Emancipation

Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Pour les groupes dominés, la question de l’action politique émancipatrice est liée à celle de l’autonomie, c’est-à-dire à la capacité de se déterminer soi-même.

Sur le plan des structures sociales objectives, c’est la capacité à s’auto-organiser, à construire des institutions (partis politiques, syndicats, associations…) durables et indépendantes. Sur le plan des structures sociales mentales, c’est la capacité à s’auto-définir soi-même, en rompant avec les visions et les divisions du monde imposées par les dominants (identitarisme, essentialisme, racisme, sexisme…).

Les problèmes de l’autonomie

Dans leur lutte pour l’autonomie, les dominés sont confrontés à un certain nombre de problèmes que ne connaissent pas les dominants. Alors que les dominés doivent inventer des nouvelles formes d’action et de pensée, les dominants peuvent se contenter d’un statu quo sur les structures sociales mentales et objectives existantes. Or il est plus économique de se conformer aux structures établies que de s’en extraire.

Abdellali Hajjat, Les dilemmes de l’autonomie : assimilation, indigénisme et libération, site Quartiers XXI, 7 octobre 2015

Il en résulte que les groupes de dominés sont traversés par ce qu’Abdellali Hajjat appelle des dilemmes de l’autonomie. Ces dilemmes peuvent conduire à des conflits internes et à des scissions.

Les analyses du sociologues sont issues de l’observation de mouvements de lutte de l’immigration : mouvements anticolonialistes algériens, mouvement des travailleurs immigrés (1960-1970), mouvement des jeunes immigrés (1980-1990), organisations musulmanes, noires, sans-papiers ou de femmes racisées.

L’alliance entre représentants et représentés

Le mouvement nationaliste algérien né en France dans les années 1920 a réussi à construire son autonomie politique sur l’alliance entre une émigration algérienne politique et une émigration de travail faiblement politisée.

Ce rapprochement entre les deux groupes était facilité par une forme de connivence. Ils étaient tous les deux constitués principalement de jeunes hommes, confrontés à la même expérience de l’émigration, notamment à la séparation avec leur milieu familial et social d’origine.

La politisation de l’émigration de travail, par l’action des émigrés politiques, conduisit à la création d’un nouveau groupe social, celui des « Algériens », ayant un objectif précis, l’indépendance territoriale de l’Algérie et la souveraineté nationale du peuple algérien.

Grâce à cette alliance avec l’émigration de travail, les premiers émigrés politiques purent s’affranchir de la nécessité de chercher l’appui de grands partis politiques français, stratégie qui aurait pu conduire à leur mise sous-tutelle. Les mouvements d’émigrés, après les Indépendances, connurent une situation différente.

Le défaut d’institutions autonomes

Le Mouvement des Travailleurs Arabes (1972-1976) et les mouvements des jeunes immigrés (années 1980-1990) ne réussirent pas à opérer une jonction solide avec les populations qu’ils voulaient représenter et donc à construire des organisations politiques durables.

Le MTA était principalement composé d’étudiants, de militants de la cause palestinienne, d’opposants aux dictatures de leur pays d’origine et d’ouvriers politisés. Ils ne réussirent pas à surmonter les divisions de nationalités et de classes internes à la population émigrée.

En ce qui concerne la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983), la plupart des marcheurs étaient des enfants de harkis, catégorie de population stigmatisée au sein de l’émigration. Ils éprouvèrent de ce fait une grande difficulté à se poser en porte-paroles de l’ensemble des jeunes émigrés. Le succès de la Marche s’explique davantage par le soutien de militants de gauche, de journalistes et de membres du gouvernement socialiste que par l’adhésion active et massive de ces derniers.

Or pour Abdellali Hajjat, c’est cette incapacité à construire un lien entre représentants et représentés qui a conduit directement à l’impossibilité de bâtir des institutions politiques ou militantes autonomes au sein des minorités.

Une institution au sens ordinaire (parti, syndicat, association…) est une structure sociale qui est créée par des individus mais qui survit à leur départ et qui continue à remplir les fonctions pour lesquelles elle a été créée (porter la « cause », mener la « lutte »…).

Les organisations qui n’arrivent pas à opérer une jonction entre représentants et représentés ne survivent pas au désengagement de leurs fondatrices et fondateurs.

La stratégie assimilationniste

Les dilemmes de l’autonomie mentale portent sur les catégories de pensées qui permettent aux groupes dominés de se penser et de penser les divisions du monde social. Abdellali Hajjat identifie trois idéaux-types de stratégies mises en œuvre par les militants minoritaires.

La stratégie assimilationniste adopte les catégories de pensée d’un racialisme inavoué. Si le racialisme avoué croit en la supériorité d’une « race » ou d’une culture sur une autre, le racialisme inavoué proclame l’égalité entre les êtres humains mais à condition qu’ils se soumettent à un processus d’assimilation.

En d’autres termes, les dominés peuvent s’émanciper mais si et seulement si ils abandonnent des mœurs, des pratiques, des croyances considérés comme inférieurs.

Pour Abdellali Hajjat, les stratégies assimilationnistes ne peuvent être considérées comme des stratégies d’autonomisation efficaces. En effet, il n’y a pas plus hétéronome que d’accepter la négation de sa propre individualité.

La stratégie de l’indigénisme

Abdellali Hajjat voit dans la stratégie de l’indigénisme, une forme de perpétuation d’une catégorie de la pensée dominante, l’essentialisme. L’essentialisme réduit l’identité des individus ou des groupes à quelques caractéristiques permanentes de types « raciales », religieuses, culturelles ou sociales [1].

Pour Edward Saïd (Culture et Impérialisme), l’impasse de l’indigénisme réside dans l’acceptation des termes et conséquences de l’impérialisme lui-même : la division du monde et le dressage des êtres humains les uns contre les autres (noirs contre blancs, musulmans contre chrétiens, juifs contre arabes…).

Abdellali Hajjat associe une autre impasse à l’indigénisme. La focalisation sur quelques traits identitaires constituerait un obstacle pour les approches intersectionnelles. Si la pureté de l’identité devient la préoccupation essentielle, elle peut conduire à rejeter les alliances avec les groupes qui ne la partagent pas, mais dont les membres vivent des formes de domination ou d’oppression similaires (racisme, exploitation économique, sexisme…).

La stratégie de l’humanisme radical

Finalement, la stratégie que Abdellali Hajjat préconise est celle de l’humanisme réel ou humanisme radical dont il rattache la tradition à Edward Saïd et Franz Fanon. Cette humanisme tente de subvertir les catégories de la pensée dominante, en s’appuyant sur trois recommandations.

Premièrement, l’humanisme radical engage à refuser l’essentialisme, c’est-à-dire la réduction de la complexité des individualités à quelques caractères.

Deuxièmement, il s’appuie sur l’exercice de la capacité de distanciation vis-à-vis de soi et du monde.

Le monde social tel qu’il existe est contingent et non nécessaire. Il peut être déconstruit et reconstruit. L’individu est un sujet déterminé socialement. Il doit donc faire preuve de réflexivité à l’égard de ses propres manières d’agir et de penser s’il ne veut pas être le simple jouet de ses déterminations sociales et culturelles.

Troisièmement, l’humanisme radical engage chaque individu à reconnaître ses propres privilèges (de genre, de classe, de « race »…), à agir contre leur perpétuation à travers ses propres comportements et à soutenir les luttes des groupes dominés.

Gilles Sarter

[1] Le philosophe Norman Ajari s’inscrit en faux contre cette vision de l’indigénisme. Voir par exemple, Faire vivre son essence et La faillite du matérialisme abstrait sur le site du PIR.

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Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

L’internationalisme repose, depuis ses origines, sur l’idée que l’action politique émancipatrice doit dépasser le cadre des États-nations.

Pour la démocratie et le socialisme

Au 19ème siècle, les partisans de la démocratie et les premiers socialistes qui voulaient remplacer le capitalisme par une sorte d’économie coopérativiste se rejoignent dans leur combat pour l’auto-détermination. En Angleterre, le mouvement Chartiste né à la fin des années 1830, à l’initiative de l’Association des travailleurs londoniens réclame le suffrage « universel » masculin. Marx et Engels supportent ce mouvement, accordant à la lutte pour la démocratie politique une place centrale dans la lutte pour le socialisme.

