Emancipation

Participation et Démocratie

Participation et Démocratie

La théorie de la démocratie participative est tributaire de deux traditions qui sont difficiles à concilier. En 1970, Carole Pateman a décrit, dans Participation and Democratic Theory, ces deux grandes traditions participationnistes, celle du socialisme révolutionnaire et celle du contrat social.

La participation dans le socialisme révolutionnaire

Du socialisme révolutionnaire, Carole Pateman retient l’idée fondamentale qu’un régime démocratique ne peut exister que dans une société démocratique. Autrement dit, pour être effective , la participation à la décision doit s’étendre à l’ensemble des activités sociales et notamment aux activités de production et d’échange.

Cet aspect de la participation étendue à la sphère économique est généralement occulté dans les débats actuels sur la démocratie participative. Pourtant les germes de cette participation existe déjà (syndicats, prud’hommes, conseils d’entreprise, gestion paritaire…) bien qu’ils soient de plus en plus battus en brèche.

La tradition participative socialiste est ancienne. La volonté de réalisation de l’autonomie et de l’égalité politique s’est élaborée dans les sociétés de secours mutuels et dans les associations ouvrières dès les années 1830 – 1840, avant d’être relayée par les syndicats et les partis politiques de masse.

Samuel Hayat, Démocratie participative et impératif délibératif: enjeux d’une confrontation, La Démocratie participative, La Découverte, 2011

Samuel Hayat formule deux hypothèses pour expliquer l’oubli relatif de ce trait commun qui unissait les différentes écoles socialistes et communistes révolutionnaires.

Premièrement, l’occultation de la logique participative tiendrait justement à la demande d’extension de la démocratie à l’ensemble de la société, contre son cantonnement aux formes légiférantes et consultatives. Deuxièmement, elle s’expliquerait par l’accent mis sur une conception instrumentale des intérêts de classe. Dans la perspective de construire une conscience de classe ouvrière, l’argumentaire révolutionnaire oppose l’ « intérêt général », compris comme « intérêt des dominants », aux intérêts de la classe laborieuse.

La participation et le contrat social

Cette référence à des intérêts particuliers entre en conflit avec une seconde tradition forte de la démocratie participative. Carole Pateman trouve chez Rousseau l’un des fondateurs de cet autre courant de la théorie moderne participationniste.

Selon la conception antique de la démocratie, la politique est considérée comme étant une activité désirable en soi. Elle permet d’éduquer les citoyens, de les doter d’instruments d’auto-gouvernement et de les habituer à fonder leurs décisions sur l’intérêt général, plutôt que sur leurs intérêts particuliers. C’est ainsi, que dans le Contrat social, Rousseau propose d’augmenter la « part de volonté générale » dans la « part de volonté individuelle » de chacun.

Pour Rousseau, la démocratie participative s’entend donc comme participation à la définition des principes de base de la société et non pas comme participation aux affaires politiques courantes. Concrètement, elle s’applique à la productions de normes juridiques, dans des conditions très restrictives. Elle ne concerne pas la prise de décisions sur le contenu des activités sociales et économiques.

La délibération sur les questions de société

Cette conception se retrouve chez les théoriciens contemporains de la démocratie délibérative. John Rawls, notamment, reprend dans sa Théorie de la Justice, l’idée selon laquelle la participation à la délibération politique a pour but de faire en sorte que l’intérêt général domine dans les lieux de production des lois. Par la délibération, les individus sont amenés à privilégier la recherche de principes communs de justice, plutôt que leurs intérêts particuliers.

Dans les débats actuels sur la démocratie, la participation des citoyens s’entend principalement comme délibération sur les grandes « questions de société », avec l’idée sous-jacente de renforcer la prédominance de l’intérêt général.

Cette orientation est prise au détriment des potentialités émancipatrices et révolutionnaires qui étaient portées par la tradition socialiste de la démocratie participative, étendue à toutes les sphères d’activités sociales.

Réactiver la conception radicale de la démocratie participative

Toutefois, la réactivation de cette conception radicale de la démocratie participative est toujours possible. Pour ce faire, Samuel Hayat propose d’effectuer un retour critique sur les dispositifs participatifs existants et sur leurs critères d’évaluation.

S. Hayat formule l’hypothèse qu’en appliquant cette démarche, nous diminuerons peut-être notre attention aux démarches « du sommet vers la base », « analgésiques », fondées sur la recherche procédurale d’une prise de décision parfaite qui forment la quasi-totalité des dispositifs existants.

Collectivement, nous accorderons peut-être davantage d’intérêt aux mouvements « de la base vers le sommet », de résistance et de revendication qui pour l’instant sont stigmatisés en raison de leur caractère agonistique et qui à la recherche du statu quo substituent la recherche de l’émancipation ou de la transformation sociale.

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Le sociologue Robert Castel appelle « supports » les conditions objectives qui permettent à l’être humain de se construire comme individu dans une société donnée. Dans un précédent article, nous avons vu que la figure de l’individu moderne émerge au 17è-18è siècles, en s’appuyant notamment sur le support de la propriété privée. L’individu moderne est d’abord un propriétaire.

Cependant, dès la fin du 19è siècle, il semble bien avéré que l’accès au statut d’individu par la propriété est impossible pour la grande majorité de la population. Avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, c’est le salariat, plus que la propriété généralisée qui est en pleine expansion.

Après un processus séculaire fait de luttes et de négociations, c’est ce salariat qui va être consolidé par des « protections » qui lui seront propres et qui pourront assumer en partie les fonctions de support, réservées auparavant à la propriété.

La construction de la propriété sociale

Ces nouvelles garanties associées au salariat sont appelées « propriété sociale », par opposition à la propriété individuelle. Le droit à une pension de retraite et à des assurances contre les risques sociaux, l’accès à des services publics, le droit du travail garantissent aux travailleurs un minimum de sécurité et de protection. Ces nouveaux supports agissent comme un minimum de propriété individuelle.

Le noyau de la propriété sociale se construit donc à partir des institutions du travail. Le nouveau statut de l’emploi, qui émerge au tournant des 19è et 20è siècles tente de rompre avec la relation contractuelle des débuts du capitalisme industriel qui place deux contractants en relation individualisée. Le propriétaire des moyens de production, dans cette relation, l’emporte sur le travailleur car il dispose des réserves qui lui permettent d’imposer ses conditions. Le travailleur est contraint d’accepter les termes du contrat, pressé par l’urgence du besoin.

L’établissement de conventions collectives permet au travailleur de s’appuyer sur des règles préalables, négociées collectivement. A travers ces conventions, mais aussi du droit du travail et de la protection sociale, c’est le collectif qui protège le sujet qui n’est pas protégé par la propriété individuelle.

La loi sur les retraites ouvrières et paysannes (1910) a des effets matériels dérisoires. Les pensions sont très faibles et la majorité des bénéficiaires potentiels meurent avant l’âge. Mais cette réforme est d’une grande portée car elle ouvre une alternative à l’hégémonie de la propriété privée pour assurer la sécurité des travailleurs. En 1946, elle débouche sur un régime unique de sécurité sociale qui concerne presque l’ensemble de la population française.

L’ouvrier spécialisé comme figure de l’individu

En ce qui concerne le statut de l’individu, le dépassement de la propriété individuelle comme support nécessaire de l’indépendance et de la sécurité signifie que les non-propriétaires peuvent exister et être reconnus comme des individus à part entière.

