La naissance de l’économie de marché: Karl Polanyi

La démarche historique de Karl Polanyi montre que l’économie de marché est une innovation tardive. Dans l’histoire des sociétés humaines, les marchés ont toujours été des institutions secondaires. Quant aux activités économiques, elles ont toujours été soumises à des obligations morales, politiques ou religieuses. Comment donc le marché autorégulateur a-t-il pu se former ?

Économie de marché : rôle des machines

Un marché est un lieu de rencontre aux fins de troc ou d’achat et de vente. L’existence des marchés semble attestée depuis au moins l’Âge de pierre. Quant à l’économie de marché, on ne peut, selon K. Polanyi, en saisir la nature que si on envisage clairement l’effet que produisit l’introduction de machines dans la société agraire et commerciale du 18è s.

La société d’alors se compose principalement d’agriculteurs et de marchands qui achètent leurs produits pour les revendre. Pour que l’utilisation de machines se développe dans ce contexte, il faut qu’elle soit elle-même rattachée à l’achat et à la vente. Les marchands motivés par l’idée d’augmenter leurs gains investissent dans des machines pour fabriquer eux-mêmes les marchandises qu’ils vont vendre.

K. Polanyi avance que c’est l’utilisation de machines dans une perspective commerciale qui va donner naissance au modèle du marché autorégulateur.

En effet, les marchands ont besoin d’acquérir de la matière première et de la force de travail pour faire fonctionner leurs machines. Ces facteurs de production doivent donc être disponibles en quantités suffisantes pour quiconque est disposé à les payer. En outre, comme les machines complexes sont chères, leur utilisation n’est rentable que si elles produisent de grandes quantités de biens, trouvant un débouché commercial.

Marché autorégulateur

La nouvelle forme économique qui est induite par l’introduction des machines tend à s’autoréguler en fonction de principes qui lui sont propres. D’abord, cette autorégulation implique que tout ce qui est produit et tout ce qui est nécessaire à la production est destiné à être vendu.

Ensuite, la production et la distribution sont commandées uniquement par les prix dont dépendent les profits et les revenus. Le salaire est le prix de la force de travail et forme le revenu du travailleur. L’intérêt est le prix de l’argent et constitue le revenu du prêteur. Le loyer est le prix de la terre et forme le revenu du propriétaire. Le prix des marchandises concoure au profit de l’industriel.

Enfin, ce système est aussi considéré comme autorégulateur parce qu’il est attendu que les individus s’y comportent en ne se conformant qu’au seul mobile du gain, à l’exclusion de toute autre considération d’ordre moral, religieux… Cela commence avec le travailleur qui est disposé à vendre sa force de travail au prix le plus élevé possible pour subvenir aux besoins de sa famille. L’entrepreneur veut augmenter sa fortune en maximisant son profit, c’est-à-dire en achetant au plus bas la force de travail et en vendant au plus haut ses marchandises. Quant au financier, il cherche à prêter au taux le plus élevé, aux entreprises qui sont en mal de financements.

Ce système autorégulateur de marché, c’est ce que l’on entend par économie de marché.

Si toutes les conditions du « laisser-faire » sont remplies, alors tous les revenus proviennent de ventes sur le marché. Ces revenus suffisent à acheter les biens et les services produits. Les prix s’équilibrent en fonction de l’offre et de la demande.

Société de marché

Le marché autorégulateur apparaît donc quand les processus de production et de consommation se libèrent de toutes les obligations sociales, politiques et religieuses. A l’inverse, il en vient même à produire des effets irrésistibles sur l’organisation sociale tout entière. K. Polanyi décrit ce processus comme étant inévitable.

En effet, les activités économiques sont indispensables à l’existence de toute société. Il en découle que si l’économie s’organise en une institution séparée qui fonctionne selon ses propres mobiles alors l’organisation sociale doit s’adapter à cette dernière. Elle doit prendre une forme telle que les institutions économiques puissent fonctionner.

De là vient l’assertion selon laquelle l’économie de marché nécessite une société de marché.

A ce titre, le cas de la force de travail est exemplaire. La force de travail, on l’a vu est un élément essentiel de l’industrie. Dans l’économie de marché, elle est considérée comme une marchandise, c’est-à-dire comme un objet produit pour être vendu. Il est cependant évident que la force de travail d’un être humain n’est pas une marchandise. La force d’un individu ne peut pas être détachée de sa vie elle-même. Et la vie humaine n’est certainement pas « produite » pour être vendue. Pourtant la fiction qui affirme le contraire est devenue le principe organisateur de notre société.

Homme économique contre homme social

Karl Polanyi, La Grande Transformation, Tel-GallimardLa société de marché devient donc tout bonnement un auxiliaire de l’économie marché. Au lieu que la sphère économique soit encastrée dans les relations sociales, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire de l’humanité, ce sont les relations sociales qui viennent s’encastrer dans le système économique.

Pour mieux comprendre cette transformation, il convient d’abord de se débarrasser d’une hypothèse toujours tenace qui a été formulée par Adam Smith. Elle concerne la prétendue prédilection de l’être humain pour les activités lucratives. Le philosophe écossais avance que la division du travail social dépend de l’existence des marchés et de la « propension [de l’homme] à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose » (cité par K. Polanyi p.88). Cette phrase fonde le concept d’homo œconomicus ou « homme économique ».

