La « mélancolie de gauche » et la « fureur droitière » forment selon J. Rancière les deux faces d’une même pensée qui considère que les individus sont incapables de connaître la réalité du monde social dans lequel ils vivent.
La critique et la post-critique
Depuis les années 1960, la critique sociale se donne pour objectif de dévoiler les rapports de domination et d’exploitation qui sont masqués par les illusions de la société de consommation. Ce projet est intimement lié à l’idée d’émancipation. Une hypothèse qui le sous-tend pose que la plupart des femmes et des hommes sont victimes de leur ignorance concernant la nature réelle de la machinerie sociale. La critique entend éveiller leur conscience et les doter d’armes idéologiques leur permettant de sortir de leur état de minorité.
Aujourd’hui, la pensée post-critique prétend enterrer tout à la fois l’analyse du monde social et la perspective émancipatrice de la critique sociale. Pour Jacques Rancière, elle entend se débarrasser de la tradition critique, tout en conservant sa logique fondamentale. En effet, elle continue à affirmer que les individus sont victimes d’illusions. Elle dénonce leur incapacité à connaître, voire même leur désir d’ignorer, la réalité qui est le triomphe de la marchandisation et de la consommation.
Cette mise en accusation qui se voudrait post-critique donne lieu à deux formes de discours qui constituent les deux faces d’une même pièce. D’un côté ce que J. Rancière appelle la « mélancolie de gauche », de l’autre ce qu’il qualifie de « fureur droitière ».
La mélancolie de gauche
Le discours « mélancolique de gauche » décrit le triomphe de la marchandise et de la société de consommation comme le triomphe d’une force sans partage qui s’empare de tout, même de ce qui prétend la contester. Il se présente comme une forme de sagesse qui pose un regard désenchanté sur les critiques marxistes, situationnistes, communistes… et qui conclue à l’impossibilité de changer le monde.
Pire même, la critique du système serait devenue un élément du système lui-même.
Selon cette vision du monde, le capitalisme aurait gagné une victoire décisive, au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle en instrumentalisant à son profit la capacité des individus à expérimenter leur propre vie comme une source de possibilités infinies. D’une part, les désirs de créativité, d’authenticité, d’autonomie, de réalisation de soi auraient été détournés par le nouveau management, son besoin de flexibilité et sa gestion par projets.
D’autre part, les mêmes désirs auraient été encouragés dans le but de développer la marchandisation d’objets et de services en tous genres, de l’iphone aux reality-shows, en passant par les formations personnelles, les articles de mode, la décoration d’intérieur ou les voyages.
La mélancolie de gauche nous engage à reconnaître que même le désir de contestation appartient à ce désir d’expérimentation sans limites qui sous-tient le marché global. A ce titre, les manifestations, les protestations, les tentatives de subversion constitueraient autant d’opportunités pour les individus de se donner en spectacle. Spectacle que le système transforme aussitôt en marchandise.
La fureur droitière
La « fureur droitière » ou la nouvelle critique de droite requalifie la société de consommation comme un ravage perpétré par l’individu démocratique. Pendant toute la durée de la Guerre Froide, la démocratie était définie, dans le « camp occidental », comme une convergence entre une forme de gouvernement qui garantissait les libertés publiques et un mode de vie qui reposait sur les libres choix offerts par le marché libre. Ce consensus reposait sur une sorte d’addition des Droits de l’Homme et du libre choix des consommateurs.
Depuis la chute du Mur, des campagnes d’opinion de plus en plus furieuses ont dénoncé cette conjonction. Les Droits de l’Homme ont été qualifiés de droits de l’individu égoïste et bourgeois. La liberté de choix des consommateurs a été assimilée à une forme de frénésie qui conduirait à la destruction des formes traditionnelles d’autorité (familiales, patriarcales, scolaires, raciales ou culturelles) au profit du marché.
Pour la « fureur de droite », le sens du mot démocratie est devenu loi de l’individu préoccupé de la seule satisfaction de ses désirs. Le sens du mot égalité s’est transformé en triomphe du marché dans toutes les relations humaines.
