pouvoir social

Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Le mot « peuple » est l’objet d’un conflit politique. Dans les « démocraties modernes », il est utilisé comme un opérateur de sujétion. L’État revendique d’agir au nom d’un peuple qui n’est invité à s’exprimer qu’au moment des élections. En revanche, dans les moments révolutionnaires, le mot « peuple » permet à une fraction sociale dominée de revendiquer en masse la démocratie sociale pour tous.

Ambiguïté d’un mot

Le mot « peuple » est ambigu. Dans des expressions comme « le peuple français » ou « le peuple kurde », il véhicule l’idée d’une identité trans-historique, culturelle ou ethnique. C’est l’ethnos grec ou le Volk allemand. Mais « peuple » désigne aussi la multitude, la masse, la foule, le plêthos grec qui constitue une force physique capable de modifier le cours de l’histoire.

« Peuple » supporte encore une autre ambivalence. Le peuple, c’est le peuple social, fraction des dominés et c’est aussi le peuple politique, composé de tous les citoyens. Cette ambivalence est présente dans le mot grec démos, sur lequel est construit « démocratie » qui signifie à la fois « le pouvoir des plus pauvres » et « le pouvoir de l’ensemble des citoyens ».

Cette ambivalence, nous permet de comprendre que « peuple » convient parfaitement pour exiger la transfiguration d’une partie en tout. Le mot est un opérateur révolutionnaire par lequel une fraction sociale dominée peut revendiquer en masse de jouer un rôle politique. Le peuple (social) n’est rien, mais il veut devenir tout (peuple politique).

Les révolutionnaires soutiennent que la démocratie universelle n’est pas atteignable si le « peuple social » en est exclu. La seule démocratie véritable ne peut être que la démocratie sociale.

Forçage sémantique lors de la Révolution

Gérard Bras explique qu’en langue française, ce forçage sémantique autour du mot « peuple » a eu lieu au 18ème siècle.

A cette époque, le mot est devenu si péjoratif que Jaucourt écrit dans L’Encyclopédie qu’il n’y a plus que les laboureurs et les ouvriers qui se disent du peuple. Rousseau cependant s’en revendique à titre personnel. Il dit de lui-même qu’il « est peuple ». Et dans Du Contrat social, il réinstalle le peuple social, méprisé par les Grands, comme concept politique, en affirmant qu’en République, c’est le peuple qui est souverain.

Adoptant une perspective similaire, Mirabeau soumet, en juin 1789, une motion à l’Assemblée des Communes. Il propose aux députés du Tiers de se constituer en « Assemblée du peuple français ». Dans le cadre des États Généraux, convoqués par Louis XVI, ces derniers ont refusé le vote par ordres séparés et réclamé un vote par tête, dont la noblesse et le clergé n’ont pas voulu pas.

Les députés du Tiers tentent de comprendre comment ils peuvent se constituer en représentants d’un tout alors qu’ils sont représentants d’une fraction. Pour Gérard Bras, Mirabeau a saisi que parler au nom du peuple permet d’engager la configuration politique de ce dernier.

Gérard Bras, Les voies du peuple, Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

Le sens social de « peuple » (avili et méprisé par la noblesse) ne fait pas obstacle à la possibilité de sa promotion politique. La tâche des députés consiste à s’en revendiquer pour l’ennoblir alors même qu’un peu partout dans le royaume la contestation de la foule qui est la seule force effective gagne en intensité.

La motion proposée par Mirabeau est rejetée. Mais de 1789 à 1794, le mot « peuple » devient un élément majeur du langage révolutionnaire. De péjoratif, il finit par désigner le nom de la masse configurée en sujet politique. Le peuple s’est donc élaboré comme corollaire de la représentation.

La volonté populaire s’est donnée à entendre par la voix de ceux qui se sont constitués comme ses représentants. Les révolutionnaires ont forgé de nouvelles institutions, à la fois en s’autorisant de la force de la multitude et en se soumettant à sa pression (pétitions, manifestations, insurrections…).

Principe de droit et affect

La promotion du peuple à travers la séquence révolutionnaire repose sur une double ambivalence. Premièrement, le même mot désigne à la fois le tout et la partie. Deuxièmement, il sert de nom à un principe de droit et réalise une union en suscitant des affects.

« Peuple » devient un principe de droit en fondant le pouvoir des députés. Il permet aux députés, qui ne sont que représentants du Tiers, de se constituer en représentants du peuple tout entier. En s’autorisant à parler et à agir au nom du peuple, les députés réalisent un double geste. Ils constituent le peuple comme principe de la décision politique. Et ils constituent l’Assemblée comme lieu de la décision effective. Juridiquement, parler au nom du peuple, c’est constituer un peuple.

Mais la parole énoncée au nom du peuple est aussi chargée affectivement. Elle rend sa fierté à la fraction dominée qui se reconnaît comme composant le peuple. L’auto-proclamation des députés en représentants du peuple permet aux représentés de passer du sentiment d’indignité à l’indignation et de l’indignation à la fierté d’être soi, du mépris à la reconnaissance sociale et politique.

Gérard Bras reconnaît, dans cette invention du peuple en politique, la matrice qui organise la politique moderne, entre les deux pôles constitués par les masses et les institutions, la protestation hors du pouvoir légal (manifestations, grèves, insurrections…) et le parlementarisme. Les « démocraties modernes » se définissent principalement comme des régimes de la représentation, occultant ainsi la contestation « par la rue » et la participation comme mécanismes importants de la démocratie véritable.

Politique du peuple

Le concept politique de « peuple » n’a pas par soi de vertu émancipatrice, ni l’inverse. Il peut devenir un opérateur de sujétion quand le pouvoir l’accapare pour parler et agir en son nom. C’est le cas lorsque le « peuple » est posé face à l’étranger et qu’il est pris dans des frontières. A ce titre, il n’existe que par l’État qui le représente.

