre le racisme, le sexisme ou l’homophobie sont qualifiés de « communautarisme » ou de « séparatisme ».

Pierre Bourdieu observe qu’une stratégie possible pour les agents qui veulent conserver leur position dominante consiste à tenter d’imposer un sentiment d’évidence, relatif au monde social tel qu’il existe.

Les dominants s’efforcent d’annuler la dimension hérétique de la politique, en tenant un « discours politique dépolitisé » . Ce discours neutralisant vise « à restaurer un état d’innocence originaire » .

C’est ainsi que nous pouvons entendre qu’il est « intolérable de parler de violences policières dans un État de droit » (E. Macron), qu’il est intolérable de parler de racisme dans le cadre de « la République des Droits de l’Homme» ou encore de sexisme, dans une société où les rapports femmes-hommes sont « pacifiés » et de relèvent de la « galanterie ».

Gilles Sarter

Un livre au format pdf

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Emancipation, 0 commentaire
Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

La théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe forme, selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright le cœur du marxisme sociologique. Quel est le contenu de cette théorie ?

1- Rapport d’exploitation et classes sociales

Pour commencer, la notion de rapport d’exploitation est au centre de la théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Dans le mode de production capitaliste, le rapport d’exploitation se concrétise par le fait que la plupart des gens sont exclus de la possession des moyens de production. De ce fait, ils n’ont pas d’autre possibilité, pour subsister, que de vendre leur force de travail. Quant aux propriétaires des moyens de production, ils prospèrent en s’appropriant la part de valeur qui est produite par le travail de leurs employés et qui excède la rémunération de ces derniers.

Autrement dit le rapport d’exploitation repose sur trois principes : (1) l’exclusion ; la masse des gens est tenue à l’écart de la propriété des moyens nécessaires à leur propre reproduction ; (2) l’appropriation de l’effort d’autrui ; les capitalistes s’emparent d’une part de la valeur produite par les travailleurs ; (3) l’interdépendance inverse de la prospérité ; les capitalistes s’enrichissent parce que les travailleurs s’appauvrissent.

La référence au rapport d’exploitation permet de définir les classes sociales selon une approche relationnelle. Aux deux positions antagonistes déterminées par ce rapport (exploité/exploiteur) correspondent deux positions de classe principales, celle des travailleurs et celle des capitalistes.

A partir de ces éléments, la thèse de la reproduction contradictoire des rapports de classe se déploie en trois « sous-thèses » : 1) thèse de la reproduction sociale des rapports de classe, 2) thèse des contradictions du capitalisme, 3) thèse de la crise et du renouvellement institutionnel.

2- Reproduction sociale des rapports de classe

La structuration de la société en classes, c’est-à-dire sa structuration selon un rapport d’exploitation, est instable. Elle nécessite en permanence d’être reproduite. Cette nécessité de reproduire les rapports sociaux n’est pas spécifique au rapport d’exploitation. Elle s’applique à tous types de rapports (patriarcat, racisme, servage, esclavage…).

Les rapports sociaux quels qu’ils soient ne se perpétuent pas par simple inertie. Leur perpétuation est assurée par la mise en œuvre de dispositifs institutionnels adéquats.

Les institutions qui permettent de reproduire les rapports sociaux agissent à l’échelle des relations entre individus. Ce sont les représentations, les normes, les manières de se conduire ou de se tenir… qui orientent et encadrent les interactions quotidiennes, notamment dans le procès de travail.

Lire un article sur les institutions sociales

A l’échelle de la société, les institutions prennent la forme d’appareils (État, école, médias, police, armée, partis politiques, institutions politiques…) qui participent à la reproduction des rapports de classe.

3- Contradictions du capitalisme

La reproduction des rapports sociaux, quelle que soit leur nature, est problématique parce que les dispositifs institutionnels peuvent être l’objet de contestation. Le mode de production capitaliste rencontre dans sa reproduction une catégorie particulière de problèmes liée au fait que ce mode repose sur un rapport d’exploitation.

Comme nous l’avons vu, le rapport d’exploitation implique que la classe exploitée subit des préjudices, au profit des exploiteurs. Les travailleurs tendent donc à modifier ce rapport. La reproduction du capitalisme doit faire face à des formes actives de contestation et de résistance.

Dans un rapport d’oppression, l’oppresseur peut se permettre d’éliminer physiquement les opprimés. En revanche, l’exploiteur n’a pas cette latitude, dans la mesure ou sa prospérité matérielle dépend des exploités.