En 1848, en Europe occidentale (France, Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie), les démocrates, les socialistes et les organisations de travailleurs s’allient dans une tentative de renversement des régimes monarchiques et des privilèges de la noblesse. L’injonction finale du Manifeste du parti communiste, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !», est dirigée vers ce mouvement européen.

Les auteurs croyaient que les travailleurs et les opprimés pouvaient se rejoindre par-dessus les frontières pour le combat en faveur de la démocratie et du socialisme.

Dans les années 1850, l’internationalisme se manifeste avec la lutte des travailleurs britanniques et continentaux qui empêchent les briseurs de grèves de traverser les frontières. Ce mouvement se développe avec une campagne en faveur de la solidarité internationale des travailleurs. Elle conduit à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs (autre nom de la Ière Internationale), en 1864.

L’idée centrale de l’internationalisme est que les travailleurs de différentes nations doivent se coordonner, dans leur combat pour de meilleurs salaires, pour l’accès à la terre, pour le droit de vote, pour la liberté d’expression et d’assemblée ainsi dans les luttes contre la domination étrangère (impérialisme, colonialisme).

Jusqu’à la victoire du stalinisme à la fin des années 1920, la majorité des organisations socialistes à travers le monde voit dans l’internationalisme un combat à la fois pour la démocratie et le socialisme. Le véritable socialisme n’est pas possible sans démocratie, ni l’inverse.

La question de la communauté politique

Cet internationalisme posait de façon volontariste l’hypothèse de la solidarité internationale des travailleurs. Dans la réalité, l’hypothèse inverse l’a souvent emporté. Aujourd’hui, l’appartenance à la classe des travailleurs est souvent décrite comme n’étant plus un facteur d’identité collective et de cohésion assez fort pour porter un projet d’émancipation.

La gauche radicale se divise sur la question de l’internationalisme. Une tendance voit dans l’État-nation le seul échelon disponible pour l’action collective. A l’autre extrême, le communalisme place son salut dans l’auto-organisation locale et la coopération mondiale entre les communes.

Pour Thomas Coutrot (A propos d’Imperium), la question politique essentielle qui sous-tend ce débat est celle de la définition de la communauté politique :

« Qu’est-ce qui fait qu’au-delà des solidarités locales (village) ou affinitaires (associations) les membres d’un groupe humain nombreux, sans se connaître personnellement ni être d’accord sur grand-chose se reconnaissent un destin commun ? »

Les souverainistes répondent que l’État est le seul opérateur capable d’assurer la durabilité d’une communauté politique de taille significative. Les communautés politiques existent parce que les êtres humains ne peuvent survivre qu’en s’associant. Mais la nécessité nue n’est pas suffisante pour créer des liens durables.

L’État comme producteur ou gardien de formes symboliques (valeurs, mythes, mœurs, passions communes…) et comme seul détenteur de la violence légitime est l’instance qui permet d’imposer verticalement la cohésion et de garantir la sécurité.

Entre cette conception statique et unitaire de l’État et le communalisme qui veut balayer ce dernier d’un revers de la main, il existe une position intermédiaire.

Le principe de subsidiarité

L’internationalisme, on l’a vu, est depuis le 19ème siècle un mouvement en faveur de la démocratisation. Dans le contexte actuel qui est celui d’une installation durable des État-nations, une action politique émancipatrice consisterait non pas à vouloir les effacer purement et simplement mais à déconstruire l’unité des fonctions étatiques, pour les redistribuer à la population.

Un mouvement de démocratisation suppose l’élaboration d’agencements institutionnelles complexes.

Une boussole pour tenter d’y parvenir est le principe de subsidiarité : favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

La conception souverainiste va souvent de concert avec une conception essentialiste, voir ethnicisée, de l’identité. Elle est aussi associée à l’idée qu’il y aurait une concurrence intenable entre différents niveaux d’identité. Les attachements à la région, au projet européen ou à l’internationalisme, sans parler de la religion, sont supposés vouloir la disparition de la nation.

La citoyenneté contributive

L’approche internationaliste refuse cette vision excluante de l’identité. Pierre Dardot et Christian Laval (Commun) renverse l’idée selon laquelle l’appartenance au groupe serait le fondement nécessaire de l’action collective. Pour eux, l’appartenance est plutôt la conséquence que la cause de la participation à l’effort collectif. Cette conception contributive de la citoyenneté peut s’articuler avec le projet de démocratisation de la nation.

L’internationalisme ne vise pas le remplacement des États-nations par une sorte d’État-nation planétaire. Il propose d’organiser la coopération entre des communautés démocratiques territorialisées, nations comprises, en fonction du principe de subsidiarité. Décider au niveau local autant que possible. Décider au niveau global quand c’est nécessaire.

Pour T. Coutrot, le changement climatique fournit un nouveau potentiel d’internationalisation de la communauté politique. L’internationalisme écologique se fonde sur l’expérience commune que font les êtres humains, en différents points de la planète, de la crise écologique. Il demande aux États-nation de mettre des éléments de leur souveraineté au service de la lutte contre les effets du changement climatique.

La tâche pour un internationalisme émancipateur consiste à montrer que les trois mouvements de sortie du capitalisme, de démocratisation et de lutte contre les effets du changement climatique sont liés.

L’internationalisme essaie de construire un affect de la cohésion en politique, entre la majorité des habitants de la planète qui vivent les mêmes expériences de l’exploitation, de l’oppression et de la destruction de leur environnement.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Frustrations relatives et mouvements collectifs

Frustrations relatives et mouvements collectifs

« Frustration relative » est une notion utilisée en sociologie pour expliquer les processus de mobilisation collective, contestataire ou révolutionnaire.

Une frustration relative

Frustrer quelqu’un, c’est le priver des biens ou des satisfactions auxquels il peut prétendre. Dans l’expression « frustration relative », le qualificatif « relative » précise que la frustration n’est pas absolue. Mettons qu’un groupe soit privé de nourriture ou de liberté de circuler, par un autre groupe. C’est une frustration absolue.

La notion de frustration relative désigne plutôt une frustration qui naît d’un décalage, entre ce que les individus s’estiment en droit d’attendre et ce qu’ils reçoivent effectivement. C’est, par exemple, la frustration que peut ressentir un salarié dont le niveau de rémunération ne permet pas de vivre selon les standard matériels socialement établis.

En effet, l’idée de frustration relative est rattachée à l’idée selon laquelle les besoins sont socialement construits. Bien sûr, certains besoins sont physiologiques comme le besoin de nourriture que nous avons déjà évoqué. Mais ils existent une multitudes de besoins qui trouvent leur origine dans la société. Du reste, même le besoin alimentaire comprend cette dimension sociale.

Une approche renouvelée des mouvements collectifs

Il découle du processus de construction sociale des besoins que le niveau d’insatisfaction de certains groupes sociaux peut augmenter, même si le niveau global de richesse de la société augmente.

L’augmentation de l’insatisfaction n’est pas forcément la conséquence d’un appauvrissement. La frustration d’un groupe peut augmenter en même temps que l’amélioration de ses conditions matérielles, si certaines jouissances lui demeurent inaccessibles.

La frustration relative conduit à une approche renouvelée des mouvements contestataires ou révolutionnaires. Elle permet d’expliquer que ces mouvements peuvent surgir dans des périodes de progrès matériels ou sociaux. Certains théoriciens vont même jusqu’à affirmer qu’en général, les révolutions n’éclatent pas en période d’appauvrissement généralisé.

Le piège de la causalité en sociologie

Quoiqu’il en soit, les frustrations relatives de groupes ou de populations ne peuvent mener à des actions collectives que si elles rencontrent des moyens ou des facteurs politiques. Ce processus est parfois théorisé en trois étapes : 1/ frustration 2/ politisation de la frustration 3/ actualisation dans une violence politique, dirigée contre des objets ou des acteurs politiques.