C’est aussi le cas lorsque le discours hégémonique sur « l’État de droit » le réduit à l’Un du corps électoral, maintenu sous le pouvoir étatique: « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où? Comment? (…) c’est tout simplement la négation de la France! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » (allocution du président de la République du 31 décembre 2018)

Lire aussi « La démocratie sauvage »

A l’inverse, le concept de « peuple » peut libérer une force d’émancipation. Il le peut s’il devient le nom d’un agir collectif et si la politique conduite en son nom ne se réduit pas à une simple stratégie de prise des commandes de l’organisation étatique.

Une véritable politique du peuple se manifeste quand une multitude de citoyens-sujets se soustrait à la sujétion, pour viser la liberté à travers l’égalité (la liberté de la puissance collective et non celle de la concurrence entre individus) et que, ce faisant, elle pose la question de la délibération publique, de chacun à égalité avec chacun.

Gilles Sarter

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L’infra-politique et la résistance souterraine

L’infra-politique et la résistance souterraine

Avec la notion d’infra-politique, l’anthropologue James C. Scott veut attirer l’attention sur les luttes politiques qui sont conduites quotidiennement par les groupes subalternes, dominés, oppressés ou exploités.

Une action politique discrète mais élémentaire

A ce sujet, voir un article sur les subaltern studies

Le terme infra-politique évoque l’idée d’une action politique qui est discrète. Les groupes subalternes ont, en effet, toutes les raisons de craindre d’avancer leurs opinions et leurs actes de résistance à visage découvert. Dans bien des situations, la discrétion paraît mieux adaptée face aux groupes dominants qui sont mieux armés pour remporter une lutte ouverte.

Le déguisement ou l’opacité peuvent donc être des vrais choix tactiques.

L’idée d’infra-politique renvoie aussi à la notion d’infra-structure. L’infra-politique fournit, en effet, les bases ou les fondations culturelles ou sociales sur lesquelles se construisent les actions politiques plus visibles ou transparentes.

La logique de l’infra-politique

Pour James C. Scott, l’infra-politique est essentiellement une forme stratégique que la résistance des subalternes doit adopter lorsqu’ils sont soumis à un trop grand danger.

Cette stratégie impose alors une logique et des modalités pratiques totalement différentes de celles que la pensée commune attribue à l’activité politique publique, dans les démocraties libérales modernes.

Ainsi, toutes les actions infra-politiques prennent des formes qui sont conçues pour dissimuler les véritables intentions, derrière un sens apparent. Il y a là deux grandes différences avec la politique transparente.

Premièrement, les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Ainsi, aucune ligne symbolique n’est tracée publiquement et aucune revendication n’est clairement formulée. L’esclave ou le colonisé ne peuvent pas dire ouvertement « l’ennemi c’est l’esclavagiste ou « l’ennemi c’est le colon ». Ils ne peuvent pas non plus revendiquer de manière publique la fin de l’esclavage ou la décolonisation.

Deuxièmement, dans le cadre de l’infra-politique, les personnes n’agissent jamais au nom du groupe dominé ou opprimé. Cela serait contre-productif. Si les colonisés occupent un lopin de terre du colon ou si les serfs braconnent dans les forêts du seigneur c’est pour « vivre » ou pour « survivre », ce n’est pas pour revendiquer l’émancipation de leur groupe.

Lire aussi un article sur la naissance de la classe ouvrière en G.B.

De manière générale, face à la domination matérielle (appropriation du travail, des récoltes, expropriation des terres…), la résistance publique peut prendre la forme de grèves, de rébellions ouvertes, de manifestations, de pétitions… La résistance infra-politique prend, quant à elle, la forme d’un faible empressement à s’exécuter, de squats, d’occupations ou encore d’appropriations masquées…

Face à la domination statutaire ou symbolique, l’infra-politique n’agit pas par la promotion publique de l’égalité ou par la récusation transparente de l’idéologie dominante, mais par des contes populaires de vengeance, l’utilisation symbolique de rituels d’agression ou de carnavals, par des ragots, des rumeurs ou par le développement de cultures dissidentes.

Une organisation erratique

Sur le plan pratique, la logique de l’infra-politique est de ne pas laisser de traces. Il n’y a pas d’écrits à saisir, les échanges sont oraux et de l’ordre de la conversation. Il n’y a pas de chefs ou d’élites désignées dont on pourrait établir la liste et que l’on pourrait arrêter. Le leadership est informel.

Il n’y a pas non plus d’organisation à démanteler. Comme l’activité au grand jour est exclue, elle est élaborée au sein de réseaux informels, dans les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues de travail. Les attroupements au marché, au café, aux lieux de culte, les assemblées de quartier ou de village, les célébrations et festivités fournissent des structures de rencontre et une couverture à l’activité de résistance.

Une vraie politique

Dans les démocraties libérales modernes, l’activité reconnue comme « politique » concerne généralement l’action politique transparente qu’elle soit parlementaire, gouvernementale ou partisane et électorale. Par ailleurs, les formes bien visibles de contestation, de revendication ou de protestation comme les manifestations, les grèves ou les émeutes captent facilement l’attention des grands médias.

Lire « Pour une politique de la dignité« 

En revanche, la plus grande part de la vie politique active des groupes subalternes est rarement reconnue comme politique. Une des raisons à cela est que les libertés formelles d’expression et d’association ont en principe réduit les difficultés et les risques à s’exprimer publiquement sur des sujets politiques. Dès lors, ce qui n’est pas porté sur la place publique n’apparaît plus comme appartenant au domaine du politique.

Pourtant, la vaste majorité des gens sont encore pris dans des rapports de sujétion de tous ordres (économiques, racistes, sexistes ou encore d’âge).

