Emancipation

La Démocratie Sauvage

La Démocratie Sauvage

La démocratie sauvage est une conception de la démocratie élaborée par le philosophe Claude Lefort, en regard d’une réflexion sur le totalitarisme.

La division originaire du social

Miguel Abensour, Pour une philosophie politique critique. Itinéraires, 2009, Sens & TonkaLe travail de questionnement politique de C. Lefort passe par deux grandes périodes. La première, marquée par la participation à la revue Socialisme ou Barbarie (1947-1958), est consacrée à la dénonciation du totalitarisme, sous ses versions staliniennes et post-staliniennes.

C. Lefort pointe le travestissement du projet communiste. Il critique une socialisation menée de manière bureaucratique et confisquée par un parti-État, au profit d’une nouvelle classe dominante.

A partir des années 1960, il abandonne le projet même de socialisation et l’idée communiste. Il construit dès lors sa philosophie politique en s’appuyant sur le point de vue de la démocratie.

En réinterprétant Machiavel, il pose que les sociétés humaines se construisent sur une division originaire.

L’opposition entre le désir des grands d’opprimer le peuple et le désir de liberté du second illustre cette division première.

Démocratie et totalitarisme

Une menace de dissolution habite toutes les formes d’organisations sociales. De cette idée découle une nouvelle compréhension du politique. La structure politique d’une société donnée n’est intelligible qu’à travers l’analyse du rapport qu’elle entretient avec la menace de division.

C’est en s’appuyant sur cette méthode que C. Lefort distingue entre démocratie et totalitarisme. Ainsi, il définit le totalitarisme comme un mode d’organisation sociale qui refuse le conflit et dénie la division. Soit le totalitarisme prétend avoir aboli la scission originelle. Soit il se donne pour objectif d’en finir avec une division considérée, non pas comme première, mais comme historique et donc dépassable (divisions entre seigneurs et serfs, entre bourgeois et prolétaires…).

Inversement, la démocratie se construit dans l’acceptation de la scission originaire.

Cette forme de société laisse ouverte la question de la résolution de la division du social. La démocratie reconnaît la légitimité du conflit en son sein. Elle y perçoit la possibilité d’une invention toujours renouvelée de la liberté.

C’est au sein de cet univers conceptuel que C. Lefort avance l’idée de démocratie sauvage.

La démocratie sauvage ou libertaire

L’idée de démocratie sauvage évoque un surgissement spontané et un déploiement anarchique, indépendant de toutes règles, autorités ou institutions établies. On peut aussi parler à son sujet de démocratie libertaire. La dimension libertaire renvoie à une attitude non codifiée, non doctrinale ou encore non idéologique.

Cette indétermination des fondements constitue le point de jonction du libertaire et du sauvage.

La démocratie sauvage repose sur la possibilité de la dissolution des certitudes relatives à tous les registres de la vie sociale. Les êtres humains y font l’épreuve de la contingence des rapports sociaux existants. Ils découvrent cette réalité fondamentale qu’en matière d’agencements sociaux, les choses pourraient être totalement différentes de ce qu’elles sont.

Les fondements des rapports sociaux, exploitation économique, domination sexiste ou encore oppression raciale, ne revêtent aucun caractère de nécessité. Il n’existe aucune référence dernière à partir de laquelle un ordre social puisse être justifié. Toutes les formes d’agencements sociaux nécessitent un travail de légitimation pour perdurer.

La notion de démocratie sauvage désigne de manière positive la résistance à cet effort de domestication. Elle embrasse la contestation de l’ordre existant par ceux qui sont exclus de ses bénéfices aussi bien que les luttes pour la reconnaissance et la défense des droits conquis.

La société en train de se faire

A ce titre, C. Lefort appelle à concevoir le droit comme un terrain d’affrontement. Le droit ne concerne pas seulement les libertés individuelles. Il détermine un type donné de rapport social. C’est pourquoi la lutte démocratique comme aspiration à une autre forme de société ne peut être dissociée de la lutte pour le droit.

L’idée de démocratie ne prend un sens libertaire qu’à partir du moment où le droit n’est plus conçu comme un outil de conservation social mais comme un processus par lequel la société se constitue, sans jamais se figer.

La contestation sans cesse renaissante se concrétise par une recréation permanente du droit, par l’intégration incessante de demandes de reconnaissances nouvelles.

Le propre de la démocratie sauvage c’est donc le déploiement d’une revendication continue, qui se déplace d’un foyer à un autre. Avec la disparition du « corps du roi » se constitue le pouvoir social. La société accède à une nouvelle expérience d’elle-même. Les foyers de socialisation y étant diversifiés, des mouvements pluriels et hétérogènes y prennent naissance.

Voir tous les articles sur le thème du pouvoir social et de la démocratieCette multiplicité et cette hétérogénéité sont suffisantes pour provoquer l’abandon de l’illusion d’une solution unique et globale, totalisante ou totalitaire.

© Gilles Sarter

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Le Salariat: Une institution anticapitaliste

Le Salariat: Une institution anticapitaliste

Le salaire est l’une des institutions qui permettra d’en finir avec le capitalisme. C’est la thèse défendue par Bernard Friot.

Salaire direct et cotisation

Si cette idée nous paraît contre-intuitive a priori, c’est parce que notre imaginaire collectif est dominé par la convention capitaliste du travail. Cette convention tend à assimiler salaire et « salaire direct ». Le salaire direct, c’est la somme d’argent que l’employeur verse sur le compte en banque de son employé à la fin de chaque mois. Il est parfois envisagé comme un pouvoir d’achat mais aussi comme la rétribution du travail qu’a fourni le salarié.

Mais, le salaire ce n’est pas seulement le salaire direct. C’est aussi l’ensemble des cotisations sociales payées par l’employeur. Ces cotisations servent à financer les indemnités de chômage, les pensions de retraite, les allocations familiales et des prestations de santé.

Le salaire comme cumul du salaire direct et de la cotisation est une conquête que les travailleurs ont gagné par la lutte contre les détenteurs de la propriété lucrative, au cours des 19ème et 20ème siècles.

Si le salaire est subversif vis-à-vis du mode capitaliste, c’est parce qu’il repose sur une conception de la valeur économique qui est différente de celle que la logique capitaliste veut imposer.

Conceptions de la valeur

Selon la conception capitaliste, la valeur est incorporée dans des marchandises qui sont produites par de la force de travail qui est achetée par les propriétaires des moyens de production, sur le marché du travail.

Selon cette conception de la valeur, le travail se limite au travail lucratif.

L’imaginaire capitaliste tend à dénier la qualité de « travail » à toutes les activités effectuées, en dehors du processus de fructification du capital.

Ainsi, une personne « travaille » lorsqu’elle est rémunérée pour mettre en valeur la propriété lucrative (usines, machines, outils…). Même si son activité consiste à fabriquer des médicaments qui tuent ou à acheminer des déchets polluants en Afrique, elle contribue cependant à produire de la valeur du point de vue capitaliste.

En revanche, la même personne ne « travaille » pas lorsqu’elle confectionne des confitures pour ses petits-enfants, ni quand elle prend soin d’un parent impotent ou quand elle participe à des activités de soutien scolaire dans son quartier. Pourtant ces différentes activités constituent bien du travail concret. Elles produisent des biens et des services qui ont une valeur concrète pour ceux qui en bénéficient. Cependant, elles ne font pas fructifier la propriété lucrative d’un capitaliste.

Salaire socialisé

Alors pourquoi l’institution sociale du salaire est-elle subversive ? C’est parce que les cotisations sociales permettent de constituer du salaire socialisé qui est versé à des gens qui n’exercent pas un travail lucratif. Selon la logique capitaliste, les chômeurs, les retraités, les personnes en congé parental ou en incapacité de travailler ne devraient pas percevoir de salaire car elles ne produisent pas de la valeur marchande.