Le rapport capitaliste repose sur l’appropriation de l’effort d’autrui. Il confère donc une forme de pouvoir aux exploités. Par sa nature même le rapport capitaliste est explosif.

A la contestation s’ajoute une autre contradiction interne au capitalisme. Son développement permanent remet continuellement en cause les dispositifs institutionnels qui sont fonctionnels à un stade donné de ce développement. Les technologies, les procès de travail, les structures de classe, les marchés des matières premières en évoluant érodent à chaque fois l’efficacité des institutions et rendent nécessaire l’invention de nouvelles solutions institutionnelles. C’est ainsi qu’au capitalisme manchestérien a succédé le fordisme, puis au fordisme le néolibéralisme.

Les effets conjugués du développement du capitalisme et des contestations finissent donc par engendrer des situations de crise institutionnelle.

4- Crises et renouvellements institutionnels

Comme la reproduction sociale des rapports de classe nécessite des institutions fonctionnelles et comme les institutions ont tendance à être érodées, elles doivent se renouveler périodiquement.

Ces renouvellements ont lieu à l’occasion de crises institutionnelles. Dans ces occasions, les acteurs sociaux organisés considèrent que les institutions existantes ne sont plus en mesure de contenir les conflits sociaux dans des limites tolérables.

Les nouveaux dispositifs qui s’imposent à l’issue des crises ont tendance à conforter les intérêts fondamentaux de la classe capitaliste. Mais leur résolution n’est pas toujours optimale pour cette dernière.

Quoiqu’il advienne, les solutions institutionnelles qui sont trouvées n’éliminent pas le potentiel de résistance collective mais tentent de contenir cette dernière dans des limites acceptables par les agents sociaux.

Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Editions Sociales

Selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright, la préoccupation centrale de l’exploration sociologique marxiste est de comprendre les obstacles et les opportunités pour un changement égalitaire et émancipateur des rapports sociaux. Concrètement, cela implique pour le marxisme sociologique de s’intéresser à la manière dont la reproduction sociale des rapports capitalistes est contradictoire et contestée.

Gilles Sarter

Un livre à télécharger

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Classe Sociale, Classes, Exploitation, Institutions, Marxisme, Rapports sociaux, Socialisme, Sociologie du Capitalisme, 0 commentaire
Les relations aux choses avant les relations entre êtres humains

Les relations aux choses avant les relations entre êtres humains

Pour Louis Dumont, la civilisation moderne se distingue de toutes les autres par la primauté qu’elle accorde aux relations aux choses, sur les relations entre les êtres humains. Ce trait décisif correspond aussi à la prééminence qui y est donnée à l’action économique, à l’intérieur de l’action humaine.

Selon l’anthropologue, cet ordre des valeurs a été exprimé, au tout début du 18ème siècle, par Bernard de Mandeville qui a posé de « façon explosive » le problème de la relation entre l’économie et la moralité.

Vices privés et bénéfices publics

En 1714, Mandeville publie un livre intitulé La Fable des abeilles et sous-titré Vices privés, bénéfices publics. L’argument de la fable, en elle-même, est simple. Une ruche vit dans la prospérité et dans le vice, à savoir l’orgueil, le luxe et la tromperie. Éprouvant de la nostalgie pour la vertu, la ruche prie pour la retrouver. Sa prière est exaucée et les trois vices disparaissent. Cependant, une autre transformation s’opère. L’inactivité, la pauvreté et l’ennui supplantent la prospérité.

La fable expose l’idée que le luxe et plus fondamentalement l’orgueil sont les causes efficientes de la prospérité.

Le troisième vice, la tromperie, n’est pas une cause mais plutôt une sorte d’effet secondaire d’un commerce actif. Mandeville donne davantage de corps à sa thèse dans la seconde partie de son livre, l’Enquête sur l’origine de la vertu morale.

Contradiction de la moralité

L’auteur de l’Enquête défend l’idée qu’il existe une contradiction, entre les prétentions de la moralité et la réalisation effective de la satisfaction des besoins et des aspirations matérielles de l’humanité.

Selon lui, la moralité considère comme vertueux les actes par lesquels les êtres humains recherchent le bénéfice d’autrui, par la maîtrise de leurs propres passions (égoïsme, orgueil…) et par l’ambition rationnelle d’être « bons ».