Pour les groupes opprimés, marginalisés ou paupérisés l’expression politique au grand jour est loin de constituer la part la plus importante de leur activité politique.

Et, en effet, l’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière. Elle répond à des plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés que les activités auxquelles on réserve la qualification « politique », dans les démocraties libérales.

Un autre point de vue

Pour J. C. Scott, l’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées nous fait passer à côté de cet espace immense qui s’étend entre l’inactivité et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des subalternes.

Cette attention ciblée aux résistances et revendications transparentes ne permet pas de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de fleurir sur la scène publique. Ainsi, les bouleversements des mouvements pour les droits civils et pour le Black Power des années 60 ne sont pas compréhensibles si on ne comprend pas le rôle des discours en coulisse parmi les étudiants, les hommes d’église, les paroissiens noirs.

L’infra-politique doit être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique.

Sans cette composante élémentaire, l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie, la persécution, l’exploitation ou la domination qui sont le sort commun de la plupart des femmes et des hommes, c’est la seule et véritable vie politique.

Gilles Sarter

Source:

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam.

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Les caractères fondamentaux du populisme

Les caractères fondamentaux du populisme

Le populisme doit être abordé selon l’approche de la sociologie historique. A ce titre, Federico Tarragoni milite pour une démarche de comparaison des mouvements politiques actuels, avec les caractéristiques fondamentales des expériences historiques et avérées du populisme.

Réalités historiques du populisme

« Populisme » est une catégorie qui désigne des réalités historiques bien précises. Trois expériences ont été unanimement pensées comme « populistes », à la fois par leurs acteurs, par leurs contemporains et par les historiens spécialistes des aires géographiques concernées. Il s’agit du narodnitchestvo russe, du People’s Party états-unien et des régimes nationaux-populaires en Amérique latine.

Le narodnitchestvo (1840-1880) est un mouvement qui cherche à soulever la paysannerie contre l’autocratie tsariste. Dans son idéologie, il prend le « mir », la commune rurale, qui fonctionne comme une « démocratie des producteurs », pour modèle d’organisation sociale.

Le People’s Party (1877‑1896) résulte de l’alliance de trois mouvements. Des fermiers endettés du Midwest et du Sud protestent contre l’intensification de l’agriculture et sa mise sous tutelle des trusts industriels et des banques. Ils s’organisent en coopératives de production et d’échange, visant une indépendance économique. Ils s’allient avec des syndicats ouvriers (Knights of Labor) et avec des organisations féministes. Ensemble, ils créent un parti qui se présente aux élections présidentielles de 1892 et 1896. Entre autres mesures, le People’s Party réclame une politique monétaire adaptée aux nécessités de l’économie réelle, la nationalisation des chemins de fer et de la poste, le droit de vote pour les femmes, l’élection directe des membres du Sénat, un droit d’initiative référendaire et un impôt progressif.

Federico Tarragoni, Propositions pour une sociologie historique du populisme, Revue européenne des sciences sociales, 2020/2 Les régimes nationaux-populaires d’Amérique latine (1930-1960) – péronisme argentin (1945-1954), gétulisme brésilien (1930-1945), cardénisme mexicain (1934-1940), adécisme vénézuélien (1945-1948), etc – constituent la seule expérience historique du populisme accédant au pouvoir. Tous ces gouvernements se caractérisent par un leadership charismatique, par un élargissement des droits civiques (notamment aux femmes), par la mise en place de vastes programmes de démocratisation de la culture et par des politiques sociales en faveur des travailleurs.

Vers un idéal-type

Une analyse historique et sociologique de ces trois expériences populistes pourrait conduire à l’élaboration d’un idéal-type du populisme. Idéal-type qui selon la méthode de Max Weber pourrait être confronté intellectuellement à la réalité des mouvements sociaux ou politiques actuels. Même si ce travail n’a pas encore été complètement accompli, une caractéristique fondamentale commune a été remarquée par Margaret Canovan (Populism, 1981).

Selon la politiste, le plus petit dénominateur commun entre les trois populismes historiques est leur aspiration radicalement démocratique. Cette aspiration s’appuie sur une conception qui fait primer l’esprit utopique (« redemptive », rédempteur) sur l’esprit pragmatique.

Depuis la construction des démocraties modernes, ces deux esprits coexistent de façon plus ou moins antagonique. L’esprit utopique forme la dimension radicale ou le projet d’autonomie de la démocratie, avec sa recherche d’une « liberté intégrale », d’une « égalité réelle » et d’une « souveraineté populaire effective ». Quant à l’esprit pragmatique, il ordonne les dispositifs, les institutions, les procédures qui visent l’établissement d’un ordre politique stable.

Aspiration démocratique

D’un côté, donc, les mouvements populistes historiques contestent la légitimité des gouvernements en place et réactivent la conception utopique de la démocratie radicale et de la souveraineté populaire. De l’autre, les gouvernants utilisent, contre eux, l’argument pragmatique, selon lequel l’ordre en place serait l’expression la plus stable de la volonté populaire.

C’est ainsi que le narodnitchestvo milite pour une « démocratie sociale » caractérisée par l’élargissement des libertés (de la presse, de l’opinion, d’association…), la réalisation de l’égalité par l’abolition des privilèges et la mise en acte de la souveraineté populaire, par la généralisation à toute la société du système du « mir ». Cette poussée de l’esprit utopique se produit au moment d’une crise politique. Alexandre III affranchit les serfs (1860) pour éviter une grande révolution paysanne. Le tsar tente ainsi de garantir la stabilité du système politico-administratif en place.

La même analyse s’applique aussi au People’s Party qui oppose une « république des producteurs » à la « république du capitalisme monopolistique des partis démocrate et républicain ». Quant aux mouvements populistes latino-américain, ils cherchent à fonder la République sur la base des droits civiques, culturels et sociaux, au moment où, des régimes oligarchiques libéraux, inféodés aux intérêts économiques internationaux, connaissent une crise profonde.