Aussi afin d’occulter sa qualité subversive, l’imaginaire capitaliste présente le salaire socialisé comme une rétribution ex post.

Selon cette conception, la pension de retraite, l’indemnité chômage viendraient rémunérer des efforts (mesurés en temps) qui auraient été produits avant la période de la mise en retraite ou au chômage.

Cette idée est entretenue par la formule : « Vous avez cotisé donc vous avez droit. » Depuis trente ans au moins, l’effort essentiel des gouvernements successifs consiste à mener des politiques qui tendent à transformer cet imaginaire en réalité concrète.

Lire l’article « Régime de retraite et DémocratieLa fameuse retraite à points ne vise rien d’autre. Dans un tel système, les employés se verront attribuer des points dont le nombre sera déterminé en fonction de leur temps de travail lucratif. Au moment de leur retraite, ils échangeront ces points contre du pouvoir d’achat.

Ces conceptions et ces politiques constituent une véritable perversion du salaire socialisé tel qu’il a été conçu et institutionnalisé au cours des deux derniers siècles.

Salaire à la qualification

B. Friot, L’enjeu du salaire, Éditions La Dispute, 2012 En effet, le salaire ne vient pas récompenser une dépense de force de travail mesurée en temps. Plutôt, il reconnaît une capacité à produire de la valeur économique, en fonction de la qualification de la personne. En la matière, le modèle de référence est celui de la fonction publique. Le salaire est fonction du grade de la personne et non du poste occupé. Dans le secteur privé, cette logique s’exerce quand une qualification est attachée à un poste de travail. Le salaire est fonction de la fiche de poste mais pas seulement de la durée de travail.

Pour le salaire socialisé (pensions, indemnités…), le principe appliqué est identique. Pour le fonctionnaire, la pension de retraite est la continuation de son « salaire d’activité ». C’est la même chose dans le secteur privé quand la pension est proche des salaires perçus, avant la retraite. Dans tous les cas, le salaire socialisé n’est jamais la contre-partie d’un effort produit ex ante. Il est au contraire attaché au grade ou à la qualification de la personne. A l’heure actuelle, les pensions sont encore pour les trois quart (240 sur 320 milliards d’euros) la poursuite du salaire et non la contrepartie de cotisations.

Enjeu de la maîtrise de la valeur

Pour quelle raison la classe capitaliste s’acharne-t-elle à démolir l’institution du salariat ? Ce qui est en jeu, selon Bernard Friot, ce n’est pas la répartition de la richesse entre salaire et rémunération du capital.

Le véritable enjeu se situe en amont, il s’agit de la maîtrise de la décision économique et de la souveraineté sur le travail. C’est la capacité de décider ce qui a de la valeur, ce qui doit être produit, comment cela doit être produit et par qui.

Dans le mode capitaliste, les travailleurs sont relégués au statut de mineurs sociaux. Seuls les détenteurs de la propriété lucrative détiennent le pouvoir de décider. Et seuls travaillent ceux qui mettent en valeur le capital. A ces « travailleurs », les capitaliste disent : « Nous vous devons une rétribution en échange de votre travail et après cela nous sommes quittes. Nous décidons pour tout le reste. »

La réforme du salaire attaché à la qualification de la personne reconnaît aux travailleurs la capacité de décider de la production. Le salaire continué pendant la retraite, pendant les périodes de chômage ou de congé parental confirme que la personne libérée du travail lucratif continue malgré tout de contribuer par son travail concret à l’économie collective.

Avec le salaire universel à vie, Bernard Friot entrevoit la possibilité d’émanciper les individus du pouvoir du capital.

En élargissant à tous les adultes l’attribution d’un salaire à vie (selon des modalités qu’il faudrait détailler dans un autre article) on entamerait un processus de démocratisation de la décision économique. Les individus n’étant plus pieds et poings liés au travail lucratif, ils auraient la possibilité de se concerter de manière démocratique sur ce qui vaut d’être produit et sur la manière de le produire.

Gilles Sarter

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Une Sociologie émancipatrice

Une Sociologie émancipatrice

Le projet d’une sociologie émancipatrice, telle que Erik Olin Wrigth l’envisage, s’articule autour de deux grandes idées. Le substantif « sociologie » indique la nécessité de procéder à une investigation scientifique du monde social. Le qualificatif « émancipatrice » précise que le questionnement sociologique s’effectue au profit d’un projet d’émancipation humaine ou, tout au moins, d’une remise en question des rapports sociaux de domination ou d’oppression.

Sociologie émancipatrice

L’investigation sociologique vise non seulement à mettre au jour les agencements sociaux qui causent des préjudices ou des souffrances. Mais, elle prend aussi en charge l’étude d’agencements alternatifs à ceux qui entravent l’épanouissement des individus.

Il est évident que l’évaluation critique des modalités d’organisation sociale présuppose d’adopter une visée normative.

Le caractère préjudiciable d’un agencement ou d’une institution ne peut être évoqué que si l’on bénéficie d’hypothèses relatives aux conditions de pleine réalisation de l’être humain.

Or cette réflexion concerne le champ de la critique sociale plutôt que celui de la sociologie. Erik Olin Wright assume pleinement ce constat et entreprend une réflexion d’ordre normatif, en parallèle à ses investigations sociologiques proprement dites.

Définir l’émancipation

Pour commencer, E.O. Wright rappelle que le terme « émancipation » peut prendre deux acceptions. La première est négative et concerne, comme on l’a dit, l’élimination des différentes formes d’oppression ou de domination qui pèsent sur les êtres humains. C’est ainsi que l’on parle de l’émancipation des esclaves, des femmes, des colonisés, des travailleurs…

Le second sens d’« émancipation » est positif. Il fait référence à l’acte de construction de conditions sociales qui favorisent l’épanouissement humain.

La notion d’épanouissement peut se comprendre grâce à l’idée de santé. La santé représente davantage que l’absence de maladie. Elle englobe l’idée de vitalité qui permet de vivre énergiquement. De même l’épanouissement inclut la concrétisation de capacités, pas seulement l’abolition de contraintes.

Dès lors, ce sont ces conditions d’épanouissement qu’il s’agit de définir, aussi précisément que possible. Pour E.O. Wright, elles relèvent de l’application des principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.

Justice sociale

La justice sociale garantit aux individus un accès large et égal aux moyens matériels et sociaux indispensables à la réalisation d’une vie épanouissante. La vie épanouissante est entendue comme permettant à l’individu de développer ses capacités, de sorte qu’il puisse réaliser ses objectifs et aspirations.

L’idée de garantir un accès large et égal aux moyens nécessaires à l’épanouissement des individus est plus forte que l’idée d’égale opportunité. Cette dernière suggère que tous les individus possèdent des chances équivalentes au départ et qu’ils sont responsables de la manière dont ils valorisent ou gâchent ces dernières.

L’accès égalitaire aux conditions d’épanouissement, tout au long de la vie, définit mieux les contours d’une société juste, dans la mesure où au cours de leur existence les gens peuvent se fourvoyer ou être victimes d’événements indépendants de leur volonté.

Dans une société qui réunit les conditions d’application de la justice sociale, l’échec à réaliser des aspirations individuelles ne peut être imputé à un manque d’accès aux moyens nécessaires à cette réalisation.

Justice politique et Solidarité

La justice politique, selon E.O. Wright, doit concilier la possibilité d’exercer les libertés individuelles et la démocratie. D’une part, les individus doivent être en mesure de décider librement pour ce qui les concerne à titre individuel. D’autre part, ils doivent pouvoir participer aux décisions qui les engagent en tant que membres de la collectivité.

