Emancipation

La Multitude face à l’Empire

La Multitude face à l’Empire

Dans deux ouvrages, les philosophes M. Hardt et T. Negri ont popularisé les concepts de Multitude, d'Empire et de Commun.

M. Hardt et T. Negri, L'Empire (Exils, 2000) et Multitude (2004, La Découverte)Ces concepts ont pour vocation, selon les deux auteurs, de contribuer au développement des formes politiques qui s'opposent au capitalisme mondialisé.

Empire

L'époque est à l'affaiblissement de la souveraineté des États-nations. Cet affaiblissement s'effectue au profit d'un nouvel ordre global, mondial que les deux philosophes appellent l'Empire.

La principale caractéristique de l'Empire est de soutenir indéfectiblement le capitalisme mondialisé.

L'Empire ne doit pas être envisagé comme une sorte d'Hyper-État de dimension planétaire. Sa structure est en réalité radicalement différente des États-nations traditionnels.

Contrairement à ces derniers, l'Empire ne s'ancre pas dans un territoire et ne s'entoure pas de frontières fixées. En revanche, il essaie de construire un ordre mondial en utilisant toutes formes de relations de pouvoir : militaires, économiques, politiques, culturelles...

Pour essayer de mieux visualiser sa structure, T. Negri et M. Hardt empruntent à l'historien Polybe (IIe siècle av. JC) sa description de l'Empire romain en trois catégories de corps.

Les corps monarchiques sont ceux qui peuvent exercer un maximum de pouvoir à l'échelle planétaire : USA et les instances et organisations internationales (G8, OTAN, FMI, Banque Mondiale).

Le pouvoir exercé par les corps aristocratiques est conséquent mais de moindre intensité : États-nations de moyenne puissance et grandes multinationales.

Enfin, les corps démocratiques (Assemblée générale des Nations-Unis, grandes ONG...) sont supposés représenter le peuple.

Tous ces éléments n'ont donc pas la même importance. Et, ils développent tous des stratégies particulières. Ces stratégies les conduisent à coopérer, à s'affronter ou à essayer de s'instrumentaliser mutuellement.

Par exemple, les multinationales tentent de faire des États de simples instruments pour enregistrer les flux de monnaie, de marchandises et de populations. Le FMI oriente les politiques nationales. Les USA déclenchent des guerres contre d'autres pays...

Mais in fine, les actions combinées des différents corps aboutissent à la production d'un ordre global.

Cet ordre à la particularité de chercher à réguler la vie à tous les niveaux aussi bien sociaux qu'individuels. Cette régulation opère sous la forme de rapports d'exploitation et de marchandisation.

Multitude de sujets différenciés

Dans le contexte de l'Empire qui essaie de capter toutes les relations de pouvoir à son profit, une multiplicité de mouvements et de sujets engagent des luttes pour leur émancipation : Forum de citoyens, zadistes, Occupy Wall Street, mouvements de paysans sans terre...

Le concept de Multitude sert pour nommer, à la fois, ce processus social et le projet politique qu'il porte.

En un premier sens, la Multitude est donc multitude de sujets différenciés.

La Multitude est irréductible à l'unité, contrairement au "peuple", qui est souvent conçu comme gouverné par l’État. Selon cette conception, le principe d'unité du "peuple" est le prétendu contrat social qui est passé entre l’État et ses citoyens.

La Multitude au contraire refuse de se laisser capturer par l’État. Sa base est d'abord le refus de tout commandement. Elle trouve son unité dans la rébellion, la révolte et les essais de réappropriation du pouvoir.

La Multitude n'est pas non plus la "masse". La "masse" est construite par le totalitarisme ou le consumérisme, en détruisant les singularités et en additionnant les solitudes individuelles (les fameuses "foules solitaires").

Dans la Multitude, les individus singuliers cultivent leurs différences et s'unissent par l'action. La lutte contre l'Empire sur différents terrains prend différentes formes singulières : supermarchés coopératifs, La Carmagnole, sociétés coopératives de travailleurs...

Enfin, la Multitude n'est pas le prolétariat, ni une nouvelle classe sociale qui réunirait les individus sur la base de leurs attributs socio-économiques.

La Multitude est mouvement de résistance contre la marchandisation du monde et son exploitation par le capital.

Lors des émeutes anti-G8 de Gênes en 2001, les no global sont devenus une multitude dans tous les sens du terme : à la fois sujet de libération et objet de répression.