Contre l’instrumentalisation du mot « populisme »

Le terme « populisme » désigne une réalité historique bien précise. Malgré cela, il est utilisé d’une manière inflationniste qui finit par le délester de son historicité.

Sur ce sujet lire l’article « Populisme une qualification confuse« Nous noterons en particulier son usage actuel comme catégorie « valise » qui sert surtout à disqualifier les mouvements les plus démocratiques en les associant aux plus réactionnaires ou à valider l’idée d’une indistinction entre la « gauche » et la « droite » ou encore à généraliser une peur et une hostilité vis-à-vis de toute contestation populaire. Pour F. Tarragoni, une forme profonde de mépris pour la démocratie elle-même avance masquée derrière ces utilisations instrumentales du mot « populisme ».

La rigueur intellectuelle impose d’abandonner ces mésusages. En toute rigueur, le qualificatif « populiste » ne peut servir à qualifier un mouvement politique ou social que si et seulement si celui-ci présente suffisamment d’homologies idéologiques et fonctionnelles avec l’idéal-type du populisme d’hier.

A ce titre, il paraît difficile de classer sous la rubrique « populiste » les mouvements qui se construisent sur des visions ethno-nationales, religieuses ou identitaristes du peuple. De même l’expression « populisme de droite » a tout d’un oxymore. Le défi que F. Tarragoni lance à la recherche sociologique consiste précisément à distinguer entre populisme et démagogie, nationalisme ou post-fascisme.

De son point de vue, la comparaison avec le populisme opère plus aisément pour les mouvements qui s’appuient à la fois sur la volonté de constituer un peuple démocratique et sur un clivage entre conceptions utopique et pragmatique de la politique. Il pense ici au courant démocrate conduit par Bernie Sanders, au courant travailliste conduit par Jeremy Corbyn, à Podemos, Syriza, Cinq étoiles ou encore à La France insoumise.

Gilles Sarter

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Participation et Démocratie

Participation et Démocratie

La théorie de la démocratie participative est tributaire de deux traditions qui sont difficiles à concilier. En 1970, Carole Pateman a décrit, dans Participation and Democratic Theory, ces deux grandes traditions participationnistes, celle du socialisme révolutionnaire et celle du contrat social.

La participation dans le socialisme révolutionnaire

Du socialisme révolutionnaire, Carole Pateman retient l’idée fondamentale qu’un régime démocratique ne peut exister que dans une société démocratique. Autrement dit, pour être effective , la participation à la décision doit s’étendre à l’ensemble des activités sociales et notamment aux activités de production et d’échange.

Cet aspect de la participation étendue à la sphère économique est généralement occulté dans les débats actuels sur la démocratie participative. Pourtant les germes de cette participation existe déjà (syndicats, prud’hommes, conseils d’entreprise, gestion paritaire…) bien qu’ils soient de plus en plus battus en brèche.

La tradition participative socialiste est ancienne. La volonté de réalisation de l’autonomie et de l’égalité politique s’est élaborée dans les sociétés de secours mutuels et dans les associations ouvrières dès les années 1830 – 1840, avant d’être relayée par les syndicats et les partis politiques de masse.

Samuel Hayat, Démocratie participative et impératif délibératif: enjeux d’une confrontation, La Démocratie participative, La Découverte, 2011

Samuel Hayat formule deux hypothèses pour expliquer l’oubli relatif de ce trait commun qui unissait les différentes écoles socialistes et communistes révolutionnaires.

Premièrement, l’occultation de la logique participative tiendrait justement à la demande d’extension de la démocratie à l’ensemble de la société, contre son cantonnement aux formes légiférantes et consultatives. Deuxièmement, elle s’expliquerait par l’accent mis sur une conception instrumentale des intérêts de classe. Dans la perspective de construire une conscience de classe ouvrière, l’argumentaire révolutionnaire oppose l’ « intérêt général », compris comme « intérêt des dominants », aux intérêts de la classe laborieuse.

La participation et le contrat social

Cette référence à des intérêts particuliers entre en conflit avec une seconde tradition forte de la démocratie participative. Carole Pateman trouve chez Rousseau l’un des fondateurs de cet autre courant de la théorie moderne participationniste.

Selon la conception antique de la démocratie, la politique est considérée comme étant une activité désirable en soi. Elle permet d’éduquer les citoyens, de les doter d’instruments d’auto-gouvernement et de les habituer à fonder leurs décisions sur l’intérêt général, plutôt que sur leurs intérêts particuliers. C’est ainsi, que dans le Contrat social, Rousseau propose d’augmenter la « part de volonté générale » dans la « part de volonté individuelle » de chacun.

Pour Rousseau, la démocratie participative s’entend donc comme participation à la définition des principes de base de la société et non pas comme participation aux affaires politiques courantes. Concrètement, elle s’applique à la productions de normes juridiques, dans des conditions très restrictives. Elle ne concerne pas la prise de décisions sur le contenu des activités sociales et économiques.

La délibération sur les questions de société

Cette conception se retrouve chez les théoriciens contemporains de la démocratie délibérative. John Rawls, notamment, reprend dans sa Théorie de la Justice, l’idée selon laquelle la participation à la délibération politique a pour but de faire en sorte que l’intérêt général domine dans les lieux de production des lois. Par la délibération, les individus sont amenés à privilégier la recherche de principes communs de justice, plutôt que leurs intérêts particuliers.

Dans les débats actuels sur la démocratie, la participation des citoyens s’entend principalement comme délibération sur les grandes « questions de société », avec l’idée sous-jacente de renforcer la prédominance de l’intérêt général.