La notion de solidarité implique l’idée que les gens devraient coopérer, pas seulement par intérêt personnel, mais aussi par souci du bien-être d’autrui.

La solidarité tient une place importante dans la réalisation d’une vie épanouissante. Quand elle est suffisamment forte au sein d’une collectivité, les différents membres se sentent moins vulnérables. En agissant de manière solidaire, ils donnent aussi un sens fort à leur vie.

Par ailleurs, la solidarité peut jouer un rôle de premier ordre dans la mise en œuvre de la justice sociale et politique. En effet, pour les individus qui se sentent concernés par le bien-être d’autrui, il est plus facile d’accepter un principe comme « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Quant à la délibération démocratique, elle ne peut prendre toute son ampleur que si les individus engagés se soucient du bien commun et de la recherche du consensus.

Utopies réelles

L’investigation des agencements et des rapports sociaux au sein des sociétés capitalistes constitue le premier volet de la sociologie émancipatrice telle que l’envisage E.O. Wright. Les résultats de cette démarche empirique permettent de vérifier dans quelles mesures les conditions de réalisation de la justice sociale, de la justice politique et de la solidarité y sont ou non réunies.Lire l’article sur les relations d’exploitation, de domination et d’oppression

Il est évident qu’elles ne le sont pas partout où les relations sociales prennent la forme de rapports d’exploitation, de domination ou d’oppression.

Le second volet concerne la proposition d’agencements sociaux alternatifs à ces derniers.

Pour ce faire, la sociologie de l’émancipation réalise une étude empirique du déjà-là émancipateur. Elle examine parmi les modalités d’organisation sociale existantes, celles qui favorisent l’épanouissement humain.

Ce versant de la sociologie de l’émancipation, E.O. Wright l’appelle le « Projet Utopies Réelles ». A travers le monde, des expériences sociales existent qui actualisent les principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.

A partir de l’étude de ces expériences concrètes, la sociologie peut apporter son soutien à l’élaboration d’alternatives réalisables et substituables aux agencements sociaux qui entravent l’épanouissement humain.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Prolétariat et relations de proximité

Prolétariat et relations de proximité

Le prolétariat doit être saisi dans sa dimension concrète, à travers les expériences de solidarité collective et de lutte pour l’émancipation des rapports d’exploitation. A ce titre, pour Oskar Negt et Alexander Kluge, il existe un lien entre la dimension prolétarienne et la proximité des premiers rapports humains.

Transmutation positive du terme

Dans l’Antiquité les proles sont des jeunes gens qui vivent dans les faubourgs de Rome. Ils ne participent pas à la décision politique. En fait, ils n’ont pratiquement aucun droit. Ils ne font même pas des soldats. L’État les considère comme une pure charge.

Au 19ème siècle, la valeur du mot prolétariat subit une transmutation positive. Le procédé est classique. Il s’agit d’affirmer une conscience de soi en transformant une insulte en revendication identitaire positive. En s’imposant, la nouvelle signification relègue dans l’oubli la connotation péjorative.

C’est ainsi que Karl Marx et Friedrich Engels utilisent le terme prolétariat en lui associant une valeur positive.

Prolétariat devient le nom de la classe ouvrière susceptible de transformer ses conditions d’existence, grâce à une démarche collective et organisée.

Des proles de l’Antiquité à la classe ouvrière du 19ème siècle, l’aspect prolétarien fait toujours référence à une position sociale dominée. Mais, il perd son caractère statique. Dans le langage marxiste, le prolétariat concerne en même temps l’exploitation et la possibilité de son dépassement.

Expropriation primitive

Lire aussi l’article sur le capitalisme et l’accumulation par expropriationDans la pensée de K. Marx et F. Engels, l’industrie capitaliste naît grâce à une appropriation primitive. Par ce processus les petits paysans et les artisans sont dépossédés de leurs terres et de leurs outils. Ils sont chassés vers les premières usines.

Là, ils sont soumis aux contraintes physiques de la discipline industrielle et ils entrent dans un nouveau rapport de dépendance avec les propriétaires des moyens de production. En fait, cette importante transformation sociale constitue une expropriation, non seulement au sens littéral de la propriété matérielle, mais aussi au sens d’une expropriation des facultés humaines.

Le mode de production capitaliste s’empare de toutes les capacités de l’être humain pour les soumettre à la machinerie industrielle.

K. Marx et F. Engels pensent qu’à ce mouvement s’oppose un mouvement d’autonomie qui est propre à l’être humain. Ses efforts ne se relâcheront pas, tant qu’il n’aura pas mis un terme aux rapports d’exploitation qui résultent de l’expropriation primitive. Ce mouvement d’autonomie s’actualisent sous différentes formes d’actions collectives de résistance et de contestation.

Le prolétariat et son émancipation

C’est ainsi que le concept de prolétariat en vient à être associé aux valeurs positives de solidarité et de quête de l’émancipation ou du bonheur.

La dimension prolétarienne touche aussi au rapport au travail et à la nature. Elle fait référence à différents aspects magnifiés de la vie paysanne ou artisane. D’une part, elle fait écho aux soins et aux savoirs et savoir-faire, appliqués à la nature, aux animaux, aux outils et aux techniques de production.

D’autre part, la dimension prolétarienne est liée aux idées de proximité des relations humaines, de processus collectif et solidaire d’auto-détermination et d’auto-production des conditions de vie.

Le prolétariat est associé à la vision d’êtres humains dépendants les uns des autres pour produire leur propre vie. A ces êtres humains, le travail en commun confère force et identité.

Voir l’article « solidarité dans les sociétés capitalistes »Cette dimension intégrante du travail est présente dans tous les modes de production, y compris dans le mode capitaliste. C’est ce que Émile Durkheim veut démontrer à travers l’idée d’une solidarité organique engendrée par la division du travail social. Mais bien souvent cet aspect est profondément enfoui et difficile à cerner.

La socialisation et la proximité des relations premières

K. Marx et F. Engels ont compris que le mode de production capitaliste profite gratuitement de la capacité des êtres humains à travailler. Cette capacité est créée et reproduite par les parents qui éduquent les futurs travailleurs, sans que cet effort soit rémunéré.

Les êtres humains en capacité de travailler ne sortent pas d’une machinerie industrielle ou mécanique. Nous savons maintenant que les enfants en bas âge requièrent des contacts humains directs et de qualité. Les tentatives qui visent à élever des enfants selon des procédés éducatifs standardisés et collectifs conduisent toujours à des échecs et à des pathologies. La formation des identités individuelles implique des relations personnalisées de confiance et de reconnaissance.

Oskar Negt et Alexander Kluge, Ce que le mot prolétariat signifie aujourd’hui, Variations, n°9/10, 2007Oskar Negt et Alexander Kluge émettent l’hypothèse que le concept prolétarien peut constituer un concept pertinent pour la recherche et l’action politique.

Pour ce faire, l’identité prolétarienne ne doit pas être définie de manière abstraite, par association avec les idées de misère ou de paupérisation. La notion de prolétariat doit être saisie à travers la dimension de solidarité collective.

L’identité prolétarienne doit être mise au jour empiriquement. Elle existe là où des expériences d’exploitation, de privation des moyens de production provoquent la recherche collective d’une issue.

Telle que O. Negt et A. Kluge l’envisage, la notion de prolétariat renvoie aux processus de socialisation et à la proximité des premiers rapports humains. Ils sont inaliénables de l’Homme et constituent le noyau dur de l’anticapitalisme.

