Classe Sociale

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

La théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe forme, selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright le cœur du marxisme sociologique. Quel est le contenu de cette théorie ?

1- Rapport d’exploitation et classes sociales

Pour commencer, la notion de rapport d’exploitation est au centre de la théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Dans le mode de production capitaliste, le rapport d’exploitation se concrétise par le fait que la plupart des gens sont exclus de la possession des moyens de production. De ce fait, ils n’ont pas d’autre possibilité, pour subsister, que de vendre leur force de travail. Quant aux propriétaires des moyens de production, ils prospèrent en s’appropriant la part de valeur qui est produite par le travail de leurs employés et qui excède la rémunération de ces derniers.

Autrement dit le rapport d’exploitation repose sur trois principes : (1) l’exclusion ; la masse des gens est tenue à l’écart de la propriété des moyens nécessaires à leur propre reproduction ; (2) l’appropriation de l’effort d’autrui ; les capitalistes s’emparent d’une part de la valeur produite par les travailleurs ; (3) l’interdépendance inverse de la prospérité ; les capitalistes s’enrichissent parce que les travailleurs s’appauvrissent.

La référence au rapport d’exploitation permet de définir les classes sociales selon une approche relationnelle. Aux deux positions antagonistes déterminées par ce rapport (exploité/exploiteur) correspondent deux positions de classe principales, celle des travailleurs et celle des capitalistes.

A partir de ces éléments, la thèse de la reproduction contradictoire des rapports de classe se déploie en trois « sous-thèses » : 1) thèse de la reproduction sociale des rapports de classe, 2) thèse des contradictions du capitalisme, 3) thèse de la crise et du renouvellement institutionnel.

2- Reproduction sociale des rapports de classe

La structuration de la société en classes, c’est-à-dire sa structuration selon un rapport d’exploitation, est instable. Elle nécessite en permanence d’être reproduite. Cette nécessité de reproduire les rapports sociaux n’est pas spécifique au rapport d’exploitation. Elle s’applique à tous types de rapports (patriarcat, racisme, servage, esclavage…).

Les rapports sociaux quels qu’ils soient ne se perpétuent pas par simple inertie. Leur perpétuation est assurée par la mise en œuvre de dispositifs institutionnels adéquats.

Les institutions qui permettent de reproduire les rapports sociaux agissent à l’échelle des relations entre individus. Ce sont les représentations, les normes, les manières de se conduire ou de se tenir… qui orientent et encadrent les interactions quotidiennes, notamment dans le procès de travail.

Lire un article sur les institutions sociales

A l’échelle de la société, les institutions prennent la forme d’appareils (État, école, médias, police, armée, partis politiques, institutions politiques…) qui participent à la reproduction des rapports de classe.

3- Contradictions du capitalisme

La reproduction des rapports sociaux, quelle que soit leur nature, est problématique parce que les dispositifs institutionnels peuvent être l’objet de contestation. Le mode de production capitaliste rencontre dans sa reproduction une catégorie particulière de problèmes liée au fait que ce mode repose sur un rapport d’exploitation.

Comme nous l’avons vu, le rapport d’exploitation implique que la classe exploitée subit des préjudices, au profit des exploiteurs. Les travailleurs tendent donc à modifier ce rapport. La reproduction du capitalisme doit faire face à des formes actives de contestation et de résistance.

Dans un rapport d’oppression, l’oppresseur peut se permettre d’éliminer physiquement les opprimés. En revanche, l’exploiteur n’a pas cette latitude, dans la mesure ou sa prospérité matérielle dépend des exploités.

Le rapport capitaliste repose sur l’appropriation de l’effort d’autrui. Il confère donc une forme de pouvoir aux exploités. Par sa nature même le rapport capitaliste est explosif.

A la contestation s’ajoute une autre contradiction interne au capitalisme. Son développement permanent remet continuellement en cause les dispositifs institutionnels qui sont fonctionnels à un stade donné de ce développement. Les technologies, les procès de travail, les structures de classe, les marchés des matières premières en évoluant érodent à chaque fois l’efficacité des institutions et rendent nécessaire l’invention de nouvelles solutions institutionnelles. C’est ainsi qu’au capitalisme manchestérien a succédé le fordisme, puis au fordisme le néolibéralisme.

Les effets conjugués du développement du capitalisme et des contestations finissent donc par engendrer des situations de crise institutionnelle.

4- Crises et renouvellements institutionnels

Comme la reproduction sociale des rapports de classe nécessite des institutions fonctionnelles et comme les institutions ont tendance à être érodées, elles doivent se renouveler périodiquement.

Ces renouvellements ont lieu à l’occasion de crises institutionnelles. Dans ces occasions, les acteurs sociaux organisés considèrent que les institutions existantes ne sont plus en mesure de contenir les conflits sociaux dans des limites tolérables.

Les nouveaux dispositifs qui s’imposent à l’issue des crises ont tendance à conforter les intérêts fondamentaux de la classe capitaliste. Mais leur résolution n’est pas toujours optimale pour cette dernière.

Quoiqu’il advienne, les solutions institutionnelles qui sont trouvées n’éliminent pas le potentiel de résistance collective mais tentent de contenir cette dernière dans des limites acceptables par les agents sociaux.

Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Editions Sociales

Selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright, la préoccupation centrale de l’exploration sociologique marxiste est de comprendre les obstacles et les opportunités pour un changement égalitaire et émancipateur des rapports sociaux. Concrètement, cela implique pour le marxisme sociologique de s’intéresser à la manière dont la reproduction sociale des rapports capitalistes est contradictoire et contestée.

Gilles Sarter

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Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Le mot « stratégie » sert généralement à désigner un plan consciemment réfléchi, élaboré pour atteindre des objectifs définis, en utilisant des moyens précis. L’utilisation sociologique du terme, par Pierre Bourdieu, est plus nuancée.

Théorie de l’action

Toutes les stratégies déployées par les agents sociaux pour chercher à augmenter leur capital (économique, symbolique, culturel…) ne sont pas guidées par des calculs délibérés ou des plans explicites. En fait, grâce à leur habitus, les agents disposent de répertoires de manières d’agir ou d’évaluer les situations qui orientent nombre de leurs pratiques, sans qu’ils aient besoin d’y réfléchir. Il y a ainsi une foule de comportements, de postures corporelles, de préférences, d’habitudes langagières que nous avons incorporés par notre socialisation et au sujet desquels nous n’avons jamais eu à nous interroger.

Dès lors que les prédispositions d’un agent sont adaptées au jeu social qu’il a à jouer, elles génèrent des actions capables d’assurer la conservation ou l’augmentation de son capital personnel, de celui de sa famille, de son groupe, de sa classe…

En revanche, quand ces stratégies inconscientes générées par l’habitus sont mises en échec, les agents sont poussés à leur substituer des stratégies conscientes et délibérées. Les confrontations avec des situations inédites, les fréquentations de milieux sociaux nouveaux, les rencontres avec des mœurs étrangères ou encore les modifications des règles du jeu social sont susceptibles de provoquer des désajustements des habitus et d’appeler la mise en place de stratégies calculées.

Dans Algérie 60, Pierre Bourdieu donne une analyse détaillée de ce phénomène à travers l’observation de la conversion forcée d’une société précapitaliste à l’économie capitaliste.

En résumé, la théorie de l’action proposée par Pierre Bourdieu postule que les habitus commandent souvent les stratégies des agents sociaux (individus, familles, groupes…) et notamment les stratégies de conservation et d’accumulation de capitaux économiques et culturels. Or, les habitus sont déterminés par la position des agents dans l’espace social, c’est-à-dire justement par les quantités et les proportions des capitaux qu’ils détiennent initialement.

A partir de ces éléments, Alain Accordo distingue schématiquement trois grands modèles de stratégies. Ces modèles correspondent aux positions sociales ordonnées autour du pôle dominant, du pôle dominé et des zones intermédiaires de l’espace social qui représente l’ordonnancement des sociétés capitalistes contemporaines.

Les stratégies dominantes

Il faut commencer par une évidence. Les agents en position dominante sont en accord avec le monde social tel qu’il est ordonné puisqu’ils y exercent leur domination. De façon général, les stratégies dominantes sont donc tendanciellement défensives, conservatrices, de nature à reproduire les rapports de force existants.

Investis par une « certitude de soi-même », les dominants sont convaincus d’être porteurs de qualités, de dons, de charismes, de talents qui justifient leur ascendant sur le grand nombre. Par un préjugé naturaliste, ils transforment leurs caractéristiques sociales en essence naturelle.

La « certitude de soi-même » constitue, au sein de la fraction dominante de la classe dominante (grande bourgeoisie) la racine d’une prédisposition à la réserve, à la pondération et à la retenue des comportements. Cette assurance tranquille s’oppose à la recherche de l’effet et à la recherche du « m’as-tu-vu », qui disqualifient les prétendants et les parvenus en trahissant leurs prétentions.

D’un côté, l’assurance tranquille est à l’origine du discours d’orthodoxie, discours de rappel à l’ordre des prétendants, qui par leurs comportement dérangeants veulent remettre en cause l’ordre établi.