Le type de cet individu correspond à l’ouvrier spécialisé des années 1960-1970. Il n’est pas nécessairement propriétaire de son logement, mais de sa voiture et de ses meubles. Ses revenus en tant qu’employé, puis en tant que retraité semblent assurés. Il ne vit pas dans l’opulence mais peut prendre des vacances, se cultiver, participer à la vie associative, syndicale ou politique. Il peut accéder à un ensemble de services publics (hôpitaux, écoles, bibliothèques…) et envisager l’entrée de ses enfants dans les études supérieures…

Cette description n’a rien d’idyllique. Elle n’évoque pas la liberté ni l’autonomie. Mais elle dessine cependant l’apparition d’un « individu » qui se construit à partir des supports que sont le salariat protégé ou la « propriété sociale ».

La révolution qui met fin à l’exploitation de la force de travail n’a pas eu lieu en Europe occidentale. Mais, entre la condition du salarié telle que nous venons de l’esquisser et celle du prolétaire du capitalisme du début de l’industrialisation, il s’est effectué un changement qualitatif.

L’individu du salariat demeure subordonné mais sa subordination est partiellement compensée par des supports qui lui permettent d’essayer de conduire sa vie et de tracer son parcours, dans le cadre des systèmes de contraintes ou d’obligations de la société capitaliste.

Cet individu n’est donc pas une monade. Il a des engagements et des devoirs. Il endosse des rôles sociaux et il se définit par des appartenances collectives (famille, parti, église, métier…). Mais il est personnalisé parce que justement il n’est pas seulement un membre incorporé à ces collectifs. Il y agit mais en son nom propre et en disposant d’une marge de manœuvre.

Cette figure correspond au fond à celle de l’individu bourgeois du 19ème siècle dont le support était la propriété. Le bourgeois était un individu au sens où il était affranchi des systèmes de dépendance traditionnelle qui l’incorporaient dans des groupes d’appartenance, sans être pour autant affranchi de sa responsabilité de bon chrétien, de bon père de famille, de bon citoyen, de bon patriote…

Pour Robert Castel, le support de la propriété privée qui permettait l’émergence de l’individu bourgeois au 19è siècle s’est assouplie et généralisée pour donner l’individu salarié, appuyé sur le support de la propriété sociale, au 20è siècle.

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (I): La Propriété Privée

Les Supports de l’Individu (I): La Propriété Privée

L’idéologie moderne porte au pinacle la figure de l’individu libre et responsable. Cette valorisation, qui vaut aussi comme injonction à « être un individu », est déclinée sur plusieurs registres. En politique, la volonté de l’individu-citoyen est supposée « gouverner la République ». Sur le plan légal, le droit civil et le droit pénal reposent sur la figure de l’individu-responsable qui est punissable s’il n’agit pas selon cette qualité. Dans la sphère économique, c’est l’individu-responsable mais aussi entrepreneur, compétiteur, flexible qui est célébré.
Cette célébration des capacités de l’individu est déconnectée de l’expérience concrète des êtres humains. Elle semble oublier qu’il est souvent problématique d’exister comme individu. Dans de nombreuses situations, il est même impossible de se conduire en individu libre et responsable.

Les supports ou conditions pour devenir un individu

Le sujet humain n’est pas une monade. Il n’est pas venu au monde, doté de toutes les capacités nécessaires pour se réaliser. Il n’attend pas simplement d’être libéré des pesanteurs de la tradition, des normes sociales ou encore des lois et réglementations étatiques qui contraignent son action, pour devenir un « individu-responsable ».

Pour pouvoir s’accomplir comme individu ou, tout au moins être reconnu et traité comme tel, le sujet est tributaire de conditions objectives et sociales.

Le sociologue Robert Castel appelle ces conditions des « supports ». La question qu’il examine concerne l’identification de ces supports qui commandent cette possibilité de devenir un individu, reconnu et traité comme tel. Ces supports ont pu se transformer au cours de l’histoire. De ce fait, il est nécessaire d’établir la généalogie de ceux qui ont donné sa consistance à l’individu des sociétés modernes.

La propriété et l’émergence de l’individu moderne

Louis Dumont, par exemple, a montré que l’individu a été valorisé pour lui-même, bien avant la modernité, que ce soit dans l’univers des « renonçants » en Inde, dans les écoles philosophiques helléniques ou encore dans le christianisme. Mais l’émergence de l’individu moderne, à partir des 17ème-18ème siècles correspond à un projet spécifique d’émancipation des contraintes héritées de la société féodale et de l’ordre transcendant chrétien.

Sur le même thème, lire l’article « Aux Origines de l’Individualisme »Cet émergence de l’individu à l’époque moderne s’appuie sur un nouveau support, la propriété. Et l’individu moderne est d’abord un individu-propriétaire.

L’un des premiers promoteurs de cette modernité est John Locke. Dans le Second Traité du gouvernement (1689), il écrit que « l’homme est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions et du travail de cette personne. ».

Si l’individu est propriétaire de lui-même, s’il n’est pas dans la dépendance d’autrui ou du besoin, c’est parce qu’il peut prendre appui sur la propriété qui est une condition nécessaire de cette indépendance.

Cette idée forme le soubassement de la pensée libérale et du système politique dit « républicain ».

La propriété et la citoyenneté

La conception moderne de l’individu-propriétaire s’incarne concrètement dans l’histoire française, au moment de la Révolution. Cette dernière place la propriété au centre de son dispositif. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 l’installe au rang de droit inaliénable et sacré.

En 1793, la Convention vote la peine de mort contre quiconque tentera d’attenter à la propriété privée. Quant à Robespierre et Saint-Just, ils veulent faire de chaque citoyen au moins un petit propriétaire. A cette condition, pensent-ils, il pourra être un citoyen indépendant, un individu capable d’incarner les valeurs révolutionnaires, « liberté, égalité, fraternité ».

Les contemporains de la Révolution française considéraient donc qu’en dehors de la propriété, les sujets n’étaient rien ou très peu de chose, certainement pas des individus.

La preuve en est l’absence de statut de ceux qui en étaient démunis. Ainsi, l’Assemblée législative décide en 1791 d’exclure du droit de vote tous ceux qui ne disposent pas d’un minimum de propriété (à l’époque un tiers de la population en âge de voter).

Progressivement le suffrage censitaire durcit ces conditions. La monarchie de Juillet finit par réduire l’accès à la citoyenneté politique, à une minorité de notables et grands propriétaires.

Le paupérisme et la reconnaissance des individus

Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil.Sur le plan social, la discrimination à l’égard des non-propriétaires est encore plus évidente. D’abord, la « vile populace » du 18ème siècle qui est constituée des « gens de peine de bras », des vagabonds, des mendiants, puis les prolétaires, des débuts de l’industrialisation qui sont dénoncés pour l’immoralité de leur conduite, ne sont rien socialement.

Au 19ème siècle, le « paupérisme » est l’idéologie qui démontre le mieux que la propriété constitue un support indispensable pour être reconnu comme « individu ». Elle établit un lien entre la pauvreté matérielle et la « subversion de l’intelligence », l’affaiblissement de la volonté et encore l’abaissement de la moralité.

Le paupérisme considère que les sujets privés de ressources matérielles sont par la même occasion démunis culturellement et moralement.

Il en conclut que ces « misérables », soumis à une insécurité économique et sociale totale ne peuvent être des individus puisqu’ils ne peuvent ni mener leur vie avec un minimum d’indépendance, ni répondre d’eux-mêmes, ni s’engager à l’égard d’autrui.

Du 17ème siècle à nos jours, être propriétaire ce n’est pas seulement posséder des biens, c’est avoir un statut. La propriété protège et dignifie. Elle donne des droits et de la considération. C’est en ce sens que la propriété constitue un support de l’individu.

Gilles Sarter

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Une Théorie Marxiste de l’Action : Capacités et Évaluations

Une Théorie Marxiste de l’Action : Capacités et Évaluations

Dans un passage devenu célèbre du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx pose que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». Par ailleurs, l’œuvre entière de K. Marx et F. Engels porte l’idée que l’émancipation de la classe des travailleurs ne pourra être le fait que de la classe des travailleurs elle-même.