Une réalité économique et une puissance

Dans un deuxième sens, la Multitude est une réalité économique.

Elle constitue une puissance productrice extrêmement forte. En réalité l'Empire est totalement dépendant de la Multitude productive sur laquelle il aspire à régner. A l'inverse, la Multitude pourrait s'autonomiser et "faire société" à elle seule.

En paraphrasant le sociologue Bernard Friot, on peut dire que la Multitude pourrait organiser elle-même le travail sans employeurs ni prêteurs.

Dans un troisième sens, T. Negri et M. Hardt font de la Multitude une puissance.

Ici les deux philosophes s'appuient sur la distinction opérée par Spinoza entre pouvoir et puissance. Le pouvoir est "pouvoir sur". Le pouvoir agit en forçant à accomplir ou en empêchant d'accomplir un acte. La puissance et "puissance de", c'est-à-dire capacité ou faculté à réaliser un acte.

La Multitude est puissance. Elle veut recréer le monde. Elle aspire à libérer son travail créatif et productif de l'exploitation par le pouvoir impérial. Pour se faire, elle invente des formes sociales et productives nouvelles.

L'Empire est une structure parasitaire qui se nourrit de la capacité de création et de la coopération de la Multitude. Il exerce son pouvoir de manière ambiguë. D'un côté, il a besoin d'absorber les éléments d'innovation provenant de la Multitude. De l'autre son action tend à inhiber ce qu'elle a de créateur au bénéfice de formes figées ou déjà existantes.

Le Commun comme projet

Le projet politique de la Multitude est celui de la radicalisation de la liberté et de l'égalité, à travers la promotion du Commun.

Le Commun concerne ce que nul ne devrait s'approprier individuellement. Cependant, il ne doit pas être conçu comme ce qui nous appartient collectivement.

Le Commun c'est ce qui nous lie aux autres. C'est un don que nous avons reçu et qui nous oblige à rendre.

Dans un premier sens, il est attaché au monde naturel : terre, air, eau, lumière, plantes, bactéries... Les entreprises et les États s'octroient des brevets et des droits à exploiter ou à polluer le Commun comme s'il leur appartenait.

Le deuxième sens englobe les résultats de la créativité, de l'intelligence et du travail humain. Tout étant produit par tous devrait appartenir à tous. Or là aussi le capital s'approprie cette production commune.

Découvrez d'autres articles de Critique SocialeEnfin, le Commun concerne le droit à la différence et à la collaboration des singularités. Le projet encore une fois s'oppose à l'uniformisation, à l'aliénation et à la domination promues par l'Empire capitaliste.

 

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Imaginaire social et autonomie

Imaginaire social et autonomie

Pour Cornélius Castoriadis, les sociétés s'érigent par la création d'imaginaires sociaux. Ces imaginaires se concrétisent sous la forme d'institutions qui finissent par s'autonomiser et par devenir aliénantes.

Dans la première partie de son livre "L'institution imaginaire de la société", le sociologue revient sur la théorie et le projet révolutionnaire du marxisme. Il en profite pour ré-interroger la notion d'autonomie, dans ses deux dimensions individuelle et sociale.

La régulation par l'autre

Pour un pays ou une collectivité l'autonomie serait le fait de se gouverner par ses propres lois.

Par analogie, un individu est dit autonome s'il se détermine ou se régule par soi-même. A l'inverse, est dit hétéronome ou aliéné celui qui est régulé par un autre.

Selon Castoriadis, l'hétéronomie constitue notre lot commun. C'est en quelque sorte, un état initialement donné. L'autonomie ne va pas de soi.

Cependant, si l'être humain ne naît pas autonome, il peut tendre à le devenir.

Le sujet hétéronome est donc régulé par un autre. Mais de quel autre est-il question ? Pour Castoriadis, l'essentiel de l'aliénation, au niveau des individus, est domination par un "imaginaire autonomisé".

L'imaginaire au fondement des sociétés

"Imaginaire" doit ici s'entendre selon le sens courant du terme, c'est-à-dire comme "invention".

Au fondement de toutes les sociétés humaines, on rencontre l'imagination. Celle-ci fournit une explication du monde et définit les modalités de l'organisation sociale.

Cornélius Castoriadis, "L'invention imaginaire de la société", 1975.Que l'on pense à la société pharaonique, à la monarchie de droit divin ou à l'économie capitaliste : il a bien fallu inventer tout cela pour que cela devienne réalité.