Mais d’un autre côté, l’assurance tranquille se traduit par un sens du compromis qui permet des accommodements avec les grands principes. En effet, la virtuosité dans le respect de l’ordre des convenances met le virtuose à l’abri de toutes les tensions intérieures et des critiques extérieures. Il peut donc se permettre de prendre des libertés avec les règles, notamment lorsque ces libertés s’imposent pour préserver sa domination.

Par opposition, les prétendants dominés sont condamnés à adopter des comportements irréprochables. Mais ils peuvent aussi essayer de retourner le discours d’orthodoxie contre les dominants, en les accusant de « trahir » les règles et tenter ainsi de s’ériger en défenseurs intransigeants de l’ordre établi.

Selon les circonstances la fraction dominée de la classe dominante peut adopter des stratégies opposées. En tant que dominante, elle fait cause commune avec les autres fractions dominantes et fait sa part de travail de domination, souvent au nom de valeurs qu’elle promeut comme universelles. En tant que dominée, elle peut rechercher une alliance avec des fractions de la classe dominée. Il est notable que dans les luttes politiques, les intellectuels, fraction dominée de la classe dominante, ont toutes les chances de se transformer en représentants de la petite-bourgeoisie ou des classes populaires.

Les stratégies dominées

Pour les agents les plus proches du pôle dominé de l’espace social, la misère et l’insécurité ne sont jamais éloignées dans l’espace ou dans le temps. Ces conditions objectives d’existence entraînent la prédominance du principe du choix nécessaire dans l’orientation des pratiques. Les stratégies sont à la mesure des moyens. On peut donc se demander si elles sont le fruit d’un habitus plutôt que des contraintes matérielles effectives.

Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascaret, 1997La prédisposition à la modestie est davantage identifiable chez des agents qui connaissent une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence sans pour autant modifier leurs pratiques.

Mais il faut aussi souligner que la disposition à faire de nécessité vertu participe de la domination sociale à travers la construction de l’assentiment des dominés.

L’exclusion objective et active des classes populaires de nombreux domaines de la vie sociale, culturelle, politique, intellectuelle par les classe dominantes s’accompagne de la tentative d’inculquer, chez les premières, une forme d’auto-censure spontanée de ce qui leur est refusé socialement : « ce n’est pas pour moi ».

La véritable hégémonie des dominants se reconnaît chez les dominés à cette prédisposition à reconnaître une « incompétence », une « infériorité » culturelle ou une « indignité » à prétendre à des pratiques ou à des positions sociales : indignité de la parole, indignité à participer à la décision collective, indignité à la représentation…

D’une part, c’est un enjeu majeur pour les classes dominantes de contrecarrer la formation de fractions organisées capables de contester rationnellement et durablement les mécanismes objectifs et subjectifs de la domination. D’autre part, Alain Accordo pense que la disposition à faire de nécessité vertu favorise l’enrôlement de la grande masse des classes populaires dans les stratégies modernistes d’euphémisation et de célébration de l’ordre établi plutôt que vers les stratégies de dénonciation et de subversion.

Les stratégies moyennes

La situation objective des classes moyennes est d’occuper des positions intermédiaires entre le pôle dominant et le pôle dominé de la structure des classes sociales. Elle a pour conséquence d’obliger les agents à se définir en permanence par un double rapport aux classes qui leur sont inférieures ou supérieures. On peut dire que les classes moyennes sont, en permanence, engagées dans une lutte des classements.

La logique de la distinction leur impose d’accroître la distance qui les sépare des classes populaires et de diminuer celle qui les sépares des classes bourgeoises. L’agent de la classe moyenne est tendu par sa crainte de sa dévalorisation et de son engloutissement par les « masses populaires » et par son aspiration d’accéder à une position supérieure. Il dénigre les propriétés matérielles ou symboliques trop « communes » et ambitionne qu’acquérir des propriétés plus rares.

Les stratégies générées par un tel habitus peuvent présenter un aspect subversif ou contestataire. Mais en général cette contestation n’est pas radicale, dans le sens où elle vise davantage l’accès à une position ou à un titre, que la remise en question de l’ordre établi. Il s’agit d’une opposition dans le système, plutôt qu’une opposition au système.

Cependant, la distance qui sépare les classes moyennes de la classe supérieure (la grande bourgeoisie) est considérable. Les petits-bourgeois ne sont pas immensément riches, ils ne possèdent pas un capital culturel impressionnant, ils n’occupent pas les postes ou les mandats électoraux les plus élevés. Ils sont donc obligés constamment de rabattre leurs prétentions et d’adopter ce que A. Accordo appelle des stratégies de bluff, destinées à se mettre en scène pour donner la représentation la plus valorisante possible de leurs propriétés (biens matériels, diplômes, activités culturelles, sportives ou de loisir…).

Comme la reconnaissance sociale passe aussi par les signes, l’effort des classes moyennes pour se mettre en valeur est visible dans l’importance qu’elles portent aux titres (scolaires, officiels…) et aux appellations qui désignent leurs positions et leurs fonctions. En effet, les pratiques professionnelles gagnent ou perdent en prestige selon leur intitulé.

Les classes moyennes, mi-dominantes mi-dominées, jouent un rôle ambivalent dans la reproduction sociale. Elles contribuent au processus de soumission des classes populaires par leur travail d’encadrement, de formation et de manipulation symbolique. Mais elles sont aussi encouragées à la contestation par la reconnaissance d’une forme de « supériorité » sur ces dernières et par la reconnaissance de leur utilité par les classes dominantes. Finalement, leurs stratégies résultent de dispositions contradictoires d’acceptation et de contestation de l’ordre existant.

Gilles Sarter

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Classe, Ordre, Caste et État

Classe, Ordre, Caste et État

Le mot classe prend deux significations dans l’œuvre de Marx. Celles-ci s’éclairent par la mise en relation de cette notion avec celles d’ordre et de caste. Classe, ordre et caste sont aussi conçus par Marx comme des formes de division et d’organisation de la société qui correspondent à différentes formes d’État.

Les deux sens du mot classe

Consulter le dossier classe socialeMarx utilise l’expression classe sociale avec deux sens. Le premier désigne les groupes sociaux qui sont déterminés par les rapports sociaux de production capitaliste. D’un côté, la bourgeoisie capitaliste détentrice des moyens de production, de l’autre les travailleurs qu’elle exploite, en s’appropriant la survaleur de leur travail. Dans cette acception, c’est la situation par rapport aux moyens de production, aux résultats du procès de travail et aux rôles dans ce procès qui définit les classes.

Mais Marx utilise aussi le concept de classe d’une façon qui subsume les ordres et les castes des sociétés précapitalistes et les classes de la société capitaliste. Cette utilisation semble annuler les différences spécifiques à ces trois formes d’organisation sociale. Elle apparaît notamment dans l’œuvre de combat que constitue le Manifeste, dans le passage célèbre qui affirme que l’histoire de toutes sociétés est l’histoire de la lutte des classes.

Les ordres et les castes

Pourtant, dans d’autres textes, Marx montre qu’il distingue bien dans les ordres, les castes et les classes, des réalités sociales différentes. Il pointe notamment que l’existence même des ordres ou des castes semble induire la division des activités économiques et leur hiérarchie au sein d’un système de statuts.

Ainsi, dans la Cité-État athénienne du Vè s. avant notre ère, seuls les citoyens nés de parents athéniens ont accès à la propriété de la terre, au culte et à la protection des dieux de la cité. Ils sont les seuls à pouvoir porter des armes, exercer les charges politiques et les magistratures. Aux Grecs nés libres mais étrangers à la cité, d’autres métiers sont réservés, comme l’artisanat et le commerce. L’agriculture occupe le sommet de la hiérarchie des activités économiques. Si elle est valorisée, c’est parce qu’elle permet de reproduire l’indépendance matérielle de celui qui la déploie. Les esclaves qui ont une importance fondamentale dans le procès économique n’appartiennent à aucun ordre, ils sont hors de la société humaine officielle.

Dans la société d’ordres athénienne, l’appartenance par la naissance à une « communauté » de citoyens libres confère à l’individu masculin l’accès à la terre. Les rapports ethnocentriques y fonctionnent donc comme rapports de production.

Le terme « caste » est aussi utilisé par Marx, comme nous le faisons aujourd’hui, dans un double sens. Son sens spécifique renvoie au système des castes endogames de l’Inde. Son sens métaphorique désigne les groupes sociaux fermés sur eux-mêmes, bénéficiant d’un statut positif ou négatif, selon la nature des activités auxquelles ils se consacrent traditionnellement, voire de façon héréditaire.

Si Marx opère ces distinctions entre classe, ordre et caste, dans certains textes, pourquoi substitue-t-il le premier aux deux derniers, à d’autres moments ? Maurice Godelier fait l’hypothèse que par cette substitution, Marx entend mettre en évidence deux conclusions théoriques.