Ainsi, les trois principales caractéristiques permettant d’identifier les actes vertueux seraient: le déni de soi, la conformité à la raison, l’orientation vers le bien des autres. L’argument de Mandeville consiste à confronter cette norme morale aux « actions humaines réelles ».

Mandeville pense observer que les actions individuelles ne sont jamais altruistes, mais toujours égoïstes. Même celui dont les actes semblent motivés par la recherche du bien d’autrui agit pour sa satisfaction personnelle.

La prétention de la moralité est donc fausse, ce n’est pas par elle que le bien public est atteint. Le bien public est réalisé par les actions individuelles qui ne sont pas consciemment dirigées vers lui. Il existe une harmonie naturelles des intérêts particuliers qui agit pour le bénéfice de tous.

Fonction sociale de la moralité

Selon Mandeville, la moralité a été inventée par des philosophes et des politiciens qui étaient mus par l’intention de rendre les gens sociables.

Louis Dumont, Homo aequalis, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Tel Gallimard.

Pour comprendre cette idée, il faut la rapporter à une autre qui est déjà très importante au 18ème siècle. L’être humain à l’état de nature ou à l’état pré-social est considéré comme doté de tous les mécanismes de la passion, y compris d’un haut développement de l’orgueil.

Plus tard, Rousseau soutiendra la thèse inverse. Le développement de l’orgueil est la conséquence du développement de la civilisation.

Mais pour Mandeville, les tenants de la moralité considèrent que l’être humain est naturellement orgueilleux. Comme, ils veulent l’inciter à se mettre en société, ils pensent pouvoir y parvenir en le poussant à se comporter de manière vertueuse (non-égoïste, humble, frugale…). Pour ce faire, ils cherchent paradoxalement à stimuler sa tendance naturelle à l’orgueil. En effet, l’orgueil rend les individus désireux de recevoir des louanges et d’éviter la honte.

Mal moral et mal naturel

C’est à cette vision que Mandeville veut s’opposer. Il conserve l’idée que l’individu est antérieur à la société. Mais, comme nous l’avons vu, il avance que ni les vertus acquissent par la raison, ni le déni de soi ne peuvent être à l’origine de la société. Au contraire, c’est le « mal » qui est fondamental, non seulement pour l’existence des sociétés, mais aussi pour leur prospérité.

Pour être plus précis, c’est l’articulation de deux choses qui confère aux individus la qualité sociable. Premièrement, il y a le « mal moral », entendu comme la multiplicité des désirs, des passions et des besoins, considérés comme des imperfections. Deuxièmement, il y a les obstacles naturels (le mal naturel) qui s’opposent constamment aux efforts que les individus déploient pour satisfaire leurs désirs et leurs besoins.

C’est donc la recherche de la satisfaction des désirs et des besoins qui pousse les individus à s’associer pour surmonter les obstacles qui s’y opposent.

Finalement, l’être humain n’est sociable que par celles de ses qualités naturelles qui sont jugées comme négatives du point de vue moral strict (les vices, l’orgueil et le luxe) ou du point de vue moral étendu (les besoins, considérés comme des imperfections).

Deux visions du système social

Dans son argumentation, Mandeville prétend faire référence à la société concrète ou réelle telle qu’il l’observe dans ses manifestations. Il veut opposer cette société « réelle » à la société « idéale » des tenants de la moralité. Mais à y regarder de plus près, la société concrète à laquelle se réfère l’auteur de l’Enquête se réduit à son seul aspect économique. Et il identifie le bien public à la prospérité matérielle.

Il y à la un axe majeur de la transition de l’idéologie traditionnelle à l’idéologie moderne, écrit Louis Dumont. En effet, s’esquissent ici deux visions du système social.

Dans le système social de la moralité, les agents intériorisent l’ordre social sous la forme de règles morales. Chaque individu oriente sa conduite indirectement par référence à la société toute entière.

Dans le système économique, chaque sujet définit ses actions directement, par référence à ses intérêts et objectifs particuliers. La société n’est plus qu’un mécanisme (une « Main invisible » selon l’expression d’Adam Smith) par lequel les intérêts individuels s’harmonisent au bénéfice de tous.

Sociabilité et économie

Cette conception de l’être humain et de sa sociabilité est associée chez Mandeville à une vision simplifiée des forces motrices de l’économie. Pour lui la consommation commande tout. La diversité des besoins en forme la racine. En somme, la demande crée l’offre et la demande de travail crée le travailleur.

