La démocratie comme mouvement réel

Si nous évitons d’essentialiser la démocratie alors nous ne cherchons plus, derrière le mot « démocratie », un mode d’organisation social, homogène et durable, voire intemporel (à la manière des Idées de Platon). La démocratie n’est plus un projet, c’est-à-dire un portrait d’une société fictive qu’il s’agit de faire advenir.

La démocratie devient la direction dans laquelle doit être réalisée une transformation sociale majeure mais dont le résultat n’est jamais déterminé à l’avance et de manière indépendante des circonstances réelles. La démocratie apparaît alors comme un horizon (Philippe Corcuff), une boussole (Erik Olin Wright) ou une visée (Lucien Sève).

Le mouvement réel de la démocratie

Ni un horizon, ni une boussole, ni une visée ne sauraient être atteints. Ils ne tracent pas non plus un itinéraire définitif, jalonné d’étapes nécessaires. Ils offrent seulement des repères pour avancer. Les expériences et les institutions démocratiques seront toujours pour partie insatisfaisantes et elles risqueront toujours d’être érodées, à la longue, par la réapparition de rapports de domination ou d’exploitation.

Friedrich Engels et Karl Marx se sont efforcés de penser le communisme comme « mouvement réel de sortie du capitalisme » (Idéologie allemande). A ce titre, ils l’ont envisagé comme un ensemble de pratiques sociales, soumises à des contradictions et à une pluralité de facteurs, dans le contexte d’une société capitaliste qui elle-même n’est pas une substance homogène, mais qui est mouvante et travaillée par différentes tendances.

De la même manière, la démocratie peut être conçue comme un ensemble de pratiques réelles, situé dans le contexte de nos sociétés telles qu’elles sont et non pas telles que nous les imaginons.

L’individualisation et la démocratie

Une hypothèse forte relative aux caractéristiques marquantes de nos sociétés actuelles concerne l’individualisation croissante des individus. Ce mouvement pluriséculaire mais qui s’accélérerait fortement depuis le siècle dernier entraînerait un fort déplacement du « nous » vers le « je ». Les sociologues qui s’y sont intéressés en fournissent des observations contrastées. Les uns pointent un désir croissant d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, les autres une érosion du lien social et la multiplication des pathologies narcissiques.

Sur la démocratie, les effets de l’individualisation semblent également contrastés. D’un côté, il y aurait une désaffection pour la représentation (abstention) et pour les formes traditionnelles d’action collective (partis, syndicats..). De l’autre, il y aurait émergence de nouvelles formes d’engagement, valorisant les capacités individuelles et l’action directe, visant des objectifs plus ciblés, sur des durées limitées.

Le désir de participer

Cette question du rapport entre individualisation et démocratie débouche sur une autre qui concerne sa désirabilité. Si nous envisageons la démocratie comme un mouvement de transformation sociale qui implique une plus grande participation des individus aux décisions collectives, alors nous devons nous demander si cette participation est désirable par les individus.

Si nous réussissons à nous débarrasser de rapports inégalitaires et oppressifs et à modifier les agencements sociaux qui font obstacle à la participation, sommes-nous certains que celle-ci augmentera significativement et durablement ? Dans le contexte de l’individualisation, d’autres activités sont peut-être plus désirables par les individus que la participation démocratique.

Comme l’écrit Philippe Corcuff, la démocratisation est peut-être philosophiquement souhaitable mais elle n’est pas anthropologiquement « naturelle ». Et il convient, en la matière, de retenir la leçon de Pierre Bourdieu : une activité ne devient intéressante ou désirable qu’à partir du moment où des agents sociaux ont été prédisposés à la trouver intéressante. Ce goût ou cette disposition nécessitent un travail de socialisation.

Si nous voulons démocratiser la société, poursuit Philippe Corcuff, nous devons partir des individus réels et non d’individus imaginaires. S’ils sont de plus en plus individualisés, il faut faire preuve d’imagination pour rendre la participation démocratique plus désirable, en prenant en compte les aspirations et les rythmes de l’individualité.

La loi de la nécessité historique de l’oligarchie

Le problème de la relation entre individualisation et désir de participation débouche très directement sur la question des organisations militantes. Comme nous l’avons déjà dit, l’hypothèse est forte d’un lien existant entre individualisation croissante et désaffection pour les formes traditionnelles du militantisme (partis, syndicats…).

Voir sur ce thème « Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire? »

Cette désaffection s’explique notamment par le fait qu’à partir du début du 20ème siècle, les partis de masse et les grands syndicats ouvriers se sont organisés de manière bureaucratique.