© Gilles Sarter

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L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu

L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu

La création, en 1946, du Régime général unifié de la Sécurité sociale géré par les travailleurs constitue une révolution, au sens de transformation profonde des institutions sociales. L’organisation de la protection sociale renoue avec la tradition de la Sociale ou du bien-être citoyen (citizen care) alors que les tenants d’une gestion étatique combattent farouchement cette tendance.

Les principes révolutionnaires du Régime Général

Avant 1945, la Sécurité sociale existe mais elle n’est pas unifiée. Depuis 1898, des assurances couvrent les accidents du travail et les maladies professionnelles. Depuis 1917, les allocations familiales sont obligatoires dans la fonction publique. Depuis 1932, elles sont obligatoires dans le privé où elles sont gérées par le patronat. Depuis 1930, des caisses départementales gèrent des assurances santé et vieillesse. Les taux de cotisation, les assiettes et les périmètres de collecte sont divers.

La réforme de 1946 met un terme à cette diversité en créant un régime général.

Les créateurs de la Sécurité sociale veulent la construire autour de trois principes majeurs : une caisse unique pour les prestations relatives à la santé, la famille, la vieillesse et les accidents du travail ; son financement par un taux de cotisation unique et interprofessionnel ; sa gestion par les travailleurs eux-mêmes.

Bernard Friot explique pourquoi le projet est révolutionnaire. Dans le mode capitaliste, la classe des salariés est maintenue dans un statut de mineur. La décision appartient au capital. Avec la construction de la Sécurité sociale, le salariat ôte l’initiative à la classe capitaliste. Il s’unifie autour d’un outil d’ampleur macroéconomique (un tiers de la masse salariale en 1946) qu’il gère lui-même, sans employeurs, actionnaires ou prêteurs, pour la production de soins et de protections sociales.

La caisse unique

Pour cette raison, la création du régime général est conflictuelle. Le patronat est soutenu par les partis de gouvernement non-communistes. Les militants du PC et de la CGT, le ministre communiste Ambroise Croizat rencontrent une forte opposition politique (gaullistes, SFIO, MRP) et syndicale (FEN, CFTC, fédérations de la CGT qui préparent la scission de 1947-48 pour créer FO).

Le front d’opposition réussi dès le départ à empêcher la réalisation d’un régime unique.

Les Allocations familiales bénéficient d’une organisation autonome. Il y aura deux caisses au lieu d’une seule. La loi Morice (1947) consolide le statut des mutuelles de la fonction publique en leur confiant la gestion au premier franc des remboursements, à la place des caisses départementales d’assurance maladie. La même année, l’application du régime général aux professions non-salariées est abrogée. Enfin, les cadres bénéficient de la création d’un régime de retraite complémentaire (AGIRC), en contradiction avec l’idée d’un régime général unique.

La cotisation unique

Un enjeu majeur du nouveau régime général concerne son financement. Les deux points importants sont le taux unique et la cotisation. D’une part, la CGT milite pour un taux de cotisation interprofessionnel unique, facteur d’unification de la classe salariale. Une caisse unique et un taux unique permettent d’écorner le pouvoir d’initiative du patronat ainsi que sa capacité de diviser les salariés.

D’autre part, les réformateurs veulent imposer le financement de la caisse par la cotisation contre l’impôt ce qui permet de garantir la collecte d’une part de la valeur ajoutée. Ainsi, c’est la cotisation maladie qui a permis de subventionner l’énorme investissement hospitalier qu’a supposé la création des CHU dans les années 1960.

Les tentatives de sabotage économique de l’institution par le gouvernement sont systématiques.

Dès le départ, les réformateurs communistes et cégétistes militent pour le statut privé de la Sécurité sociale. Leurs opposants veulent la transformer en un service public géré par l’État. Ils veulent confier la collecte des cotisations à l’administration fiscale et la gestion des cotisations collectées à la Caisse des dépôts et consignations. Ils finissent par obtenir que le gouvernement conserve la maîtrise de la fixation des cotisations et des prestations.

Ce pouvoir lui permet d’empêcher toute progression des unes comme des autres. Dans le même temps, des campagnes de presse attisent le mécontentement des assurés en imputant aux gestionnaires élus une pénurie que le gouvernement organise de part en part. Le taux de remboursement des soins qui est formellement fixé à 80 % est en réalité de 40 %, les principaux syndicats médicaux refusant toute convention avec la Sécurité sociale.

Les pensions de retraite sont maintenues à des niveaux très bas alors que les excédents considérables de l’assurance vieillesse, placés à la Caisse des dépôts, servent à couvrir des dépenses courantes de l’État (à hauteur de 9/16è de la cotisation en 1950). Les caisses départementales de la sécurité sociale ont donc la responsabilité de la collecte et de l’usage des cotisations mais pas pour les décisions stratégiques.

La gestion par les salariés

La gestion ouvrière constitue la troisième nouveauté radicale introduite par le régime général. Dans un système capitaliste où la décision économique appartient en principe aux détenteurs du capital, la gestion par les travailleurs de l’équivalent du budget de l’État (dans les années 1960) constitue un enjeu considérable.

La classe dirigeante va s’acharner contre cette gestion ouvrière jusqu’à ce qu’elle soit battue en brèche dans les années 1960.

Au sein de la commission Delépine, la CGT préconise pour la caisse nationale un statut mutualiste. La gestion de l’institution par les intéressés est fondée sur le principe un homme une voix. Cette préconisation n’est pas retenue. Les ordonnances de 1946 font de la caisse nationale un établissement public à caractère administratif. Les conseils d’administration des caisses sont élus sur listes syndicales et mutualistes. Les conseils d’administrations élisent les directeurs. Les conseils d’administration des caisses de santé et de pensions comptent 3/4 de salariés, ceux des caisses d’allocations familiales une moitié seulement.

Le retour de De Gaulle au pouvoir accélère la mise en cause des pouvoirs des élus. Le décret du 12 mai 1960 crée l’Inspection générale de la Sécurité sociale, en charge du contrôle supérieur des organismes. Il limite les attributions des conseils d’administration et renforce celles des directeurs. Ces derniers doivent dorénavant être choisis sur une liste d’aptitude qui est établie par une commission présidée par un conseiller d’État. A partir de 1961, les directeurs doivent avoir reçu une formation au Centre d’Études Supérieures de la Sécurité Sociale qui est créé à St Étienne sur le modèle de l’ENA.

Petit à petit, ce système de nomination fondé sur le passage par la formation et la professionnalisation s’étend aux directeurs adjoints, secrétaires généraux et agents comptables. Il forme la clé de voûte d’une stratégie de dépossession du pouvoir des travailleurs dans les conseils d’administration. Les manœuvres qui visent à imposer le paritarisme entre salariat et patronat ainsi que la désignation des administrateurs au lieu de leur élection par les travailleurs se concrétisent grâce aux ordonnances Jeanneney de 1967.

Lire l’article sur le Pouvoir social et la démocratie

Finalement, les créateurs de la Sécurité sociale l’ont pensée selon un impératif démocratique, sans référence à un planificateur bienveillant. On ne peut parler à propos de cette expérience d’État providence puisque l’État et la haute-fonction publique sont volontairement tenus à distance.

Avec la création du régime général, la production de la protection sociale s’affranchit également du pouvoir du capital et des contraintes du marché.

En plaçant sa gestion aux mains mêmes des travailleurs, ses instigateurs concrétisent la primauté du pouvoir social sur le pouvoir étatique et le pouvoir économique.

Dès 1946, cette primauté est contestée et érodée petit à petit. Il faudra attendre le gouvernement Juppé (1997) pour que la tutelle de l’État prédateur sur l’assurance maladie soit confirmée, contre la gestion par les intéressés eux-mêmes.