Nous comprenons que pour lui le luxe est une bénédiction parce qu’il pousse en avant la production des biens. Nous comprenons aussi son hostilité à l’égard de la frugalité (une vertu de théologiens) qui ne peut, selon lui, convenir qu’à une société petite et stagnante, mais non à une société grande et prospère.

Primauté des relations aux choses

Finalement, Mandeville utilise une connotation très large du « mal moral » qui va des vices (l’orgueil, le luxe) aux besoins (considérés comme des imperfections). Cette conception étendue lui permet d’opérer une transition entre la thèse de sa fable (l’orgueil et le luxe sont économiquement utiles) et la thèse selon laquelle la satisfaction des besoins matériels est la seule raison qui poussent les être humains à vivre en société.

En somme, chez Mandeville l’égoïsme individuel ne devient pas vraiment la norme, bien qu’il soit justifié. Mais c’est plutôt dans la prospérité publique que se situe la nouvelle norme, c’est-à-dire dans la relation entre les personnes et les choses, en contradiction avec l’ancienne norme qui portait sur les relations entre les personnes.

Cette idée joue, selon Louis Dumont, un rôle clef dans l’idéologie moderne. Les relations entre les êtres humains et les choses y sont primaires, les relations entre les humains y sont secondaires.

Le message de Mandeville fait de l’Individu l’incarnation de l’humanité complète en soi. S’il admet l’existence de quelque chose au-delà et au-dehors de chaque être particulier, ce quelque chose n’est que le mécanisme par lequel les intérêts individuels s’harmonisent.

Tout se passe, conclut Louis Dumont, comme si la suprématie de l’Individu avait été achetée au prix de la dégradation des relations entre les êtres humains au statut de faits naturels bruts. Cela s’accorde avec la primauté de la relation utilitaire aux humains et aux choses.

Nous savons maintenant jusqu’à quels désastres une telle vision peut conduire. Nous comprenons mieux la nécessité de réfléchir à une autre définition de l’être humain

Gilles Sarter

A lire aussi:

-> Réification et Théorie de la Reconnaissance

-> Désir de Résonance et Société Capitaliste

-> La Réification ou l’Oubli de la Participation Engagée

Publié par secession dans Capitalisme, Economisme, Morale, 0 commentaire
La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

L’histoire de la démocratie peut être abordée de deux façons. La première est ethnocentrée. Elle s’intéresse à l’histoire du mot « démocratie ». Elle commence par la Grèce antique. La deuxième s’intéresse aux procédures de décisions égalitaires qui ont existé à différentes époques, dans différentes cultures et sous différentes latitudes.

L’examen de ces procédures permet de dégager une césure majeure. D’un côté, il y a les processus qui ont recours au vote. De l’autre côté, il y a ceux qui recherchent le consensus. L’anthropologue David Graeber essaie d’identifier les facteurs qui ont pu orienter les pratiques de décision vers l’une ou l’autre de ces solutions. Cette démarche lui permet en retour de tenter une explication de l’histoire du mot « démocratie » en Europe-Amérique.

L’histoire du mot « démocratie »

Le mot « démocratie » au cours de son histoire, a endossé différentes significations. Il a désigné, notamment dans l’Athènes antique, un système politique dans lequel les citoyens assemblés rendaient leurs décisions par un vote fondé sur un principe égalitaire (un citoyen = une voix). A l’âge des révolutions anglo-saxonnes et françaises, le terme de « démocratie » est devenu synonyme de désordre politique, de régime instable, favorable au développement de l’esprit factieux. Enfin, plus récemment, il en est venu à désigner le système dans lequel les citoyens d’un État élisent des représentants qui exercent le pouvoir étatique en leur nom.

Si nous considérons ces différentes évolutions, il peut nous paraître difficile de raccrocher le mot « démocratie » à un sens univoque. Pourtant, Jacques Rancière l’envisage comme étant indissociable de l’idée d’une remise en cause de la distribution officielle des droits et des ressources, par ceux qui en sont exclus et qui veulent faire entendre leur voix.

Quant à David Graeber, il pense que l’attrait principal suscité par le mot « démocratie » est en rapport avec l’idée selon laquelle les questions politiques doivent être l’affaire de tous et non d’une élite restreinte. Or l’anthropologue relève que si la démocratie repose sur le postulat de la prise en charge collective des affaires collectives, selon un principe égalitaire, alors la démocratie n’est spécifique à aucune culture ou civilisation déterminée.