Les modes de production et les transformations sociales

La première est que les ordres et les castes, comme les classes reposent en dernière analyse sur des rapports d’exploitation. La seconde est que leur dynamique et leur disparition correspond à des étapes différentes du développement des modes de production.

Ce dernier point est d’une particulière importance. En effet, une hypothèse clé de la démarche marxienne veut que les mouvements de transition sociale sont impulsés, en dernière analyse, par des contradictions au sein des modes de production, notamment les contradictions entre les rapports sociaux et l’état de développement des forces productives.

Si Marx use du mot « classe » pour désigner les ordres de la société athénienne ou de la société féodale, ce serait donc pour les faire apparaître, non plus comme des rapports fondés seulement sur des idées religieuses ou autre, mais aussi comme des rapports d’exploitation.

Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Fayard, 1984.M. Godelier pense que pour Marx, le mode de production capitaliste en se développant a permis de prendre conscience, pour la première fois aussi clairement, du rôle des forces productives et des rapports sociaux de production dans la structuration et l’organisation des sociétés. Cette prise de conscience sert de base à la critique marxienne des interprétations qui envisage la création ou la transformation des sociétés par des motifs qui seraient politiques ou religieux en dernière analyse.

La corporation médiévale

Le Chapitre VI du Livre I du Capital livre une description détaillée des rapports du maître de corporation avec ses compagnons. Cette description permet de mieux comprendre comment Marx établit une correspondance entre les ordres et les classes.

En fait, Marx voit, dans le rapport constitutif de la corporation médiévale, une forme encore « bornée » du rapport entre capitalistes et travailleurs salariés. Il y a bien paiement d’un salaire. Le maître se trouve bien en possession des conditions matérielles de production. Et le produit du travail appartient aussi à ce dernier. Dans cette mesure, le maître est capitaliste.

Cependant, Marx précise aussitôt que ce n’est pas au titre de capitaliste qu’il est maître. Son rapport avec ses compagnons et ses apprentis est d’abord celui d’un artisan qui maîtrise son art ou son métier. C’est à ce titre seulement qu’il bénéficie d’un statut et d’une position dans la corporation. De ce statut découle son ascendant hiérarchique sur ses compagnons et apprentis.

Dans le mode corporatif, seule la maîtrise dans le métier, acquise par l’expérience, après avoir gravi les différents échelons, permet de transformer l’argent en capital, en moyen d’exploitation du travail d’autrui.

Les liens qui tiennent ensemble les maîtres, leurs compagnons et leurs apprentis ne sont pas seulement des liens d’argent. Ce sont aussi des liens de transmission de savoirs et de savoirs-faire, précisément réglementés par la corporation. En outre l’appartenance à une corporation implique le partage d’un certain nombre de droits et de devoirs politiques à l’échelon de la cité, ainsi que la participation à des formes de vie communautaire (traditions et célébrations collectives et religieuses, codes de conduite…).

Le passage au capitalisme

La transformation formelle de l’entreprise artisanale en entreprise capitaliste consiste dans une modification du rapport de domination-subordination. Le maître n’est plus capitaliste en tant que maître, il est maître en tant que capitaliste. La maîtrise dans le métier, sanctionnée par la corporation, n’est plus un élément indispensable pour opérer la mutation de l’argent en capital.

Dans le mode capitaliste, l’argent peut s’échanger à volonté contre toutes formes de capacité de travail. Le capitaliste peut cesser d’être lui-même artisan et se concentrer sur les tâches de décision et de commandement. Finalement, les rapports que les classes entretiennent avec les moyens de production et avec l’argent suffisent à contraindre les uns à travailler pour les autres.

L’égalité de principe entre individus

L’existence de classes sociales, au sens spécifique (capitaliste) du terme, suppose une égalité juridique de tous les membres de la société concernée. Il faut que les travailleurs et les capitalistes soient formellement libres d’échanger ou non leurs marchandises (capacité de travail contre argent).

Cette égalité est uniquement juridique. Sur les plans matériel et des rapports aux déroulement du procès de la production, l’inégalité est complète. Dans la société capitaliste, les individus possèdent ou ne possèdent pas les conditions matérielles de leur reproduction. Ceux qui ne les possèdent pas sont obligés de vendre leur capacité de travail pour vivre. Cette nécessité est suffisante pour tenir les travailleurs. Ces derniers n’ont aucune autre obligation (familiale, religieuse, politique…) à l’égard des capitalistes.

En revanche, dans les sociétés d’ordres où les rapports ne sont pas seulement d’argent, l’égalité de principe entre individus n’est pas envisageable. Au contraire, pour être tenus, les exploités doivent reconnaître la supériorité statutaire des exploiteurs. Pour que de véritables classes se constituent les ordres doivent être dissous et abolis.

Les classes et l’État

Lire un article sur tribu, ethnie, État

Dans la théorie marxienne, les ordres, les castes aussi bien que les classes, dans un sens spécifique, résultent de l’évolution des sociétés tribales ou communautaires, en sociétés à États : Cités-États grecques, États-Royaumes de l’Inde, États bourgeois capitalistes…

Marx fait l’hypothèse que c’est la décomposition des structures communautaires qui a poussé les groupes concernés à élaborer un ensemble d’institutions étatiques. De son point de vue, ces institutions assument deux types de fonction.

D’une part, elles gèrent les intérêts communs aux divers groupes et elles essaient de maintenir l’unité de la société, contre les menaces extérieures et intérieures. D’autre part, l’État agit pour maintenir les conditions de vie et de domination des ordres ou classes dominants. Ces derniers se représentent eux-mêmes – et souvent ceux qui leur sont subordonnés se les représentent aussi – comme toute la société.

Pour comprendre un État donné, il faut donc établir les connexions intimes de ses formes et de ses fonctions avec les hiérarchies entre classes, cette hiérarchie étant éclairée elle-même par l’examen des modes de production.

Finalement, cette conception du monde social s’oppose à la théorie selon laquelle les classes et l’État n’ont d’autres fondements que la violence et qui prétend que seule la violence suffirait à les abolir. L’État comme institution de domination ne s’abolit pas par la violence. Mais il peut finir par s’éteindre, à condition que la division de la société en classes ait elle-même disparu.

Gilles Sarter

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Une Théorie Marxiste de l’Action : Capacités et Évaluations

Une Théorie Marxiste de l’Action : Capacités et Évaluations

Dans un passage devenu célèbre du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx pose que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». Par ailleurs, l’œuvre entière de K. Marx et F. Engels porte l’idée que l’émancipation de la classe des travailleurs ne pourra être le fait que de la classe des travailleurs elle-même.

Structures sociales et action humaine

Ces deux affirmations paraissent dépourvues d’ambiguïtés. Les êtres humains peuvent par leurs actions peser sur leurs propres destinées. Ils peuvent notamment s’auto-émanciper. Toutefois, leurs possibilités d’actions ne sont pas illimitées. Elles demeurent cantonnées à ce que permet le contexte social et historique.

A. Callinicos, Les marxismes et la théorie de l’action, Actuel Marx, 1993/1, n°13.Alex Callinicos formule cette idée d’une autre manière. Il écrit que les structures sociales dessinent le champ du possible des actions individuelles et collectives. En ce sens, les structures sociales doivent être envisagées comme générant tout à la fois des contraintes mais aussi des ressources pour l’action. Or c’est précisément cette dualité que permet d’envisager le concept marxiste de rapport social de production.

Rapports sociaux de production

Dans la pensée marxiste, les rapports de production servent de paradigme pour toutes structures sociales. Le sociologue G.A. Cohen les définit comme des rapports de contrôle réel, sur les forces productives (les matières premières, les machines, les technologies, les savoirs…).

Dans le régime capitaliste, le rapport de propriété privée exclut la plupart des individus des décisions sur l’usage des moyens de production. Le rapport salarial est le rapport de soumission des salariés à l’autorité des patrons. Le rapport d’exploitation détermine l’appropriation d’une partie de l’effort des travailleurs par le propriétaire des moyens de production.

La notion de rapport de production sert donc à désigner des faits de structure qui sont « nécessaires », dans un contexte socio-historique donné. Ce caractère de nécessité implique que les individus ne peuvent pas y échapper. Dans le contexte du régime capitaliste, ils ne peuvent pas ne pas être pris dans les rapports que nous venons de décrire.

Cependant ce trait de nécessité ne présage en rien de la manière dont les rapports sociaux vont orienter les actions individuelles ou collectives.

Capacités structurales d’action

Dans une première approche, les rapports de production sont certainement vus comme ayant des effets contraignants sur les actions des agents. C’est ainsi que E.O. Wright affirme que la position d’une personne dans le rapport capitaliste détermine ce qu’elle doit faire pour obtenir ce qu’elle obtient. Le propriétaire d’une entreprise doit innover, chercher à maximiser sa productivité, gagner des parts de marché pour assurer la pérennité de son entreprise. Le travailleur doit battre le pavé pour se faire embaucher puis démontrer qu’il est un « bon » employé pour conserver sa place.