Ainsi le modèle capitaliste d'organisation sociale a remplacé le féodalisme, en inventant : que la nature (la terre) et l'être humain (sa force de travail) pouvaient être traités comme des marchandises ; que l'accumulation de profits pouvait constituer le but ultime de la vie... Karl Polanyi a décrit tout cela dans le détail.

La notion d'imaginaire autonomisé présente les deux caractéristiques qu’Émile Durkheim attribue à tous faits sociaux.

Premièrement, cet imaginaire est à la fois présent à l'intérieur et à l'extérieur de l'esprit des gens. Par exemple, tout le monde possède l'idée de vente de la force de travail.

En même temps, cet imaginaire s'institue hors des consciences, sous des formes très concrètes : dans toutes les entreprises qui emploient de la main d’œuvre rémunérée, dans des textes de loi ou des réglementations, dans les manifestations de ceux qui veulent que leur travail soit mieux rémunéré...

Deuxièmement, cet imaginaire détermine les actions des individus. Car, on a bien compris que l'être humain ne vient pas au monde en portant en lui ce qu'il fera de sa vie.

Ni la vente de sa force de travail, ni le maximum de consommation ou d'accumulation de capital ne sont innés à l'enfant.

La société capitaliste ne peut exister qu'à condition qu'un imaginaire autonomisé continue de produire en permanence des millions ou des milliards d'exemplaires de travailleurs et de consommateurs.

De même que la société féodale n'a perduré que tant que son imaginaire a pu produire des serfs et des seigneurs...

L'aliénation des individus et des sociétés expliquée par le sociologue Castoriadis

L'autonomie chez l'individu

Nous revenons ainsi à la notion d'hétéronomie. Le sujet est régulé par un autre qui est un imaginaire autonomisé. Celui-ci détermine ce qu'il a à désirer et à être.

Mais, il faut encore insister sur ce point capital. Il ne peut y avoir aliénation que si le sujet investit de réalité cet imaginaire. Ce n'est qu'ainsi qu'il lui confère son pouvoir.

Insistons sur ce point. Ce qui est crucial, c'est que l'imaginaire est non su comme tel.

Le sujet perçoit les exigences et les significations qui pèsent sur lui, comme allant de soi. Par exemple, il pense qu'il est "normal" ou "naturel" de vendre sa force de travail pour vivre...

Simultanément, il vit ses désirs ou ses investissements comme étant authentiques, c'est-à-dire comme appartenant à une vérité qui lui est propre : "je suis fait pour vendre ma force de travail" ou encore "c'est ma nature de vendre ma force de travail".

Dès lors, l'autonomie n'est pas obligatoirement négation de l'imaginaire, dans son contenu. Mais, c'est avant tout, sa négation en tant qu'il est un imaginaire.

Dans le cadre de la société capitaliste, je ne nie pas forcément que je doive vendre ma force de travail pour survivre. Mais, je suis conscient que cette façon de vivre résulte d'un imaginaire qui s'impose à moi et que d'autres imaginaires sont possibles.

L'autonomie n'est donc pas élimination totale du discours de l'autre. Elle est plutôt instauration d'un nouveau rapport avec cette altérité, qui est enfin identifiée comme telle.

Pour Castoriadis, le sujet autonome conçu comme une monade qui aurait éliminé en lui toutes traces résultant du contact avec autrui n'existe pas. La personne humaine est toujours une fabrication sociale.

Le "Je" de l'autonomie correspond plutôt à une instance active et lucide qui est capable d'objectiver, de mettre à distance et de transformer le discours de l'autre dont il est le dépositaire.

En ce sens l'autonomie n'est pas un état que l'on peut atteindre. C'est une activité de dévoilement qui ne finit pas, car le discours de l'autre ne tarira jamais en nous.

L'hétéronomie instituée

Toutefois, l'autonomie ne saurait se limiter, à un travail sur soi. En effet, on ne peut être pleinement autonome, si dans la vie quotidienne, on est soumis très concrètement à des hiérarchies, des règles, des interdits ou des obligations édictées par autrui.

Or, nous avons vu que l'imaginaire social s'institue dans le monde. L'autre n'est pas seulement présent dans les esprits. Il est aussi "solidifié" dans des structures matérielles et institutionnelles : des lois, des gouvernements, des polices, des entreprises, des outils, des journaux...