La recherche du consensus

En effet, les procédures de prise de décision, à travers des discussions publiques, ont existé à travers toute l’histoire humaine. A ce titre, bien des communautés de vie d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique ont même été plus égalitaires que la société athénienne.

Or il est frappant, remarque David Graeber, que ces sociétés n’ont jamais recours au vote. Elles privilégient plutôt le consensus. Et l’anthropologue se demande pourquoi elles préfèrent s’imposer cette procédure qui est plus difficile à mettre en œuvre.

Son explication est que dans les communautés de vie quotidienne, il est plus facile de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, plutôt que d’essayer de convaincre ou de contraindre ceux qui ne sont pas d’accord. Les procédures de compromis et de synthèse produisent des décisions qui sont plus ou moins acceptables par tous ou tout au moins qui ne sont pas totalement rejetables par quelques-uns.

Cette façon de procéder permet de s’assurer que personne ne va s’en aller en éprouvant le sentiment que ses opinions sont ignorées. C’est un bon moyen de préserver la cohésion du groupe.

Sur ce sujet lire l’article « Le chef est un faiseur de paix« 

Pierre Clastres a montré comment dans des communautés amérindiennes les « chefs » ont pour attribution principale de maintenir cette cohésion, en œuvrant par la recherche permanente du consensus.

La prise de décision consensuelle est typique des communautés (mais aussi des groupes de militants horizontaux) qui n’ont pas les moyens de contraindre la minorité à suivre les décisions prises par la majorité. Il n’y a pas, en leur sein, d’appareils disposant d’un monopole des moyens de la coercition légitime (comme la police, l’armée…).

Dans un tel contexte, l’organisation de prises de décision par vote majoritaire serait inconséquente. En effet, la majorité ne serait jamais en mesure d’imposer à la minorité de s’y soumettre.

La démocratie majoritaire

La démocratie majoritaire ne peut donc émerger qu’à deux conditions. Il faut que les participants soient convaincus de participer égalitairement à la prise de décisions. Concomitamment, il faut qu’un appareil de coercition puisse assurer la mise en application de ces décisions.

Ces conditions sont rarement réunies. En effet, là où l’égalité règne effectivement, il paraît difficile d’imposer l’idée d’imposer une coercition. Et, là où il existe un appareil de coercition (police, armée…), ses agents considèrent rarement qu’ils mettent en œuvre la volonté du peuple.

Toutefois ces deux conditions étaient presque réunies dans l’Athènes du -Vè siècle. Il faut d’abord préciser que l’égalité entre citoyens (à l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves) était mâtinée de rivalité. La société athénienne était marquée par l’esprit de compétition dans l’athlétisme, la philosophie, l’art dramatique… et aussi dans la prise de décision politique.

Ensuite, il faut préciser qu’il n’existait peut-être pas, en son sein, un appareil de coercition mais que l’assemblée citoyenne était une assemblée de citoyens en armes (cavaliers, hoplites ou fantassins et marins). Tous les participants étaient donc en mesure d’estimer les équilibres des forces en présence et d’évaluer les dangers relatifs à un affrontement.

A l’issue des votes, le spectre de la guerre civile agissait certainement comme un argument fort en faveur de l’application de la décision majoritaire.

Démocratie et élections

Ces éléments permettent d’expliquer, en retour, pourquoi les détracteurs de la démocratie, aux époques des révolutions euro-américaines, y voyaient quelque chose proche de l’affrontement factieux ou de l’émeute populaire. Jacques Rancière rappelle que cette vision est renforcée par l’étymologie. Cratos, c’est la force, la domination, le pouvoir comme pure puissance.

Lire aussi un article sur la démocratie comme régime de la réflexion collective

Pour les fondateurs des systèmes électoraux aux États-Unis et en Europe, la démocratie était donc dans sa nature même le gouvernement par la violence en faveur du peuple et aux dépends des droits de la minorité des plus riches.

Ce n’est que quand le sens du mot « démocratie » a été transformé de manière à y incorporer l’idée de la représentation qu’il a été réutilisé pour désigner le système politique qui prévaut actuellement dans ces sociétés.

Gilles Sarter

Sources :

– David Graeber, La démocratie aux marges, Flammarion, 2018
– Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995

Publié par secession dans Démocratie, Emancipation, 0 commentaire