© Gilles Sarter

→ L’État prédateur contre la Sociale (I): La Commune

→ L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

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Pour une Politique de la Dignité

Pour une Politique de la Dignité

En opposant politique de la dignité et politique de la pauvreté, John Holloway décrit deux conceptions différentes du monde, de la politique et de ce qui entre en jeu dans le changement social.

Politique de la Pauvreté

John Holloway utilise l’expression « politique de la pauvreté » pour parler de certaines politiques qui entendent éradiquer l’état de pauvreté. Ces politiques se caractérisent par la mise en œuvre d’actions qui sont définies dans la perspective de bénéficier à une population cible, considérée comme pauvre : amélioration des revenus, de l’accès à des emplois stables, des conditions de santé, de l’éducation, du logement…J. Holloway, A quelle distance est l’Amérique latine?, Variations n°13/14, 2010

L’élaboration des politiques de la pauvreté, telles qu’entendues par J. Holloway, repose sur un processus d’objectivation. Ce sont les individus identifiés comme bénéficiaires qui sont objectivés. La complexe réalité de leur subjectivité d’être humain est oubliée. Les destinataires de ces politiques deviennent « les pauvres », « les chômeurs », « les sans-abris », « les précaires »…

Autrement dit, les conditions ou les situations sociales de vie des individus (la privation de ressources, de travail, de logement…) finissent par devenir des qualités qui servent à les caractériser et à les définir.

C’est au nom des populations objectivées en « pauvres », « précaires », « chômeurs »… que sont mises en œuvre les politiques de la pauvreté. Un groupe de personnes (gouvernement, fonctionnaires, experts, élus…) déclarent qu’ils agissent pour « les pauvres » et en leur nom. Cette manière d’agir les conduit généralement à imposer leur point de vue sur ce qui est bénéfique pour ces derniers et donc à les traiter comme des objets.

Politique de la Dignité

A cette conception de la politique, John Holloway en oppose une autre. Il l’appelle « politique de la dignité », en s’inspirant des Zapatistes qui font de la dignité leur principe moral principal.

Le principe de dignité vise à remettre au premier plan les sujets humains que les politiques de la pauvreté tentent d’objectiver.

En nous tournant vers les gens qui vivent dans des situations de dénuement matériel, nous ne pouvons manquer d’observer qu’ils sont engagés dans une lutte quotidienne pour la survie ou pour l’amélioration de leurs conditions d’existence. Au titre de ces capacités d’action, de réflexion ou des capacités à lutter pour changer le monde, il n’y a pas lieu d’opérer une distinction entre les êtres humains. Seules leurs conditions de vie peuvent différer.

Méthode de l’Égalité

En somme, le principe de dignité peut être rapproché de ce que Jacques Rancière appelle la méthode de l’égalité. Au lieu de partir de l’inégalité comme le fait la politique de la pauvreté, il convient de partir de l’idée de l’égalité entre les êtres humains.

La politique de la pauvreté affirme une inégalité entre les individus. Elle parvient à ce résultat en objectivant les sujets à partir de leurs conditions d’existence. Alors il y a des pauvres, des chômeurs et des riches ou des non-pauvres et des travailleurs. Et les pauvres ou les chômeurs sont exclus de la prise des décisions politiques qui les concernent.

La méthode de l’égalité part du constat que tous les sujets sont égaux. Ils sont tous capables de penser, d’agir, de décider, de juger… Dès lors que fait-on de cette égalité ?

C’est précisément ce à quoi tente de répondre la politique de la dignité. La dignité affirme « ne faites rien en notre nom, nous le faisons nous-même ».

Émancipation Humaine

Pour John Holloway penser la politique à partir de la dignité des sujets consiste à construire des formes d’organisation qui permettent l’exercice de la volonté collective de ceux qui sont concernés : dispensaires ou jardins collectifs, municipalités auto-gérées, ZAD, crèches parentales, logiciels libres…

Lire un article sur la politique de l’autonomieLa politique de la dignité pourrait aussi s’appeler politique de l’autonomie (C. Castoriadis), au sens où les participants se donnent à eux-mêmes leurs propres règles, au lieu de se les voir imposer d’en haut. A ce titre, elle repose sur le dialogue et non plus sur le monologue.

La politique de la dignité suppose une critique et une réforme de la démocratie représentative telle qu’elle est exercée actuellement. Par définition, un représentant revendique d’agir au nom de ceux qu’il représente.

La représentation tend vers la création d’une sphère publique, séparée du privé. Si elle n’est pas correctement maîtrisée, la représentation tend donc vers une exclusion.

Lire aussi un article sur « l’émancipation humaine » dans la pensée de K. MarxEn revanche ce que vise la politique de la dignité, c’est une forme de démocratie qui n’exclut pas. Elle recherche des formes d’organisation qui tendent à abolir la séparation entre le politique et la vie quotidienne. Elle tente de réaliser l’émancipation humaine que K. Marx voit advenir lorsque les Hommes se réapproprient leur force sociale.

→ Sur le même thème, voir « Pouvoir social et Démocratie »

© Gilles Sarter

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Matérialisme historique et émancipation individuelle

Matérialisme historique et émancipation individuelle

Le matérialisme historique, tel qu’envisagé par Karl Marx et Friedrich Engels, offre une base théorique qui permet de comprendre l’histoire sociale, tout autant que les histoires de vies individuelles. Quant au communisme, les deux auteurs le définissent comme un ensemble de rapports sociaux, centrés sur l’émancipation des individus.

Telles sont les deux thèses que défend le philosophe Lucien Sève, dans Marx et le libre développement de l’individualité.

Matérialisme historique: visions erronées

Selon un point de vue erroné mais largement diffusé, Marx et Engels auraient donné naissance, avec le matérialisme historique, à une théorie sociale déterministe. Les individus y seraient présentés comme de purs produits de leur environnement social et en particulier de leur classe.

Cette présentation déterministe du matérialisme historique est associée à l’idée que le communisme promouvrait d’une organisation collectiviste de la société. Marx et Engels ne se seraient pas proposés d’émanciper les individus, mais la classe des travailleurs dans son ensemble, en voulant édifier un ordre social abolissant les individualités

Nouvelle conception de l’essence humaine

Le passage au matérialisme historique s’opère, dans les écrits de Marx et Engels, avec L’Idéologie Allemande et les indications données dans les Thèses sur Feuerbach. La 6ème thèse en particulier délivre une formulation nouvelle du concept d’essence humaine :

« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux. »

Ce qui est abandonné ici c’est l’idée qu’il existerait une essence humaine abstraite. Une essence qui serait donnée naturellement à chaque être humain de porter en lui-même. En revanche, ce qui apparaît dans cette citation, c’est que chaque femme ou homme naît dans un monde où lui préexistent des rapports sociaux.

La 6ème thèse n’affirme pas que chaque individu porte en lui l’ensemble des rapports sociaux existants. Elle pose plutôt que la seule réalité à laquelle nous pouvons donner le nom d’« essence humaine », c’est l’ensemble des rapports sociaux que les individus trouvent en dehors d’eux-mêmes, à leur naissance.

Histoire sociale et histoires individuelles

Il en découle que la démarche du matérialisme historique n’aborde pas l’histoire de l’humanité comme l’histoire de l’actualisation, sous des formes toujours renouvelées, d’une essence humaine portée par les individus. Mais, elle l’envisage comme le développement concret des rapports sociaux au fil du temps.

Dès lors, quelle attitude adopte-t-elle à l’égard de la personnalité ou de l’individualité humaine ?

Tout individu en venant au monde se trouve immédiatement enserré dans une multitude de rapports sociaux de tous ordres : rapports d’esclavage, d’exploitation, de domination, d’égalité… Ces rapports sociaux déterminent ou limitent, dans une certaine mesure, ses conditions d’action ou de réalisation. Mais, en même temps, ces rapports sont quand même porteurs de formes de contingence qui leur sont spécifiques.