Cette orientation est prise au détriment des potentialités émancipatrices et révolutionnaires qui étaient portées par la tradition socialiste de la démocratie participative, étendue à toutes les sphères d’activités sociales.

Réactiver la conception radicale de la démocratie participative

Toutefois, la réactivation de cette conception radicale de la démocratie participative est toujours possible. Pour ce faire, Samuel Hayat propose d’effectuer un retour critique sur les dispositifs participatifs existants et sur leurs critères d’évaluation.

S. Hayat formule l’hypothèse qu’en appliquant cette démarche, nous diminuerons peut-être notre attention aux démarches « du sommet vers la base », « analgésiques », fondées sur la recherche procédurale d’une prise de décision parfaite qui forment la quasi-totalité des dispositifs existants.

Collectivement, nous accorderons peut-être davantage d’intérêt aux mouvements « de la base vers le sommet », de résistance et de revendication qui pour l’instant sont stigmatisés en raison de leur caractère agonistique et qui à la recherche du statu quo substituent la recherche de l’émancipation ou de la transformation sociale.

Gilles Sarter

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Abstention j’écris ton nom

Abstention j’écris ton nom

Abstention et crise de la représentation

C’est un fait, le régime politique du gouvernement représentatif n’a jamais été aussi répandu sur la planète. Mais cela ne l’empêche pas de connaître une crise de légitimité qui se concrétise par des taux d’abstention massifs lors des élections.

Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, La Découverte, 2011

Avec les scrutins régionaux et départementaux de 2021, l’abstention a atteint un niveau historique en France. Au cours de ces élections, deux tiers des électeurs inscrits se sont abstenus ou ont voté blanc. Plutôt que d’avancer d’improbables explications conjoncturelles (l’« effet covid-19 »), il vaut mieux revenir sur les causes structurelles d’une crise de la représentation qui n’en finit pas.

« Gouvernance » néolibérale

Depuis le milieu des années 1970, les politiques néolibérales ont propulsé le capitalisme vers un nouveau régime d’accumulation qui fait la part belle au capital financier. Ces politiques ont eu des conséquences désastreuses : accroissement des inégalités et de la précarité des travailleurs; gonflement de la bulle financière qui a éclaté une première fois en 2008-2009, déclenchant une crise économique majeure ; dérèglements écologiques et climatiques avancés qui mettent en péril les conditions de vie sur Terre.

Ces politiques néolibérales sont conduites sous le masque d’une « gouvernance » éclairée et raisonnable, qui reposerait sur un consensus d’experts économiques et scientifiques. Or ce masque s’effrite depuis qu’une large frange de la population comprend que cette « gouvernance » n’est dépolitisée qu’en apparence. Les décisions et orientations choisies résultent bien de politiques néolibérales élaborées pour profiter au grand capital. Dès lors, l’abstention est alimentée par le constat de la continuité de cette politique, quel que soit le parti accédant au pouvoir, depuis une quarantaine d’années.

Décrochage politique des classes populaires

Alors que les inégalités sociales s’accroissent, l’identité des classes populaires semble s’effacer. Cet effacement a été favorisé par la restructuration des processus productifs, par la mise en question des modèles pyramidaux et autoritaires des organisations politiques et syndicales et par l’impuissance de leurs responsables à défendre les intérêts matériels de la classe des travailleurs. Cette classe a fini par déserter ces organisations qui avaient joué un rôle central dans la construction de son identité.

Depuis quelques décennies, les politiciens avaient donc fait leur deuil des classes populaires. Ils pensaient que les élections se jouaient sur les classes moyennes, plus enclines à aller voter. Quand la reconquête de l’électorat populaire est revenue à l’ordre du jour, plutôt que de travailler à améliorer sa reconnaissance sociale et ses conditions matérielles d’existence, une partie des dirigeants politiques a choisi de jouer sur des thèmes de substitution, comme le conservatisme, l’idéologie sécuritaire, le nationalisme, l’identitarisme. Jusqu’à présent et bien qu’ils deviennent hégémoniques dans les grands médias de masse, ces thèmes n’ont pas convaincu les classes les moins favorisées (et encore moins les jeunes) de retourner aux urnes.

Effondrement de la prétention à l’expertise

Jusqu’aux Trente Glorieuses, l’État français était résolument scientiste. Le monopole de la décision publique par la classe politique et les experts était justifié par l’auto-proclamation de leur « compétence » technique et administrative.

Cet argument n’est plus recevable à l’heure où le développement de l’économie capitaliste et l’usage des technologies qui lui sont adossées ont créé des bouleversements écologiques et climatiques irréversibles. A ce titre, la crise provoquée par le covid-19 a démontré de manière éclatante que les choix gouvernementaux n’ont pas été opérés en fonction d’objectifs uniquement sanitaires, mais aussi selon des considérations opportunistes et politiques (sur ce sujet voir Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie).

La prise de conscience de l’usage des sciences et des techniques, selon des orientations qui sont idéologiques (donc discutables) et non pas neutres, réduit à néant la prétention à gouverner au titre d’une compétence ou d’une expertise. Pour cette raison, le fondement du gouvernement représentatif qui est le postulat du gouvernement par les plus « compétents » se retrouve affaibli.

Obstacle idéologique

La crise de la légitimité du système électoral a aussi des causes idéologiques. La mobilisation des électeurs ne repose pas seulement sur des logiques utilitaristes et la défense d’intérêts. Elle dépend aussi de la promotion de valeurs et d’idéaux qui engagent à croire dans la possibilité d’un monde meilleur et qui permettent de cristalliser des identités collectives.

Ces idéaux politiques et ces utopies réalisables, capables d’agréger les électeurs autour d’une opinion majoritaire, semblent faire défaut. Même s’ils existent, comme le désir de justice sociale, il semble leur manquer de trouver une concrétisation partisane ou électorale durable.