Toutefois, cette vision renferme un piège : le piège de la causalité. Il consiste à expliquer un mouvement collectif en le liant mécaniquement à une cause supposée. Exemples : expliquer le mouvement des Gilets Jaunes par l’augmentation de la taxation du carburant ; expliquer le mouvement social chilien de 2019 par l’augmentation des prix des transports publics. De telles explications occultent toute la complexité des facteurs et des dynamiques qui constituent les phénomènes sociaux.

Pour éviter ces simplifications, les sociologues tentent d’assouplir la conception de causalité. Pour ce faire, ils recourent notamment à l’idée de conditions de possibilité.

Les conditions de possibilité d’un mouvement collectif

Pierre Bourdieu s’est intéressé aux frustrations relatives des diplômés, dans les années 1960-1970. Chez ces derniers, il identifie une désillusion causée par le fait qu’ils se considèrent comme voués à obtenir moins de leurs titres scolaires qu’en auraient obtenu les diplômés de la génération précédente.

Le décalage entre les aspirations des diplômés (aspirations socialement construites) et les chances de voir ces aspirations exaucées (les postes à occuper) crée une frustration relative. Cette frustration aurait conditionné activement la participation étudiante au mouvement contestataire de mai 68.

Face à un mouvement collectif, la sociologie peut donc tenter de mettre au jour les décalages entre les structures sociales intériorisées (ici les aspirations des diplômés) et les structures sociales extérieures (ici le marché de l’emploi des diplômés). Ces décalages forment des conditions de possibilité de déclenchement de mouvements collectifs.

Philippe Corcuff, Frustrations relatives, in Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po 2020

Cependant, là aussi, il faut éviter d’établir un lien mécanique entre les conditions de possibilité et l’explosion contestatrice ou révolutionnaire. La prudence sociologique implique d’identifier aussi précisément que possible le déroulement des événements, les enchaînements des actions concrètes, les « ouvertures » dans les situations qui permettent à ces actions de s’actualiser, ainsi que les différents motifs qui les sous-tendent et parmi ces derniers le poids des frustrations relatives.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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La politique est subversion hérétique

La politique est subversion hérétique

La politique, à proprement parler, est une subversion hérétique, écrit Pierre Bourdieu. Elle vise à révolutionner l’ordre établi, en transformant la vision que les gens portent sur le monde social.

Représentation et reproduction du monde social

Les agents sociaux ont toujours une connaissance du monde social dans lequel ils évoluent. Cette connaissance est plus ou moins adéquate. Quand elle est en adéquation avec les fonctionnements et les agencements sociaux existants, alors ceux-ci peuvent se reproduire.

Par exemple, les gens peuvent se représenter le monde social comme un monde de compétition entre individus cherchant à maximiser leurs intérêts particuliers. Si ces gens observent qu’il y a effectivement de la compétition, à l’école, sur le marché de l’emploi ou dans les entreprises où ils travaillent, alors ils sont confortés dans leur représentation. Il se peut même qu’ils se représentent les comportements et les attitudes compétitives comme étant naturelles chez les êtres humains. Cette explication naturaliste prémunit contre toute velléité de contester un ordre social construit arbitrairement, sur le principe de la compétition.

L’action politique exploite le constat précédent. La vision du monde à laquelle les agents sociaux adhérent contribue à faire le monde dans lequel ils vivent.

L’histoire est riche d’exemples qui illustrent comment une pratique sociale change, quand la façon dont elle est pensée change (avortement, homosexualité, consommation d’alcool ou de cannabis…).

Subversion hérétique

L’orthodoxie cherche à préserver l’ordre existant, en conservant la vision en vigueur. En revanche, la politique, à proprement parler, est une subversion hérétique. Elle oppose une utopie, un projet, un programme, une théorie, une vision paradoxale à la vision établie. Elle cherche à provoquer chez les agents, une mise en suspens de l’adhésion à l’idée que l’ordre social existant est un ordre naturel.

Le communisme marxien est un bon exemple de subversion hérétique. Dans un discours cohérent et validé par des faits objectifs, il livre une connaissance : l’accumulation du capital implique l’exploitation des travailleurs. Ce faisant, il propose une représentation du monde social comme lutte des classes. Cette nouvelle représentation rend possible la transformation du monde réel, en rendant possible des pratiques conformes à la lutte des classes (créations de partis de masse, grèves, manifestations, insurrections…).

Le discours hérétique a donc pour caractéristique d’être performatif. Il fonctionne en faisant advenir ce qu’il énonce, par le simple fait de l’énoncer, de le rendre concevable, croyable et désirable.

Toutefois, l’exemple communiste montre que pour se faire écouter, une parole doit être investie de l’autorité d’un groupe.

Volonté collective

L’efficacité du discours hérétique dépend de sa capacité à produire une volonté collective. Il y parvient quand il réussit à donner une visibilité, à des représentations et des pratiques qui jusque là étaient invisibilisées ou refoulées.

Pierre Bourdieu, Décrire et prescrire: Note sur les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol.38, mai 1981.

Aussi, l’action politique utilise-t-elle les mots d’ordre, les symboles, les théories, les manifestations collectives pour rendre concrets et palpables des dispositions intérieures, des jugements sous-entendus ou des expériences silencieuses (sentiments d’injustice, de malaise, de révolte…). Elle conduit ainsi les individus à se découvrir des caractéristiques, des injustices, des aspirations communes, par-delà la diversité de leurs vécus particuliers.

Le discours hérétique produit donc un nouveau sens commun. La compétition, la précarité, le mépris, la discrimination ou les violences sexuelles sont le produit de rapports sociaux arbitraires et ils sont vécus par des groupes entiers.

Construction d’un groupe

La transformation d’une foule d’individus en un groupe institué (un parti, une classe, une nation…) nécessite d’élaborer un système de classement. Il faut déterminer quelles sont les propriétés qui permettent de caractériser les membres de ce groupe.

A ce titre, la construction d’un groupe d’agents dominés ou exploités suppose de mettre de côté certaines caractéristiques qui définissaient l’identité sociale voire l’identité légale de ces personnes, dans le cadre de l’ordre dominant.

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » conclut le Manifeste du Parti Communiste. Le mot d’ordre signifie que la qualité d’être prolétaire, c’est-à-dire exploité dans le procès de production, l’emporte sur la nationalité des agents, dans la constitution du groupe des dominés et dans la lutte des classes.

Résistance des dominants

Les tentatives des dominés pour créer des nouveaux groupes, sur la base de nouvelles divisions rencontrent la résistance des dominants qui nient ces divisions en réaffirmant une unité plus haute (la nation, la patrie, la famille, «  la République »…).

C’est ainsi, que Pierre Bourdieu explique les condamnations à l’encontre de la « politique », identifiée aux luttes de partis et de factions, de Napoléon III à Pétain. Jacques Rancière, dans La haine de la démocratie, montre que la même condamnation a été adressée à la « démocratie », identifiée à l’illimitation des revendications groupales déchirant le corps social. C’est ainsi que les mouvements contre le racisme, le sexisme ou l’homophobie sont qualifiés de « communautarisme » ou de « séparatisme ».

Pierre Bourdieu observe qu’une stratégie possible pour les agents qui veulent conserver leur position dominante consiste à tenter d’imposer un sentiment d’évidence, relatif au monde social tel qu’il existe.

Les dominants s’efforcent d’annuler la dimension hérétique de la politique, en tenant un « discours politique dépolitisé » . Ce discours neutralisant vise « à restaurer un état d’innocence originaire » .

C’est ainsi que nous pouvons entendre qu’il est « intolérable de parler de violences policières dans un État de droit » (E. Macron), qu’il est intolérable de parler de racisme dans le cadre de « la République des Droits de l’Homme» ou encore de sexisme, dans une société où les rapports femmes-hommes sont « pacifiés » et de relèvent de la « galanterie ».

Gilles Sarter

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La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

L’histoire de la démocratie peut être abordée de deux façons. La première est ethnocentrée. Elle s’intéresse à l’histoire du mot « démocratie ». Elle commence par la Grèce antique. La deuxième s’intéresse aux procédures de décisions égalitaires qui ont existé à différentes époques, dans différentes cultures et sous différentes latitudes.