Contingence et nécessité

Ainsi, le capitalisme a considérablement étendu les possibilités pour les individus de choisir leurs activités professionnelles. Avec la notion de « travailleur libre », il a affranchi les individus de certaines contraintes antérieures (servage, organisation de la société en ordres et en corporations) qui limitaient les possibilités de choix relatifs aux orientations de vie.

Cependant, toutes les femmes et les hommes ne sont pas, non plus, vraiment libres au sein du capitalisme. L’organisation de la production sur la base de la propriété privée des moyens de production et l’organisation de la société en classes sociales qui en découle constituent des limitations puissantes à l’expression de certaines formes de liberté personnelle, notamment le choix des études ou de la profession.

L’analyse sociologique montre qu’il y a une impossibilité pour les individus appartenant à certaines classes sociales, de surmonter ces barrières en masse. Même si bien sûr des individus singuliers peuvent y parvenir. L’assignation à la pauvreté illustre cette impossibilité. Ainsi l’OCDE et l’INSEE estiment, qu’en France, il faut en moyenne 6 générations aux descendants de la population appartenant aux 10 % les plus pauvres, pour atteindre le revenu moyen.

Contradictions du capitalisme et subjectivités révolutionnaires

Les contradictions du capitalisme sont des réalités objectives. Les relations d’exploitation et l’appropriation privée des richesses contredisent le caractère de plus en plus social de la production et la publicité qui est faite autour de l’universalité des Droits de l’Homme et de la démocratie. Les aspirations révolutionnaires individuelles ou subjectives germent du constat de ces contradictions objectives.

Tant que ces contradictions ne seront pas dépassées, ces aspirations vont se renouveler. L’histoire repose nécessairement les questions qui ne sont pas résolues. Cependant, c’est aux individus qu’il revient de résoudre librement ces questions.

Marx et Engels affirment donc que c’est par la prise de conscience et par l’activité des individus que le dépassement du capitalisme adviendra. Dans la lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 :

« L’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel »

Communisme comme mouvement réel

Communisme est le nom donné au mouvement réel d’abolition du capitalisme. C’est un mouvement social qui est l’œuvre de femmes et d’hommes singuliers. La société communiste n’est absolument pas un modèle de société décrété dogmatiquement et imposé de l’extérieur afin d’écraser ces individus.

Ce qui est voué à disparaître se sont les rapports d’exploitation et de domination qui constituent le mode d’organisation capitaliste. Ce qui est voué à les remplacer ce sont des rapports sociaux égalitaires et solidaires. Ce qui est voué à disparaître, c’est la figure de l’individu aliéné par le capital. Ce qui est voué à la remplacer, c’est la figure de l’individu intégralement émancipé.

Aux deux affirmations qui sont souvent opposées – « pour changer la société, il faut d’abord changer l’être humain » et « pour changer l’être humain, il faut d’abord changer la société » – le matérialisme historique répond que:

Rapports sociaux et formes d’individualité vont nécessairement de pair. Ils ne peuvent changer qu’ensemble.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Sortir du Capitalisme: Abolition ou Dépassement?

Sortir du Capitalisme: Abolition ou Dépassement?

Sortir du capitalisme, la proposition n’est pas nouvelle. Elle semble même connaître un regain d’intérêt. Pour autant, cet intérêt est-il à la hauteur des préjudices que le système capitaliste actuel inflige à l’humanité et à la nature, dans laquelle elle se trouve insérée ? Une autre question qui n’est pas d’hier concerne les modalités de cette sortie. Sortir du capitalisme. D’accord. Mais comment ?

La Révolution-Abolition

Au sein de la tradition de pensée marxiste, il existe un courant de théoriciens et d’activistes qui défendent une stratégie de la destruction du capitalisme. Leur position repose sur l’argument que le cœur même du système capitaliste n’est pas réformable. Son abolition pure et simple constitue donc le préalable nécessaire à l’émancipation de l’humanité.

Comme le capitalisme est défendu par la classe dominante, l’enjeu réside dans la prise du pouvoir. Il faut ensuite être en mesure de le conserver, suffisamment longtemps, pour faire table rase du passé. Une coutume veut que l’on qualifie cette tendance de « révolutionnaire » ce qui correspond, à un appauvrissement du terme.

La Révolution-Dépassement

En effet, il existe un autre courant, qui aspire lui aussi à une révolution, au sens de changement radical des institutions, sans pour autant miser sur la stratégie que nous venons de décrire. En font partie, des observateurs du monde social qui pensent que, bien que le pire capitalisme fasse rage, il existe au sein de nos sociétés, des institutions et des agencements sociaux de type socialiste (Erik Olin Wright, Axel Honneth) ou communiste (Bernard Friot, Lucien Sève).

Pour ces sociologues et ces philosophes, l’effort de dépassement du système capitaliste doit se concentrer sur le renforcement et l’extension de ces institutions et expériences émancipatrices.

On peut illustrer cette théorie en la rapportant à l’exemple du dépassement de la féodalité par le capitalisme bourgeois. Les premières structures ou expériences de type capitaliste sont nées au sein de la société féodale d’Europe occidentale. Elles sont apparues dans le cadre ou en relation étroite avec les institutions féodales. Au fil du temps, elles se sont si bien développées qu’elles ont fini par fragiliser suffisamment le système existant. La féodalité a finalement été abolie lors d’un dernier moment insurrectionnel.

L’ Aufhebung chez K. Marx

Au regard de cet exemple, on voit que la conception du dépassement n’exclut pas totalement l’abolition mais elle la conçoit comme le dernier moment d’un processus de transformation. Précisons aussi que le projet d’un dépassement du capitalisme n’a rien à voir avec le « réformisme ». Le réformisme tente de limiter les préjudices engendrés par le capitalisme, pas de le remplacer.

Dans ces travaux, le philosophe Lucien Sève montre que la distinction entre abolition et dépassement du capitalisme est présente dans les écrits de Karl Marx. A ce titre, en 2018, il a publié un article sur la question de la traduction du terme Aufhebung dans l’œuvre du penseur allemand (Traduire Aufhebung chez Marx). Lucien Sève conteste la traduction univoque qui le rend par « abolition ». Il affirme, au contraire, que le mot acquiert un sens bien plus dialectique au fil du développement de la pensée de K. Marx.

Suppression, Conservation-Transformation

Ce sens bien plus complexe engloberait tout à la fois, les trois notions de suppression, de conservation et d’élévation. Autrement dit, Aufhebung exprimerait le passage d’une forme donnée en une forme supérieure, qui comprendrait encore des éléments de la forme première. Lucien Sève propose de rendre cette acception par le terme « dépassement ».

En effet, le mot a le mérite de posséder un sens positif-conservateur (l’idée de passer dans) et un sens négatif-éliminateur rendu par le préfixe dé- (comme dans démolition, démontage, décomposition…).

Le verbe « dépasser » dont est issu le substantif « dépassement » est simultanément positif et négatif. Dépasser c’est rendre obsolète, caduc, désuet mais pour aller de l’avant ou au-delà. C’est remplacer une chose tout en la renvoyant au passé.

Ce point de traduction est important car il s’agit de rendre compte de la richesse de l’analyse de Karl Marx. Précisément, il s’agit de savoir, à chaque fois qu’il utilise le mot Aufhebung, s’il évoque une abolition négative des rapports capitalistes ou un dépassement nouveau de ce qui a pu être acquis sous eux de valide.

La Révolution en permanence!