Finalement, cette soif de « consommation démocratique et égalitaire » conduirait à une forme totalitaire de destruction des liens sociaux.
Cette argumentation anti-démocratique a une longue histoire. Elle remonte au discours contre-révolutionnaire de la Révolution. Celui-ci présentait la Révolution comme un processus de destruction des institutions collectives (monarchie, religion, féodalisme, corporatisme…) qui rassemblaient, éduquaient et protégeaient les individus. En conséquence, les individus déliés et privés de protection était vus comme réduits à l’état d’atomes individuels, rendus disponibles pour le terrorisme de masse ou l’exploitation capitaliste. La fureur droitière reprend cette analyse du lien entre démocratie, marché et terreur.
La tradition de la raison éclairée
Jacques Rancière affirme la fausseté du discours de l’épuisement de la tradition de la critique sociale. Elle se porte très bien sous sa forme inversée qui structure le discours dominant. Au fond elle a été ramenée à son terrain d’origine, celui de l’interprétation de la modernité comme la rupture individualiste du lien social et de la démocratie comme individualisme de masse.
La critique sociale prétendait révéler les lois de la marchandise, comme vérité sous-jacente aux belles apparences de la société de consommation. Elle entendait ainsi fourbir les armes de la lutte sociale. Jacques Rancière constate qu’avec la mélancolie de gauche et la fureur droitière, la révélation va toujours bon train mais qu’elle ne prétend plus combattre ce qu’elle dénonce.
Les deux faces de la post-critique se revendiquent de la raison éclairée qui met au jour les symptômes d’une maladie de civilisation. En même temps, elles se présentent comme impuissantes face aux malades qui souffrent justement de ne pas se savoir tels.
L’incapacité en partage
L’image du « pauvre crétin d’individu consommateur submergé par le flot des marchandises et séduit par les images fallacieuses » a elle aussi une longue histoire derrière elle. Elle s’est imposée dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Elle est le fruit d’une coïncidence. La physiologie découvrait les circuits nerveux et l’existence des stimuli. En même temps, les villes se peuplaient d’une multitude d’individus aux origines campagnardes et populaires.
La critique commença à s’élever : trop de gens, sans qualités, soumis à trop de stimuli déchaînés de tous côtés, trop de plaisirs et de jouissances promises par les lumières de la ville, trop d’idées nouvelles (notamment démocratiques) envahissant des cerveaux non préparés. L’excitation des énergies nerveuses et les expérimentations populaires de nouvelles formes de vie devaient, était-il prédit, conduire à la destruction de l’ordre social, voire à l’épuisement de la race travailleuse.
Emma Bovary et l’Association Internationale des Travailleurs semaient l’effroi au sein de la bourgeoisie.
Pour conjurer leur angoisse, face à ces expériences émancipatrices, les dominants adoptèrent une posture paternaliste à l’égard de ces « pauvres gens » aux cerveaux fragiles. Les capacités de réinventer la vie furent requalifiées en incapacité de maîtriser la situation.
Le principe d’égalité
Ce souci paternel et ce diagnostic d’incapacité ont été repris par cette forme de critique sociale qui veut soigner des incapables : ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils voient et qui ne savent pas transformer le savoir acquis en action militante. La post-critique, elle, pense s’adresser à des « imbéciles » qui pensent encore qu’il y a une réalité cachée derrière le triomphe du marché et de la consommation.
Jacques Rancière en conclut que le processus peut continuer à se dérouler ainsi jusqu’à la fin des temps. Tant qu’il y aura une possibilité d’expliquer leur impuissance aux « imbéciles ».
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008
Pour sortir de cette critique qui constitue finalement l’autre face de l’ordre social oligarchique de nos sociétés, il faut partir d’autres suppositions : les incapables sont capables et il n’y a aucune réalité cachée qui les enferme dans leurs positions.
Gilles Sarter