Diane Elson nous offre la vision d’une économie socialiste qui n’exclut pas les marchés de son mode d’organisation. En effet, plutôt que de supprimer les marchés, elle propose de les « socialiser ». Ainsi, les gens ne seront plus confrontés à des forces anonymes et incontrôlées, mais ils pourront quand même profiter des bénéfices que la décentralisation et les transactions marchandes sont susceptibles d’apporter.
Ni autosuffisance, ni centralisation
Pour D. Elson, les deux alternatives au capitalisme qui misent tout sur des communautés autosuffisantes ou sur une économie nationale planifiée ne prennent pas suffisamment en considération les limitations des petites communautés et les difficultés liées à la planification d’une économie nationale.
En outre, la décentralisation des décisions et des activités économiques lui paraît importante si l’on envisage de créer de nouvelles formes de communauté, de solidarité et de démocratie internationales. Le problème de la Globalisation n’est pas l’internationalisation en général. Le problème de la Globalisation, c’est qu’il s’agit d’une internationalisation qui opère en faveur des grands détenteurs de capitaux industriels et financiers et non en faveur des populations.
Fin de l’économie de marché, pas fin des marchés
Le marché est une institution qui a préexisté au capitalisme. Mais dans le régime capitaliste, cet outil a été subordonné à la dynamique de l’argent pour l’argent, donnant naissance à une économie de marché. Sur les marchés actuels, les prix ne reflètent pas la valeur d’usage des biens et des services. Les produits financiers, les actions, les obligations, les produits dérivés ont de moins en moins de rapport avec l’économie réelle. Les modalités de production des marchandises aggravent les urgences sociales et écologiques. Biens et services sont devenus des moyens pour accumuler du capital.
Lire aussi un article sur la naissance de l’économie de marché
Mais comme le souligne Karl Polanyi dans La Grande Transformation, la fin de l’économie de marché ne signifie pas la fin des marchés.
En effet, ces derniers peuvent être organisés selon une variété de façons et peuvent servir une variété d’objectifs. Les marchés commerciaux sont certes organisés pour que les actionnaires ou les capitalistes réalisent du profit. Mais ils pourraient tout aussi bien être organisés pour permettre des échanges qui soient socialement utiles, qui respectent les écosystèmes et qui couvrent les besoins des gens en aliments et en soins de qualité ou en logements décents.
Socialisation des marchés
La thèse de D. Elson est qu’une telle transformation des marchés passe fondamentalement par une transformation des rapports de propriété.
« Socialiser » les marchés ne signifie pas les soumettre à une régulation étatique. Cela signifie que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire, afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.
Une inquiétude est parfois exprimée. La persistance des marchés ne permettra pas d’engranger les bénéfices démocratiques attendus de la socialisation des moyens de production. Les entreprises étatisées ou les coopératives de travailleurs finiront pas se comporter sur le marché, comme des entreprises capitalistes. Les cadres de la bureaucratie étatique ou les membres des coopératives en viendront à s’approprier le surproduit du travail, avec des dommages aux êtres humains et à la planète comparables à ceux actuels.
D. Elson répond qu’un tel scénario ne saurait être imputé à l’institution du marché. En revanche, une telle évolution découle de la persistance du droit de propriété d’entreprise, à travers la création d’entreprises d’État et de coopératives de travailleurs.
Droit de propriété d’entreprise
Le droit de propriété d’entreprise c’est ce rapport social qui exclut certaines personnes de l’usage des ressources économiques.
Dans le régime capitaliste, les propriétaires privés des moyens production sont les seuls à décider de cet usage. Quand la propriété est transférée à l’État ou à des coopératives de travailleurs, les cadres de la bureaucratie ou les membres des coopératives excluent toutes les autres personnes de la décision sur l’usage des moyens de production.
Dans les trois configurations (entreprise capitaliste, entreprise d’État, coopérative de travailleurs), la majorité des gens n’ont pas le droit d’exercer le pouvoir de décision économique. En revanche, ceux qui peuvent décider finissent par s’approprier le surproduit du travail. Il faut préciser que ici « s’approprier le surproduit » ne signifie pas obligatoirement que ces gens s’approprient le surproduit comme un revenu. Cela veut juste dire qu’ils ont le pouvoir de décider ce qu’ils vont faire de ce surproduit (le réinvestir dans l’outil de production, le consommer, l’épargner…).