Mais E.O. Wright propose aussi d’examiner les choses d’une autre manière, en recourant à la notion de « capacité structurale ». Les capacités structurales peuvent être envisagées comme les pouvoirs qu’un agent doit à sa position au sein des rapports de production.

La possibilité pour un capitaliste de fermer une usine pour la relocaliser est un exemple de capacité structurale. La possibilité pour les travailleurs de se mettre en grève en est un autre. Ce deuxième exemple montre que l’exercice des capacités structurales pour les travailleurs, les exploités ou les dominés dépend souvent d’actions collectives, fondées sur des objectifs communs (grèves mais aussi manifestations, blocages, boycotts, campagnes de communication…).

A la différence de la notion de capacité quand elle est rattachée à un organisme vivant quel qu’il soit et du simple fait d’être ce type d’organisme (capacité de l’oiseau à voler, de l’humain à parler…), les capacités structurales ont en commun d’être constituées par des rapports sociaux. A ce titre, elles permettent de rendre compte de ce lien que la théorie marxiste tente d’établir entre les structures sociales et les actions individuelles ou collectives.

Évaluations faibles, évaluations fortes

Les structures sociales font irrémédiablement partie de l’explication des phénomènes sociaux, dans la mesure où elles contribuent à déterminer les capacités qui peuvent orienter les actions des agents. Cependant, l’existence de capacités ou de pouvoirs n’implique pas automatiquement leur actualisation. Les travailleurs ne s’engagent pas dans une grève simplement parce qu’ils ont la possibilité de le faire.

Une théorie de l’action fondée sur la notion de capacité structurale doit être approfondie afin de rendre compte des conditions du passage à l’acte. A. Callinicos se propose de l’approfondir en faisant appel à Charles Taylor. Le philosophe, en effet, distingue deux types d’évaluation qui conduisent à l’action. Il parle d’évaluation « faible » et d’évaluation « forte ».

L’évaluation faible permet de trancher entre différents désirs. Par exemple, elle permet de trancher entre le désir de faire grève pour obtenir un avantage (augmentation de salaire) et le désir de ne pas faire grève, afin d’échapper à un inconvénient immédiat (perte de revenu pendant la durée de la grève). L’évaluation faible permet de faire un choix simple entre diverses options, généralement de manière non explicite, pour celle qui est la plus attrayante.

En revanche, l’évaluation forte repose sur un système de valeurs, sur la base duquel certains désirs peuvent être écartés. En somme, le passage à l’acte repose sur une motivation morale dont l’agent pense qu’elle est intrinsèquement bonne et supérieure aux désirs plus « simples ». Ainsi, un travailleur peut décider de faire grève ou non, en soumettant la situation à un examen critique. Par exemple, il se demande si le fait de faire grève est conforme à son attachement à l’idéal de justice, de démocratie ou de lutte pour l’émancipation de la classe des travailleurs. L’évaluation forte implique souvent des choix quant au genre de vie à mener et au genre de personne qu’il faudrait être.

Théorie marxiste de l’action humaine

La combinaison des notions de capacité structurale, d’évaluation faible et d’évaluation forte permet d’apporter de la consistance à la déclaration de K. Marx selon laquelle les hommes font leur propre histoire, dans des conditions données. Cette combinaison est particulièrement utile pour essayer de rendre compte de l’engagement des individus dans des actions collectives.

Nous avons souligné que pour K. Marx, l’émancipation de la classe des travailleurs ne peut être le fait que de la classe des travailleurs elle-même. A. Callonicos pense qu’il est difficile de comprendre cette proposition, sans envisager que les exploités, les dominés, les opprimés deviennent plus que des évaluateurs faibles qui tranchent entre des désirs immédiats.

Le concept d’évaluation forte paraît nécessaire pour rendre intelligible, mais aussi possible, les actions collectives émancipatrices.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Le Précariat est-il une Classe?

Le Précariat est-il une Classe?

Les travailleurs précaires sont-ils susceptibles de constituer une classe sociale appelée précariat? Erik Olin Wright aborde cette question à l’aide de la notion d’intérêt commun.

Travailleurs précaires et classes sociales

La population française, comme celle des USA, est traversée par une fracture inégalitaire qui passe entre les gens qui disposent d’une position économico-sociale relativement sécurisée et ceux qui sont exposés à une instabilité de l’emploi. Est-ce que ces travailleurs précaires forment ou sont susceptibles de former une classe sociale distincte de celle plus englobante des travailleurs?

Karl Marx aussi bien que Max Weber envisagent les « classes sociales » comme des organisations collectives. Pour les deux penseurs, la formation de ces organisations résulte du fait que des gens qui occupent des positions identiques dans les rapports de production économiques partagent des intérêts communs qui sont déterminés par cette position.

Intérêts au niveau systémique

En ce qui concerne la question du choix d’un système économique, si nous croyons qu’une alternative socialiste ou communiste au capitalisme est possible, alors nous pouvons penser que le précariat et les autres travailleurs pourraient constituer une même organisation collective de classe.

En effet, nous pouvons postuler que les conditions matérielles de tous ces gens seraient améliorées dans une économie construite sur la base de la propriété sociale des moyens de production, d’une organisation véritablement démocratique des activités économiques, d’un développement renforcé des services et des biens publics accessibles pour tous et de l’établissement de rapports sociaux orientés vers plus de coopération.

Intérêts au niveau institutionnel

Qu’en est-il si nous envisageons la question dans le cadre d’une tentative de régulation interne du capitalisme? Il est clair que, dans le cadre des règles actuelles, les conditions de vie matérielles des personnes précaires sont généralement pires que celles des travailleurs qui bénéficient de contrats de travail plus sécurisés.

Erik Olin Wright, Is the Precariat a Class ?, Global Labor Journal, April 2015

La question qu’il revient de se poser est celle des règles que nous pourrions modifier en faveur des travailleurs précaires. Est-ce que la modification de ces règles irait à l’encontre des intérêts des autres travailleurs ? Est-ce que les personnes précaires et ces derniers se situent du même côté de la barrière quand il s’agit de modifier les règles du jeu capitaliste ?

Il existe de nombreuses propositions dont la mise en pratique améliorerait considérablement le sort des personnes précaires. Certaines intéressent leurs conditions spécifiques. Il s’agit, par exemple, de réguler le travail flexible, d’arrêter de diaboliser les chômeurs… D’autres changements pourraient carrément préfigurer une alternative émancipatrice au capitalisme, comme l’instauration d’un salaire universel, la mise en place d’un fond d’investissement public géré démocratiquement…

Lire un article sur la notion de position de classe contradictoire

Y a-t-il des intérêts divergents entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs concernant les modifications que nous venons d’évoquer ? La réponse semble être négative. Aucune de ces propositions ne va à l’encontre des intérêts des travailleurs en général. Elles vont dans le sens de leur intérêt à tous. E.O. Wright formule même l’hypothèse que ces réformes profiteraient à une large frange de la population, y compris celle qui occupe des positions de classe contradictoires comme les superviseurs, les cadres, les experts, les professions libérales, la petite-bourgeoisie…

Intérêt au niveau situationnel

Qu’en est-il, enfin, des intérêts des différentes catégories de travailleurs, dans le cadre des règles de fonctionnement du capitalisme actuel ? Ici les intérêts matériels des travailleurs appartenant à différents secteurs et occupant différents postes au sein de ces secteurs d’activité peuvent facilement diverger.

A l’intérieur du précariat lui-même, les individus peuvent ne pas partager des intérêts ou des stratégies communes. Par exemple, dans le cadre des règles définies par le capitalisme néolibéral, les stratégies optimales peuvent être très différentes entre un migrant sans-papier et un jeune chômeur surqualifié.

Voir aussi un article sur la convergence des luttes

Dans le contexte économique actuel, la convergence entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs pourraient ne dépendre que des processus d’organisation de la lutte sociale et non pas directement d’intérêts communs.

Précariat et luttes sociales à venir

Pour conclure, E.O. Wright propose de définir la position du précariat dans la structure de classe capitaliste, de quatre manières différentes.

Premièrement, le précariat constitue une partie de la classe des travailleurs, si l’analyse concerne le choix d’abandonner le jeu capitaliste au profit du jeu socialiste ou communiste.

Deuxièmement, il constitue aussi une partie de la classe des travailleurs, si nous envisageons une modification des règles de base du jeu capitaliste en introduisant davantage de régulation et de socialisation des activités économiques. 

Troisièmement, le précariat représente un segment distinct de la classe des travailleurs si nous raisonnons en termes de règles plus spécifiques qui favorisent les travailleurs les plus sécurisés à son désavantage.

Et quatrièmement, le précariat peut être tenu pour un agrégat de différentes positions sociales, si nous nous intéressons plus précisément aux stratégies possibles pour les personnes précarisées, dans le cadre des règles qui définissent les conditions du travail précaire.

Quelle que soit de la position que nous leur attribuons dans la structure de classe, les travailleurs précaires sont en croissance rapide aussi bien aux USA qu’en Europe. Les personnes qui vivent cette précarité  sont porteuses des critiques les plus exacerbées contre le système capitaliste.

