Frustrations relatives et mouvements collectifs

« Frustration relative » est une notion utilisée en sociologie pour expliquer les processus de mobilisation collective, contestataire ou révolutionnaire.

Une frustration relative

Frustrer quelqu’un, c’est le priver des biens ou des satisfactions auxquels il peut prétendre. Dans l’expression « frustration relative », le qualificatif « relative » précise que la frustration n’est pas absolue. Mettons qu’un groupe soit privé de nourriture ou de liberté de circuler, par un autre groupe. C’est une frustration absolue.

La notion de frustration relative désigne plutôt une frustration qui naît d’un décalage, entre ce que les individus s’estiment en droit d’attendre et ce qu’ils reçoivent effectivement. C’est, par exemple, la frustration que peut ressentir un salarié dont le niveau de rémunération ne permet pas de vivre selon les standard matériels socialement établis.

En effet, l’idée de frustration relative est rattachée à l’idée selon laquelle les besoins sont socialement construits. Bien sûr, certains besoins sont physiologiques comme le besoin de nourriture que nous avons déjà évoqué. Mais ils existent une multitudes de besoins qui trouvent leur origine dans la société. Du reste, même le besoin alimentaire comprend cette dimension sociale.

Une approche renouvelée des mouvements collectifs

Il découle du processus de construction sociale des besoins que le niveau d’insatisfaction de certains groupes sociaux peut augmenter, même si le niveau global de richesse de la société augmente.

L’augmentation de l’insatisfaction n’est pas forcément la conséquence d’un appauvrissement. La frustration d’un groupe peut augmenter en même temps que l’amélioration de ses conditions matérielles, si certaines jouissances lui demeurent inaccessibles.

La frustration relative conduit à une approche renouvelée des mouvements contestataires ou révolutionnaires. Elle permet d’expliquer que ces mouvements peuvent surgir dans des périodes de progrès matériels ou sociaux. Certains théoriciens vont même jusqu’à affirmer qu’en général, les révolutions n’éclatent pas en période d’appauvrissement généralisé.

Le piège de la causalité en sociologie

Quoiqu’il en soit, les frustrations relatives de groupes ou de populations ne peuvent mener à des actions collectives que si elles rencontrent des moyens ou des facteurs politiques. Ce processus est parfois théorisé en trois étapes : 1/ frustration 2/ politisation de la frustration 3/ actualisation dans une violence politique, dirigée contre des objets ou des acteurs politiques.

Toutefois, cette vision renferme un piège : le piège de la causalité. Il consiste à expliquer un mouvement collectif en le liant mécaniquement à une cause supposée. Exemples : expliquer le mouvement des Gilets Jaunes par l’augmentation de la taxation du carburant ; expliquer le mouvement social chilien de 2019 par l’augmentation des prix des transports publics. De telles explications occultent toute la complexité des facteurs et des dynamiques qui constituent les phénomènes sociaux.

Pour éviter ces simplifications, les sociologues tentent d’assouplir la conception de causalité. Pour ce faire, ils recourent notamment à l’idée de conditions de possibilité.

Les conditions de possibilité d’un mouvement collectif

Pierre Bourdieu s’est intéressé aux frustrations relatives des diplômés, dans les années 1960-1970. Chez ces derniers, il identifie une désillusion causée par le fait qu’ils se considèrent comme voués à obtenir moins de leurs titres scolaires qu’en auraient obtenu les diplômés de la génération précédente.

Le décalage entre les aspirations des diplômés (aspirations socialement construites) et les chances de voir ces aspirations exaucées (les postes à occuper) crée une frustration relative. Cette frustration aurait conditionné activement la participation étudiante au mouvement contestataire de mai 68.

Face à un mouvement collectif, la sociologie peut donc tenter de mettre au jour les décalages entre les structures sociales intériorisées (ici les aspirations des diplômés) et les structures sociales extérieures (ici le marché de l’emploi des diplômés). Ces décalages forment des conditions de possibilité de déclenchement de mouvements collectifs.

Philippe Corcuff, Frustrations relatives, in Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po 2020

Cependant, là aussi, il faut éviter d’établir un lien mécanique entre les conditions de possibilité et l’explosion contestatrice ou révolutionnaire. La prudence sociologique implique d’identifier aussi précisément que possible le déroulement des événements, les enchaînements des actions concrètes, les « ouvertures » dans les situations qui permettent à ces actions de s’actualiser, ainsi que les différents motifs qui les sous-tendent et parmi ces derniers le poids des frustrations relatives.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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