Dès cette époque, Max Weber (Le métier et la vocation d’homme politique) et Roberto Michels (Les partis politiques) ont montré que cette bureaucratisation a engendré un mouvement de spécialisation et de professionnalisation de la politique.

Roberto Michels appelle « loi de la nécessité historique de l’oligarchie », cette tendance qui dans les grandes organisations, s’enracine dans la recherche d’efficacité, conduit à la division du travail, donc à la spécialisation et in fine à la domination des spécialistes sur les non-spécialistes.

Il faut ajouter que la constitution des grands partis et syndicats ouvriers bureaucratisés s’est effectuée dans le contexte de la formation des États modernes, avec leurs grandes administrations publiques et leurs institutions politiques fondées sur le système de l’élection.

Dans les organisations politiques et dans la société en général, il y eut des postes en tout genre à pourvoir, par les dirigeants des partis et des syndicats : secrétaires, délégués, journalistes, administrateurs de coopératives et de caisses de sécurité sociale, élus municipaux, parlementaires, assistants parlementaires, agents d’administrations locales ou nationales…

Pierre Bourdieu résume ce phénomène en rappelant que dans les sociétés modernes, le champ politique est le lieu où s’engagent à la fois des luttes pour des idées ou des idéaux et des combats pour des pouvoirs donc des privilèges. Les conditions y sont réunies pour que la représentation politique tourne à la dépossession des représentés au profit des représentants, des électeurs au profit des élus, des militants au profit des politiciens professionnels, des adhérents au profit des dirigeants.

L’individualisation et la représentation

Le sociologue pointe ici l’existence d’un mécanisme social paradoxal. Les classes ou les groupes dominés ont besoin de la représentation pour affirmer leur présence dans l’espace public et politique mais ils risquent en satisfaisant ce besoin d’être aliénés par leurs propres représentants.

Il y a un autre paradoxe qui demeure souvent à l’état d’impensé mais que Pierre Bourdieu s’efforce de rappeler. La domination des représentants sur les représentés ou des gouvernants sur les gouvernés suppose le plus souvent l’adhésion des dominés. Il faut donc éviter de tomber dans un manichéisme qui oppose deux pôles séparés, jugés positivement et négativement. Et il faut s’efforcer d’envisager les rapports entre dominants et dominés dans toute leur complexité.

Nous comprenons que l’individualisation croissante, avec son cortège d’attentes d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, puisse provoquer un rejet de la représentation. Ce désaveu est d’autant plus compréhensible quand cette représentation découle d’un processus de spécialisation et de professionnalisation qui a dérivé vers des rapports oppressifs.

Pour autant, cette critique ne doit pas conduire à oublier l’utilité de la représentation et des organisations partisanes, pour la conquête et la garantie des droits individuels et collectifs. En la matière, il faut encore une fois revenir à la question de l’innovation.

La démocratie dans les organisations

A ce titre, la mise en œuvre d’agencements démocratiques qui dépasseraient les contradictions de la représentation (participation et délibération directes, fédéralisme, communalisme…) semble en adéquation avec la tendance à l’individualisation. Pour contrer le processus spécialisation → professionnalisation → domination, l’hypothèse d’un fonctionnement « horizontal » ou « en réseau » ou encore une forme de synthèse autour de la base paraissent satisfaisants.

Lire sur ce sujet « Structures horizontales et élites informelles »

Pourtant des retours sur expériences montrent que ces agencements ne suffisent pas à garantir un accès égalitaire à la prise de parole et à la décision. Jo Freeman, par exemple, a montré comment ils peuvent déboucher sur la constitution d’élites informelles ou sur la monopolisation de la décision par les individus qui s’y sentent autorisés du fait de leurs compétences personnelles.

Il se peut aussi que la tendance à l’individualisation, avec sa plus grande valorisation de la vie personnelle et familiale, entraîne quand même une délégation des tâches militantes à ceux qui acceptent de les prendre en charge.

Encore une fois plutôt que de privilégier une approche substantialiste de la démocratie, il vaut peut-être mieux envisager la démocratie comme un mouvement réel, au sein des organisations militantes.

Lire aussi « L’administration démocratique directe et son instabilité »

Plutôt que de dresser le portrait d’un mode d’agencement privilégié qu’il faudrait s’efforcer de faire advenir, il faut peut-être essayer de combiner des agencements (représentation, démocratie directe…) non totalement aboutis mais qui tendent toujours à s’améliorer et à s’adapter aux circonstances réelles.

Gilles Sarter

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