L’État de droit du libéral-totalitarisme est selon les analyses d’André Tosel, la version actualisée de l’État de droit dans la société capitaliste mondialisée. Son emprise sur les populations résulte de la combinaison de deux mouvements. Premièrement, il exalte une forme de liberté individuelle qui est la projection du désir de consommation. Deuxièmement, il généralise le recours au droit pénal pour sanctionner les individus qui ne satisfont pas à l’exigence de solvabilité monétaire qui est requise par l’échange marchand.
La transformation de L’État au temps du capitalisme mondialisé
Le discours sur la fin de l’État au temps de la société capitaliste mondialisée est erroné. L’État ne disparaît pas mais se transforme. Dans sa version hyper-capitaliste, il tend à se débarrasser des fonctions sociales de protection. En revanche, il maintient une intervention soutenue dans le domaine de l’élaboration et de la mise en application du droit privé.
André Tosel, Un monde en abîme, 2008, Kimé
Cet État de droit, sous sa nouvelle forme, justifie son action par la référence au libéralisme classique. Ce dernier fixe pour objectif à l’institution étatique d’assurer aux individus le droit imprescriptible de définir leur bonheur privé comme ils l’entendent et sans l’imposer à autrui. Comme chacun sait, ce projet des libéraux prétend s’opposer à l’impossible bonheur des éthiques et des politiques précapitalistes et prérévolutionnaires, qu’elles soient d’origine religieuse, communautaire, traditionnelle, féodale…
Dans les faits, l’État hyper-capitaliste subvertit l’objectif du libéralisme classique. En effet, il impose la définition du bonheur privé dans sa version capitaliste : le bonheur c’est la satisfaction du désir de consommation. L’injonction « travaillez, consommez, jouissez » devient le nouvel impératif catégorique qui ordonne la vie quotidienne.
Désir de consommer et solvabilité
Le libéralisme « bourgeois et révolutionnaire » définit le sujet comme sujet détenteur de droits civils et politiques. La catégorie du « public » tient une place centrale dans cette conception. Les sujets doivent pouvoir disposer d’un lieu où ils soient reconnus (espace public). Ils doivent pouvoir revendiquer leur part du « bien public » et de manière générale participer à la délibération et à la décision de la « chose publique » (res publica ou république).
Sous l’État hyper-capitaliste ces préconditions à la constitution des sujets deviennent résiduelles. Le sujet n’est plus définit comme participant à la chose publique mais comme ayant-droit au droit de consommer autant qu’il le désire. Pour devenir sujet à part entière, l’individu doit même se vouloir lui-même comme étant heureux en tant que libre consommateur. Il est requis de faire sienne la définition totalisante du bonheur comme satisfaction du désir de consommation.
Cependant, l’injonction à consommer et à jouir ne peut s’actualiser que si l’individu détient les moyens financiers qui sont nécessaires à cet effet. La solvabilité qui est le moyen absolu de la satisfaction du désir de consommer devient, à cette occasion, la condition sine qua non de la reconnaissance du sujet.
L’obligation morale et juridique d’être solvable est renforcée par le mécanisme de l’endettement qui est encouragé par les organismes financiers et les politiques économiques. Travailler, consommer, s’endetter, rembourser s’articulent alors selon un cycle qui enveloppe toute l’existence individuelle.
Les deux mouvements de l’État du libéral-totalitarisme
La question de la solvabilité est d’importance centrale. Elle permet à André Tosel de réinterroger les caractéristiques intrinsèques de l’État hyper-capitaliste. En effet, nous avons dit que dans sa filiation libérale, l’État se définit comme garant d’un bonheur individuellement défini. Nous avons vu que sous sa forme hyper-capitaliste, il réduit la définition du bonheur à la satisfaction du désir de consommation. En réalité, l’État ne garantit cette satisfaction qu’aux individus solvables.
La liberté reconnue par l’État hyper-capitaliste se réduit donc à la liberté solvable de satisfaire le désir de consommation. André Tosel qualifie cette forme de gouvernement de libéral-totalitarisme.
L’État de droit du libéral-totalitarisme est donc celui qui répond aux exigences de la mondialisation capitaliste en définissant de manière totalisante le bonheur comme jouissance du droit à consommer et la liberté comme liberté de consommer autant qu’on le désire, sous la condition d’être solvable.
Cet État conforte son emprise sur les individu, à l’aide du droit pénal. Ce droit veille à rétablir l’ordre de la solvabilité. Dans les faits, la sanction opère surtout aux niveaux subalternes de la société.
La nouvelle division en classes
Les élites qui sont solvables par excellence, en raison de leur pouvoir de peser sur le destin des autres, peuvent transgresser les limites et négocier les jugements du droit pénal à leur encontre. La « crise des subprimes » de 2008 a montré que les spéculateurs peuvent s’enrichir en élevant les taux des prêts immobiliers, sans crainte de sanctions, alors que ceux qui ne peuvent plus rembourser leurs emprunts sont expropriés de leur logement et mis à la rue.
