Dans la vision qu’offre Émile Durkheim de la vie sociale, la morale et la solidarité sont entremêlées. En outre, ces deux catégories sont intimement liées à la manière dont la vie sociale s’organise. Dans les sociétés vastes et modernes, cette organisation est marquée par la division du travail social. Il en résulte des formes particulières de morale et de solidarité.
Fonction sociale de la morale
La morale a pour fonction essentielle de faire de l’individu la partie intégrante d’un groupe social. Il en découle que l’être humain est un être moral uniquement dans la mesure où il vit en société.
La conception selon laquelle les sociétés seraient de simples juxtapositions d’individus qui y apporteraient une moralité qui leur serait intrinsèque est fausse. La notion de morale individuelle, entendue comme un ensemble de devoirs ne reliant l’individu qu’à lui-même et subsistant même dans la solitude est une conception théorique.
La vie en société est la condition nécessaire de la morale.
La morale ne se rencontre que dans des contextes sociaux et varie en fonction des conditions sociales. La disparition de toute forme de vie sociale signerait la fin de la vie morale car cette dernière n’aurait plus d’objet où se prendre.
Solidarité et division du travail
La morale énonce donc les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Est moral tout ce qui force les sujets à compter avec autrui. Les règles morales forment un ensemble de liens qui attache les individus les uns aux autres et qui en fait un agrégat cohérent. La solidarité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts.
Au sein des sociétés vastes et modernes, la solidarité repose essentiellement sur la division du travail social.
En effet, c’est par elle avant tout que l’individu prend conscience de son état de dépendance vis-à-vis de la société. C’est de la division des fonctions sociales que viennent les forces qui le retiennent et le contiennent.
Pour autant, on aurait tort de croire que c’est uniquement la nécessité d’échanger des biens et des services qui produit de la solidarité.
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Si la division du travail crée de la solidarité, que Durkheim qualifie d' »organique », c’est parce qu’elle forme entre les hommes tout un système de règles qui les lie les uns aux autres d’une manière régulière et durable.
L’erreur de certains économistes classiques (Malthus et Ricardo notamment) vient de ce qu’ils ont cru dans le concept de l’individu en soi. Cette entité monadique, ils l’ont dotée d’une capacité d’élaborer ses propres choix de manière interne et indépendante. Selon leur théorie, les échanges et les associations économiques n’affectent les intérêts individuels que de manière temporaire, le temps de les satisfaire.
Par conséquent, les individus seraient seuls compétents pour déterminer les conditions de ces échanges. La vie sociale n’aurait rien a ajouter à cet état. Comme les intérêts individuels seraient en devenir perpétuel, il n’y aurait aucune nécessité d’une réglementation permanente. Les vues d’E. Durkheim sont opposées à ces conceptions.
D’abord, la liberté plutôt que d’être un attribut individuel est le résultat de l’action sociale.
Loin d’en être une antagoniste, la liberté est le produit d’une réglementation. Elle se réalise par élévation progressive au-dessus du caractère fortuit et contingent des choses. Ainsi, par exemple, la différence de force physique entre les individus fait que les plus forts peuvent imposer leur volonté aux moins forts.
La tâche des sociétés les plus avancées est justement une œuvre de justice. Elle consiste à mettre toujours plus d’équité dans les rapports sociaux, afin d’assurer le libre déploiement de toutes les forces qui sont socialement utiles.
Division des fonctions sociales
L’autre erreur de certains économistes consiste à envisager la division du travail social du point de vue de la mise en présence d’individus. Il faut plutôt la considérer du point de vue de la mise en présence de fonctions sociales.
Il est possible d’illustrer cette conception à partir de l’exemple de la production – consommation de pain. De la culture du blé, à la confection du pain, en passant par la production de farine, les différents individus qui interviennent ne s’unissent pas pour quelques instants seulement, en vue d’échanger des biens ou des services.