A ce titre, il se pourrait, selon E.O. Wright, qu’elles jouent à l’avenir, un rôle particulièrement important dans la lutte contre les règles capitalistes ou contre le jeu capitaliste lui-même.

© Gilles Sarter

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Prolétariat et relations de proximité

Prolétariat et relations de proximité

Le prolétariat doit être saisi dans sa dimension concrète, à travers les expériences de solidarité collective et de lutte pour l’émancipation des rapports d’exploitation. A ce titre, pour Oskar Negt et Alexander Kluge, il existe un lien entre la dimension prolétarienne et la proximité des premiers rapports humains.

Transmutation positive du terme

Dans l’Antiquité les proles sont des jeunes gens qui vivent dans les faubourgs de Rome. Ils ne participent pas à la décision politique. En fait, ils n’ont pratiquement aucun droit. Ils ne font même pas des soldats. L’État les considère comme une pure charge.

Au 19ème siècle, la valeur du mot prolétariat subit une transmutation positive. Le procédé est classique. Il s’agit d’affirmer une conscience de soi en transformant une insulte en revendication identitaire positive. En s’imposant, la nouvelle signification relègue dans l’oubli la connotation péjorative.

C’est ainsi que Karl Marx et Friedrich Engels utilisent le terme prolétariat en lui associant une valeur positive.

Prolétariat devient le nom de la classe ouvrière susceptible de transformer ses conditions d’existence, grâce à une démarche collective et organisée.

Des proles de l’Antiquité à la classe ouvrière du 19ème siècle, l’aspect prolétarien fait toujours référence à une position sociale dominée. Mais, il perd son caractère statique. Dans le langage marxiste, le prolétariat concerne en même temps l’exploitation et la possibilité de son dépassement.

Expropriation primitive

Lire aussi l’article sur le capitalisme et l’accumulation par expropriationDans la pensée de K. Marx et F. Engels, l’industrie capitaliste naît grâce à une appropriation primitive. Par ce processus les petits paysans et les artisans sont dépossédés de leurs terres et de leurs outils. Ils sont chassés vers les premières usines.

Là, ils sont soumis aux contraintes physiques de la discipline industrielle et ils entrent dans un nouveau rapport de dépendance avec les propriétaires des moyens de production. En fait, cette importante transformation sociale constitue une expropriation, non seulement au sens littéral de la propriété matérielle, mais aussi au sens d’une expropriation des facultés humaines.

Le mode de production capitaliste s’empare de toutes les capacités de l’être humain pour les soumettre à la machinerie industrielle.

K. Marx et F. Engels pensent qu’à ce mouvement s’oppose un mouvement d’autonomie qui est propre à l’être humain. Ses efforts ne se relâcheront pas, tant qu’il n’aura pas mis un terme aux rapports d’exploitation qui résultent de l’expropriation primitive. Ce mouvement d’autonomie s’actualisent sous différentes formes d’actions collectives de résistance et de contestation.

Le prolétariat et son émancipation

C’est ainsi que le concept de prolétariat en vient à être associé aux valeurs positives de solidarité et de quête de l’émancipation ou du bonheur.

La dimension prolétarienne touche aussi au rapport au travail et à la nature. Elle fait référence à différents aspects magnifiés de la vie paysanne ou artisane. D’une part, elle fait écho aux soins et aux savoirs et savoir-faire, appliqués à la nature, aux animaux, aux outils et aux techniques de production.

D’autre part, la dimension prolétarienne est liée aux idées de proximité des relations humaines, de processus collectif et solidaire d’auto-détermination et d’auto-production des conditions de vie.

Le prolétariat est associé à la vision d’êtres humains dépendants les uns des autres pour produire leur propre vie. A ces êtres humains, le travail en commun confère force et identité.

Voir l’article « solidarité dans les sociétés capitalistes »Cette dimension intégrante du travail est présente dans tous les modes de production, y compris dans le mode capitaliste. C’est ce que Émile Durkheim veut démontrer à travers l’idée d’une solidarité organique engendrée par la division du travail social. Mais bien souvent cet aspect est profondément enfoui et difficile à cerner.

La socialisation et la proximité des relations premières

K. Marx et F. Engels ont compris que le mode de production capitaliste profite gratuitement de la capacité des êtres humains à travailler. Cette capacité est créée et reproduite par les parents qui éduquent les futurs travailleurs, sans que cet effort soit rémunéré.

Les êtres humains en capacité de travailler ne sortent pas d’une machinerie industrielle ou mécanique. Nous savons maintenant que les enfants en bas âge requièrent des contacts humains directs et de qualité. Les tentatives qui visent à élever des enfants selon des procédés éducatifs standardisés et collectifs conduisent toujours à des échecs et à des pathologies. La formation des identités individuelles implique des relations personnalisées de confiance et de reconnaissance.

Oskar Negt et Alexander Kluge, Ce que le mot prolétariat signifie aujourd’hui, Variations, n°9/10, 2007Oskar Negt et Alexander Kluge émettent l’hypothèse que le concept prolétarien peut constituer un concept pertinent pour la recherche et l’action politique.

Pour ce faire, l’identité prolétarienne ne doit pas être définie de manière abstraite, par association avec les idées de misère ou de paupérisation. La notion de prolétariat doit être saisie à travers la dimension de solidarité collective.

L’identité prolétarienne doit être mise au jour empiriquement. Elle existe là où des expériences d’exploitation, de privation des moyens de production provoquent la recherche collective d’une issue.

Telle que O. Negt et A. Kluge l’envisage, la notion de prolétariat renvoie aux processus de socialisation et à la proximité des premiers rapports humains. Ils sont inaliénables de l’Homme et constituent le noyau dur de l’anticapitalisme.

© Gilles Sarter

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Économie des Pratiques et Lutte des Classements

Économie des Pratiques et Lutte des Classements

Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, l’idée de lutte des classes est remplacée par celle de lutte des classements. Son approche théorique de la question conjugue l’analyse de la structure sociale et celle des réalités culturelles et symboliques qui la prolongent. Elle donne lieu à la formulation d’une économie des pratiques sociales.

Approche structuraliste des formes symboliques

La sociologie de Pierre Bourdieu marque sa différence avec les théories de la lutte des classes qui concentrent leur attention sur les rapports de production et qui entrevoient les formes symboliques d’expression comme purement accessoires pour la reproduction sociale.

Afin de mieux comprendre comment Pierre Bourdieu fond l’idée de lutte des classes et l’étude des formes symboliques en une seule théorie, il faut revenir à ses premières recherches ethnologiques.

Dès ses premiers travaux, portant sur les communautés villageoises kabyles, dans les années 1950-1960, le sociologue s’intéresse aux formations symboliques qui semblent orienter certaines pratiques sociales. A l’époque, il mène ses investigations sous l’influence de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss.

Il interprète l’organisation de l’espace intérieur des maisons villageoises, les échanges matrimoniaux ou les récits mythiques, sur le modèle de systèmes signifiants fermés et généralement dualistes.

L’ethnologue écrit, par exemple, que l’union de la poutre maîtresse et du pilier central présente un résumé symbolique de la maison kabyle. asalas est la poutre maîtresse, symbole de la puissance virile, identifiée de manière explicite au maître de la maison, protecteur de l’honneur familial. thigejdith est le pilier fourchu et central sur lequel repose la poutre maîtresse, identifié à l’épouse. L’emboîtement des deux éléments figure l’accouplement. Il étend sa protection fécondante sur le mariage humain. Aussi, la maison est organisée selon un ensemble d’oppositions homologues: activités masculines/féminines; sec/humide; lumière/ombre; haut/bas; honneur/honte; fécondant/fécondable…

Approche fonctionnaliste des pratiques

Cependant, l’ethnologue relève des incohérences et des contradictions, entre certains systèmes de classification symbolique et la réalité de certaines pratiques individuelles ou collectives. Les rapports de parenté effectifs, les mariages contractés entre familles ou les rites tribaux marquent des écarts significatifs, avec les constructions symboliques qui sont censées en fournir les modèles opératoires.

Dans Esquisse d’une théorie de la pratique et plus tard dans Le Sens pratique, Pierre Bourdieu explique comment ces observations ont ébranlé ses convictions en la crédibilité des thèses structuralistes. Cette mise en question l’a incité à mobiliser une approche fonctionnaliste, dans ses recherches de terrain.

Dès lors, il construit une nouvelle hypothèse. Les systèmes de classification collectifs sont utilisés par les agents, mais selon des intérêts découlant des hiérarchies sociales, villageoises ou tribales.

Par exemple, P. Bourdieu observe que le mariage avec la fille de l’oncle paternel est présenté comme préférentiel, par ses interlocuteurs. Mais dans la réalité, ce type de mariage est très rare. Lorsqu’il est effectivement contracté, c’est généralement parce qu’il constitue le dernier recours permettant de sauvegarder le statut social, les intérêts symboliques ou matériels des familles contractantes.