L'aliénation ne se limite donc pas à sa dimension "psychologique". Elle est également conditionnée par les institutions.

Castoriadis écrit que ces dernières sont construites de telle sorte qu'elles instillent la passivité et le respect de l'ordre établi. Elles mettent des barrières et poussent dans une certaine direction.

C'est pourquoi, le sociologue avance que la vision, selon laquelle les gens sont exploités parce qu'ils veulent bien l'être, est fausse.

En effet, dans leur vie individuelle, le combat est inégal qui les oppose au poids écrasant de la société instituée.

Les deux aspects de l'aliénation instituée

L'hétéronomie instituée présente deux aspects.

En premier lieu, les institutions sont aliénantes lorsqu'elles établissent une division antagonique de la société : pouvoir d'un groupe d'individus sur la majorité ou pouvoir d'une classe sur une autre...

En second lieu, il y a aliénation de la société toute entière à ses institutions. Car comme on l'a vu, les institutions une fois établies tendent à s'autonomiser. Elles acquièrent une inertie et une logique qui leur sont propres.

D'une situation où une institution est au service de la société, on bascule dans une autre où c'est la société qui est au service de l'institution.

Ce phénomène est illustré par le cas des institutions économiques. Leur fonction originelle était de fournir à la société les éléments nécessaires à la satisfaction de ses besoins (faim, éducation, abri...). Dans le système capitaliste, à l'inverse, c'est toute la société qui est organisée afin de servir l'économie.

La société autonome

Sur le même thème, lire aussi, un article sur la socialisationFinalement, il paraît difficile d'imaginer une société sans institution. Mais encore une fois, l'aliénation est avant tout une modalité de rapport. Il y aliénation de la société non pas parce qu'il y a des institutions mais parce que les institutions s'autonomisent et que cette autonomisation n'est pas connue comme telle.

L'autonomie suppose à l'inverse que la société se régule elle-même tout en sachant qu'elle le fait.

Un tel programme nécessiterait, par exemple, que chacun puisse participer directement aux décisions qui affectent la vie politique, économique et sociale.

Gilles Sarter

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Nietzsche : contemplation contre travail

Nietzsche : contemplation contre travail

Depuis la seconde moitié du 19ème siècle, le travail s'est imposé comme valeur dominante qui donne du sens à l'existence humaine. Pour Nietzsche, au contraire, ce sont la contemplation et l'affirmation de la vie qui constituent les conditions d'une vie bonne.

Le travail élevé à la valeur de but en soi

Nietzsche (1844-1900) a vécu à l'époque de l'émergence de la société industrielle. Il a vu le travail s'imposer comme valeur qui donne du sens à la vie. Dix ans avant la mort du philosophe, Émile Zola, par exemple, s'adressait à la jeunesse, en ces termes :

"Le travail ! Messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde (...) La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être, nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître."

Pourtant, le travail n'a pas toujours bénéficié de cette considération. Durant l'antiquité et le Moyen-Age chrétien, la conception biblique en faisait la conséquence et le châtiment du péché. En généalogiste des valeurs, Nietzsche s'est interrogé sur l'origine de ce renversement.

Généalogie de la valeur travail

Au fondement de la pensée de Nietzsche, il y a cette idée que l'humanité a toujours eu besoin de justifier la vie par des valeurs extérieures à la vie. Le christianisme et la philosophie platonicienne ont exploité ou alimenté ce besoin, pour asseoir leur domination sur la pensée occidentale.

Avec la "mort de Dieu", qui est consommée à la fin du 19ème siècle, la valeur la plus haute qui justifiait la vie disparaît.

Afin de ne pas désespérer, la bourgeoisie chrétienne s'empare de la conception biblique du travail pour l'inverser. De malédiction, elle promeut celui-ci au rang de bénédiction et de nouvelle justification de la vie.

Depuis lors, l'être humain se sent non seulement l'obligation mais la volonté de travailler. Car une vie sans travail ne lui semble pas digne d'être vécue.

La vie montre en main

En total opposition avec cette idéologie d'origine bourgeoise, Nietzsche dénie au travail toute valeur propre à favoriser l'accomplissement de l'homme. Et, tout d'abord, il ne ressent à son sujet que hâte et fardeau.