Au contraire, les manières d’agir ou mieux de réagir les unes aux autres se répètent souvent à l’identique et dans des circonstances similaires. Ces répétitions deviennent des habitudes qui se transforment en conventions et en règles de conduite. La division du travail n’est donc pas une somme d’échanges particuliers et éphémères, dans lesquels les individus seraient abandonnés à eux-mêmes.
Ce que la division du travail met en présence ce sont des fonctions, des manières d’agir définies, qui se répètent identiques à elles-mêmes et qui finissent par établir des droits et des devoirs. Les individus viennent remplir ou occuper ces fonctions.
On peut dire que les règles qui encadrent les actions sociales ne créent pas l’état de dépendance mutuelle entre les fonctions. Elles ne font qu’exprimer de manière objective et bien définie les dépendances qui leur préexistent.
Ainsi, des règles se forment et leur nombre s’accroît au fur et à mesure que le travail social se divise. Ces règles, E. Durkheim les enveloppe sous le nom de « morale ». Elles font de la solidarité quelque chose de permanent.
Justice des règles
Mais l’existence de règles ne suffit pas pour créer une solidarité durable. Pour y parvenir, il faut en premier lieu des règles justes.
Dans toutes les sociétés, les objets d’échange ont des valeurs déterminées que Durkheim appelle valeurs sociales. La valeur sociale représente la quantité de travail utile que contient une marchandise ou un service.
Par là, le sociologue entend non le travail intégral que la chose a pu coûter, mais la part de ce travail qui est susceptible de produire des effets sociaux utiles. On pourrait compléter en disant que ces effets sociaux utiles ne peuvent être définis que démocratiquement.
Il en découle que les règles qui encadrent les échanges ne sont pleinement consenties que si les biens échangés ont une valeur sociale équivalente.
Dans ces conditions, en effet, chacun reçoit la chose qu’il désire et livre celle qu’il donne en retour pour ce que l’une et l’autre valent.
E. Durkheim propose d’élargir cette procédure appréciative au marché du travail. Il souligne la contradiction qui existe entre l’aspiration croissante à l’égalité chez les citoyens et le fait que la division du travail implique une inégalité croissante entre les différentes activités professionnelles.
Un progrès consisterait dans une organisation où la valeur sociale d’une fonction ou d’une activité ne serait pas exagérée dans le sens de sa valorisation ou de sa dévalorisation.
En outre, afin que la division du travail produise de la solidarité, il ne suffit pas que chacun ait sa tâche déterminée. Il faut encore que cette tâche lui convienne. Si la distribution des fonctions ne correspond plus au développement des aspirations ou à la distribution des compétences au sein de la société, alors les individus ressentent comme une contrainte les activités qui leur sont assignées.
Respect de l’individu
Si on considère que le respect de l’individu est devenu une valeur incontournable alors les règles morales ne doivent pas l’étouffer. Si la morale doit attacher la personne à autre chose qu’à elle-même, elle ne doit pas pour autant l’enchaîner jusqu’à l’immobiliser.
Les règles ne doivent pas exercer une force contraignante au point d’interdire le libre examen, leur mise en question et éventuellement leur modification.
De plus, les règles morales ne doivent pas attacher les activités des hommes à des fins qui ne les touchent pas directement. Elles ne doivent pas faire d’eux les serviteurs de puissances idéales, qu’il s’agisse de la nation, du marché ou de toute autre catégorie, dans la mesure où ces dernières seraient mobilisées pour poursuivre des fins indépendantes des intérêts humains.
E. Durkheim qui est mû par une aspiration à améliorer le monde de manière radicale écrit dans la conclusion de la Division du travail social, qu’un idéal n’est pas plus élevé parce qu’il est plus transcendant, mais parce qu’il ouvre de vastes perspectives. Ce qui est important, c’est qu’il pousse les êtres humains à s’engager dans l’édification d’une société où chaque individu occupera la place qu’il mérite et concourra au bien de tous les autres.
© Gilles Sarter