Structures sociales et action humaine

Ces deux affirmations paraissent dépourvues d’ambiguïtés. Les êtres humains peuvent par leurs actions peser sur leurs propres destinées. Ils peuvent notamment s’auto-émanciper. Toutefois, leurs possibilités d’actions ne sont pas illimitées. Elles demeurent cantonnées à ce que permet le contexte social et historique.

A. Callinicos, Les marxismes et la théorie de l’action, Actuel Marx, 1993/1, n°13.Alex Callinicos formule cette idée d’une autre manière. Il écrit que les structures sociales dessinent le champ du possible des actions individuelles et collectives. En ce sens, les structures sociales doivent être envisagées comme générant tout à la fois des contraintes mais aussi des ressources pour l’action. Or c’est précisément cette dualité que permet d’envisager le concept marxiste de rapport social de production.

Rapports sociaux de production

Dans la pensée marxiste, les rapports de production servent de paradigme pour toutes structures sociales. Le sociologue G.A. Cohen les définit comme des rapports de contrôle réel, sur les forces productives (les matières premières, les machines, les technologies, les savoirs…).

Dans le régime capitaliste, le rapport de propriété privée exclut la plupart des individus des décisions sur l’usage des moyens de production. Le rapport salarial est le rapport de soumission des salariés à l’autorité des patrons. Le rapport d’exploitation détermine l’appropriation d’une partie de l’effort des travailleurs par le propriétaire des moyens de production.

La notion de rapport de production sert donc à désigner des faits de structure qui sont « nécessaires », dans un contexte socio-historique donné. Ce caractère de nécessité implique que les individus ne peuvent pas y échapper. Dans le contexte du régime capitaliste, ils ne peuvent pas ne pas être pris dans les rapports que nous venons de décrire.

Cependant ce trait de nécessité ne présage en rien de la manière dont les rapports sociaux vont orienter les actions individuelles ou collectives.

Capacités structurales d’action

Dans une première approche, les rapports de production sont certainement vus comme ayant des effets contraignants sur les actions des agents. C’est ainsi que E.O. Wright affirme que la position d’une personne dans le rapport capitaliste détermine ce qu’elle doit faire pour obtenir ce qu’elle obtient. Le propriétaire d’une entreprise doit innover, chercher à maximiser sa productivité, gagner des parts de marché pour assurer la pérennité de son entreprise. Le travailleur doit battre le pavé pour se faire embaucher puis démontrer qu’il est un « bon » employé pour conserver sa place.

Mais E.O. Wright propose aussi d’examiner les choses d’une autre manière, en recourant à la notion de « capacité structurale ». Les capacités structurales peuvent être envisagées comme les pouvoirs qu’un agent doit à sa position au sein des rapports de production.

La possibilité pour un capitaliste de fermer une usine pour la relocaliser est un exemple de capacité structurale. La possibilité pour les travailleurs de se mettre en grève en est un autre. Ce deuxième exemple montre que l’exercice des capacités structurales pour les travailleurs, les exploités ou les dominés dépend souvent d’actions collectives, fondées sur des objectifs communs (grèves mais aussi manifestations, blocages, boycotts, campagnes de communication…).

A la différence de la notion de capacité quand elle est rattachée à un organisme vivant quel qu’il soit et du simple fait d’être ce type d’organisme (capacité de l’oiseau à voler, de l’humain à parler…), les capacités structurales ont en commun d’être constituées par des rapports sociaux. A ce titre, elles permettent de rendre compte de ce lien que la théorie marxiste tente d’établir entre les structures sociales et les actions individuelles ou collectives.

Évaluations faibles, évaluations fortes

Les structures sociales font irrémédiablement partie de l’explication des phénomènes sociaux, dans la mesure où elles contribuent à déterminer les capacités qui peuvent orienter les actions des agents. Cependant, l’existence de capacités ou de pouvoirs n’implique pas automatiquement leur actualisation. Les travailleurs ne s’engagent pas dans une grève simplement parce qu’ils ont la possibilité de le faire.

Une théorie de l’action fondée sur la notion de capacité structurale doit être approfondie afin de rendre compte des conditions du passage à l’acte. A. Callinicos se propose de l’approfondir en faisant appel à Charles Taylor. Le philosophe, en effet, distingue deux types d’évaluation qui conduisent à l’action. Il parle d’évaluation « faible » et d’évaluation « forte ».

L’évaluation faible permet de trancher entre différents désirs. Par exemple, elle permet de trancher entre le désir de faire grève pour obtenir un avantage (augmentation de salaire) et le désir de ne pas faire grève, afin d’échapper à un inconvénient immédiat (perte de revenu pendant la durée de la grève). L’évaluation faible permet de faire un choix simple entre diverses options, généralement de manière non explicite, pour celle qui est la plus attrayante.

En revanche, l’évaluation forte repose sur un système de valeurs, sur la base duquel certains désirs peuvent être écartés. En somme, le passage à l’acte repose sur une motivation morale dont l’agent pense qu’elle est intrinsèquement bonne et supérieure aux désirs plus « simples ». Ainsi, un travailleur peut décider de faire grève ou non, en soumettant la situation à un examen critique. Par exemple, il se demande si le fait de faire grève est conforme à son attachement à l’idéal de justice, de démocratie ou de lutte pour l’émancipation de la classe des travailleurs. L’évaluation forte implique souvent des choix quant au genre de vie à mener et au genre de personne qu’il faudrait être.

Théorie marxiste de l’action humaine

La combinaison des notions de capacité structurale, d’évaluation faible et d’évaluation forte permet d’apporter de la consistance à la déclaration de K. Marx selon laquelle les hommes font leur propre histoire, dans des conditions données. Cette combinaison est particulièrement utile pour essayer de rendre compte de l’engagement des individus dans des actions collectives.

Nous avons souligné que pour K. Marx, l’émancipation de la classe des travailleurs ne peut être le fait que de la classe des travailleurs elle-même. A. Callonicos pense qu’il est difficile de comprendre cette proposition, sans envisager que les exploités, les dominés, les opprimés deviennent plus que des évaluateurs faibles qui tranchent entre des désirs immédiats.

Le concept d’évaluation forte paraît nécessaire pour rendre intelligible, mais aussi possible, les actions collectives émancipatrices.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Essence Humaine et Rapports Sociaux

Essence Humaine et Rapports Sociaux

K. Marx est, selon L. Sève, l’auteur d’une révolution anthropologique qui englobe la visée communiste. La novation repose sur une nouvelle conception de l’ « essence humaine ». K. Marx ne l’aborde plus comme une forme abstraite et invariante, mais sur la base des rapports sociaux réels.

L’essence humaine, une conception idéaliste

En langue française, un même mot « homme » sert à désigner un être humain individuel de sexe masculin, mais aussi l’espèce biologique (Homo sapiens sapiens) et encore, le genre humain dans ses différentes formes socialement et historiquement évoluées (l’homme du Moyen-Age, l’homme moderne…).

Lucien Sève, Penser avec Marx : L’Homme?, La DisputeDès lors que le même mot « homme » peut désigner un être singulier et, par extension, l’humanité biologique et historique, il en est venu à connoter l’« essence humaine ». Selon une vieille tradition de pensée, l’essence d’une chose dit son être nécessaire.

Ainsi, il y aurait une « nature » ou un « propre » de l’homme présent dans chaque individu, quelles que soient ses origines sociales, culturelles ou historiques.

