Dans notre monde globalisé, les individus sont pris, de plus en plus, dans des rapports de domination et d’exploitation dont les épicentres décisionnels sont politiquement et économiquement éloignés. Les capacités de contestation collective pâtissent de cet éloignement. La sociologie et la critique sociale peuvent aider à les revitaliser en créant des solidarités entre des groupes victimes des mêmes préjudices bien que placés dans des contextes sociaux différents en apparence.
Démarche scientifique et engagement moral
Les sociologues prétendent souvent que leur discipline peut améliorer les capacités de transformation des rapports sociaux, grâce aux résultats de leurs investigations scientifiques. Cependant, une analyse strictement scientifique, aussi juste soit-elle, ne peut pas constituer en elle-même et par elle-même une critique de l’ordre social car la critique présuppose obligatoirement l’évocation d’un autre monde possible. Sans cette évocation, la science ne peut pas prendre de distance par rapport à la réalité.
Danilo Martuccelli, Sociologie et posture critique, in Bernard Lahire, A quoi sert la sociologie?, La Découverte, 2004
Ce sont les éléments moraux (liberté, égalité, fraternité…) lorsqu’ils sont envisagés sérieusement qui attisent la volonté de modifier le réel et permettent à une pensée critique de s’élaborer. Mais, nous ne pouvons pas non plus ignorer que la critique court le risque de s’enfermer dans son engagement moral. Pour éviter cet écueil, elle doit admettre de discuter cet engagement ouvertement.
Une fois ce travail de clarification effectué, la critique peut étayer ses arguments à partir des résultats d’analyses sociologiques rigoureuses et éviter ainsi les représentations inadéquates des réalités sociales.
Discours performatif ou vision alternative
Le discours de la critique social possède une qualité performative que ne possède pas celui de la sociologie. Il vise à faire advenir ce qu’il énonce. La tradition marxiste fournit un exemple abouti de ce projet. Ainsi, la théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe a produit des effets bien concrets sur les sociétés et les individus.
La sociologie, en revanche, pense pouvoir agir en fournissant aux agents sociaux une vision alternative aux fausses évidences du sens commun. Elle part du postulat que les agents se font, au mieux, une représentation partielle du monde social et qu’au pire, leur représentation est erronée. Cette façon de penser est héritée de la conception spinoziste de l’émancipation. Grâce au savoir, les femmes et les hommes devraient être capables de se hisser à une conscience réflexive d’eux-mêmes et de l’univers dans lequel ils évoluent. Cette conscience formerait le préalable nécessaire à la conduite maîtrisée de leur propre vie.
Information et passage à l’action
Danilo Martuccelli pense qu’au contraire, il faut envisager l’existence d’une forme de fatigue de l’opinion publique à l’égard des postures critiques et sociologiques. Selon lui, la plupart des gens restent le plus souvent indifférents, même s’ils sont informés des injustices ou des préjudices sociaux.
L’argument du sociologue est le suivant. Du fait d’une meilleure information sur les réalités sociales, l’opinion publique tolère de moins en moins les discours qui en sont totalement déconnectés. Pour autant, une conscience mieux informée n’augmente pas forcément les chances de passer à l’action contestatrice ou revendicative.
La prise de conscience d’une vaste interdépendance des phénomènes sociaux peut même avoir un effet paralysant ou servir d’excuse au désengagement individuel. Les causes « premières » ou « ultimes » des préjudices subis paraissent trop éloignées aux agents pour que leur action puisse les modifier. Ils préfèrent alors abandonner les stratégies de lutte collective pour adopter des stratégies de protection personnelle.
Nouveaux mécanismes de domination
Pour Danilo Martuccelli, les difficultés que rencontrent les discours sociologiques et critiques à déboucher sur des actions collectives pourraient aussi provenir de modifications des mécanismes de domination sociale.
Pendant longtemps, les démarches sociologiques et critiques ont dénoncé la part de domination et d’exploitation derrière la façade des sociétés démocratiques et industrielles. Elles ont aussi pointé les conflits et les incertitudes réelles derrière les apparences d’ordre, de progrès et de rationalité dont se paraient les organisations bureaucratiques.
Il se trouve que les représentations produites par l’ordre dominant, dans nos sociétés actuelles, ont moins de rapports avec les idées d’ordre et de stabilité qu’avec celles de désordre et d’instabilité des formes sociales. Pensons, par exemple, aux représentations de la société marchande généralisée, de la mondialisation financière, de la concurrence, de la flexibilité ou de l’exclusion comme fatalités.
Dans un tel contexte, Danilo Martuccelli milite pour une inflexion de la critique. Il s’agit moins de dénoncer des pratiques cachées de domination que de donner sens à des situations qui sont de plus en plus transparentes.
Produire des nouvelles solidarités
La critique, selon le sociologue, devrait participer plus activement à la production d’une solidarité d’un nouveau genre qui soit en adéquation avec le fait que les contraintes sociales agissent de plus en plus à distance des individus. Elle devrait permettre aux femmes et aux hommes de comprendre en termes sociaux des situations qu’ils peuvent avoir tendance à vivre comme personnelles.
Pour parvenir à socialiser des épreuves qui sont vécues comme individuelles, la sociologie et la critique sociale peuvent rendre compte de la similitude des situations de domination entre des groupes qui sont placés dans des univers sociaux apparemment distants. Elle peut ainsi contribuer à produire un sentiment de ressemblance, sans lequel la solidarité est impossible.
Gilles Sarter