L’examen de ces procédures permet de dégager une césure majeure. D’un côté, il y a les processus qui ont recours au vote. De l’autre côté, il y a ceux qui recherchent le consensus. L’anthropologue David Graeber essaie d’identifier les facteurs qui ont pu orienter les pratiques de décision vers l’une ou l’autre de ces solutions. Cette démarche lui permet en retour de tenter une explication de l’histoire du mot « démocratie » en Europe-Amérique.

L’histoire du mot « démocratie »

Le mot « démocratie » au cours de son histoire, a endossé différentes significations. Il a désigné, notamment dans l’Athènes antique, un système politique dans lequel les citoyens assemblés rendaient leurs décisions par un vote fondé sur un principe égalitaire (un citoyen = une voix). A l’âge des révolutions anglo-saxonnes et françaises, le terme de « démocratie » est devenu synonyme de désordre politique, de régime instable, favorable au développement de l’esprit factieux. Enfin, plus récemment, il en est venu à désigner le système dans lequel les citoyens d’un État élisent des représentants qui exercent le pouvoir étatique en leur nom.

Si nous considérons ces différentes évolutions, il peut nous paraître difficile de raccrocher le mot « démocratie » à un sens univoque. Pourtant, Jacques Rancière l’envisage comme étant indissociable de l’idée d’une remise en cause de la distribution officielle des droits et des ressources, par ceux qui en sont exclus et qui veulent faire entendre leur voix.

Quant à David Graeber, il pense que l’attrait principal suscité par le mot « démocratie » est en rapport avec l’idée selon laquelle les questions politiques doivent être l’affaire de tous et non d’une élite restreinte. Or l’anthropologue relève que si la démocratie repose sur le postulat de la prise en charge collective des affaires collectives, selon un principe égalitaire, alors la démocratie n’est spécifique à aucune culture ou civilisation déterminée.

La recherche du consensus

En effet, les procédures de prise de décision, à travers des discussions publiques, ont existé à travers toute l’histoire humaine. A ce titre, bien des communautés de vie d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique ont même été plus égalitaires que la société athénienne.

Or il est frappant, remarque David Graeber, que ces sociétés n’ont jamais recours au vote. Elles privilégient plutôt le consensus. Et l’anthropologue se demande pourquoi elles préfèrent s’imposer cette procédure qui est plus difficile à mettre en œuvre.

Son explication est que dans les communautés de vie quotidienne, il est plus facile de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, plutôt que d’essayer de convaincre ou de contraindre ceux qui ne sont pas d’accord. Les procédures de compromis et de synthèse produisent des décisions qui sont plus ou moins acceptables par tous ou tout au moins qui ne sont pas totalement rejetables par quelques-uns.

Cette façon de procéder permet de s’assurer que personne ne va s’en aller en éprouvant le sentiment que ses opinions sont ignorées. C’est un bon moyen de préserver la cohésion du groupe.

Sur ce sujet lire l’article « Le chef est un faiseur de paix« 

Pierre Clastres a montré comment dans des communautés amérindiennes les « chefs » ont pour attribution principale de maintenir cette cohésion, en œuvrant par la recherche permanente du consensus.

La prise de décision consensuelle est typique des communautés (mais aussi des groupes de militants horizontaux) qui n’ont pas les moyens de contraindre la minorité à suivre les décisions prises par la majorité. Il n’y a pas, en leur sein, d’appareils disposant d’un monopole des moyens de la coercition légitime (comme la police, l’armée…).

Dans un tel contexte, l’organisation de prises de décision par vote majoritaire serait inconséquente. En effet, la majorité ne serait jamais en mesure d’imposer à la minorité de s’y soumettre.

La démocratie majoritaire

La démocratie majoritaire ne peut donc émerger qu’à deux conditions. Il faut que les participants soient convaincus de participer égalitairement à la prise de décisions. Concomitamment, il faut qu’un appareil de coercition puisse assurer la mise en application de ces décisions.

Ces conditions sont rarement réunies. En effet, là où l’égalité règne effectivement, il paraît difficile d’imposer l’idée d’imposer une coercition. Et, là où il existe un appareil de coercition (police, armée…), ses agents considèrent rarement qu’ils mettent en œuvre la volonté du peuple.

Toutefois ces deux conditions étaient presque réunies dans l’Athènes du -Vè siècle. Il faut d’abord préciser que l’égalité entre citoyens (à l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves) était mâtinée de rivalité. La société athénienne était marquée par l’esprit de compétition dans l’athlétisme, la philosophie, l’art dramatique… et aussi dans la prise de décision politique.

Ensuite, il faut préciser qu’il n’existait peut-être pas, en son sein, un appareil de coercition mais que l’assemblée citoyenne était une assemblée de citoyens en armes (cavaliers, hoplites ou fantassins et marins). Tous les participants étaient donc en mesure d’estimer les équilibres des forces en présence et d’évaluer les dangers relatifs à un affrontement.

A l’issue des votes, le spectre de la guerre civile agissait certainement comme un argument fort en faveur de l’application de la décision majoritaire.

Démocratie et élections

Ces éléments permettent d’expliquer, en retour, pourquoi les détracteurs de la démocratie, aux époques des révolutions euro-américaines, y voyaient quelque chose proche de l’affrontement factieux ou de l’émeute populaire. Jacques Rancière rappelle que cette vision est renforcée par l’étymologie. Cratos, c’est la force, la domination, le pouvoir comme pure puissance.

Lire aussi un article sur la démocratie comme régime de la réflexion collective

Pour les fondateurs des systèmes électoraux aux États-Unis et en Europe, la démocratie était donc dans sa nature même le gouvernement par la violence en faveur du peuple et aux dépends des droits de la minorité des plus riches.

Ce n’est que quand le sens du mot « démocratie » a été transformé de manière à y incorporer l’idée de la représentation qu’il a été réutilisé pour désigner le système politique qui prévaut actuellement dans ces sociétés.

Gilles Sarter

Sources :

– David Graeber, La démocratie aux marges, Flammarion, 2018
– Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995

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Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes ont entretenu un débat intense au cours des décennies 1960-1970. Les conceptions différaient notamment sur la définition de l’émancipation et les moyens d’y parvenir. Les philosophes Henri Lefebvre (1901-1991) et Louis Althusser (1918-1990) ont respectivement défendu les thèses de l’un et l’autre courant de pensée. Si le premier soutenait le projet de dés-aliéner les êtres humains des fétiches de la société capitaliste. Le second, en revanche, militait pour développer une distance critique à l’égard de l’idéologie capitaliste.

Libération de l’être humain ou lutte des classes

Les marxistes humanistes comme Henri Lefebvre adhèrent à l’idée qu’il existe une chose telle que la liberté du sujet humain. Ils privilégient le versant de la pensée de Karl Marx qui s’appuie sur la notion de « libre volonté » et sur son aspiration à une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous ».

Dans les Manuscrits parisiens (1844), les idée d’aliénation et de dés-aliénation tiennent une place importante. Karl Marx y postule l’existence d’une nature humaine. Pour se réaliser pleinement, les humains doivent s’émanciper de l’exploitation capitaliste et du travail salarié. L’être humain « total » est à la fois sujet et objet de sa propre transformation.

Pour les marxistes anti-humanistes, comme Louis Althusser ce raisonnement sonne faux et risque de de devenir problématique pour les ambitions socialistes. Il avance qu’à partir du milieu des années 1850, Karl Marx a rejeté l’idée de l’existence d’une nature humaine. Dès lors le combat révolutionnaire ne doit pas se présenter comme un projet de libération de l’ « être humain » en tant que tel mais comme lutte des classes.

Dogmatisme dans les marxismes humanistes et anti-humanistes

Les anti-humanistes considèrent que l’excès d’humanisme engendre le dogmatisme. Il encourage le culte de la personnalité. L’idée de libre déploiement des capacités d’agir individuelles dresse le lit des « glorieux leaders » qui « font l’histoire ». Le culte de la personne n’a pas sa place dans le marxisme.

Aussi Louis Althusser rompt-il avec la catégorie idéaliste de « sujet ». Les individus ne sont pas libres. Ils œuvrent dans et au travers des déterminations établies par les idéologies (entendues dans un sens que nous allons exposer plus loin). Marx écrit que les masses font leur histoire mais pas selon des circonstances choisies par les individus. L’histoire a un moteur, les contradictions entre forces productives et rapports de production. Mais l’histoire n’a pas de sujet au sens philosophique du terme.