Théorie de l’économie des pratiques

Dans la concurrence pour le statut social à laquelle se livrent les familles ou les lignages, les représentations symboliques jouent un rôle aussi important que les biens matériels ou économiques (taille du troupeau, terrains agricoles, nombre de « fusils » mobilisables…).

Les contradictions ou les incohérences que P. Bourdieu observent entre les pratiques effectives et les systèmes de classifications symboliques sont relatives à l’interprétation que les agents font de ces représentations, selon leurs intérêts personnels. Les systèmes symboliques sont utilisés dans le but d’améliorer le statut ou la position dans les hiérarchies sociales.

A cette vision utilitariste, Pierre Bourdieu donne la forme d’une « économie des pratiques ».

Il exprime ainsi l’idée que toutes pratiques sociales, même celles qui se veulent désintéressées, peuvent être traitées comme orientées vers la maximisation d’un profit symbolique ou matériel.

Métaphoriquement, il parle de capital symbolique comme on évoque un capital économique. Sous ce nom, il désigne la reconnaissance ou le prestige social qu’un individu ou un groupe peut acquérir en manœuvrant habilement, dans le cadre d’un système symbolique donné.

Habitus et logique économique

Le concept d’habitus vient compléter cette approche théorique. Il permet d’articuler les comportements effectifs des individus ou des groupes, avec le principe de recherche d’un profit matériel ou symbolique. Le sociologue postule que les calculs stratégiques qui semblent orienter les pratiques des agents ne sont pas forcément toujours conscients. Ils sont souvent déposés dans des dispositions ou des schèmes d’évaluation et d’appréciation.

Ces dispositions à agir ou à penser d’une certaine manière sont collectives et appartiennent à des groupes entiers. Un exemple d’habitus analysé en profondeur, par P. Bourdieu, dans le contexte culturel kabyle, est le sens de l’honneur.

Le concept d’habitus permet de soutenir l’idée que les agents agissent conformément à la logique économique qui prévaut au sein de leur groupe, même quand ils semblent poursuivre d’autres fins sur un plan strictement subjectif.

Par exemple, un paysan kabyle se comporte de manière généreuse et hospitalière à l’égard d’un étranger de passage. Ce paysan peut vivre son acte comme étant spontané et désintéressé. Cependant, son comportement est guidé par son sens de l’honneur. Cet habitus, dans les communautés villageoises kabyles, oriente in fine les pratiques des agents vers la maximalisation de leurs profits symboliques et matériels.

Application aux sociétés capitalistes

Sur la base de ses études ethnographiques, Pierre Bourdieu développe une économie des pratiques. Au moyen de sa nouvelle théorie, il peut rendre compte de l’intrication des formes d’expression symboliques et des rapports de domination. Cette intuition lui fournit le ressort d’enquêtes sociologiques conduites en France.

Dans les sociétés capitalistes au même titre que dans les sociétés kabyles, les individus, les familles ou les groupes socioprofessionnels se livrent à une concurrence pour les meilleures positions dans les hiérarchies sociales.

Comme en Kabylie, la possession des différentes formes de capital (symbolique, économique) détermine cette position.

La différence, entre les deux contextes sociaux, réside dans le fait qu’au sein des sociétés capitalistes la lutte pour la répartition du capital symbolique est médiatisée par des réseaux d’institutions sociales (écoles, lois, réglementations, titres, diplômes…).

Mais ces institutions peuvent à leur tour être interprétées comme des dispositifs par lesquels les classes dominantes contrôlent l’accès aux ressources symboliques et économiques.

Lutte des classements

Il faut cependant prendre garde au fait que P. Bourdieu n’utilise pas le terme de « classe » au sens de groupe mobilisé en vue d’atteindre des objectifs communs et en particulier contre une autre classe.

Le sociologue insiste sur le fait qu’il construit des classes théoriques. Ces « classes-sur-le-papier » sont délimitées en fonction du niveau de capital détenu par les agents et de la répartition entre capital économique et capital culturel.

Toutefois, il précise bien que les individus ou les familles sont plus enclins à se rapprocher des agents qui possèdent un capital de niveau et de nature similaires, plutôt que des agents dont le patrimoine est de composition trop différente.

Les agents qui sont dotés de capitaux économiques et culturels équivalents sont amenés à se rencontrer physiquement dans le cadre de leurs activités professionnelles, culturelles ou sportives mais aussi parce qu’ils habitent les mêmes quartiers et fréquentent les mêmes écoles, les mêmes lieux de villégiature…  Ils sont aussi prédisposés à s’assembler ou à se plaire mutuellement parce que leurs goûts et leurs dispositions présentent des similarités.

Pierre Bourdieu avance que les classes théoriques constituent seulement des classes probables. Elles ne peuvent advenir comme classes réelles, au sens marxiste, qu’au prix d’un travail de mobilisation et de lutte politique [il me semble que c’est aussi ce que disent K. Marx et F. Engels pour évoquer le passage d’une position de classe à la classe proprement dite].

Dans l’idée de P. Bourdieu, cette lutte proprement politique est avant-tout symbolique. Il s’agit avant-tout d’une lutte pour les classements, pour l’imposition d’une vision du monde social et des hiérarchies qui lui sont afférentes.

Gilles Sarter

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La Naissance d’une Classe Sociale (E.P. Thompson)

La Naissance d’une Classe Sociale (E.P. Thompson)

Dans La formation de la classe ouvrière (1963), Edward P. Thompson décrit l’émergence de la classe ouvrière (working class) anglaise, durant la période 1780-1832. Sa démarche est considérée comme le point de départ d’une histoire sociale « par le bas » mais aussi des subaltern studies.

E.P. Thompson  élabore une théorie de la formation des classes sociales qui met l’accent sur les liens que les individus tissent entre eux, dans le cadre de leur vie quotidienne.

L’historien ne nie pas l’influence des rapports de production sur la formation des classes sociales. Mais il leur dénie le rôle de facteur suffisant. Contrairement à une critique répandue, ce point de vue n’est pas opposé à celui de la sociologie marxiste.

Cette tradition sociologique distingue, en effet, entre « position de classe sociale » et « classe sociale ». Les rapports de production déterminent des positions de classe.

Dans un rapport d’exploitation, les individus impliqués occupent soit la position d’exploiteur, soit la position d’exploité. La notion de classe sociale, en revanche, implique que des individus occupant une position identique partagent aussi une « conscience de classe ». Cette conscience identitaire englobe la reconnaissance d’intérêts communs. Elle comprend aussi l’identification de classes dont les intérêts divergent de ceux de sa propre classe.

Les travaux de E.P. Thompson montrent que la classe ouvrière anglaise (working class) a été partie prenante de sa propre formation. Sur ce plan, ils n’entrent donc pas en contradiction avec la théorie marxiste. Il faut préciser, en outre, que l’historien réfute une définition strictement « subjectivante » ou « psychologisante » de la classe ouvrière.

Une classe n’existe pas seulement du fait du sentiment d’appartenance à un groupe.

Les membres de la classe ouvrière anglaise n’ont pas pris conscience de son existence après sa formation. Naissance et formation sont un seul et même phénomène. La position des individus dans la structure sociale tient un rôle central. Mais c’est le fait qu’ils vivent une expérience collective, formée d’actions, de valeurs, de traditions, d’utopies, de discours partagés qui est déterminant.

Ainsi la classe ouvrière naissante est constituée d’individus appartenant à des groupes sociaux différents : artisans urbains, ouvriers de l’industrie, employés de bureau… Ces individus partagent le fait d’occuper les positions d’exploités ou de dominés, dans les rapports sociaux. Mais c’est l’appropriation de trois grandes catégories de traditions et leur actualisation dans des actions concrètes qui permettent la formation de la classe ouvrière proprement dite.

Ces trois grandes traditions sont la revendication d’une égalité radicale issue de la politique des droits de l’homme, la projection vers un avenir utopique d’une société juste (puisée dans le millénarisme religieux) et l’usage rebelle de traditions économiques villageoises (partage de communs, solidarité…). Ces revendications s’actualisent concrètement dans la formation de clubs, d’associations culturelles, de partis et de syndicats ou encore sous la forme d’actions collectives comme des manifestations, des grèves, émeutes…

Pour E.P. Thompson, les classes ne peuvent avoir d’existence que sous la forme de processus historiques.

Elles se donnent à voir du fait d’expériences et de luttes qui sont partagées par des individus. Il en résulte que l’évocation de l’unicité d’une classe sociale doit s’effectuer avec un maximum de précisions spatiales et temporelles.

En gardant cette recommandation méthodologique à l’esprit, il devient difficile de parler des classes sociales en général. Par exemple, il est périlleux d’évoquer une classe ouvrière « universelle ». Comme les classes relèvent de contextes de formation spécifiques, elles sont toujours singulières. Le cas échéant, il est donc possible de parler de la classe ouvrière anglaise de la fin du 19è siècle ou de la classe ouvrière française de l’Entre-deux-Guerres…

Toutefois comme les classes sociales sont toujours en partie déterminées par les rapports de production, l’observateur peut essayer de mettre au jour des caractéristiques communes ou des expériences similaires, issues de contextes différents.