De cette façon de penser découle une multitude de tentatives pour inventorier les caractéristiques qui formeraient l’« essence humaine » et notamment celles qui l’élèveraient au-dessus de l’ « animal ». Ces tentatives ont nourri des débats interminables. L’« homme » est-il « bon/mauvais », « libre/déterminé », « raisonnable/fol », « égoïste/altruiste », « calculateur/désintéressé » ? Elles ont fait fleurir les définitions : l’homme est un «animal politique », un « roseau pensant », un « dieu tombé du ciel qui se souvient des cieux »… Et elles ont conduit à des conclusions confusionnelles mais fort commodes pour leurs utilisateurs : « l’homme est un loup pour l’homme », « on ne change pas l’homme », « le communisme oublie l’homme »…

L’idéologie du capitalisme libéral fournit un cas exemplaire de cet humanisme théorique. En décrivant l’ « homme » comme un homo œconomicus, libre et isolé, calculateur rationnel en quête de maximisation de ses intérêts, elle élève à l’universalité les caractéristiques de l’entrepreneur bourgeois qui est en réalité le produit typique d’un contexte social déterminé. Bien qu’indigente dans le domaine de la pensée, cette conception sous-tend encore de nos jours la perception de l’économie comme lieu central de la production des choses et des êtres humains.

Une nouvelle conception matérialiste

K. Marx rejette cette description d’une essence humaine « passe-partout », existante en soi et exempte de toutes déterminations sociales. Un être humain est toujours celui d’une formation sociale donnée.

L. Sève voit dans l’Idéologie Allemande le premier exposé d’une anthropologie marxienne aboutie. Même si ses prémisses sont détectables dans des écrits antérieurs. Par exemple dans l’introduction de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (publiée en 1844), K. Marx écrit : « l’homme ce n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, l’État, la société ».

Toutefois, c’est dans la 6ème thèse sur Feuerbach que K. Marx formule précisément sa nouvelle conception : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (traduction proposée par L. Sève).

Le penseur n’abandonne donc pas l’idée d’essence humaine. Mais il ne la considère plus comme une consistance qui pré-existerait chez tous les individus. Il l’envisage plutôt comme l’ensemble des rapports sociaux qui font (au sens pratique du verbe faire) qu’un être humain est ce qu’il est.

On peut dire encore que la notion d’« essence humaine » ne fait plus référence à une entité abstraite qui serait tapie au sein des individus. Elle renvoie plutôt, en dehors d’eux, au monde social dont ils proviennent. Même si, comme nous allons le voir, les formes objets qui constituent le monde social donnent naissance à des formes intériorisées par les individus. Il en découle que cette essence n’est pas invariante mais radicalement historique.

Les rapports sociaux

Lire aussi un article sur les rapports d’exploitation, de domination et d’oppressionIl faut d’abord comprendre que l’expression « rapports sociaux » ne renvoie pas aux relations interpersonnelles telles que nous les expérimentons au quotidien. Elle concerne les formes sociales au sein desquelles se réalisent les activités des individus, par exemple, le rapport d’exploitation qui sous-tend le mode d’organisation capitaliste.

Ensuite, il faut préciser que les rapports sociaux au sens étroit concernent les êtres humains entre-eux. Mais au sens large, comme dans la 6ème thèse, ils englobent les rapports des humains avec la nature. Les rapports sociaux incluent les forces productives (machines, technologies, savoirs…), avec lesquelles les gens font corps dans une société donnée.

L’activité vivante et l’activité morte

La manière dont K. Marx redéfinit la notion d’essence humaine s’appuie sur sa conception de l’activité humaine. Dans le Livre I du Capital, il explique que l’activité humaine, à la différence de toutes activités animales, existe sous deux formes opposées bien que reposant sur un fond identique.

L’une de ces formes est « vivante » ou « mobile » et subjectale car elle est celle des sujets individuels. L’autre est « morte », « en repos » et objectale. L’activité « morte » est le visage que prend l’activité « vivante » une fois métamorphosée en mode d’être. Par exemple, un artisan par son activité vivante fabrique une scie. La scie devient la forme « morte » ou « objectale » de son activité subjectale.

Au cours du procès de travail, l’activité passe continuellement de la forme « mobile » à la forme «en repos». Le monde humain est rempli de ces formes « mortes » qui résultent des activités psychiques des sujets. Ces innombrables objectivations peuvent être rassemblées en deux grandes familles que sont les « outils » et les « signes ».

Ces formes objets deviennent à leur tour des médiatrices qui permettent un plus vaste développement de l’activité vivante. La scie, forgée par un artisan, constitue une forme d’activité « morte » qui est prête à redevenir « vivante » pour peu qu’un individu s’en empare, pour scier du bois. Mais pour ce faire, cet individu doit apprendre à s’en servir de manière efficace.

Le processus d’appropriation

En somme, l’activité humaine est animée par un double mouvement permanent de l’activité « mobile » vers l’activité « en repos » et de l’activité « en repos » vers l’activité « mobile ». On peut aussi dire que, dans la production, l’activité psychique des sujets s’objectivise dans des « outils » et des « signes », qui se subjectivisent à leur tour dans les sujets dont les activités vont s’objectiviser sous de nouvelles formes objets, etc.

A sa naissance, chaque être humain voit donc s’ouvrir à lui un vaste champ d’« outils » et de « signes », concrétions de l’activité vivante des humains qui l’ont précédé. Mais il lui faut passer par un apprentissage pour accéder à la maîtrise de leur usage. Cet apprentissage nécessite l’intervention d’autres êtres humains.

L. Sève en conclut à la qualité doublement sociale du psychisme humain, par la cumulation externe de signes et d’outils et par leur appropriation individuelle, à travers des processus pédagogiques.

Un individu donné ne peut s’approprier que de manière extrêmement partielle la production objective de son environnement social, qui peut paraître à certains égards illimitée. Cette appropriation partielle agit comme un processus de singularisation. De la même manière qu’il existe chez les êtres humains une singularité génétique, il existe aussi une singularité historico-sociale qui résulte des choix et des contraintes de vie (l’un choisit d’étudier l’anglais, l’autre l’allemand, un troisième est obligé d’arrêter l’école pour travailler…).

Toutefois cette forme de singularité n’exclut pas l’existence d’une surdétermination par des rapports sociaux dont la généralité s’impose à tous. Dans la société de classes capitaliste, l’immense majorité des individus ne peut pas s’approprier les créations collectives dont elle est pourtant à divers degrés l’autrice (systèmes technologiques, accumulation financière, pouvoir politique…).

La révolution anthropologique et le communisme

Ces formes élevées de la création humaine se comportent comme des puissances étrangères qui surplombent les individus et qui les écrasent souvent. Il s’agit de la contradiction la plus vaste qui travaille l’histoire humaine.

La révolution opérée par K. Marx dans l’anthropologie consiste à rendre visible la production du genre humain par lui-même. Le genre humain étant entendu comme le résultat de la transformation historique de l’espèce humaine (Homo sapiens).

Sur le même sujet, lire aussi Matérialisme historique et émancipation individuelleD’une part, cette perspective anthropologique s’oppose au conservatisme qui tente d’ignorer la nature historique du genre humain en la présentant comme une essence invariante.

D’autre part, elle forme une partie intégrante de la visée communiste. Non pas simplement le mouvement de sortie de la société de classes mais la maîtrise par tous les êtres humains ensemble de leurs productions sociales, dans des rapports libérés d’entraves. La mutation anthropologique visée n’est donc rien de moins que la sortie de la préhistoire humaine, dans laquelle les individus ont toujours été sacrifiés en masse.

© Gilles Sarter

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Évolutions révolutionnaires et transformation sociale

Évolutions révolutionnaires et transformation sociale

Jean Jaurès formule une stratégie politique qui s’appuie sur la notion d’« évolution révolutionnaire », empruntée à Karl Marx. Il entend ainsi trancher le vieux débat de savoir si le passage du capitalisme au communisme sera l’aboutissement d’une succession de réformes ou s’il présuppose une prise de pouvoir par l’insurrection révolutionnaire.