Dans un contexte dont Benjamin Franklin donna une formulation devenue classique, le philosophe souligne qu'il est fait bon marché du temps :

"On pense montre en main, comme on déjeune, les yeux sur le bulletin de la bourse – on vit comme quelqu'un menacé à tout instant de rater quelque chose s'il s'attarde."

"Faire quelque chose en moins de temps qu'un autre" tient lieu de vertu. La réflexion longue, elle-même, donne des remords. "On n'étudie plus les opinions divergentes, on se contente de les haïr." Et dans cette précipitation généralisée, l'esprit s'accoutume à formuler des jugements incomplets et faux.

"Par manque de repos, notre civilisation court à une nouvelle forme de barbarie"

Loisir et travail: deux faces, un seul phénomène

Cette hâte dans le travail trouve son pendant dans la rage d'amusement. En effet, s'opposant au sens commun, Nietzsche pointe que travail et loisir ne constituent pas deux aspects différents de la vie sociale, mais bien deux faces d'un même phénomène. Comme l'individu moderne a honte du repos, il lui faut toujours être occupé.

"Plutôt faire quoi que ce soit que ne rien faire du tout".

Mais comme la bonne conscience se place toujours du côté du travail, toute joie véritable disparaît. Les activités quelles qu'elles soient ne deviennent justifiables que par leur utilité :

"Le goût de la joie s'intitule déjà besoin de détente et commence à rougir de lui-même. Je fais cela pour ma santé – voilà ce qu'on dit, quand on est pris en flagrant délit au cours d'une partie de campagne."

L'absence de joie creuse un vide que les individus cherchent vainement à combler par la recherche de davantage de plaisirs. Ceux-ci étant fugaces, ils collectionnent à l'infini les expériences variées s'enfermant ainsi dans un cercle vicieux qui conduit à une forme d' "épuisement psychique" et à une "étrange nullité spirituelle".

"Voici la maladie moderne : un excès d'expériences. Que chacun rentre donc à temps en soi-même pour ne pas se perdre à force d'expériences."

Noble chose que la contemplation

Dès lors, pour le philosophe, seule une nouvelle inversion des valeurs peut fonder les conditions d'une vie bonne. Le repos, la contemplation, le recueillement doivent jouir d'une solide prééminence sur le travail.

"Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l'on doit apporter au caractère de l'humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l'élément contemplatif."

S'ouvrir aux choses prochaines

L'art de la contemplation, c'est ouvrir nos yeux à toutes choses qui sont proches de nous : la nature, les êtres, les choses. C'est trouver plus intéressant tout ce qui nous entoure directement et l'observer avec toute l'attention d'un entomologiste.

Or ce qui nous est le plus prochain et qu'il convient d'observer au premier chef, c'est nous-même : nos sentiments, nos pensées, nos manières d'agir et de réagir selon les circonstances.

Mais attention, s'observer peut avoir pour conséquence de figer sa vie en images. Plutôt que de se cantonner à détailler nos moments de paresse ou de colère, nous sommes prompts à nous caractériser comme personne paresseuse ou colérique.

Ce danger qui consiste à fixer en traits de caractère des observations circonstanciées, il s'agit de le dissoudre.

Pour ce faire, Nietzsche nous engage à nous faire explorateur, à toujours progresser dans l'investigation, sans jamais nous fixer où que ce soit.

L'affirmation de la vie

Nous l'avons déjà dit, Nietzsche pense que l'être humain a toujours recherché un sens à la vie. C'est là l'erreur la plus fondamentale de l'humanité. Car la vie n'a pas besoin d'être justifiée avance Nietzsche.

La vie vaut tout simplement parce qu'elle est vie.

L'affirmation de la vie soutiendra une attitude contemplative correcte. Elle se concrétisera dans l'acceptation de ce qui est observé. En effet, affirmer n'est pas prendre en charge ou rejeter ou haïr ou vouloir modifier mais simplement assumer ce qui est.

"Deviens ce que tu es"

Dès lors s'accepter soi-même et ne pas se vouloir différent, c'est déjà faire preuve d'une raison supérieure.

Car c'est l'opposition entre le désir de changer et les habitudes qui s'y opposent, qui rend la vie pénible voire intolérable.