Ainsi, la notion de relation tient une place centrale dans la constitution des classes sociales.

Ces dernières n’apparaissent pas séparément les unes des autres pour ensuite entrer en des rapports d’opposition. A l’inverse, étant donné que les rapports sociaux jouent un rôle déterminant dans leur formation, elles se constituent dès le départ, en relation les unes avec les autres.

La classe ouvrière anglaise s’élabore au 19è siècle, dans le conflit qui l’oppose à la bourgeoisie marchande et proto-industrielle ainsi qu’à l’aristocratie terrienne. Les classes se construisent en se référant en permanence les unes aux autres. Elles dénoncent leurs agissements respectifs et se combattent sur le terrain des valeurs et du droit (solidarité contre individualisme possessif, égalité politique contre élitisme censitaire…)

Les classes sociales naissent partout et en toute époque de la même manière, mais jamais de façon identique.

Des individus vivent des expériences similaires, déterminées par leur position dans les rapports de production. Ces individus reconnaissent la nature commune de certaines de leurs expériences et de leurs intérêts. Ils traduisent ces derniers en termes culturels, sous la forme de valeurs, d’idées, de traditions. Ils les actualisent sous la forme d’institutions et de pratiques collectives. Ces différents niveaux d’élaboration s’effectuent dans l’opposition à d’autres individus dont les intérêts et les pratiques diffèrent des leurs.

© Gilles Sarter

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Position de Classe Contradictoire

Position de Classe Contradictoire

Erik Olin Wright a élaboré le concept de position de classe contradictoire afin de mieux rendre compte de la complexité de la structure de classe des sociétés capitalistes avancées.

Approche relationnelle des classes

La sociologie marxiste privilégie une approche relationnelle des positions de classe sociale. Elle les définit par les positions que les individus occupent dans le cadre de rapports sociaux donnés.

Le mode capitaliste est caractérisé par le rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs. La relation d’exploitation détermine deux positions de classe : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.

L’approche relationnelle des classes sociales doit être bien distinguée de l’approche graduelle qui est celle qui prévaut généralement dans les débats publics. Cette dernière se fonde sur la possession d’attributs (patrimoine, diplômes, revenus…) ou les conditions de vie des individus (ce qu’ils consomment, où ils habitent, les études qu’ils font…). Cette manière de dessiner un tableau de l’état des sociétés occulte un phénomène essentiel.

En effet, le point crucial n’est pas que les capitalistes possèdent plus de quelque chose (argent, terrains, bâtiments, machines…) que les travailleurs. Ce qui compte c’est qu’ils occupent une position spécifique dans un rapport social qui les définit en même temps qu’elle définit les travailleurs.

L’appropriation effrénée de richesses par une minorité n’est que la résultante de ce rapport social.

Positions de classe contradictoire

L’analyse des positions de classe en termes de rapport d’exploitation montre donc quelque chose de fondamental, au sujet du régime capitaliste. Il génère des intérêts antagonistes entre travailleurs et détenteurs de moyens de production.

Cet antagonisme s’actualise sous la forme de tensions voire de conflits ouverts. Toutefois, l’observation des conflits sociaux montre qu’on ne peut en rendre compte comme s’il s’agissait de confrontations qui opposeraient, d’un côté, des exploiteurs uniquement et de l’autre des exploités.

Nous voyons des directeurs qui délocalisent des usines, des DRH qui organisent des licenciements de masse, des consultants qui élaborent des plans de « restructuration », des cadres qui font régner une discipline délétère dans le travail…

De nombreux individus occupant la position de classe des exploités adoptent les intérêts des capitalistes, plutôt que ceux du salariat.

Erik Olin Wright a tenté de construire une matrice des positions de classe sociale qui rende mieux compte de la complexité des sociétés capitalistes avancées, sans toutefois abandonner l’idée du rôle structurant du rapport d’exploitation. Pour ce faire, il a utilisé trois critères discriminants : la propriété des moyens de production mais aussi l’autorité et la qualification.

Relation à l’autorité

Les capitalistes cherchent à obtenir une performance optimale du travail. Pour ce faire, ils s’appuient sur tout un appareil de domination (hiérarchies, surveillance, sanctions positives et négatives…). Toutes les décisions relatives à la production relèvent en dernier recours des propriétaires des moyens de production. Mais au sein des grandes et moyennes entreprises, leur autorité est déléguée à des directeurs, managers, superviseurs…

Bien qu’étant exploités, dans le rapport de production, les managers exercent leur autorité sur les autres travailleurs. Leur position de classe est contradictoire au sens où elle combine des caractéristiques des positions de travailleur et de capitaliste.

Plus on s’élève dans la hiérarchie des entreprises, plus le poids des intérêts du capital l’emporte sur celui des intérêts du salariat, dans la position de classe contradictoire.

Les PDG et managers, ceux que l’on appelle les travailleurs-riches (par détournement de l’expression travailleur-pauvre) n’occupent pas seulement des positions contradictoires sur la base de l’exercice de l’autorité, mais aussi sur celle de l’appropriation de l’effort du travail social.

Ils réussissent parfois à s’approprier une partie des entreprises au sein desquelles ils opèrent. Ils exigent d’être payés en parts de capital. Ils capitalisent des données, des informations stratégiques, des réseaux d’affaire et se constituent des équipes de collaborateurs, avec lesquelles ils peuvent menacer de quitter le navire. A travers ces mécanismes, on peut considérer que leurs conditions de rémunération présentent des similarités avec le mécanisme capitaliste d’appropriation des moyens de production.

Relation aux qualifications

Le deuxième critère de différenciation au sein de la classe des travailleurs concerne la qualification ou le niveau d’expertise. Les employés qui en bénéficient sont placés dans des positions d’appropriation privilégiées.

La première raison est liée au fait que l’expertise connaît différents niveaux de rareté sur le marché du travail. Notamment parce qu’elle est organisée par le système de distribution des diplômes et certificats. Ces restrictions ont pour conséquence que ceux qui possèdent des qualifications rares et recherchées reçoivent une rémunération supérieure.

La deuxième raison pour laquelle les experts s’approprient du surplus de l’effort de travail social est liée au fait qu’ils occupent des positions stratégiques dans l’organisation de la production. Il y contrôlent différentes formes de connaissance ce qui implique que leurs employeurs doivent s’assurer de leur loyauté.

Erik Olin Wright a souligné une faiblesse liée à son utilisation du concept d’expertise ou de qualification. Nous ne ne pouvons pas nous en servir pour fonder un rapport de classe. Dans le rapport d’autorité, il y a bien un dominant et un dominé. En ce qui concerne les connaissances ou les compétences, une telle relation n’existe pas. Il est donc difficile de trancher si les experts s’approprient un surplus du travail des autres employés où s’ils jouissent simplement d’une meilleure position.

Structure de classes

En utilisant les trois critères de différenciation (propriété, autorité, qualification), E.O. Wright dresse une matrice de douze positions de classe sociale :

– Propriétaires :
Capitalistes (+10 employés) ; Petits employeurs (2-9 employés) ; Petits bourgeois

– Employés :
Managers experts ; Managers qualifiés ; Managers non-qualifiés
Superviseurs experts ; Superviseurs qualifiés ; Superviseurs non-qualifiés
Experts ; Travailleurs qualifiés ; Travailleurs non-qualifiés

Dans les années quatre-vingt-dix, E.O. Wright a testé cette matrice en réalisant des grandes enquêtes dans six pays (USA, Canada, Suède, Norvège, Japon, Grande-Bretagne). Les analyses ont montré l’existence de structures de classe relativement similaires.

Les travailleurs-non qualifiés demeuraient partout les plus représentés de 35 à 50 %, selon les cas. Ce résultat était contre-intuitif, par rapport à l’idée reçue d’un accroissement continu des « classes moyennes ».
E.O. Wright, « Class counts », Cambridge University Press, 1997La représentation des travailleurs qualifiés était, elle aussi, importante mais plus variable de 10 % (Japon) à 22 % (Canada). Les différentes positions de managers étaient occupées par environ 12 % de la population, celles de superviseurs par 10 à 16 % des personnes interrogées. Enfin, une différence majeure était observable au Japon où la Petite-bourgeoisie était sur-représentée (23%) contre 5 à 7 % dans les autres pays.

Clarté des valeurs

Si nous concevons le monde social comme étant constitué de deux classes strictement opposées, exploiteurs/capitalistes et exploités/travailleurs alors il est aisé de construire un discours anticapitaliste fondé uniquement sur la notion d’intérêt de classe.

Et effectivement, il peut paraître évident que les intérêts en défaveur du capitalisme soient forts chez une large frange de la population qui occupe les positions les plus basses dans les hiérarchies et qui ne détient pas les qualifications qui sont valorisées par les organisations économiques.

En revanche, pour les nombreuses personnes qui occupent des positions de classe contradictoires les choses n’apparaissent pas de manière aussi tranchée.