Finalement, la libération telle qu’entendue par les anti-humanistes ne vise pas la réalisation d’une « nature humaine », ni l’expression d’une « libre volonté individuelle ». La libération est une phase historique qui met un terme à l’exploitation de classe, en construisant la démocratie pour les travailleurs.

De leur côté, les marxistes humanistes accusent les anti-humanistes d’endosser le dogme marxiste stalinien. Ils donnent de la lutte des classes une vision déterministe et objective comme si elle se déployait par dessus la tête des individus, indépendamment de leur capacité consciente d’agir. Les gens sont dispensés de « faire l’histoire » puisque l’avènement du communisme serait un mouvement inexorable de la nature, comme le prétend Staline.

Pour H. Lefebvre, les anti-humanistes se satisfont de mettre les individus de côté. Ils sont spécialement méfiants à l’égard des écrits de jeunesse de K. Marx parce qu’ils risquent de donner aux travailleurs soviétiques des idées subversives sur leur propre aliénation au sein de l’URSS et de ses pays satellites.

Dés-aliénation de la nature humaine

Pour H. Lefebvre, la notion philosophique d’aliénation constitue un aspect essentiel de la pensée de Marx. L’humain (la raison, la connaissance, l’amour, l’amitié, le courage…) est un fait aussi bien que l’inhumain (l’injustice, l’oppression, la violence, la cruauté…). L’histoire est l’histoire de l’humain de sa croissance, de son développement. L’inhumain n’est que le côté négatif ou l’aliénation de l’humain. C’est pourquoi l’humain doit l’emporter en se reprenant sur son aliénation.

L’aliénation n’est pas théorique. Elle ne se joue pas seulement sur le plan des idées ou des sentiments. Elle se découvre dans tous les domaines de la vie pratique. Le travail aliéné est asservi, exploité, rendu écrasant. La puissance des êtres humains sur la nature et les biens produits par cette puissance sont accaparés. Le capital qui est une abstraction, un jeu d’écritures commerciales et bancaires, impose ses exigences à toute la société. La vie sociale est dissociée par la division en classes sociales. La vie politique est dupée par l’action de l’État.

L’aliénation se manifeste par le fait que les êtres humains sont soumis à des forces hostiles. Bien que ces forces soient le produit d’activités humaines, elles se sont retournées contre les femmes et les hommes et les conduisent avec un destin inhumain.

En résumé. L’humanité se développe en rapport avec la nature. Elle progresse en faisant surgir des produits de sa pensée. Mais certains de ces produits prennent une existence indépendante. Les humains se mettent à croire en leur existence indépendante. Les abstractions comme l’argent, la valeur, l’État politique… deviennent des fétiches qui paraissent vivant et réels parce qu’ils finissent par commander à l’humanité.

En principe, le rapport des êtres humains avec leurs produits matériels ou idéels devrait se résoudre par la prise de conscience des individus en tant que puissance sur eux-mêmes et la nature. Mais le rapport avec les fétiches se manifeste chez les femmes et les hommes comme perte de conscience de soi et de leur propre puissance. Ce rapport, c’est l’aliénation.

La dés-aliénation implique la destruction des fétiches (marchandises, capital, argent…) et la récupération par les êtres humains des puissances qu’ils retournaient contre eux. Le communisme se définit comme ce moment où les aliénations multiples (économiques, politiques, sociales) se trouvent abolies.

Distance critique aux idéologies

L. Althusser, contrairement à H. Lefebvre pense que la notion d’aliénation n’est pas centrale dans la pensée de K. Marx. Il avance même que celui-ci l’a abandonnée dans ses écrits de la maturité. Le philosophe insiste plutôt sur la nécessité d’opérer des analyses concrètes des situations et des idéologies.

Les idéologies, dans sa pensée, ne sont pas juste des systèmes d’idées. Les idéologies sont objectivement encastrées dans les appareils capitalistes, comme l’école, les lois, la police, les institutions étatiques, les partis politiques, les entreprises, les médias… qui les élaborent et les véhiculent.

Partout, les hommes et les femmes sont enveloppés dans l’idéologie. Les appareils idéologiques les interpellent en permanence. Quasi-instinctivement, les gens acceptent de prendre position en regard des messages qui leurs sont adressés. Ainsi toute réalité passe par l’idéologie alors même qu’il semble aux êtres humains qu’elle se déroule au-delà de l’idéologie.

L’idéologie, selon cette conception, n’est pas une fausse conscience ou une conscience mystifiée. L’idéologie a une réalité matérielle au sein de laquelle les individus sont ancrés. La conscience mystifiée est plutôt ce que L. Althusser appelle une représentation imaginaire des conditions réelles d’existence. Cette représentation imaginaire fonctionne, elle aussi sur le registre de l’interpellation et sur celui des sentiments.

L. Althusser appelle le drame de l’interpellation son « petit théâtre théorique ». Au théâtre, les comédiens endossent des rôles. Ils interprètent des personnages. Les spectateurs finissent par s’identifier à ces personnages. Les personnages et les spectateurs deviennent un, dans la tête des spectateurs. Intérieurement, ces derniers vivent ce qu’ils regardent.

C’est ainsi que fonctionne l’interpellation dans la vie quotidienne. Comme le jeu des acteurs, elle fait vibrer une corde sensible à l’intérieur des gens. Cette vibration devient musique. Ils finissent par se voir eux-mêmes et par se vivre de la manière dont ils sont interpellés, comme sous-fifres, comme petit-chefs ou comme personnages au-dessus du commun…

Lire aussi l’article : « Essence humaine: la révolution matérialiste »

Cependant, le théâtre peut aussi avoir une fonction émancipatrice. Dans le théâtre de Bertold Brecht ce ne sont pas des héros mais les masses qui font l’histoire. Selon L. Althusser, B. Brecht ne veut pas donner au public des objets d’identification positifs ou négatifs. Il tente plutôt de solliciter une réponse froide et réflexive de la part de son audience. Le dramaturge veut favoriser une interprétation critique, une pensée qui amène une action.

Pour L. Althusser, il n’y a pas un être humain qu’il convient de dés-aliéner pour que sa nature puisse se réaliser totalement. En revanche, il y a une distance critique qu’il faut transposer dans la vie réelle. Il faut viser un affranchissement collectif à l’égard de l’idéologie capitaliste afin de faire advenir la démocratie des travailleurs.

Gilles Sarter

Sources:

Henri Lefebvre, Le marxisme, PUF

Andy Merrifield, Lefebvre and Althusser: re-interpreting marxism humanism and anti-humanism, Monthtly Review (mronline.org, 13/06/2021)

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Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Le mot « peuple » est l’objet d’un conflit politique. Dans les « démocraties modernes », il est utilisé comme un opérateur de sujétion. L’État revendique d’agir au nom d’un peuple qui n’est invité à s’exprimer qu’au moment des élections. En revanche, dans les moments révolutionnaires, le mot « peuple » permet à une fraction sociale dominée de revendiquer en masse la démocratie sociale pour tous.

Ambiguïté d’un mot

Le mot « peuple » est ambigu. Dans des expressions comme « le peuple français » ou « le peuple kurde », il véhicule l’idée d’une identité trans-historique, culturelle ou ethnique. C’est l’ethnos grec ou le Volk allemand. Mais « peuple » désigne aussi la multitude, la masse, la foule, le plêthos grec qui constitue une force physique capable de modifier le cours de l’histoire.

« Peuple » supporte encore une autre ambivalence. Le peuple, c’est le peuple social, fraction des dominés et c’est aussi le peuple politique, composé de tous les citoyens. Cette ambivalence est présente dans le mot grec démos, sur lequel est construit « démocratie » qui signifie à la fois « le pouvoir des plus pauvres » et « le pouvoir de l’ensemble des citoyens ».

Cette ambivalence, nous permet de comprendre que « peuple » convient parfaitement pour exiger la transfiguration d’une partie en tout. Le mot est un opérateur révolutionnaire par lequel une fraction sociale dominée peut revendiquer en masse de jouer un rôle politique. Le peuple (social) n’est rien, mais il veut devenir tout (peuple politique).