Causes internes au système politique

La classe politique apparaît comme étant de plus en plus marquée par des pratiques, un mode de vie et un fonctionnement social qui lui est propre. Pierre Bourdieu avance qu’elle s’est constituée en un champ social presque autonome et coupé du reste de la société. Les femmes et les hommes politiques agiraient, au sein de ce champ, en étant orientés par des habitus et des stratégies de captation et de reproduction du pouvoir qui leur sont particuliers, au regard de l’ensemble des gens.

La longévité des responsables politiques, leurs candidatures répétées à des positions électorales, le cumul des mandats, la quasi-absence des minorités visibles, la sous-représentation des travailleurs et des femmes et à l’inverse la sur-représentation des hommes de plus de cinquante ans sont perçus par les électeurs comme autant de carences fortes du mode de gouvernement représentatif.

Par ailleurs, le régime présidentialiste français avec son exécutif presque omnipotent discrédite l’idée même d’un débat démocratique. Quant à la couverture médiatique qui favorise la recherche de l’événement, elle rend difficile l’organisation de débats de fond nécessaires pour régler les problèmes structurels.

Finalement, Yves Sintomer constate que le système politique semble tourner à vide. Il apparaît comme étant mû seulement par des querelles de pouvoir et des ambitions personnelles qui sont servies par des appareils partisans.

Tendance participative

Au cours des dernières décennies, le manque d’imagination institutionnelle face à l’abstention croissante a été éclatant. Les règles du jeu politique n’ont connu aucune modification notable. Des innovations démocratiques, notamment les pratiques participatives, ont vu le jour, mais seulement au sein de mouvements sociaux et à l’écart des institutions de la République.

Ce constat dément la vision pessimiste, propagée par une partie de la classe politique et par les grands médias, d’une crise de la représentation découlant de la montée de l’individualisme, du repli sur soi et la recherche d’intérêts strictement personnels, notamment chez les jeunes.

Cette revendication en faveur de la démocratie participative ne repose pas seulement sur la critique de la propension des représentants à déposséder les représentés du pouvoir qu’ils leur ont confié. Elle implique des idéaux qui lui sont propres : les citoyens sont capables de se gouverner eux-mêmes et l’autonomie collective doit être maximisée.

Cette revendication a sa propre histoire qui est différente de celle du gouvernement représentatif. Elle possède des moments fondateurs plus ou moins mythiques (les Révolutions françaises, la Commune, la Résistance, les Conseils ouvriers et communaux…), ses théories et ses imaginaires socialistes et anarchistes, ses théoriciens et ses acteurs, ses questionnements et ses contradictions intrinsèques.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Gouvernement représentatif et Engagement partisan

Gouvernement représentatif et Engagement partisan

Le gouvernement représentatif, dans l’idée de ses créateurs, n’était pas une forme de démocratie. Toutefois, la désignation des gouvernants par des élections fait de la légitimité à gouverner une affaire d’opinion. Ce faisant, elle introduit un principe démocratique. Dès lors, l’enjeu pour la démocratie consiste à élargir les possibilités de participation des citoyens aux décisions, tout en développant leur engagement partisan.

Les titres à gouverner et les chances de vie

Dans La Haine de la Démocratie, Jacques Rancière avance que tout gouvernement est au bout du compte oligarchique. Il repose sur la domination d’un petit nombre qui prétend détenir des titres à gouverner qui découlent de la naissance, de la richesse ou du savoir…

Max Weber déroule une réflexion similaire dans Économie et Société. Mais, il utilise la notion de « chance de vie » (Lebenschance). Elle fait référence à ces privilèges (force physique, fortune, éducation…) qui peuvent prédisposer leurs détenteurs à faire partie des dominants. L’expression « chance de vie » appartient au vocabulaire des probabilités. Le sociologue insiste ainsi sur l’inégalité de la répartition statistique de ces privilèges.

Max Weber dit observer que les personnes qui jouissent d’une situation favorable ressentent la nécessité de présenter cette faveur comme légitime ou méritée. Et a contrario, ils ont besoin de présenter les privilèges négatifs (maladie, pauvreté…) comme imputables à la responsabilité des personnes concernées. Ce mécanisme existe aussi dans le cadre des relations entre groupes humains qui sont positivement ou négativement privilégiés.

Finalement, l’existence de toute domination ou de tout gouvernement serait tributaire de son autojustification par l’invocation de principes de légitimation que sont les chances de vie ou les titres à gouverner.

Les sans-titres et le gouvernement représentatif

Cependant, aucune chance de vie, ni aucun titre à gouverner n’inclut en lui-même le principe de sa supériorité sur les autres. En fonction du principe que l’on retient, le savant peut commander à l’ignorant ou le riche gouverner le pauvre… Mais, le savant ne peut commander le riche, ni inversement le riche gouverner le savant…

Il est donc impossible de dire quelle chance de vie ou quel titre à gouverner devrait l’emporter sur tous les autres. Jacques Rancière en conclut que la seule instance habilitée à trancher est celle qui ne possède aucun titre à gouverner. En effet, les personnes sans titre sont les seules à ne pas être à la fois juges et parties.

En somme, la procédure du choix par « n’importe qui » forme la qualité démocratique du gouvernement représentatif.

Le principe démocratique du gouvernement représentatif

Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Champs essai.Pour ses fondateurs (Madison, Sieyès…), au tournant du 18è siècle, aux États-Unis et en France, le gouvernement représentatif, aussi appelé « république », n’était pas une modalité de la démocratie mais une forme essentiellement différente et de surcroît préférable à cette dernière.

Il n’empêche. Même si l’élection ne rend pas les citoyens souverains, même si elle ne détruit pas le principe oligarchique du gouvernement, elle dénaturalise quand même les formes de domination qui reposaient sur des titres. Elle en fait une affaire d’opinion. Le gouvernement représentatif est légitimé par le principe démocratique puisque ceux qui accèdent au pouvoir sont désignés par « n’importe qui ».