Droit à la propriété commune
Au droit de propriété d’entreprise, D. Elson oppose le droit à la propriété commune et les droits collectifs. Le droit à la propriété d’entreprise est un droit d’exclure. A l’inverse, le droit à la propriété commune et les droits collectifs sont des droits à être inclus, à ne pas être exclus.
Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (terres communales, parc publics, routes, bibliothèques….).
Actuellement, le droit à la propriété commune est de plus en plus menacé et l’exercice du droit de propriété d’entreprise est de plus en plus concentré entre quelques mains. Pour sa part, D. Elson propose de le renforcer dans les services publics clés, comme l’éducation, la santé, les infrastructures, l’information…
Bien sûr, cela implique que les services et entreprises publics ne soient plus sous le contrôle discrétionnaire d’élus ou de bureaucrates, mais soumis au pouvoir démocratique des usagers.
Droits collectifs sur les entreprises
Dans le régime socialiste de D. Elson, les entreprises qui ne relèvent pas du secteur public ne sont pas soumises au droit de propriété commune. En revanche, elles sont soumises à différentes formes de droits collectifs. Les responsables sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.
Ces processus peuvent concerner différents enjeux : égalité d’accès aux opportunités, libre information, protection de l’environnement, santé publique, sécurité et droits des travailleurs, protection du consommateur… Les entreprises doivent montrer qu’elles respectent tous les standards avant de pouvoir accéder aux marchés, emprunter, embaucher de la main d’œuvre ou s’approprier le surproduit pour le réinvestir…
Rôle du secteur associatif
Pour éviter que ce système repose sur l’action de l’État, le processus de contrôle social implique les citoyens à travers le secteur associatif. Les inspecteurs gouvernementaux sont responsables de la certification et de la poursuite en justice des contrevenants à la loi.
Les associations (syndicats de travailleurs, associations de consommateurs, de protection de l’environnement, organisations féministes…) jouent un rôle majeur dans la réalisation d’investigations, dans la communication à travers des médias associés, dans la représentation des plaignants dans les négociations avec les entreprises et dans le conseil à ces dernières pour améliorer leurs pratiques.
Diane Elson, Socialized Markets, not Market Socialism, Socialist Register, vol.36, 2000
D. Elson envisage aussi la création de commissions pour l’établissement des prix des biens basiques (énergies, télécommunication, alimentation…). Pour les prix des autres produits ou services, des commissions citoyennes peuvent réaliser des audits et intervenir dans la régulation. Les entreprises doivent communiquer les éléments utilisés pour établir leur prix et démontrer qu’ils sont alignés sur les standards sociaux.
Dans ce modèle d’organisation, les associations jouent donc un rôle catalytique. Elles effectuent un travail de médiation entre les entreprises et les ménages. Elles établissent un dialogue entre les vendeurs et les acheteurs, dans la perspective d’élaborer des objectifs sociaux partagés et qui dépassent l’intérêt étroit à obtenir un profit optimal, dans la transaction commerciale.
Démocratisation de l’économie, droits humains et écologie
La vision de D. Elson n’est pas celle d’une « société de marché ». Elle n’est pas non plus celle d’une « société bureaucratique ». Dans ses propositions, les instances étatiques interviennent pour élargir, approfondir et garantir les différents processus de démocratisation de l’économie.
Le socialisme de D. Elson repose sur l’établissement du droit des individus à jouir de la propriété commune ou collective des ressources économiques, sur la reconnaissance de la participation des ménages et des associations à l’économie, sur la compréhension de la part culturelle de l’économie, sur la prise en compte des valeurs et des normes sociales dans la détermination des activités économiques, sur la reconnaissance du rôle utile que les marchés peuvent jouer, en facilitant la prise de décision décentralisée et internationalisée.
Comment réaliser cette vision ?
Premièrement, Diane Elson appelle à renforcer les mouvements qui demandent d’avoir part à la décision dans l’utilisation du pouvoir économique. Le mot d’ordre qu’il faut opposer à « libéraliser l’économie » est « démocratiser l’économie ».
Deuxièmement, elle invite à renforcer, sur le terrain, les initiatives concrètes qui se fondent sur l’application du droit de propriété commune ou de droits collectifs sur les moyens de production.
Troisièmement, elle propose de créer des liens entre la réalisation des droits de l’être humain, le droit de propriété commune et l’exercice de droits collectifs sur les entreprises. J’ajoute que de tels liens peuvent aussi être établis avec la question écologique.
Il s’agit de montrer comment la réalisation effective des droits humains et le traitement de l’urgence écologique dépendent de la démocratisation de l’économie.
Gilles Sarter