Les révolutionnaires soutiennent que la démocratie universelle n’est pas atteignable si le « peuple social » en est exclu. La seule démocratie véritable ne peut être que la démocratie sociale.

Forçage sémantique lors de la Révolution

Gérard Bras explique qu’en langue française, ce forçage sémantique autour du mot « peuple » a eu lieu au 18ème siècle.

A cette époque, le mot est devenu si péjoratif que Jaucourt écrit dans L’Encyclopédie qu’il n’y a plus que les laboureurs et les ouvriers qui se disent du peuple. Rousseau cependant s’en revendique à titre personnel. Il dit de lui-même qu’il « est peuple ». Et dans Du Contrat social, il réinstalle le peuple social, méprisé par les Grands, comme concept politique, en affirmant qu’en République, c’est le peuple qui est souverain.

Adoptant une perspective similaire, Mirabeau soumet, en juin 1789, une motion à l’Assemblée des Communes. Il propose aux députés du Tiers de se constituer en « Assemblée du peuple français ». Dans le cadre des États Généraux, convoqués par Louis XVI, ces derniers ont refusé le vote par ordres séparés et réclamé un vote par tête, dont la noblesse et le clergé n’ont pas voulu pas.

Les députés du Tiers tentent de comprendre comment ils peuvent se constituer en représentants d’un tout alors qu’ils sont représentants d’une fraction. Pour Gérard Bras, Mirabeau a saisi que parler au nom du peuple permet d’engager la configuration politique de ce dernier.

Gérard Bras, Les voies du peuple, Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

Le sens social de « peuple » (avili et méprisé par la noblesse) ne fait pas obstacle à la possibilité de sa promotion politique. La tâche des députés consiste à s’en revendiquer pour l’ennoblir alors même qu’un peu partout dans le royaume la contestation de la foule qui est la seule force effective gagne en intensité.

La motion proposée par Mirabeau est rejetée. Mais de 1789 à 1794, le mot « peuple » devient un élément majeur du langage révolutionnaire. De péjoratif, il finit par désigner le nom de la masse configurée en sujet politique. Le peuple s’est donc élaboré comme corollaire de la représentation.

La volonté populaire s’est donnée à entendre par la voix de ceux qui se sont constitués comme ses représentants. Les révolutionnaires ont forgé de nouvelles institutions, à la fois en s’autorisant de la force de la multitude et en se soumettant à sa pression (pétitions, manifestations, insurrections…).

Principe de droit et affect

La promotion du peuple à travers la séquence révolutionnaire repose sur une double ambivalence. Premièrement, le même mot désigne à la fois le tout et la partie. Deuxièmement, il sert de nom à un principe de droit et réalise une union en suscitant des affects.

« Peuple » devient un principe de droit en fondant le pouvoir des députés. Il permet aux députés, qui ne sont que représentants du Tiers, de se constituer en représentants du peuple tout entier. En s’autorisant à parler et à agir au nom du peuple, les députés réalisent un double geste. Ils constituent le peuple comme principe de la décision politique. Et ils constituent l’Assemblée comme lieu de la décision effective. Juridiquement, parler au nom du peuple, c’est constituer un peuple.

Mais la parole énoncée au nom du peuple est aussi chargée affectivement. Elle rend sa fierté à la fraction dominée qui se reconnaît comme composant le peuple. L’auto-proclamation des députés en représentants du peuple permet aux représentés de passer du sentiment d’indignité à l’indignation et de l’indignation à la fierté d’être soi, du mépris à la reconnaissance sociale et politique.

Gérard Bras reconnaît, dans cette invention du peuple en politique, la matrice qui organise la politique moderne, entre les deux pôles constitués par les masses et les institutions, la protestation hors du pouvoir légal (manifestations, grèves, insurrections…) et le parlementarisme. Les « démocraties modernes » se définissent principalement comme des régimes de la représentation, occultant ainsi la contestation « par la rue » et la participation comme mécanismes importants de la démocratie véritable.

Politique du peuple

Le concept politique de « peuple » n’a pas par soi de vertu émancipatrice, ni l’inverse. Il peut devenir un opérateur de sujétion quand le pouvoir l’accapare pour parler et agir en son nom. C’est le cas lorsque le « peuple » est posé face à l’étranger et qu’il est pris dans des frontières. A ce titre, il n’existe que par l’État qui le représente.

C’est aussi le cas lorsque le discours hégémonique sur « l’État de droit » le réduit à l’Un du corps électoral, maintenu sous le pouvoir étatique: « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où? Comment? (…) c’est tout simplement la négation de la France! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » (allocution du président de la République du 31 décembre 2018)

Lire aussi « La démocratie sauvage »

A l’inverse, le concept de « peuple » peut libérer une force d’émancipation. Il le peut s’il devient le nom d’un agir collectif et si la politique conduite en son nom ne se réduit pas à une simple stratégie de prise des commandes de l’organisation étatique.

Une véritable politique du peuple se manifeste quand une multitude de citoyens-sujets se soustrait à la sujétion, pour viser la liberté à travers l’égalité (la liberté de la puissance collective et non celle de la concurrence entre individus) et que, ce faisant, elle pose la question de la délibération publique, de chacun à égalité avec chacun.

Gilles Sarter

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L’infra-politique et la résistance souterraine

L’infra-politique et la résistance souterraine

Avec la notion d’infra-politique, l’anthropologue James C. Scott veut attirer l’attention sur les luttes politiques qui sont conduites quotidiennement par les groupes subalternes, dominés, oppressés ou exploités.

Une action politique discrète mais élémentaire

A ce sujet, voir un article sur les subaltern studies

Le terme infra-politique évoque l’idée d’une action politique qui est discrète. Les groupes subalternes ont, en effet, toutes les raisons de craindre d’avancer leurs opinions et leurs actes de résistance à visage découvert. Dans bien des situations, la discrétion paraît mieux adaptée face aux groupes dominants qui sont mieux armés pour remporter une lutte ouverte.

Le déguisement ou l’opacité peuvent donc être des vrais choix tactiques.

L’idée d’infra-politique renvoie aussi à la notion d’infra-structure. L’infra-politique fournit, en effet, les bases ou les fondations culturelles ou sociales sur lesquelles se construisent les actions politiques plus visibles ou transparentes.

La logique de l’infra-politique

Pour James C. Scott, l’infra-politique est essentiellement une forme stratégique que la résistance des subalternes doit adopter lorsqu’ils sont soumis à un trop grand danger.

Cette stratégie impose alors une logique et des modalités pratiques totalement différentes de celles que la pensée commune attribue à l’activité politique publique, dans les démocraties libérales modernes.

Ainsi, toutes les actions infra-politiques prennent des formes qui sont conçues pour dissimuler les véritables intentions, derrière un sens apparent. Il y a là deux grandes différences avec la politique transparente.

Premièrement, les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Ainsi, aucune ligne symbolique n’est tracée publiquement et aucune revendication n’est clairement formulée. L’esclave ou le colonisé ne peuvent pas dire ouvertement « l’ennemi c’est l’esclavagiste ou « l’ennemi c’est le colon ». Ils ne peuvent pas non plus revendiquer de manière publique la fin de l’esclavage ou la décolonisation.

Deuxièmement, dans le cadre de l’infra-politique, les personnes n’agissent jamais au nom du groupe dominé ou opprimé. Cela serait contre-productif. Si les colonisés occupent un lopin de terre du colon ou si les serfs braconnent dans les forêts du seigneur c’est pour « vivre » ou pour « survivre », ce n’est pas pour revendiquer l’émancipation de leur groupe.

Lire aussi un article sur la naissance de la classe ouvrière en G.B.

De manière générale, face à la domination matérielle (appropriation du travail, des récoltes, expropriation des terres…), la résistance publique peut prendre la forme de grèves, de rébellions ouvertes, de manifestations, de pétitions… La résistance infra-politique prend, quant à elle, la forme d’un faible empressement à s’exécuter, de squats, d’occupations ou encore d’appropriations masquées…

Face à la domination statutaire ou symbolique, l’infra-politique n’agit pas par la promotion publique de l’égalité ou par la récusation transparente de l’idéologie dominante, mais par des contes populaires de vengeance, l’utilisation symbolique de rituels d’agression ou de carnavals, par des ragots, des rumeurs ou par le développement de cultures dissidentes.