En même temps, ce principe démocratique tend aussi à saper la légitimité du gouvernement représentatif. En effet, les sujets demandent en permanence l’élargissement du champ de la prise en compte de leurs opinions. Cette demande culmine dans la revendication pour la mise en place d’une démocratie radicale. Si « n’importe qui » peut élire les gouvernants, « n’importe qui » peut aussi décider pour ce qui l’engage au titre de la vie collective.

L’engagement partisan

Samuel Hayat, Démocratie, Anamosa.Samuel Hayat souligne que la création des partis politiques de masse est un autre phénomène social qui a contribué à la dénaturalisation des titres à gouverner. La compétition entre partis révèle la contingence de ces titres. Ils ne reposent sur rien d’autres que sur l’opinion toujours changeante de la majorité. Pour cette raison, il est important de reconnaître la légitimité de la lutte partisane.

Reconnaître, la légitimité de prendre parti et donc de prendre des partis opposés, c’est prévenir toute possibilité de retour à un pouvoir fondé sur un titre absolu.

Les partis ont aussi contribué à déconstruire l’idée d’un peuple unique. La compétition partisane divise la société en groupes qui portent des opinions et des conceptions politiques différentes. Encore une fois, l’engagement partisan en venant diviser les citoyens constitue un facteur important de démocratisation. Il empêche la constitution d’un pouvoir absolu qui serait fondé sur l’idée d’un peuple indivisible (« un peuple, une terre, un guide« …)

L’enjeu pour la démocratie

Ce qui pose problème pour envisager la réalisation de la démocratie, c’est le lien entre la professionnalisation de la politique et le fait partisan. A l’origine, les partis étaient des regroupements de députés. Petit à petit, ils se sont ouverts aux masses sur la base du partage d’opinions (libérales, conservatrices, progressistes, socialistes…). Mais cette ouverture avait aussi pour objectif de mettre les masse au service des luttes pour le pouvoir d’État.

Un enjeu de la démocratie réelle, affirme Samuel Hayat, consiste à détacher le fait partisan de l’organisation oligarchique de la compétition pour le pouvoir politique.

D’une part, les pouvoirs des citoyens doivent être élargis à l’ensemble des processus de décision. D’autre part, il faut engager le peuple à prendre parti massivement, dans des organisations démocratiques, porteuses de valeurs et de projets de société concurrents. Les modalités internes de fonctionnement de ces organisations doivent prévenir toute instrumentalisation au profit d’une oligarchie qui voudrait prendre le pouvoir.

Gilles Sarter

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Contradiction dans le régime capitaliste

Contradiction dans le régime capitaliste

Selon Cornelius Castoriadis, la contradiction majeure du régime économique capitaliste réside dans les modalités de l’organisation de la production. Si les travailleurs sont exploités au sein de ce système, c’est parce qu’ils sont d’emblée exclus de la prise de décision. Mais dans les faits, la production effective nécessite une part d’auto-direction. Cet élément constitue le germe du projet révolutionnaire de l’auto-organisation.

L’autorité contre l’auto-direction

Dans les entreprises capitalistes, seuls les propriétaires des moyens de production décident des activités liées à la production. Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de comment le travail est organisé, de la répartition des profits et des investissements… C’est ainsi que Bernard Friot peut pointer qu’en régime capitaliste, les travailleurs sont des « mineurs » sociaux. La seule chose qui leur est due est un pouvoir d’achat, reçu en échange de leur force de travail.

La contradiction inhérente à cette modalité d’organisation résulte du fait que la réalisation effective de la production nécessite que les travailleurs exercent malgré tout leur potentiel créateur. Dès le moment où les activités économiques nécessitent une qualification humaine, l’exécution des directives mobilise un élément d’auto-direction. Toute bureaucratique qu’elle soit et bien que son objectif tende à une rationalisation intégrale du travail, l’autorité capitaliste dans la production ne peut supprimer l’expression des facultés humaines de créativité et d’auto-organisation. Et bien plus, elle ne peut s’en passer.

Certaines activités économiques ne peuvent pas être automatisées et réduites à des exécutions pures et simples. Même si l’organisation bureaucratique tend à définir aussi exhaustivement que possible les modalités de travail, dans les faits l’exhaustivité est impossible à atteindre. La production ne peut être effectuée que si les travailleurs sont à même d’organiser une partie de leur travail, de solutionner eux-mêmes certains problèmes rencontrés et d’apporter certaines améliorations concrètes, à leur niveau d’intervention.

L’organisation capitaliste du travail est donc fondamentalement contradictoire car elle ne peut fonctionner que si les travailleurs opposent une résistance à son mode de direction.

La réciprocité et l’exploitation

Toujours selon C. Castoriadis, le capitalisme serait le premier type d’organisation sociale bâti sur une contradiction insurmontable. Dans toutes les sociétés organisées selon le rapport d’exploitation, les exploiteurs vivent aux dépens des exploités. Toutefois dans les sociétés féodales ou esclavagistes, l’exploitation n’est pas comme telle contradictoire. En effet, elle est enserrée dans des rapports sociaux qui sont tout sauf économiques.

Dans ces sociétés, chaque individu concourt à la perpétuation de l’ensemble, en remplissant les fonctions qui lui sont propres. L’ensemble présente l’aspect d’une totalité cohérente sur le plan social et historique, aussi bien que sur les plans théologique ou cosmique.