Réformiste, communiste ou les deux?

Une interprétation largement répandue de l’action politique et des écrits de J. Jaurès en donne l’image d’un tenant du « réformisme » et d’un praticien de l’entente avec le radicalisme bourgeois. Cette tradition voudrait qu’il ne soit jamais venu au communisme. Comment comprendre alors que, dès 1901 (Question de méthode), il écrit : « le Parti socialiste […] devra ordonner toutes ses pensées, toute son action en vue de l’idéal communiste » ou encore « le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement. »

J.P. Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Seuil, 2014L’historien Jean-Paul Scot a donné une biographie de J. Jaurès qui oblige à reconsidérer la teneur de son réformisme et de son rapport à l’œuvre de K. Marx. En effet, J. Jaurès lit Karl Marx directement dans les textes allemands et s’appuie pour se faire sur la connaissance éclairée de Lucien Herr. C’est dans l’Adresse à la Ligue Communiste (1850) qu’il découvre l’idée de revolutionäre Entwicklung.

Le passage au communisme est un processus qui est bien trop vaste pour être réalisé d’un seul coup. Ce long mouvement ne peut consister qu’en une « évolution révolutionnaire ».

L’idée de révolution dans le texte de K. Marx a souvent été entendue au sens d’affrontement violent entre les forces de classe. Quant à J. Jaurès, il adopte l’idée d’une « évolution révolutionnaire » dans un sens pacifique. Il y voit un processus visant à imposer démocratiquement des réformes à caractère révolutionnaire.

Évolutions révolutionnaires

Une société aussi complexe que la société capitaliste n’est transformable que par une longue période de réformes économiques et politiques. Certes, la classe ouvrière, une fois parvenue au pouvoir, devra se défendre contre les agressions de l’ancienne classe dominante. Mais, elle doit préventivement isoler et affaiblir cette dernière grâce aux progrès constants de la démocratie.

J. Jaurès se veut fidèle à la véritable pensée marxiste et au communisme révolutionnaire de France en affirmant que le mouvement ouvrier doit intervenir directement dans le fonctionnement de la société capitaliste, en se mêlant à l’action des autres classes et en utilisant leurs forces pour les disjoindre. L’essentiel est qu’au sein de cette mêlée, ce mouvement tienne toujours le cap de la transformation révolutionnaire.

Ceux qui espèrent une explosion insurrectionnelle se berceraient d’une illusion et se condamneraient in fine à l’impuissance politique.

Le prolétariat doit prendre part à la lutte électorale, exploiter les contradictions des groupes dominants et saisir toutes les opportunités pour faire progresser le projet communiste.

C’est dans une série de douze articles, parus dans La Petite République, au cours de l’année 1901, que J. Jaurès développe le concept d’ « évolution révolutionnaire ». Il se propose ainsi de montrer que le mouvement ouvrier peut investir le « centre même de la puissance capitaliste » et agir de manière à ce qu’une nouvelle société émerge de l’ancienne.

Transition du capitalisme au communisme

La transition vers le communisme doit être engagée, dès à présent, en introduisant des formes de propriété qui démentent la propriété privée lucrative. J. Jaurès évoque une variété de propriétés sociales qui peuvent être coopératives, communales, corporatives ou étatiques. Il préconise un programme de nationalisation des mines, des banques, des chemins de fer, des assurances, de la distribution de gaz et d’électricité ainsi que des logements sociaux.

Ces différentes formes de propriété sociale peuvent cohabiter avec des entreprises privées à condition que ces dernières soient soumises à un contrôle de l’État démocratique et des syndicats de travailleurs.

Lire aussi notre article Socialiser le marché, Démocratiser l’économieMais le mode économique socialiste ne se limite pas à la propriété étatique (socialisme d’État) ou à l’autonomie gestionnaire (conseillisme ouvrier). En régime capitaliste, l’État-patron est lui aussi un exploiteur et la concurrence perdure entre les usines gérées par les ouvriers. J. Jaurès préconise donc un régime de la propriété sociale exercée par le peuple souverain.

La gestion des moyens de production est déléguée à des groupements professionnels et des syndicats de travailleurs. Les directeurs sont élus et responsables devant les travailleurs. Les orientations économiques sont élaborées par des conseils élus au niveau de chaque branche d’activité et par un conseil démocratique du travail élu par tous les travailleurs, au niveau national. Les syndicats sont directement associés à la gestion des entreprises nationalisées, des services publics, des coopératives mais aussi des entreprises privées par leur participation au capital.

Conquête du pouvoir politique

Une victoire électorale n’est pas suffisante pour révolutionner la société capitaliste. Un tel changement nécessite le concours d’une immense majorité et une transformation massive des mentalités. C’est pourquoi, le parti révolutionnaire ne peut se contenter de défendre les intérêts immédiats de la classe ouvrière, il doit aussi lui faire réaliser dès maintenant qu’une autre société est possible.

Ce processus suppose d’abord une action réformatrice et non réformiste. Un parti révolutionnaire doit poursuivre la mise en œuvre de réformes immédiates au profit de la classe des travailleurs. Mais ces réformes ne peuvent être considérées comme révolutionnaires que si elles visent l’abolition du capitalisme et non pas l’atténuation de ses pires abus.

Sur ce sujet, lire Le salariat, une institution anticapitalisteLes réformes révolutionnaires actent des conquêtes ouvrières, comme la réduction du temps de travail, les retraites et l’assurance sociale financées par la cotisation sociale parce qu’elles sont des points d’appui pour des conquêtes encore plus avancées.

A travers ces réalisations concrètes, le peuple qui a déjà une souveraineté formelle, via le suffrage universel, comprend qu’il peut transformer celle-ci en souveraineté substantielle : reconnaissance de la citoyenneté des travailleurs dans l’entreprise et reconnaissance de la souveraineté du travail (et non du capital) dans la nation.

Afin d’accroître l’adhésion à son programme, le parti révolutionnaire tente aussi d’entraîner dans son sillage les partis réformistes en les mettant face à leurs propres contradictions. Les radicaux forment un parti contradictoire par essence puisque d’un côté ils jugent que le capitalisme est un produit du libéralisme et de l’autre ils prétendent juguler ses excès par esprit de justice.

Dans l’idée de J. Jaurès, le parti révolutionnaire demeure minoritaire dans le mouvement ouvrier afin d’en respecter la propre autonomie. Il démontre ainsi que la conquête de la démocratie constitue la boussole qui oriente toutes ses actions.

Sous la pression du mouvement ouvrier et du parti révolutionnaire, la classe des travailleurs voit se développer des institutions sociales, politiques et économiques toujours plus démocratiques. Éduquée et entraînée par ces réalisations concrètes qui sont porteuses de l’esprit du communisme, elle aspire de plus en plus à une transformation complète de la société.

C’est fort de cette stratégie de transformation sociale que J. Jaurès refuse d’opposer esprit révolutionnaire et action réformatrice du parti.

© Gilles Sarter

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Contradiction dans le régime capitaliste

Contradiction dans le régime capitaliste

Selon Cornelius Castoriadis, la contradiction majeure du régime économique capitaliste réside dans les modalités de l’organisation de la production. Si les travailleurs sont exploités au sein de ce système, c’est parce qu’ils sont d’emblée exclus de la prise de décision. Mais dans les faits, la production effective nécessite une part d’auto-direction. Cet élément constitue le germe du projet révolutionnaire de l’auto-organisation.

L’autorité contre l’auto-direction

Dans les entreprises capitalistes, seuls les propriétaires des moyens de production décident des activités liées à la production. Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de comment le travail est organisé, de la répartition des profits et des investissements… C’est ainsi que Bernard Friot peut pointer qu’en régime capitaliste, les travailleurs sont des « mineurs » sociaux. La seule chose qui leur est due est un pouvoir d’achat, reçu en échange de leur force de travail.