Pour Lucien Sève, c’est l’expérience de 1848 qui confirme chez K. Marx et chez F. Engels, l’idée que la révolution ne peut pas se faire d’un coup, par une simple mise à bas d’un pouvoir étatique. L’idée que l’abolition ne peut pas être soudaine, mais uniquement l’épisode final d’une transformation de longue durée est développée dans l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes (mars 1850). Texte que K. Marx et F. Engels concluent par le mot d’ordre « la révolution en permanence ! ».

A partir de cette date, Aufbehung commencerait à changer de sens, dans les écrits de K. Marx. Il y exprimerait non plus une abolition mais une métamorphose complexe. Dans le dépassement du capitalisme s’entremêleraient la suppression et la conservation-transformation d’acquis historiques et sociaux. Par rapport au féodalisme, le système capitaliste bourgeois a permis le développement des moyens de production et de l’individualité humaine, qui à leur tour permettent la maturation d’une exigence révolutionnaire communiste.

Le Dépassement de l’État

Lucien Sève relève aussi, à partir de cette date, le recours au terme
Auflösung, dissolution. Le mot fait référence à une transformation processuelle et de type négatif-positif puisqu’un corps dissout est toujours présent dans la solution. C’est ainsi que dans les Grundisse, le mouvement historique du capitalisme s’achève par la « dissolution du mode de production et de la forme de société fondés sur la valeur d’échange ».

Une autre illustration de cette manière de penser le dépassement du capitalisme est relatif à la question de l’État. Dans le Manifeste du Parti Communiste, l’État est défini comme le pouvoir organisé de la classe bourgeoise, pour l’oppression de la classe des ouvriers. Aussi, l’abolition des classes nécessite-t-elle celle du pouvoir d’État.

Un quart de siècle plus tard, la Critique du programme de Gotha affirme qu’avec la victoire des travailleurs, l’oppression de classe prendra fin.

La réorganisation de la société nécessitera cependant le maintien des fonctions étatiques, mais ces dernières auront été préalablement émancipées de leur précédente fonction de classe.

Il s’agit bien là d’un dépassement : suppression de l’État en tant qu’État au service de la classe bourgeoise – conservation de l’État en tant que fonctions étatiques – transformation en État au service du projet de l’émancipation humaine.

Le Communisme déjà-là

Finalement, l’adoption d’une stratégie de la révolution-dépassement nécessite de se pencher avec acuité sur les agencements sociaux et les institutions déjà existants au sein du système capitaliste. Il faut identifier puis intensifier et étendre ceux qui permettent un surcroît d’émancipation.

Chez E.O. Wright, il s’agit des expériences qui soumettent les activités économiques au pouvoir social. A. Honneth recherche, au sein de nos sociétés, les formes déjà institutionnalisées de liberté sociale.

Voir l’article Régime de retraite et DémocratieB. Friot enfin démontre que le salaire attaché à la qualification en tant qu’attribut de la personne (comme dans le statut de la fonction publique), le régime général de la Sécurité sociale géré par les travailleurs et la pension de retraite comme salaire continué constituent de véritables institutions d’inspiration communiste, au sein du système capitaliste.

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Découvrez l’oeuvre d’un grand sociologue américainCouverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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S’émanciper de la politique

S’émanciper de la politique

Pour le Karl Marx de « Sur la Question Juive », l’émancipation humaine advient quand les individus socialisés se réapproprient leur force sociale.

Les Hommes sont des êtres sociaux. Ils sont capables de déterminer eux-mêmes leurs rapports mutuels. Ils savent les établir de manière à en retirer une force sociale, qui constitue un surplus par rapport à leurs forces individuelles.

Toutefois, il se peut qu’un processus d’aliénation sépare les Hommes de la force sociale. Alors, la force qui résultait des rapports humains se dresse finalement face à eux, comme s’il s’agissait d’une force autonome et hostile. C’est la force politique.

La philosophie politique illustre ce processus d’aliénation lorsqu’elle définit la sphère politique comme étant supérieure et extérieure aux autres sphères de l’activité humaine. Dans la théorie et dans la pratique, la politique devient l’instance qui prend en charge la question des rapports humains. Elle est le domaine où s’imaginent et s’élaborent les dispositifs et les institutions qui construisent la société.

De l’aliénation des individus par la politique, il résulte un dédoublement, entre la société civile où se déroule les actions de la vie privée et l’État qui est le « ciel idéal de cette société ». Nous allons voir pourquoi Karl Marx utilise cette métaphore religieuse.

Dès lors l’émancipation, c’est-à-dire la reprise par les individus de la capacité à déterminer leurs rapports, a-t-elle un lien avec la démocratie ? La réponse est oui, mais seulement si la sphère politique est abolie, en tant qu’univers séparé de la société civile.

Dans la République démocratique ou l’État démocratique, tels que nous les expérimentons, l’Homme est encore religieux.

Il se comporte vis-à-vis de l’État, comme le chrétien vis-à-vis du Royaume des Cieux. Bien que l’État, à la différence de l’ancien Ciel, possède une réalité tangible, l’individu l’envisage encore comme un « au-delà », par rapport au monde concret et quotidien, dans lequel il mène sa vie privée. Du reste, l’État ou ses représentants se comportent eux-mêmes, envers la société civile ou les gens ordinaires, comme le Ciel envers la Terre.

Sur le même thème, lire notre article sur E.O. Wright et la notion de pouvoir socialDans l’État démocratique, le citoyen constitue la forme abstraite de l’individu réel. C’est de manière abstraite que l’État décrète l’égalité entre les citoyens et leur participation à la souveraineté nationale. Dans la réalité concrète, toutes les formes d’inégalités sociales et politiques perdurent. La chimère de la participation à l’organisation de la société est entretenue par la tenue périodique d’élections. Concrètement, les individus cèdent à des représentants, leur capacité à organiser les rapports humains.

En tant que citoyens abstraits, les individus se pensent comme des êtres génériques et communautaires. Mais en tant qu’Hommes effectifs, participants aux activités sociales et économiques, ils se pensent comme indépendants. Ils se comportent en égoïstes, considèrent les autres comme des moyens ou se ravalent eux-mêmes à ce rang. Et c’est parce que la politique est conçue comme une sphère indépendante et placée au-dessus des autres activités sociales que s’exerce, au sein de la société civile, la « guerre de tous contre tous ».

L’État-démocratique ne réalise donc pas le projet de l’émancipation humaine. Au contraire, il dépossède l’individu des forces qui lui sont propres.

Si l’émancipation consiste, à l’inverse, dans la reprise des forces sociales par l’Homme socialisé, alors elle ne peut advenir que par la suppression du politique en tant que sphère séparée des autres activités sociales.

L’Homme réel doit devenir communautaire concrètement et non abstraitement, en déterminant lui-même les rapports humains qui permettent le développement de la force sociale. Cette auto-détermination implique que le peuple édicte lui-même ses propres lois au lieu de confier cette tâche à un corps séparé de représentants.

L’émancipation humaine sera réalisée, par la démocratie véritable. C’est-à-dire lorsque les individus organiseront leurs forces propres en tant que force sociale et qu’ils ne sépareront plus d’eux-mêmes cette force sociale, sous la forme de la force politique.

© Gilles Sarter

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Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des luttes. Bien que plus ancien, l’usage de l’expression est répandu, depuis les grèves de 1995. Plus proche de nous, en 2016, elle a été très utilisée dans le cadre du combat pour la protection du code du travail et de Nuit Debout. L’expression est explicite. Il s’agit de mettre ensemble des luttes afin de les faire converger vers un but commun.

Actuellement, la question de la concrétisation de cette stratégie est au centre de nombreux débats. Les convergences envisagées concernent au premier chef le mouvement des Gilets Jaunes, les personnels en grève des secteurs public et privé, les associations et collectifs de citoyens mobilisés contre le racisme, le sexisme, les violences policières, pour l’écologie mais aussi certains syndicats et partis politiques…

La convergence vise la mise en place d’un front uni, entre des acteurs qui semblent a priori avoir des objectifs communs.