Dans la société du libéral-totalitarisme, la division en classes prend donc aussi la forme d’une division entre ceux qui sont solvables et ceux qui sont peu ou insolvables. Les premiers disposent de la puissance d’agir sur les seconds. Ces derniers sont dans l’impuissance et l’insécurité et ils subissent les décisions (notamment d’embauche et de débauche) dont les auteurs n’ont jamais à répondre.
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Les élites solvables représentent le type du membre idéal de cette société. Elles s’y réservent le droit de manifester leur mépris à l’égard des populations peu ou insolvables. Du fait de leur insolvabilité, ces dernières ne forment pas des sujets de plein droit. Étant responsables de leur situation, ces derniers méritent d’être instrumentalisés et liés à la dette que leur vaut leur désir de consommer.
Les difficultés d’une nouvelle émancipation
Cette nouvelle scission entre solvables et insolvables rend difficile, mais pas impossible, une émancipation du capitalisme mondialisé. Cette difficulté est liée au fait que la scission s’établit sur le socle d’une forme de consensus. La séduction de la consommation et de la solvabilité qui la sous-tend sont partagées par la quasi-totalité de la population.
Le solvable n’a pas de cause à défendre si ce n’est la satisfaction de son désir de consommation. Les non-solvables sont soumis à la difficulté d’échapper au conformisme qui les façonne aussi.
L’idéologie dominante les stigmatise et les culpabilise comme responsables de leur situation. Matériellement, ils sont privés du monde parce que privés de la solvabilité qui donne accès au monde. En outre, ils ont une attitude ambiguë envers les élites, perçues à la fois comme des modèles à imiter et comme des objets de ressentiment, voire de haine.
Par ailleurs, l’expression de ce ressentiment est largement retourné par les politiciens et les éditorialistes pour stigmatiser les mouvements sociaux. Finalement, il peut empêcher la formation d’un jugement critique concernant le réel socio-historique. Il peut conduire sur de fausses pistes, produire de fausses revendications ou être instrumentalisé pour attiser des haines entre populations voisines et artificiellement mises en concurrence, pour les détourner des véritables enjeux.
Gilles Sarter
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il y a quand même cent cinquante ans qu la prison pour dettes a disparu en France.
Le droit punit plus severement l’abus d’insolvabilité qui concerne largement des chefs d’entreprise,
que le surendettement du particulier.
« abus d’insolvabilité » n’est pas « insolvabilité » mais en quelque sorte une insolvabilité organisée. c’est pourquoi le code pénal prévoit d’autres sanctions. le « plus sévèrement » est aussi à relativiser: il faudrait poser la question aux milliers de gens qui se retrouvent à la rue après expropriation de leur logement ou aux paysans expropriés de leurs terres ou poussés au suicide… La question de fond est « qui est en mesure de négocier en cas d’insolvabilité et qui ne l’est pas? »
j’ai participé à assez de commissions de surendettement à la banque de France
pour savoir que certaines dettes des particuliers surendettés se négocient, s’effacent,
et c’est très bien comme cela.
Bonjour,
@françois Bouley,
Non ce n’est pas très bien comme ça, puisque les décisions prises par la Banque de France sont encadrées par la loi du droit positif totalement arbitraire et sont un échec de négociation.
Il est anormal que des particuliers surendettés ne puissent pas négocier eux-mêmes avec les créanciers, avant d’en arriver à ce qu’une commission de surendettement intervienne techniquement pour faire encore une redistribution des biens d’autrui. Alors que le plus souvent, ces particuliers surendettés sont déjà victimes de moultes redistributions orchestrées par l’état qui se sert d’abord et est le 1er contributeur de l’endettement.
Et comme @sécession le dit, des milliers de gens sont expropriés et poussés au suicide avec le concours des huissiers et des magistrats assermentés, avec lesquels aucune négociation n’est jamais possible. Parmi ces milliers de gens bon nombre de chefs d’entreprises et ce n’est sûrement pas beaucoup plus reluisant comme traitement que d’emprisonner des gens endettés.
@sécession, Si les gens étaient réellement à la tête de leur capital (qui n’est pas uniquement financier, l’esprit et le corps d’une personne sont un capital), au lieu d’être soi-disant pris en charge par l’état nounou qui nous pille, ne croyez-vous pas qu’ils seraient en mesure de négocier leurs échanges, de les faire fructifier dans leur intérêt propre, en prenant moins le risque de se retrouver endettés ? Pourquoi faire croire au gens qu’en leur distribuant des « zakisocios » ils sont plus en sécurité ? Alors qu’en réalité c’est leur ôter la Liberté d’entreprendre de vivre en possession de d’eux-mêmes et d’échanger civilement avec son prochain, soit d’avoir le droit de négocier entre humains civilisés et non de vivre comme des bêtes sauvages de la jungle en mode prédation perpétuelle ?