La contradiction inhérente à cette modalité d’organisation résulte du fait que la réalisation effective de la production nécessite que les travailleurs exercent malgré tout leur potentiel créateur. Dès le moment où les activités économiques nécessitent une qualification humaine, l’exécution des directives mobilise un élément d’auto-direction. Toute bureaucratique qu’elle soit et bien que son objectif tende à une rationalisation intégrale du travail, l’autorité capitaliste dans la production ne peut supprimer l’expression des facultés humaines de créativité et d’auto-organisation. Et bien plus, elle ne peut s’en passer.

Certaines activités économiques ne peuvent pas être automatisées et réduites à des exécutions pures et simples. Même si l’organisation bureaucratique tend à définir aussi exhaustivement que possible les modalités de travail, dans les faits l’exhaustivité est impossible à atteindre. La production ne peut être effectuée que si les travailleurs sont à même d’organiser une partie de leur travail, de solutionner eux-mêmes certains problèmes rencontrés et d’apporter certaines améliorations concrètes, à leur niveau d’intervention.

L’organisation capitaliste du travail est donc fondamentalement contradictoire car elle ne peut fonctionner que si les travailleurs opposent une résistance à son mode de direction.

La réciprocité et l’exploitation

Toujours selon C. Castoriadis, le capitalisme serait le premier type d’organisation sociale bâti sur une contradiction insurmontable. Dans toutes les sociétés organisées selon le rapport d’exploitation, les exploiteurs vivent aux dépens des exploités. Toutefois dans les sociétés féodales ou esclavagistes, l’exploitation n’est pas comme telle contradictoire. En effet, elle est enserrée dans des rapports sociaux qui sont tout sauf économiques.

Dans ces sociétés, chaque individu concourt à la perpétuation de l’ensemble, en remplissant les fonctions qui lui sont propres. L’ensemble présente l’aspect d’une totalité cohérente sur le plan social et historique, aussi bien que sur les plans théologique ou cosmique.

C. Castoriadis trouve dans l’apologue de Agrippa Menenius Lanatus « Les membres et l’estomac », une illustration de son hypothèse. En -494, le sénateur romain harangue les soldats plébéiens qui ont fait sécession. Il leur explique qu’un organisme complexe, comme le corps humain ou la cité romaine, ne peut survivre qu’à mesure de la complémentarité entre ses différentes parties : « vous êtes les bras nous sommes le cerveau… »

N. Poirier, Lutte des classes chez Marx: reconnaissance ou dénégation?, Variations, 13/14, 2010L’argument de C. Castoriadis est que dans de telles sociétés, la vie collective est régulée selon l’idée d’un « nous », articulé comme un tout. Le rapport d’exploitation est enfoui sous la représentation généralement admise d’un rapport de réciprocité : « vous fournissez le travail, nous fournissons l’honneur, la sainteté, les idées… »

Dans les sociétés capitalistes, les imaginaires du « nous » et de la réciprocité disparaissent. Seule l’exploitation économique et la partition en classes antagonistes demeurent. Elles débouchent sur une confrontation, dans laquelle chacun des adversaires tente d’obliger l’autre à changer son mode de comportement.

L’auto-organisation comme projet révolutionnaire

C. Castoriadis écrit que les esclaves et les serfs faisaient vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. En revanche, les travailleurs font vivre les capitalistes, à l’encontre des normes des capitalistes. C’est pourquoi la tradition marxiste peut affirmer que la société capitaliste est grosse d’une perspective révolutionnaire.

L’action auto-organisatrice déjà existante chez les travailleurs, à rebours des directives bureaucratiques, contient les germes de la gestion démocratique des activités économiques. En résistant à l’exploitation de leur force de travail, ils jettent les bases de l’auto-organisation de la production.

Le passage du capitalisme au communisme n’est pas un projet utopique mais une réalité inscrite dans ce mouvement de contestation qui est déjà-là. Le contenu de la lutte des travailleurs est une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production et finalement pour la réorganisation de la société.

Gilles Sarter

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Structures horizontales et Élites informelles

Structures horizontales et Élites informelles

Jo Freeman est une politologue, féministe et militante des droits civiques. Dans un texte de 1972, elle s’appuie sur son expérience au sein de groupes féministes pour proposer un examen critique du concept d’ « horizontalité ». Elle y montre que le refus de se structurer de manière formelle et l’émergence concomitante d’élites informelles ont conduit certains de ces mouvements à une incapacité d’agir sur le plan politique.

Notion d’horizontalité

Jo Freeman rapporte que les militantes féministes américaines des années 1960 étaient largement opposées aux idées de leader et de structure. Elle interprète cette position comme une réaction à l’encontre de la hiérarchisation extrême de la société américaine de l’époque. Structures et verticalité étaient associées par les militantes à l’idée de perte de contrôle de leurs propres vies.

Pour ces raisons, la plupart des organisations féministes prônaient l’ « absence de structure » (« structurelessness »), c’est-à-dire une horizontalité concrétisée par l’absence de leader, la création d’un espace d’expression sécurisant, le respect et la libération de la parole, la recherche du consensus dans les prises de décisions. Ce mode de fonctionnement était, selon J. Freeman, parfaitement adapté au but et à la méthode que s’étaient fixés les premiers groupes de militantes, l’éveil des consciences et l’exercice d’une pensée autonome.

Incapacité d’agir politiquement

Des problèmes de fond apparurent lorsque ces groupes s’agrandirent, que les membres se lassèrent de partager leurs expériences et qu’elles voulurent passer à la réalisation d’actions politiques. Les méthodes de l’horizontalité et les débats informels s’avérèrent inadaptés pour atteindre les objectifs visés.

Les groupes qui ne parvenaient pas à se consacrer à la réalisation d’un projet concret trouvèrent dans le simple fait de perdurer en tant que groupe, leur raison de perdurer. Mais la fin de l’entreprise de sensibilisation laissait les militantes désœuvrées. Elles finirent par se retourner les unes contre les autres, par rechercher des moyens d’action individuels ou par se tourner vers d’autres organisations qui leur permettaient de s’engager dans des actions structurées et efficaces. Toutefois, pour ces organisations politiques, la libération des femmes n’était qu’un problème parmi d’autres.

Structures des groupes

L’erreur de fond qui a été commise par les groupes féministes, telle que J. Freeman la conçoit, repose sur plusieurs croyances erronées. D’abord, il y a la croyance aveugle selon laquelle tout autre mode de fonctionnement que l’horizontalité est forcément une forme d’oppression. Ensuite, il y a le préjugé selon lequel toute organisation ou structuration serait intrinsèquement mauvaise. Enfin, il y a cette idée plus pernicieuse selon laquelle il pourrait exister des groupes non structurés.

C’est à la réfutation de cette croyance que s’attache particulièrement Jo Freeman. Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de groupes excédant une certaine taille qui ne soient pas structurés. N’importe quel groupe d’êtres humains finit par se structurer d’une manière ou d’une autre. Cette structure pourra être hiérarchique ou pas, spécialisée ou non, évolutive ou figée, fondée sur une répartition égalitaire ou inégalitaire des ressources et du pouvoir, mais elle finira toujours par se constituer.

Structures et élites informelles

La véritable opposition n’est donc pas celle qui oppose groupes structurés et groupes non-structurés, mais celle qui existe entre les groupes aux structures formellement établies et les groupes aux structures informelles. Quant aux idées de groupes non-structurés et d’horizontalité, elles servent d’écran de fumée permettant de masquer l’existence de structures informelles.