Une organisation erratique

Sur le plan pratique, la logique de l’infra-politique est de ne pas laisser de traces. Il n’y a pas d’écrits à saisir, les échanges sont oraux et de l’ordre de la conversation. Il n’y a pas de chefs ou d’élites désignées dont on pourrait établir la liste et que l’on pourrait arrêter. Le leadership est informel.

Il n’y a pas non plus d’organisation à démanteler. Comme l’activité au grand jour est exclue, elle est élaborée au sein de réseaux informels, dans les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues de travail. Les attroupements au marché, au café, aux lieux de culte, les assemblées de quartier ou de village, les célébrations et festivités fournissent des structures de rencontre et une couverture à l’activité de résistance.

Une vraie politique

Dans les démocraties libérales modernes, l’activité reconnue comme « politique » concerne généralement l’action politique transparente qu’elle soit parlementaire, gouvernementale ou partisane et électorale. Par ailleurs, les formes bien visibles de contestation, de revendication ou de protestation comme les manifestations, les grèves ou les émeutes captent facilement l’attention des grands médias.

Lire « Pour une politique de la dignité« 

En revanche, la plus grande part de la vie politique active des groupes subalternes est rarement reconnue comme politique. Une des raisons à cela est que les libertés formelles d’expression et d’association ont en principe réduit les difficultés et les risques à s’exprimer publiquement sur des sujets politiques. Dès lors, ce qui n’est pas porté sur la place publique n’apparaît plus comme appartenant au domaine du politique.

Pourtant, la vaste majorité des gens sont encore pris dans des rapports de sujétion de tous ordres (économiques, racistes, sexistes ou encore d’âge).

Pour les groupes opprimés, marginalisés ou paupérisés l’expression politique au grand jour est loin de constituer la part la plus importante de leur activité politique.

Et, en effet, l’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière. Elle répond à des plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés que les activités auxquelles on réserve la qualification « politique », dans les démocraties libérales.

Un autre point de vue

Pour J. C. Scott, l’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées nous fait passer à côté de cet espace immense qui s’étend entre l’inactivité et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des subalternes.

Cette attention ciblée aux résistances et revendications transparentes ne permet pas de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de fleurir sur la scène publique. Ainsi, les bouleversements des mouvements pour les droits civils et pour le Black Power des années 60 ne sont pas compréhensibles si on ne comprend pas le rôle des discours en coulisse parmi les étudiants, les hommes d’église, les paroissiens noirs.

L’infra-politique doit être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique.

Sans cette composante élémentaire, l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie, la persécution, l’exploitation ou la domination qui sont le sort commun de la plupart des femmes et des hommes, c’est la seule et véritable vie politique.

Gilles Sarter

Source:

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam.

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La légende de la libération du travail

La légende de la libération du travail

La légende du travail présente le travail comme une simple dépense de forces de travail. Le travailleur produit des objets, des services en utilisant des moyens de travail. Ce faisant, il extériorise ses capacités musculaires et intellectuelles en les appliquant à des objectifs déterminés.

A cette légende est parfois associée une revendication pour la libération du travail. L’argumentation prend la forme suivante. Lorsque l’extériorisation des capacités des individus est bridée, leur pleine réalisation de soi est elle-même entravée. Il faut donc défaire les contraintes qui limitent la dépense des forces de travail pour permettre aux individus de se réaliser pleinement.

Les freins ou entraves qui sont évoquées concernent l’autoritarisme et la discipline dans la production, la parcellisation du travail, le manque de compréhension par les opérateurs des technologies utilisées ou encore la méconnaissance des processus de production dans lesquels s’inscrivent les activités individuelles.

Le discours sur la libération du travail postule que les opérateurs devraient être en mesure d’assumer leur activité comme quelque chose qui ne leur est pas imposé ni étranger. Il en découle des revendications pour davantage d’autonomie, de concertation, d’échanges d’expériences ou pour moins d’émiettement du travail, au sein des entreprises.

S’inscrivant en faux, contre cette légende du travail et de sa libération, Jean-Marie Vincent affirme sans ambiguïté que la dépense de force de travail ne correspond en aucune façon à cette vision d’une totalisation humaine entravée.

En premier lieu, le sociologue rappelle ce fait évident que dans le mode de production capitaliste, toutes les capacités musculaires ou intellectuelles humaines ne sont pas mises en action. Seules les capacités échangeables sur le marché, c’est-à-dire celles qui sont utilisables selon les exigences précises de la production capitaliste sont constituées en forces de travail effectives.

Le mouvement de constitution des capacités humaines en force de travail ne va donc pas de soi.

Le prolétaire, au sens de celui qui ne peut vivre que de la vente de sa force de travail, doit être amené à considérer ses capacités à travailler comme une marchandise. Comme toutes marchandises, il doit la conditionner afin de pouvoir la vendre. Autrement dit, il doit mettre ses ressources physiques et intellectuelles à la disposition des institutions et des mécanismes sociaux capitalistes.

Jean-Marie Vincent, La légende du travail, dans La liberté du travail, coord. P. Cours-Salies, Syllepse, 1995

Le travailleur est donc très éloigné de la position de celui qui pourrait dépenser à fond ses capacités individuelles, pour pouvoir se réaliser dans toutes les directions possibles. Il doit bien au contraire procéder à des renoncements successifs et se cantonner à des modèles d’action qu’il trouve posés devant lui, parce que le capital les a qualifiés pour sa propre valorisation.

Selon l’anthropologue Maurice Godelier, il est impossible de donner une définition immanente du travail. Selon les sociétés et les cultures, les catégories « travail » et « travailleur » changent de contenu, à supposer qu’elles existent.

Comprendre ce que « travail » veut dire suppose de comprendre les rapports sociaux qui se nouent dans cette activité.

Dans la société capitaliste, comme dans toute société, il est erroné d’appréhender le travail comme une simple dépense d’activité ou comme le simple rapport entre travailleurs, moyens de travail (machines, outils, matières premières…) et produits du travail.

Le procès de travail, dans le capitalisme, consiste, avant toute chose, dans la mise en rapport dynamique de la valeur de la force de travail avec différentes formes de capitaux (bâtiments, machines, matières premières…), dans l’objectif de produire de la survaleur.

Bien que la dépense de force de travail soit pour le travailleur une dépense bien réelle de forces intellectuelles et physiques, elle est aussi et même avant tout, du point de vue de ce qui la détermine, c’est-à-dire du point de vue du capital, la dépense de la valeur sociale qui est attribuée à cette force.

Nous voyons donc que la vision du travail comme forme d’expression et de réalisation de soi ne correspond pas à la réalité du travail.

Dans le mode de production capitaliste, les dépenses concrètes de capacités humaines plutôt que des formes d’expression sont d’emblée des manifestations des contraintes de la reproduction et de l’accroissement de la valeur. Aussi, la libération du travail, comprise comme libération des entraves à la dépense de forces de travail ne constitue pas un point de départ valide pour une remise en question des rapports d’exploitation et du fétichisme de la valeur.

Gilles Sarter

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Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Le mot « stratégie » sert généralement à désigner un plan consciemment réfléchi, élaboré pour atteindre des objectifs définis, en utilisant des moyens précis. L’utilisation sociologique du terme, par Pierre Bourdieu, est plus nuancée.

Théorie de l’action

Toutes les stratégies déployées par les agents sociaux pour chercher à augmenter leur capital (économique, symbolique, culturel…) ne sont pas guidées par des calculs délibérés ou des plans explicites. En fait, grâce à leur habitus, les agents disposent de répertoires de manières d’agir ou d’évaluer les situations qui orientent nombre de leurs pratiques, sans qu’ils aient besoin d’y réfléchir. Il y a ainsi une foule de comportements, de postures corporelles, de préférences, d’habitudes langagières que nous avons incorporés par notre socialisation et au sujet desquels nous n’avons jamais eu à nous interroger.