Typologie des conflits politiques

Or c’est justement cette notion d’objectif qui mérite d’être clarifiée car en réalité elle ne va pas toujours de soi. Pour ce faire, on peut notamment s’appuyer sur les travaux que Robert Alford et Roger Friedland ont mené sur les conflits politiques.

Dans The Powers of Theory: Capitalism, the State, and Democracy (Cambridge University Press, 1985), les deux auteurs développent une typologie des conflits politiques, dans les sociétés capitalistes. Cette typologie permet de distinguer trois types d’objectifs qui sont en lien avec des luttes d’ordre systémique, institutionnel ou situationnel.

Pour illustrer leur théorie, R. Alford et R. Friedland utilisent la métaphore du jeu.

Luttes systémiques : quel jeu ?

Les conflits de niveau systémique peuvent être illustrés par la question du choix du jeu qui doit être joué. Imaginons un groupe d’amis qui décident de jouer ensemble. Ils possèdent un ballon. Ils peuvent jouer au football, au volley ou au basket-ball. Un débat s’engage entre les tenants des différentes options afin de déterminer à quel jeu ils vont jouer.

Les luttes sociales et politiques d’ordre systémique concernent le type de système social qui doit prédominer.

Dans les luttes systémiques s’affrontent révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Actuellement, elles s’articulent autour de trois grands axes politique, économique et écologique.

C’est ainsi que les mouvements qui s’inscrivent dans les traditions anarchistes, marxistes, communistes ou socialistes militent pour une sortie de l’économie capitaliste. Le Réseau Salariat et Bernard Friot, par exemple, proposent un modèle d’économie reposant sur l’appropriation collective des moyens de production et l’établissement d’un salaire à vie universel.

Sur le plan politique, ces mêmes penseurs et activistes avancent que l’économie capitaliste n’est pas compatible avec des institutions authentiquement démocratiques. Leur argument principal est qu’un individu aliéné économiquement ne peut pas être souverain sur le plan politique.

Concrètement, notre système politique actuel correspondrait plutôt à une oligarchie élective. Le changement systémique auquel aspirent ces militants concerne la mise en place d’une démocratie véritable. Par exemple, les tenants du municipalisme promeuvent l’établissement d’assemblées citoyennes qui décident au niveau local, qui se fédèrent à plus grande échelle et qui désignent des représentants facilement révocables.

Certains mouvements ajoutent en plus, la demande de changements systémiques d’ordre écologique. Zadistes ou militants de l’Écologie Sociale, ils prônent, tout à la fois, la sortie du modèle économique capitaliste, la mise en place d’une démocratie directe et l’abandon de la posture dominante de l’être humain vis-à-vis de son « environnement ».

Leur paradigme est illustré par le mot d’ordre : « Nous sommes la nature qui se défend ».

Luttes institutionnelles : quelles règles?

Le conflit sur le pouvoir institutionnel concerne la question des règles qui sont appliquées dans un jeu donné. Si des amis décident de jouer au basket-ball, quelles règles décident-ils d’appliquer ? En principe le jeu se joue sur deux paniers. Certains participants veulent appliquer cette règle car l’espace de jeu s’en trouve élargi. Mais d’autres membres du groupe ne veulent pas trop courir et préfèrent jouer sur un seul panier…

Les réformistes et les réactionnaires luttent pour le pouvoir institutionnel. Par exemple, le jeu de l’économie capitaliste peut être joué selon différentes règles. Elles sont importantes parce qu’elles offrent des avantages et des inconvénients aux différents types de joueurs qui sont impliqués dans le jeu (propriétaires d’empires industriels, patrons de petites entreprises, employés, chômeurs…) .

Ces questions peuvent se poser pour des variations à grande échelle. D’un côté, une économie capitaliste néolibérale, avec un État garant des intérêts des grandes entreprises et des établissements financiers, sans filet de sécurité pour les travailleurs, avec des services publics réduits et un développement du capital privé fondé sur une appropriation des biens communs (autoroutes, aéroports, barrages hydroélectriques…). De l’autre côté, un capitalisme du Welfare state qui essaie de concilier les intérêts des employés et des employeurs, qui met à disposition de tous des services d’utilité sociale et qui protège les communs.

Dans le cadre des sociétés capitalistes actuelles, ces variations concernent aussi le domaine politique. D’un côté, les États autoritaires gouvernent par ordonnances, réduisent les Assemblées à des théâtres d’ombres, contrôlent directement le pouvoir judiciaire et répriment les contestations. D’un autre côté, les État sociaux-démocrates sont plus ouverts au dialogue et au compromis. Ils respectent l’indépendance de la justice ainsi que l’équilibre des trois pouvoirs.

Luttes situationnelles : quels mouvements ?

Les conflits d’ordre situationnel concernent les mouvements des joueurs dans le cadre de règles données. Il s’agit du jeu tel qu’il s’engage concrètement. Chaque équipe, au cours de la partie de basket-ball, essaie de prendre l’avantage sur l’autre, de s’emparer et de conserver le ballon, de marquer des points…

Sur le plan politique et social, ces luttes peuvent concerner la défense ou la conquête d’intérêts collectifs, dans le cadre des règles fixées par l’économie capitaliste : revendications portant sur les niveaux des salaires, l’âge de la retraite, la détermination des taux d’imposition, la suppression de certaines taxes… Dans le même ordre d’idée, les revendications contre les discriminations et les violences policières, contre les grands projets inutiles, pour l’égalité salariale entre femmes et hommes… sont d’ordre situationnel.

Typologie et complexité du réel

Bien sûr les sociétés réelles sont très complexes. Il n’est pas toujours évident de trancher entre ce qui représente un changement de règles dans le système et ce qui représente un changement de jeu. Par exemple, l’addition de changements d’ordre socialiste dans l’organisation économique pourrait être interprétée comme une transformation (systémique) de la nature du jeu capitaliste, par des changements graduels (institutionnels) de ces règles.

De la même manière, il n’est pas toujours facile de déterminer si le combat d’une organisation porte plus sur la dimension systémique, institutionnelle ou situationnelle.

Cette détermination est d’autant plus délicate à opérer dans le cas de grandes structures. Les partis politiques ou les syndicats sont souvent parcourus par diverses tendances. Et les engagements des militants peuvent être sous-tendus par l’aspiration à une société plus juste aussi bien que par la défense de revendications immédiates.

Comme toutes les typologies celle de R. Alford et R. Friedland nous offre des éclairages ou des points de vue sur la réalité sociale. Elle ne peut pas rendre compte de l’entière complexité du réel.

Jaune couleur de la convergence

Parlant de point de vue sur la réalité, la convergence des luttes peut être envisagée par son sommet ou par sa base. Par le sommet, les organisations qui agissent comme des personnes morales essaient de s’entendre pour signer des tribunes et des revendications communes ou encore pour appeler à des actions collectives (grève générale…).

Mais si on envisage la convergence par la base, alors il faut constater que le mouvement des Gilets Jaunes constitue en lui-même une forme de convergence des luttes.

En effet, le mouvement rassemble, dans le cadre d’actions collectives, des personnes qui militent ou pas, dans des syndicats, partis politiques, associations et collectifs. Les objectifs de ces personnes prises individuellement sont d’ordres systémique, institutionnel ou situationnel. Cependant, au jour le jour, dans des assemblées, sur des ronds-points, à travers le Vrai Débat…, ils élaborent les revendications qu’ils portent ou vont porter ensemble.

© Gilles Sarter

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