J. Freeman montre que dans le cas des groupes féministes l’absence de structures ouvertement définies a fini par devenir une façon de cacher l’exercice d’un pouvoir effectif par des élites informelles.

L’idée d’élite telle que J. Freeman l’utilise fait référence à des petits groupes de personnes qui exerçaient un pouvoir, de façon plus ou moins diffuse, sur des groupes plus larges auxquels ils appartenaient. Cet exercice s’effectuait sans que les élites aient dû rendre de compte et sans que les groupes plus larges aient donné leur accord explicite. Les membres de l’élite n’étaient pas des conspiratrices. Elles agissaient plutôt comme des groupes d’amies dont les réseaux de communication fonctionnaient indépendamment des canaux mis en place par les groupes élargis.

Participation aux élites

Les critères de participation aux élites informelles, bien que changeant d’un groupe à un autre, n’avaient rien à voir avec les compétences, les contributions réelles ou potentielles ou le dévouement à la cause. Ils se rapprochaient davantage des critères que nous utilisons pour choisir des amis.

Il pouvait s’agir selon les cas, de l’appartenance à la classe moyenne, du fait d’être mariée ou de ne pas l’être mais de vivre en concubinage ou encore d’être homosexuelle, d’avoir entre vingt et trente ans, d’être allée à l’université, d’être « branchée », de revendiquer une appartenance politique, d’être identifiée comme « radicale », d’avoir des enfants, de présenter certains traits de caractère féminins comme celui d’être « gentille », de s’habiller correctement…

De fait, la manière de rejoindre une élite passait toujours par la cooptation. La prétendante devait cultiver une relation active et amicale avec l’une des membres de l’élite jusqu’au moment où cette dernière l’introduisait dans le cercle fermé.

Risques liés à l’horizontalité

L’absence de structures formelles et la présence d’une élite informelle entraînaient généralement au moins trois conséquences négatives.

Jo Freeman, The tyranny of structurelessness, The Second Wave, vol.2, n°1, 1972

D’abord, la prise de décision pouvait finir par devenir un processus au sein duquel les gens s’écoutaient parce qu’ils s’appréciaient et non pas parce que ce qu’ils disaient était bénéfique pour le groupe ou parce que cela avait du sens. Ensuite, rien n’obligeait les membres de l’élite à rendre des comptes à la totalité du groupe. N’ayant reçu leur pouvoir de personne, personne ne pouvait le leur reprendre. Leur influence ne dépendant pas de ce qu’elles faisaient pour le groupe mais de leur cohésion, elles ne pouvaient pas être influencées directement par lui. Enfin, les femmes qui n’appartenaient pas aux élites ne pouvaient ni exercer un pouvoir de décision, ni accéder à la reconnaissance sociale.

Selon J. Freeman, ces groupes auraient pu gagner en efficacité et fonctionner de manière démocratique, s’ils avaient abandonné l’idée d’horizontalité et s’ils avaient adopté quelques principes permettant de formaliser leur structuration. Parmi ces principes, elle évoque la délégation de fonctions ou de tâches, associée à la responsabilisation des personnes déléguées, la répartition et la rotation des fonctions et des tâches, la diffusion de l’information à tous les membres et l’accès égalitaire de tous les membres aux ressources du groupe.

© Gilles Sarter

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État et Individualisation

État et Individualisation

Pour Émile Durkheim, l’individu est un  produit de l’État. Pour Michel Foucault aussi, mais dans un sens tout à fait différent.

L’évolution des sociétés et l’individualisation

Dans sa 6ème Leçon de sociologie, Durkheim livre sa vision du développement historique des sociétés et du processus d’individualisation qui l’accompagne.

Lire un article sur la distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique, chez DurkheimLes communautés premières ont une petite taille. Elles sont peu différenciées sur le plan du travail social. Leur cohésion est maintenue par une solidarité mécanique. Les individus sont absorbés par la communauté.

Comme celle-ci est petite, elle est toujours présente et agissante. Elle ne permet pas à ses membres de développer leur pleine individualité. Ils sont subordonnés à la destinée collective et suivent docilement les croyances, les traditions et les aspirations communes. Cette sujétion ne leur coûte pas autant qu’elle coûterait à nos mentalités modernes car ils ont été élevés par la collectivité de cette façon.

Les choses changent quand les sociétés grandissent. Les sujets devenant de plus en plus nombreux, leur contrôle n’est plus aussi suivi que dans les petits groupes. Le travail social se différencie de plus en plus. Et donc les particularités ou les diversités individuelles peuvent s’exprimer plus facilement. Toutefois, une condition encore est nécessaire pour que l’individualisme s’établisse et devienne le droit.

L’État et le respect de l’individu

En effet, il ne faut pas qu’au sein de la société étendue se forment des groupes secondaires qui deviennent comme des petites sociétés au sein de la grande. Chacun de ces groupes enserrerait ses sujets de très près, compressant les individualités. Or dans une vaste société, il existe toujours des intérêts particuliers, familiers, locaux, professionnels qui tendent à rapprocher les gens concernés. Si ces convergences sont abandonnées à leur mouvement, elles aboutissent à la création de clans, de coteries, de villages, de corporations juxtaposés les uns aux autres.

Pour éviter que les individus soient accaparés et façonnés par des groupes secondaires (ne seraient-ce que les groupes domestiques), il faut au-dessus de ces derniers une institution qui leur rappelle qu’ils font partie d’un tout. Cette institution qui est en charge de faire respecter les droits et les intérêts de la collectivité totale, c’est l’État.

L’État assure la communauté d’idées et de sentiments sans laquelle la société est impossible. Il élabore des représentations qui valent pour la société toute entière.

Dans les sociétés vastes et très différenciées, la valeur fondamentale c’est l’individualisme.

Chaque être humain est conçu comme étant unique et comme contribuant par ses spécificités à l’enrichissement du collectif. Chaque conscience humaine acquiert de ce fait un caractère « sacré » et « inviolable ».

En somme, dans une société qui s’individualise de plus en plus et dont les membres s’affranchissent des anciennes obligations familiales, communautaires ou religieuses, le seul ciment moral qui peut encore unir les individualités, c’est le respect inconditionnel de l’individu.

L’émancipation comme conflit entre forces sociales

Cependant, l’État se développe historiquement en vue d’objectifs et d’intérêts qui lui sont propres et qui ne coïncident pas a priori avec ceux des individus. Dans les grandes sociétés, l’État est éloigné des intérêts particuliers et tient peu compte des particularités ou des conditions spéciales et locales. Quand il réglemente les comportements, il leur fait violence. Tout autant que libérateur l’État peut devenir oppressif, niveleur, compressif.

Par un retour de balancier, ce sont alors les groupes secondaires (familles, associations, corporations, syndicats…) qui doivent contenir la force étatique et agir à son égard comme des contre-pouvoirs.

Finalement, Durkheim pense que l’émancipation individuelle résulte d’un conflit entre forces sociales. Pour être libératrice de l’individu, la force collective de l’État doit être contrebalancée par d’autres forces collectives, exercées par des groupes ou associations intermédiaires.

La discipline individualisante

Pour Michel Foucault, l’individu est aussi le produit de l’État mais dans un sens tout différent. Dans Surveiller et Punir, il décrit le tournant pris par les pays d’Europe occidentale, aux 18ème et 19ème siècles. Dans la société féodale qui précédait ce tournant, le pouvoir monarchique était discontinu. Un nombre important de comportements en tout genre (l’éducation des enfants, les pratiques de santé, la sexualité, les comportements alimentaires….) échappaient au contrôle du monarque.

Voir un article sur les sociétés disciplinairesA partir du 18è siècle, le pouvoir du roi puis celui de l’État devient de plus en plus continu et précis. Il faut que chaque personne en elle-même puisse être contrôlée jusqu’au moindre détail.