A l'inverse, affirmer la vie qui s'actualise à travers nous, c'est savoir s'observer sans remords et sans arrière-pensée. C'est là la seule manière d'accomplir pleinement les potentialités qui nous sont propres. De devenir ce que nous sommes :

"Ma doctrine enseigne : celui à qui l'effort procure le sentiment le plus élevé qu'il s'efforce ; celui à qui le repos procure le sentiment le plus élevé, qu'il se repose ; celui à qui le fait de s'intégrer, de suivre et d'obéir procure le sentiment le plus élevé, qu'il obéisse. Pourvu qu'il prenne conscience de ce qui lui procure le sentiment le plus élevé et ne recule devant aucun moyen."

Une culture formant l'homme dans sa totalité humaine

Dans la société du travail, tout est fait pour que l'être humain se laisse réduire au rôle d'une fonction au sein de la totalité. Le joug du travail devient le meilleur moyen d'étouffer la volonté d'expression des qualités individuelles :

"Au fond on sent maintenant (…) qu'un tel travail est le meilleur des gendarmes, qu'il refrène l'individu et s'entend à empêcher puissamment le développement de la raison, de la convoitise, des rêves d'indépendance."

"Quoi que nous fassions, nous sommes censés le faire pour "gagner notre vie", tel est le verdict de la société" écrit Hannah Arendt La condition de l'homme moderne.

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale Nietzsche pense qu'une véritable culture devrait conduire au développement de la vie intérieure des individus. L'épanouissement de riches personnalités étant la garantie de la survie de l'humanité.

La contemplation et l'affirmation de la vie sont les conditions qui permettent à chacun de découvrir ce qui constitue son unicité. Et en devenant ce qu'il est, chaque individu fait œuvre d'utilité générale. C'est pourquoi le philosophe écrit que :

"Si l'on est quelque chose, on n'a pas réellement besoin de rien faire et pourtant on agit beaucoup."

© Gilles Sarter

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Sociologie de l’Étiquetage : Je ne suis pas ton Nègre

Sociologie de l’Étiquetage : Je ne suis pas ton Nègre

Nous passons notre temps à étiqueter les gens. Les sociologues ont étudié les mécanismes et les conséquences sociales du processus d'étiquetage. L'écrivain James Baldwin livre un témoignage vécu de ce phénomène.

Un phénomène social appelé "étiquetage"

James Baldwin (1924-1987) est un écrivain américain, militant de la lutte pour les droits civiques.  Le film-documentaire "I am not your negro" (2016) sur la question raciale aux États-Unis a été écrit en utilisant exclusivement ses propres mots. 

Femme, homme, noir, blanc, homosexuel, déviant, handicapé... Ces étiquettes sont rarement remises en question. Par exemple, nous ne discutons presque jamais l'étiquette "noir". Au contraire, nous la considérons généralement comme "normale" voire "naturelle" ou "inévitable".

Dès lors, comment Baldwin, écrivain "noir" américain peut-il écrire :

"Je n'étais pas un "nègre", même si c'est ainsi que vous m’appeliez."(1)

Et bien, c'est parce qu'il a compris qu'une étiquette ne correspond pas à une réalité d'ordre naturel. Au contraire, elle résulte d'une construction sociale :

"J'avais été inventé par les blancs."

L'étiquetage sert un intérêt ou renforce un pouvoir

La plupart du temps, l'étiquetage est utilisé par des groupes ou des classes sociales qui cherchent à ajouter à leur pouvoir ou à le conforter par une légitimité morale.

"Si vous croyez que je suis un nègre c'est parce que vous en avez besoin."

Dans le contexte de la société américaine des 18-19èmes siècles,  l'étiquette "noir" a contribué à asseoir les intérêts économiques des planteurs esclavagistes.

"C'était une politique délibérée, martelée en place, pour gagner de l'argent avec de la chair noire."

Elle participait alors à une tentative de justification morale de l'esclavage. Il s'agissait de dénier aux esclaves leur qualité d'être humain.

"Afin de justifier le fait que l'on traitait des hommes comme des animaux, la république blanche s'est lavée le cerveau afin de se persuader qu'ils étaient effectivement des animaux et méritaient d'être traités comme tels."

La force des stéréotypes

L'étiquette met toujours en exergue une caractéristique physique ou comportementale, ici la couleur foncée de la peau. Mais elle s'adosse aussi à des stéréotypes. Ces croyances concernent les manières d'être ou de se comporter des personnes étiquetées. Alcoolisme, délinquance, violence conjugale, paresse, infantilisme et carences intellectuelles :

"Tous les blancs vous expliquent par le menu que vous n'êtes qu'un bon à rien."