Dès lors que les prédispositions d’un agent sont adaptées au jeu social qu’il a à jouer, elles génèrent des actions capables d’assurer la conservation ou l’augmentation de son capital personnel, de celui de sa famille, de son groupe, de sa classe…

En revanche, quand ces stratégies inconscientes générées par l’habitus sont mises en échec, les agents sont poussés à leur substituer des stratégies conscientes et délibérées. Les confrontations avec des situations inédites, les fréquentations de milieux sociaux nouveaux, les rencontres avec des mœurs étrangères ou encore les modifications des règles du jeu social sont susceptibles de provoquer des désajustements des habitus et d’appeler la mise en place de stratégies calculées.

Dans Algérie 60, Pierre Bourdieu donne une analyse détaillée de ce phénomène à travers l’observation de la conversion forcée d’une société précapitaliste à l’économie capitaliste.

En résumé, la théorie de l’action proposée par Pierre Bourdieu postule que les habitus commandent souvent les stratégies des agents sociaux (individus, familles, groupes…) et notamment les stratégies de conservation et d’accumulation de capitaux économiques et culturels. Or, les habitus sont déterminés par la position des agents dans l’espace social, c’est-à-dire justement par les quantités et les proportions des capitaux qu’ils détiennent initialement.

A partir de ces éléments, Alain Accordo distingue schématiquement trois grands modèles de stratégies. Ces modèles correspondent aux positions sociales ordonnées autour du pôle dominant, du pôle dominé et des zones intermédiaires de l’espace social qui représente l’ordonnancement des sociétés capitalistes contemporaines.

Les stratégies dominantes

Il faut commencer par une évidence. Les agents en position dominante sont en accord avec le monde social tel qu’il est ordonné puisqu’ils y exercent leur domination. De façon général, les stratégies dominantes sont donc tendanciellement défensives, conservatrices, de nature à reproduire les rapports de force existants.

Investis par une « certitude de soi-même », les dominants sont convaincus d’être porteurs de qualités, de dons, de charismes, de talents qui justifient leur ascendant sur le grand nombre. Par un préjugé naturaliste, ils transforment leurs caractéristiques sociales en essence naturelle.

La « certitude de soi-même » constitue, au sein de la fraction dominante de la classe dominante (grande bourgeoisie) la racine d’une prédisposition à la réserve, à la pondération et à la retenue des comportements. Cette assurance tranquille s’oppose à la recherche de l’effet et à la recherche du « m’as-tu-vu », qui disqualifient les prétendants et les parvenus en trahissant leurs prétentions.

D’un côté, l’assurance tranquille est à l’origine du discours d’orthodoxie, discours de rappel à l’ordre des prétendants, qui par leurs comportement dérangeants veulent remettre en cause l’ordre établi.

Mais d’un autre côté, l’assurance tranquille se traduit par un sens du compromis qui permet des accommodements avec les grands principes. En effet, la virtuosité dans le respect de l’ordre des convenances met le virtuose à l’abri de toutes les tensions intérieures et des critiques extérieures. Il peut donc se permettre de prendre des libertés avec les règles, notamment lorsque ces libertés s’imposent pour préserver sa domination.

Par opposition, les prétendants dominés sont condamnés à adopter des comportements irréprochables. Mais ils peuvent aussi essayer de retourner le discours d’orthodoxie contre les dominants, en les accusant de « trahir » les règles et tenter ainsi de s’ériger en défenseurs intransigeants de l’ordre établi.

Selon les circonstances la fraction dominée de la classe dominante peut adopter des stratégies opposées. En tant que dominante, elle fait cause commune avec les autres fractions dominantes et fait sa part de travail de domination, souvent au nom de valeurs qu’elle promeut comme universelles. En tant que dominée, elle peut rechercher une alliance avec des fractions de la classe dominée. Il est notable que dans les luttes politiques, les intellectuels, fraction dominée de la classe dominante, ont toutes les chances de se transformer en représentants de la petite-bourgeoisie ou des classes populaires.

Les stratégies dominées

Pour les agents les plus proches du pôle dominé de l’espace social, la misère et l’insécurité ne sont jamais éloignées dans l’espace ou dans le temps. Ces conditions objectives d’existence entraînent la prédominance du principe du choix nécessaire dans l’orientation des pratiques. Les stratégies sont à la mesure des moyens. On peut donc se demander si elles sont le fruit d’un habitus plutôt que des contraintes matérielles effectives.

Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascaret, 1997La prédisposition à la modestie est davantage identifiable chez des agents qui connaissent une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence sans pour autant modifier leurs pratiques.

Mais il faut aussi souligner que la disposition à faire de nécessité vertu participe de la domination sociale à travers la construction de l’assentiment des dominés.

L’exclusion objective et active des classes populaires de nombreux domaines de la vie sociale, culturelle, politique, intellectuelle par les classe dominantes s’accompagne de la tentative d’inculquer, chez les premières, une forme d’auto-censure spontanée de ce qui leur est refusé socialement : « ce n’est pas pour moi ».

La véritable hégémonie des dominants se reconnaît chez les dominés à cette prédisposition à reconnaître une « incompétence », une « infériorité » culturelle ou une « indignité » à prétendre à des pratiques ou à des positions sociales : indignité de la parole, indignité à participer à la décision collective, indignité à la représentation…

D’une part, c’est un enjeu majeur pour les classes dominantes de contrecarrer la formation de fractions organisées capables de contester rationnellement et durablement les mécanismes objectifs et subjectifs de la domination. D’autre part, Alain Accordo pense que la disposition à faire de nécessité vertu favorise l’enrôlement de la grande masse des classes populaires dans les stratégies modernistes d’euphémisation et de célébration de l’ordre établi plutôt que vers les stratégies de dénonciation et de subversion.

Les stratégies moyennes

La situation objective des classes moyennes est d’occuper des positions intermédiaires entre le pôle dominant et le pôle dominé de la structure des classes sociales. Elle a pour conséquence d’obliger les agents à se définir en permanence par un double rapport aux classes qui leur sont inférieures ou supérieures. On peut dire que les classes moyennes sont, en permanence, engagées dans une lutte des classements.

La logique de la distinction leur impose d’accroître la distance qui les sépare des classes populaires et de diminuer celle qui les sépares des classes bourgeoises. L’agent de la classe moyenne est tendu par sa crainte de sa dévalorisation et de son engloutissement par les « masses populaires » et par son aspiration d’accéder à une position supérieure. Il dénigre les propriétés matérielles ou symboliques trop « communes » et ambitionne qu’acquérir des propriétés plus rares.

Les stratégies générées par un tel habitus peuvent présenter un aspect subversif ou contestataire. Mais en général cette contestation n’est pas radicale, dans le sens où elle vise davantage l’accès à une position ou à un titre, que la remise en question de l’ordre établi. Il s’agit d’une opposition dans le système, plutôt qu’une opposition au système.

Cependant, la distance qui sépare les classes moyennes de la classe supérieure (la grande bourgeoisie) est considérable. Les petits-bourgeois ne sont pas immensément riches, ils ne possèdent pas un capital culturel impressionnant, ils n’occupent pas les postes ou les mandats électoraux les plus élevés. Ils sont donc obligés constamment de rabattre leurs prétentions et d’adopter ce que A. Accordo appelle des stratégies de bluff, destinées à se mettre en scène pour donner la représentation la plus valorisante possible de leurs propriétés (biens matériels, diplômes, activités culturelles, sportives ou de loisir…).

Comme la reconnaissance sociale passe aussi par les signes, l’effort des classes moyennes pour se mettre en valeur est visible dans l’importance qu’elles portent aux titres (scolaires, officiels…) et aux appellations qui désignent leurs positions et leurs fonctions. En effet, les pratiques professionnelles gagnent ou perdent en prestige selon leur intitulé.

Les classes moyennes, mi-dominantes mi-dominées, jouent un rôle ambivalent dans la reproduction sociale. Elles contribuent au processus de soumission des classes populaires par leur travail d’encadrement, de formation et de manipulation symbolique. Mais elles sont aussi encouragées à la contestation par la reconnaissance d’une forme de « supériorité » sur ces dernières et par la reconnaissance de leur utilité par les classes dominantes. Finalement, leurs stratégies résultent de dispositions contradictoires d’acceptation et de contestation de l’ordre existant.

Gilles Sarter

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