Extrospection: les capacités sont dans le monde social

La question de l’émancipation des individus ou des groupes sociaux concerne la possibilité qu’ils ont de s’affranchir des tutelles qui pèsent sur leurs destinés. Finalement, cette question rejoint celle de la possibilité pour eux de se constituer en sujets, maîtres de leur conduite de vie.

Contrairement aux techniques d’introspection qui cherchent à identifier ces capacités à l’intérieur des individus, l’extrospection essaie de mettre au jour les possibilités de subjectivation présentes dans le monde social dans lequel les individus évoluent.

L’individu et ses capacités d’émancipation

Il y a une tradition sociologique d’inspiration marxiste, pour laquelle le projet d’émancipation des femmes et des hommes s’appuie sur un sujet collectif. Cette tradition est illustrée par Georg Lukacs dans Histoire et Conscience de classe (1923). Le prolétariat en raison de la place qu’il occupe dans les processus productifs – il est créateur par son travail de toute richesse – peut agir du centre de la société pour en modifier la réalité.

Un principe d’exploitation structure la société capitaliste en classes antagonistes. Par le biais du Parti, la classe des travailleurs peut se doter d’une connaissance d’elle-même et d’une mission d’émancipation de tout le genre humain.

Au cours des années 1970, cette vision de l’émancipation adossée à la création d’un sujet collectif connaît une transformation. Les luttes sociales intègrent la nécessité de prêter plus d’attention aux dimensions personnelles. Les problèmes abordés collectivement sont directement mis en relation avec des questions d’émancipation individuelle, comme les expériences des femmes, des « minorités » sexuelles ou ethniques… La conviction se généralise de la nécessité d’associer émancipations collectives et individuelles.

L’idée qui prévaut veut que les individus ne peuvent acquérir la stature d’un sujet véritable qu’en travaillant sur eux-mêmes. S’inspirant des écrits des philosophes stoïciens et épicuriens, Michel Foucault en appelle à l’élaboration de techniques de soi qui permettraient aux individus de s’affranchir des différents conditionnements et pratiques de contrôle, d’examen ou de direction qui modèlent leurs attitudes et leurs comportements.

Dans les deux traditions que nous venons d’évoquer, le sujet n’est jamais une donnée immédiate. Et l’idéal émancipateur présuppose l’existence d’une capacité à devenir acteur de sa vie.

Cette capacité peut être actualisée à l’aide d’une lutte politique, d’un dispositif collectif ou d’un projet éthique. En dernière analyse, la possibilité d’émancipation est toujours du côté des individus. L’extrospection sociologique, telle que Danilo Martuccelli la décrit, explore une autre piste.

L’extrospection : recherche des possibilités d’émancipation

Dans la démarche extrospective, la solution émancipatrice passe par l’identification des conditions par lesquelles un individu peut se singulariser. Ces conditions peuvent être repérées tant au niveau macrosociologique qu’au niveau microsociologique. Le travail d’auto-émancipation extrospectif essaie de mettre au jour les possibilités d’action auxquelles les individus ou les groupes ne songent pas spontanément.

Dans la perspective de l’extrospection, le centre de gravité de la possibilité d’agir se déplace de l’individu vers la vie sociale. Cette dernière est conçue comme malléable ou encore comme présentant des interstices dans lesquels les individus peuvent s’engouffrer. Le problème n’est plus celui de l’aliénation ou de la dépossession des actions individuelles par le monde social mais celui de l’incapacité à prendre des chemins ouverts.

L’objectif du travail d’extrospection est de parvenir, non pas à une réappropriation de soi ou à une impossible maîtrise du monde, mais à la découverte des possibilités permises par l’élasticité du monde social.

Les conditions de réalisation du sujet se révèlent à l’individu de manière singulière. Les ressources matérielles ou symboliques, les droits sociaux, les interactions de reconnaissance esquissent des possibilités et des protections qui peuvent lui permettre de se singulariser.

Nos sociétés sont soumises à des interdépendances croissantes de phénomènes diverses. Nos consciences y sont avant tout marquées par ce qui échappe à notre contrôle. Pour Danilo Martuccelli, il est plus que jamais nécessaire de mieux connaître le monde social. Il s’agit par le travail d’extrospection d’en découvrir les malléabilités pour pouvoir y déployer nos actions.

Danilo Martuccelli, La société singulariste, Armand Colin, 2010

Finalement, c’est dans le monde social lui-même que réside les meilleures promesses de liberté. L’extrospection ne tente pas de questionner le niveau de dépossession du sujet, ni les injustices dont il est la victime. Elle essaie de montrer que ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de lui n’est pas fixé de manière transhistorique. Le but est de transformer le sens des expériences personnelles et collectives en comprenant que les limites et les possibilités ne sont pas inscrites dans un sujet en formation mais dans le monde social dans lequel il vit.

Gilles Sarter