Les conclusions qui s’imposent à K. Polanyi au terme de ses investigations anthropologiques sont tout à fait différentes. Bien loin d’être le principe du gain et la tendance à commercer ce sont les principes de la réciprocité, de la redistribution et de l’administration domestique qui représentent les mécanismes principaux de régulation de la production et de la consommation, dans l’histoire des sociétés humaines.

Réciprocité, distribution, administration domestique

Dans la réciprocité, les biens et les services sont produits et distribués sur la base d’une obligation de solidarité vis-à-vis des autres membres de la communauté de vie quotidienne ou des communautés alliées. Cette forme d’économie se caractérise par un échange continu de dons et de contre-dons.

Dans la redistribution, les biens sont produits et transférés à un leader politique qui les redistribue ensuite aux membres de la communauté ou de la société selon des règles précises. Ce principe fonctionne entre les membres de tribus de chasseurs qui remettent leur gibier au « chef » afin qu’il le redistribue. Il fonctionne aussi au sein des grands empires ou royaumes centralisés de l’Antiquité. L’administration centrale collecte les récoltes et les redistribue entre les sujets, en fonction de leurs droits.

Le troisième principe qui a joué un grand rôle dans l’histoire est le principe de l’administration domestique. Il consiste à produire pour son propre usage. Il n’apparaît qu’à un niveau d’agriculture suffisamment avancé. Le principe consiste à produire et à emmagasiner pour la satisfaction des besoins des membres du groupe.

Les trois principes de réciprocité, de redistribution et d’administration domestique ne s’excluent pas mutuellement.Par exemple, dans les sociétés féodales d’Europe occidentale, ils coexistent aux différents niveaux des relations complexes entre monarques, vassaux et habitants des communautés villageoises.

Gain contre usage

Dans les trois régimes économiques précédents, la production et la distribution des biens ou des services est motivée par des mobiles domestiques (dans le cas de l’autarcie), religieux, magiques ou encore sociaux (sens de l’honneur, de la solidarité, de la générosité, de l’hospitalité ou recherche de prestige…).

La société de marché est donc différente de toutes les autres formes de société en ce sens qu’elle est la seule qui repose sur des fondations économiques.  Avant son développement, aucune économie n’a jamais existé qui fût sous la dépendance des marchés.

Le gain et le profit n’ont jamais tenu une place centrale dans les activités économiques humaines.

A ce titre, K. Polanyi trouve dans la distinction opérée par Aristote (Politique) entre l’administration domestique (économie) et l’acquisition de l’argent pour l’argent (chrématistique), l’indication la plus prophétique jamais donnée dans le domaine des sciences sociales.

Aristote oppose la production d’usage à la production tournée vers le gain. La production d’usage forme l’essence de l’administration domestique proprement dite. Il s’agit de la production des biens nécessaires à la vie de la communauté (blé, bétail…). Le facteur argent introduit un nouvel élément dans la situation quand son accumulation est poursuivie pour elle-même. Le gain pour le gain devient un mobile particulier qui pousse à produire pour le marché.

Aristote précise bien que le fait de produire accessoirement pour le marché ou de vendre des surplus d’animaux ou de grains ne détruit pas la base de l’administration domestique. Aussi longtemps que le marché et l’argent constituent des simples accessoires pour un ménage qui est autarcique, le principe de la production d’usage demeure.

Thèse des contre-mouvements

En dénonçant le principe de production en vue du gain « comme non naturel à l’homme », comme sans bornes et sans limites, Aristote met au jour le point crucial qui a permis la constitution d’une économie de marché. Il s’agit du divorce entre un mobile économique séparé (la recherche du gain pour le gain) et les relations sociales auxquelles les limitations à ce mobile étaient inhérentes.

La thèse des contre-mouvements de K. Polanyi tend à démontrer que les sociétés capitalistes sont toujours le théâtre de malaises et de rejets lorsque les marchés sont privés de régulations morales ou politiques. Des forces sociales se dressent à chaque fois que la marchandisation effrénée conduit à des conséquences désastreuses. Elles font pression pour que des mesures soient adoptées, afin de lui opposer des limites.

© Gilles Sarter

2 commentaires

Guillaume Duteurtre

Merci pour cette synthèse très claire!
Ce message de Polanyi est central dans l’analyse sociologique de l’économie. Je trouve très éclairante la thèse des « contre-mouvements », car elle montre justement que la mise en place d’un marché auto-régulateur n’est pas possible sans la mise en place de mesures limitant les conséquences désastreuses d’un marché non régulé. Du coup, l’économie d’aujourd’hui n’apparait-elle pas elle aussi encastrée dans des relations sociales? La réciprocité, la redistribution et l’administration domestique, ne sont-elles finalement pas des mécanismes qui perdurent encore aujourd’hui pour réguler le capitalisme, notamment à travers le rôle des Etats et des différents acteurs de notre société?
Encore bravo pour ce site!

merci, ça fait rappeller son analyse du passage du féodalisme au capitalisme..

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