L'étiquetage s'objective dans les corps...

Bien loin de se cantonner à des éléments conceptuels, l'étiquetage devient tangible, à tous les niveaux de la vie personnelle et sociale des étiquetés. Tout d'abord, le processus impacte les corps.

Au premier chef, Baldwin évoque la connaissance intime de la violence physique.

"A l'âge de dix-sept ans, j'avais déjà vu pieds, poings, tables, matraques et chaises rebondir sur ma tête."

Le corps est aussi saisi par les émotions et les sentiments que génèrent l'étiquetage : désespoir, peur, inquiétude, frustration, humiliation, rage, haine.

"A vingt-deux ans, j'étais un survivant, habité d'une soif de meurtre."

Il est important de souligner que l'étiqueteur s'expose au même processus. Ainsi Baldwin avance que la population "blanche" américaine est habitée par une culpabilité plus ou moins refoulée et par la peur que le "noir" puisse lui faire subir ce qu'il a subi.

"Comme ils se savent détestés, ils ont tout le temps peur ; voilà comment on parvient à une formule infaillible pour la cruauté."

... et dans l'environnement matériel et social

L'ensemble de l'environnement matériel et social est lui-même structuré selon la dichotomie qu'opère l'étiquetage. Les "Noirs" sont relégués aux quartiers les plus délabrés, aux travaux les moins valorisants et valorisés, aux écoles et aux universités de second ordre.

"Le système scolaire est utilisé pour empêcher les noirs de devenir ou même de se sentir égaux. Cela explique pourquoi les infrastructures ne furent jamais égalitaires."

Même l'application des lois concourt à enseigner l'habitude de l'infériorité. Elle est intransigeante dans l'accomplissement des devoirs et laxiste dans la protection des droits.

"(…) un gouvernement qui m'oblige à payer des impôts et à assurer sa défense partout dans le monde et qui dit qu'il ne peut pas protéger mon droit de vote, mon droit de gagner ma vie et de vivre où bon me semble."

L'étiqueté devient ce que l'on attend de lui

Tout les phénomènes décrits précédemment conduisent l'étiqueté à accepter la définition qui est donnée de sa personne.

"Il m'a fallu beaucoup d'années pour vomir toutes les saletés que l'on m'avait enseignées sur moi-même et auxquelles je croyais à moitié, avant de pouvoir arpenter cette terre comme si j'y étais autorisé."

Plus encore, le mécanisme pousse les gens à adopter des comportements conformes à ceux attendus  les stéréotypes. Les personnes finissent par faire ce qu'on a prétendu qu'elles étaient prédéterminées à faire (sombrer dans l'alcoolisme, la drogue, commettre des actes délictueux,...).

"J'ai connu nombre d'hommes et de femmes noirs qui croyaient véritablement que c'était mieux d'être blanc que noir et dont les vies furent ruinées, voire annihilées par cette croyance ; et j'ai moi même, longtemps porté en moi les graines de cette destruction."

L'étiquetage conduit à la déréalisation

L'étiquetage est un processus social puissant qui conditionne nos esprits en intercalant des images, des croyances entre le réel et nous. En acceptant une étiquette, que celle-ci concerne autrui ou soi-même, on se prive d'observer la réalité de l'être et d'apprendre quoi que ce soit à son sujet.

"Les Américains ont si peu d'expérience - non pas de ce qui arrive mais de à qui cela arrive - qu'ils n'ont aucune clé pour envisager l'expérience d'autrui (...) Force est de constater que notre relation au monde apporte la preuve que cela n'est pas peu vrai."

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Dès lors et afin de ne pas sombrer dans la déréalisation il devient vital de débusquer et de s'affranchir des étiquettes que nous avons intériorisées. C'est la voie qu'a choisie James Baldwin. Quand des militants du Black Power ou du Black is Beautiful ont accepté l'étiquetage par la couleur mais en inversant les valeurs du blanc et du noir, il a préféré quant à lui dénier toute valeur à la couleur dans la distinction entre les être humains.

Exerçons-nous aussi, à observer comment des étiquettes opèrent en nous à des niveaux plus ou moins conscients.

(1) Les citations de J. Baldwin sont extraites de La prochaine fois le feu (Folio) et de Retour dans l’œil du cyclone (Bourgeois Editeur).

© Gilles Sarter

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