En raison de la complexité des intérêts liés à ces positions, il y aura toujours des gens dont les motivations ne tomberont pas clairement d’un côté ou de l’autre de la barrière.

Comme l’adhésion de ces gens est importante pour la réussite d’un projet de transformation sociale, E.O. Wright en conclut que celle-ci ne pourra être acquise que sur la base de valeurs morales. La clarté sur les valeurs est essentielle pour rendre désirable les alternatives à l’organisation capitaliste de la société.

Pour Erik Olin Wright, le point d’entrée de la lutte contre le capitalisme doit être l’appel à la démocratisation des activités économiques et politiques. Cette démocratisation est conçue par lui comme le renforcement du pouvoir social. C’est-à-dire de la capacité des gens à s’associer de manière volontaire et égalitaire pour mener des actions collectives.

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Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des luttes. Bien que plus ancien, l’usage de l’expression est répandu, depuis les grèves de 1995. Plus proche de nous, en 2016, elle a été très utilisée dans le cadre du combat pour la protection du code du travail et de Nuit Debout. L’expression est explicite. Il s’agit de mettre ensemble des luttes afin de les faire converger vers un but commun.

Actuellement, la question de la concrétisation de cette stratégie est au centre de nombreux débats. Les convergences envisagées concernent au premier chef le mouvement des Gilets Jaunes, les personnels en grève des secteurs public et privé, les associations et collectifs de citoyens mobilisés contre le racisme, le sexisme, les violences policières, pour l’écologie mais aussi certains syndicats et partis politiques…

La convergence vise la mise en place d’un front uni, entre des acteurs qui semblent a priori avoir des objectifs communs.

Typologie des conflits politiques

Or c’est justement cette notion d’objectif qui mérite d’être clarifiée car en réalité elle ne va pas toujours de soi. Pour ce faire, on peut notamment s’appuyer sur les travaux que Robert Alford et Roger Friedland ont mené sur les conflits politiques.

Dans The Powers of Theory: Capitalism, the State, and Democracy (Cambridge University Press, 1985), les deux auteurs développent une typologie des conflits politiques, dans les sociétés capitalistes. Cette typologie permet de distinguer trois types d’objectifs qui sont en lien avec des luttes d’ordre systémique, institutionnel ou situationnel.

Pour illustrer leur théorie, R. Alford et R. Friedland utilisent la métaphore du jeu.

Luttes systémiques : quel jeu ?

Les conflits de niveau systémique peuvent être illustrés par la question du choix du jeu qui doit être joué. Imaginons un groupe d’amis qui décident de jouer ensemble. Ils possèdent un ballon. Ils peuvent jouer au football, au volley ou au basket-ball. Un débat s’engage entre les tenants des différentes options afin de déterminer à quel jeu ils vont jouer.

Les luttes sociales et politiques d’ordre systémique concernent le type de système social qui doit prédominer.

Dans les luttes systémiques s’affrontent révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Actuellement, elles s’articulent autour de trois grands axes politique, économique et écologique.

C’est ainsi que les mouvements qui s’inscrivent dans les traditions anarchistes, marxistes, communistes ou socialistes militent pour une sortie de l’économie capitaliste. Le Réseau Salariat et Bernard Friot, par exemple, proposent un modèle d’économie reposant sur l’appropriation collective des moyens de production et l’établissement d’un salaire à vie universel.

Sur le plan politique, ces mêmes penseurs et activistes avancent que l’économie capitaliste n’est pas compatible avec des institutions authentiquement démocratiques. Leur argument principal est qu’un individu aliéné économiquement ne peut pas être souverain sur le plan politique.

Concrètement, notre système politique actuel correspondrait plutôt à une oligarchie élective. Le changement systémique auquel aspirent ces militants concerne la mise en place d’une démocratie véritable. Par exemple, les tenants du municipalisme promeuvent l’établissement d’assemblées citoyennes qui décident au niveau local, qui se fédèrent à plus grande échelle et qui désignent des représentants facilement révocables.

Certains mouvements ajoutent en plus, la demande de changements systémiques d’ordre écologique. Zadistes ou militants de l’Écologie Sociale, ils prônent, tout à la fois, la sortie du modèle économique capitaliste, la mise en place d’une démocratie directe et l’abandon de la posture dominante de l’être humain vis-à-vis de son « environnement ».

Leur paradigme est illustré par le mot d’ordre : « Nous sommes la nature qui se défend ».

Luttes institutionnelles : quelles règles?

Le conflit sur le pouvoir institutionnel concerne la question des règles qui sont appliquées dans un jeu donné. Si des amis décident de jouer au basket-ball, quelles règles décident-ils d’appliquer ? En principe le jeu se joue sur deux paniers. Certains participants veulent appliquer cette règle car l’espace de jeu s’en trouve élargi. Mais d’autres membres du groupe ne veulent pas trop courir et préfèrent jouer sur un seul panier…

Les réformistes et les réactionnaires luttent pour le pouvoir institutionnel. Par exemple, le jeu de l’économie capitaliste peut être joué selon différentes règles. Elles sont importantes parce qu’elles offrent des avantages et des inconvénients aux différents types de joueurs qui sont impliqués dans le jeu (propriétaires d’empires industriels, patrons de petites entreprises, employés, chômeurs…) .

Ces questions peuvent se poser pour des variations à grande échelle. D’un côté, une économie capitaliste néolibérale, avec un État garant des intérêts des grandes entreprises et des établissements financiers, sans filet de sécurité pour les travailleurs, avec des services publics réduits et un développement du capital privé fondé sur une appropriation des biens communs (autoroutes, aéroports, barrages hydroélectriques…). De l’autre côté, un capitalisme du Welfare state qui essaie de concilier les intérêts des employés et des employeurs, qui met à disposition de tous des services d’utilité sociale et qui protège les communs.

Dans le cadre des sociétés capitalistes actuelles, ces variations concernent aussi le domaine politique. D’un côté, les États autoritaires gouvernent par ordonnances, réduisent les Assemblées à des théâtres d’ombres, contrôlent directement le pouvoir judiciaire et répriment les contestations. D’un autre côté, les État sociaux-démocrates sont plus ouverts au dialogue et au compromis. Ils respectent l’indépendance de la justice ainsi que l’équilibre des trois pouvoirs.

Luttes situationnelles : quels mouvements ?

Les conflits d’ordre situationnel concernent les mouvements des joueurs dans le cadre de règles données. Il s’agit du jeu tel qu’il s’engage concrètement. Chaque équipe, au cours de la partie de basket-ball, essaie de prendre l’avantage sur l’autre, de s’emparer et de conserver le ballon, de marquer des points…

Sur le plan politique et social, ces luttes peuvent concerner la défense ou la conquête d’intérêts collectifs, dans le cadre des règles fixées par l’économie capitaliste : revendications portant sur les niveaux des salaires, l’âge de la retraite, la détermination des taux d’imposition, la suppression de certaines taxes… Dans le même ordre d’idée, les revendications contre les discriminations et les violences policières, contre les grands projets inutiles, pour l’égalité salariale entre femmes et hommes… sont d’ordre situationnel.

Typologie et complexité du réel

Bien sûr les sociétés réelles sont très complexes. Il n’est pas toujours évident de trancher entre ce qui représente un changement de règles dans le système et ce qui représente un changement de jeu. Par exemple, l’addition de changements d’ordre socialiste dans l’organisation économique pourrait être interprétée comme une transformation (systémique) de la nature du jeu capitaliste, par des changements graduels (institutionnels) de ces règles.

De la même manière, il n’est pas toujours facile de déterminer si le combat d’une organisation porte plus sur la dimension systémique, institutionnelle ou situationnelle.

Cette détermination est d’autant plus délicate à opérer dans le cas de grandes structures. Les partis politiques ou les syndicats sont souvent parcourus par diverses tendances. Et les engagements des militants peuvent être sous-tendus par l’aspiration à une société plus juste aussi bien que par la défense de revendications immédiates.

Comme toutes les typologies celle de R. Alford et R. Friedland nous offre des éclairages ou des points de vue sur la réalité sociale. Elle ne peut pas rendre compte de l’entière complexité du réel.

Jaune couleur de la convergence

Parlant de point de vue sur la réalité, la convergence des luttes peut être envisagée par son sommet ou par sa base. Par le sommet, les organisations qui agissent comme des personnes morales essaient de s’entendre pour signer des tribunes et des revendications communes ou encore pour appeler à des actions collectives (grève générale…).

Mais si on envisage la convergence par la base, alors il faut constater que le mouvement des Gilets Jaunes constitue en lui-même une forme de convergence des luttes.

En effet, le mouvement rassemble, dans le cadre d’actions collectives, des personnes qui militent ou pas, dans des syndicats, partis politiques, associations et collectifs. Les objectifs de ces personnes prises individuellement sont d’ordres systémique, institutionnel ou situationnel. Cependant, au jour le jour, dans des assemblées, sur des ronds-points, à travers le Vrai Débat…, ils élaborent les revendications qu’ils portent ou vont porter ensemble.

© Gilles Sarter

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