Ce nouveau mécanisme, cette « discipline », est un pouvoir qui s’exerce sur les corps, les gestes, les discours, les désirs. La « discipline » ne doit donc pas être envisagée comme s’appliquant sur des individus déjà constitués, mais comme une force qui les constitue et qui en les constituant les contrôle.

Foucault affirme que la « discipline » est « individualisante ». Elle crée des individus en s’exerçant sur les gestes, les désirs, les corps qu’elle façonne à sa convenance.

Autrement dit l’individu ne se tient pas face à la « discipline », il est sa production.

Penser le social

Foucault prévient que ce pouvoir disciplinaire n’est pas exercé par une entité unique, centrale, surplombante. Que ce soit à l’école, à l’usine, à l’hôpital, à l’armée, les êtres humains sont individualisés par le contrôle, la notation, l’évaluation, les classements, les concours… L’objectif est de mettre chacun à sa place et avec les attitudes, les postures, les aspirations, les pratiques corporelles et intellectuelles qui conviennent.

Toutefois, ce n’est pas l’État à proprement parler qui contraint, réprime, évalue, oriente… Ces différentes actions sont exercées localement par les professeurs, les surveillants, les médecins, les policiers…

L’État présuppose tous ces rapports de pouvoir, plus qu’il n’en est la source. Ainsi Foucault affirme que le « gouvernement » est premier par rapport à l’État. Et il entend par « gouvernement », le « pouvoir d’affecter sous tous ses aspects » (gouvernement des malades, des enfants, des familles, des esprits…). L’État en tant qu’institution n’agit qu’en s’efforçant d’organiser ces différents rapports de gouvernement.

De cette vision découlent des implications relatives aux tactiques et stratégies d’émancipation. Le privilège donné à la lutte contre l’État comme appareil de pouvoir ne se justifie plus.

Les batailles doivent être livrées localement aux points d’exercice effectifs du pouvoir, avec des stratégies d’ensemble qui procèdent par raccordements et par convergences.

Lire un article sur Façon de penser et organisation socialeA travers leurs théories respectives de l’individualisation, Durkheim comme Foucault montrent que nous pensons le monde social à travers des outils de pensée ou des représentations qui sont produits par le monde social.

R. Lenoir, La notion D’État, Société et représentations, 1996/1, n°2Nous sommes donc pris, comme le signale Rémi Lenoir, dans une sorte de double contrainte.

Nous pensons à partir de catégories qui nous pensent. D’où la nécessité d’essayer d’en établir la genèse, comme le font Durkheim et Foucault.

Gilles Sarter

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Spinoza : 5 thèses pour les sciences-sociales

Spinoza : 5 thèses pour les sciences-sociales

Yves Citton et Frédéric Lordon pointent les thèses-positions qui de leur point de vue constituent le socle commun des approches spinozistes dans les sciences sociales : naturalisme et déterminisme intégraux, anti-humanisme théorique, anti-individualisme, approche relationnelle.

Naturalisme intégral

La pensée de Spinoza est un naturalisme intégral. Or les sciences sociales ont construit leur objet sur l’opposition nature / culture. Elles ont aussi affirmé leur démarche contre une certaine tendance à extrapoler les lois du monde humain à partir des lois de la nature.

Ce « postulat de la coupure » se comprend à la lumière de la définition kantienne de la modernité. L’ordre humain est pensé comme un ordre de la liberté morale. A ce titre, il se soustrait au déterminisme des choses naturelles. En outre, la coupure entre nature et culture a participé à la volonté moderne de conjurer le spectre de la violence des guerres civiles et religieuses. Il s’agissait alors d’affirmer que les lois qui régissent les rapports humains ne sont ni la « loi de la jungle », ni la loi du plus fort.

Cette revendication d’une extra-naturalité ou d’une enclave de la liberté humaine au sein de l’univers naturel s’est toujours heurtée à la question de son fondement. A quel titre précisément peut-on avancer que l’être humain réussit à s’affranchir de tous les déterminismes naturels ?

Spinoza justement prend le parti inverse. L’être humain ne possède pas un statut d’exception dans l’ordre de la nature.

Il est hors de propos de considérer l’Homme au sein de la nature, comme un « empire au sein d’un empire » (Éthique, III, Préface). Ce parti-pris de Spinoza s’explique par sa conception particulière de la nature.

Déterminisme intégral

Pour Spinoza, la nature c’est l’univers tout entier compris comme ordre de la production causale. Tout dans l’univers, aussi bien les êtres humains que les astres, est soumis à des enchaînements de causes et d’effets. Les faits historiques et les objets sociaux et culturels (institutions, croyances, pratiques…) n’échappent pas à ces enchaînements.

Les faits sociaux tout autant que les faits célestes appartiennent à la nature, comprise comme l’ordre général de la production causale.

Il revient aux sociologues et aux astronomes de mettre au jour les puissances causantes spécifiques aux uns et aux autres.

Anti-humanisme théorique

Le déterminisme de Spinoza n’est pas un fatalisme. Un entendement infini est seul en mesure de rendre compte de l’implacabilité des enchaînements de causes et d’effets qui conduisent à un fait ou à une situation donnée. Cela reste vrai d’un évènement individuel comme la perpétration d’un crime, d’un événement social comme le déclenchement d’une Révolution ou d’un événement céleste comme la formation d’une planète.

Spinoza en s’opposant à l’idée d’un caractère inconditionné de l’action humaine récuse en même temps la conception d’un sujet souverain, monade complétement autonome qui commande ses actes en toute clarté. Toutefois, la vision déterministe n’exclut pas que l’action des êtres humains puisse conduire à des changements objectifs dans leurs existences personnelles ou collectives.

Toute la philosophie de Spinoza vise justement à augmenter notre puissance d’agir.

L’émancipation éthique est le plus haut degré du cheminement personnel. La libération politique est le plus haut bien que la société puisse s’approprier. A cet effet, une démarche d’investigation qui est correcte essaie de comprendre comment des processus de conditionnement peuvent produire des effets émancipateurs.

Anti-individualisme

L’individuation des « choses singulières » qu’il s’agisse d’une femme, d’un homme, d’une famille, d’une cité ou d’un arbre ne va pas de soi, pour Spinoza.

Au contraire, le philosophe souligne qu’il faut rendre compte de chaque individuation à partir des objets qui la composent et dont elle est composée.

A l’individu humain, Spinoza n’attribue pas le statut de substance, le statut de ce qui est « en soi et conçu par soi » (Éthique, I, déf. III). Il prend ainsi le contre-pied des traditions qui proposent une conception substantialiste de l’Homme, par exemple à travers une âme immortelle.

Chez Spinoza, seul l’ensemble de la nature possède le statut de substance. La personne humaine, il la conçoit comme un « mode », « ce qui est en une autre chose et se conçoit aussi par cette autre chose » (Éthique, I, déf. V).

Approche relationnelle

Y. Citton et F. Lordon, Un devenir spinoziste des sciences sociales, Spinoza et les sciences sociales, Ed. Amsterdam, 2008Il convient donc de rendre compte de toute individuation. Une femme, un homme, un enfant mais aussi un arbre doivent être envisagés comme des émergences à partir d’enchâssements d’objets composants et composés.

Cette vision de la personne humaine est riche en implications pour la sociologie et son projet de comprendre la production des comportements et des identités.

L’approche de Spinoza invite à considérer l’agent socialisé en termes relationnels.

Sur le plan de l’étendu, l’agent est composé du rapport interne de ses composants mais aussi du rapport externe avec toutes les structures objectives qui l’entourent. Sur le plan de l’esprit, il est composé des rapports entre les structures idéelles (croyances, normes, imaginaires…) qui le traversent et qui émanent de son « milieu ».

© Gilles Sarter

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