C. Castoriadis trouve dans l’apologue de Agrippa Menenius Lanatus « Les membres et l’estomac », une illustration de son hypothèse. En -494, le sénateur romain harangue les soldats plébéiens qui ont fait sécession. Il leur explique qu’un organisme complexe, comme le corps humain ou la cité romaine, ne peut survivre qu’à mesure de la complémentarité entre ses différentes parties : « vous êtes les bras nous sommes le cerveau… »

N. Poirier, Lutte des classes chez Marx: reconnaissance ou dénégation?, Variations, 13/14, 2010L’argument de C. Castoriadis est que dans de telles sociétés, la vie collective est régulée selon l’idée d’un « nous », articulé comme un tout. Le rapport d’exploitation est enfoui sous la représentation généralement admise d’un rapport de réciprocité : « vous fournissez le travail, nous fournissons l’honneur, la sainteté, les idées… »

Dans les sociétés capitalistes, les imaginaires du « nous » et de la réciprocité disparaissent. Seule l’exploitation économique et la partition en classes antagonistes demeurent. Elles débouchent sur une confrontation, dans laquelle chacun des adversaires tente d’obliger l’autre à changer son mode de comportement.

L’auto-organisation comme projet révolutionnaire

C. Castoriadis écrit que les esclaves et les serfs faisaient vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. En revanche, les travailleurs font vivre les capitalistes, à l’encontre des normes des capitalistes. C’est pourquoi la tradition marxiste peut affirmer que la société capitaliste est grosse d’une perspective révolutionnaire.

L’action auto-organisatrice déjà existante chez les travailleurs, à rebours des directives bureaucratiques, contient les germes de la gestion démocratique des activités économiques. En résistant à l’exploitation de leur force de travail, ils jettent les bases de l’auto-organisation de la production.

Le passage du capitalisme au communisme n’est pas un projet utopique mais une réalité inscrite dans ce mouvement de contestation qui est déjà-là. Le contenu de la lutte des travailleurs est une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production et finalement pour la réorganisation de la société.

Gilles Sarter

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Structures horizontales et Élites informelles

Structures horizontales et Élites informelles

Jo Freeman est une politologue, féministe et militante des droits civiques. Dans un texte de 1972, elle s’appuie sur son expérience au sein de groupes féministes pour proposer un examen critique du concept d’ « horizontalité ». Elle y montre que le refus de se structurer de manière formelle et l’émergence concomitante d’élites informelles ont conduit certains de ces mouvements à une incapacité d’agir sur le plan politique.

Notion d’horizontalité

Jo Freeman rapporte que les militantes féministes américaines des années 1960 étaient largement opposées aux idées de leader et de structure. Elle interprète cette position comme une réaction à l’encontre de la hiérarchisation extrême de la société américaine de l’époque. Structures et verticalité étaient associées par les militantes à l’idée de perte de contrôle de leurs propres vies.

Pour ces raisons, la plupart des organisations féministes prônaient l’ « absence de structure » (« structurelessness »), c’est-à-dire une horizontalité concrétisée par l’absence de leader, la création d’un espace d’expression sécurisant, le respect et la libération de la parole, la recherche du consensus dans les prises de décisions. Ce mode de fonctionnement était, selon J. Freeman, parfaitement adapté au but et à la méthode que s’étaient fixés les premiers groupes de militantes, l’éveil des consciences et l’exercice d’une pensée autonome.

Incapacité d’agir politiquement

Des problèmes de fond apparurent lorsque ces groupes s’agrandirent, que les membres se lassèrent de partager leurs expériences et qu’elles voulurent passer à la réalisation d’actions politiques. Les méthodes de l’horizontalité et les débats informels s’avérèrent inadaptés pour atteindre les objectifs visés.

Les groupes qui ne parvenaient pas à se consacrer à la réalisation d’un projet concret trouvèrent dans le simple fait de perdurer en tant que groupe, leur raison de perdurer. Mais la fin de l’entreprise de sensibilisation laissait les militantes désœuvrées. Elles finirent par se retourner les unes contre les autres, par rechercher des moyens d’action individuels ou par se tourner vers d’autres organisations qui leur permettaient de s’engager dans des actions structurées et efficaces. Toutefois, pour ces organisations politiques, la libération des femmes n’était qu’un problème parmi d’autres.

Structures des groupes

L’erreur de fond qui a été commise par les groupes féministes, telle que J. Freeman la conçoit, repose sur plusieurs croyances erronées. D’abord, il y a la croyance aveugle selon laquelle tout autre mode de fonctionnement que l’horizontalité est forcément une forme d’oppression. Ensuite, il y a le préjugé selon lequel toute organisation ou structuration serait intrinsèquement mauvaise. Enfin, il y a cette idée plus pernicieuse selon laquelle il pourrait exister des groupes non structurés.

C’est à la réfutation de cette croyance que s’attache particulièrement Jo Freeman. Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de groupes excédant une certaine taille qui ne soient pas structurés. N’importe quel groupe d’êtres humains finit par se structurer d’une manière ou d’une autre. Cette structure pourra être hiérarchique ou pas, spécialisée ou non, évolutive ou figée, fondée sur une répartition égalitaire ou inégalitaire des ressources et du pouvoir, mais elle finira toujours par se constituer.

Structures et élites informelles

La véritable opposition n’est donc pas celle qui oppose groupes structurés et groupes non-structurés, mais celle qui existe entre les groupes aux structures formellement établies et les groupes aux structures informelles. Quant aux idées de groupes non-structurés et d’horizontalité, elles servent d’écran de fumée permettant de masquer l’existence de structures informelles.

J. Freeman montre que dans le cas des groupes féministes l’absence de structures ouvertement définies a fini par devenir une façon de cacher l’exercice d’un pouvoir effectif par des élites informelles.

L’idée d’élite telle que J. Freeman l’utilise fait référence à des petits groupes de personnes qui exerçaient un pouvoir, de façon plus ou moins diffuse, sur des groupes plus larges auxquels ils appartenaient. Cet exercice s’effectuait sans que les élites aient dû rendre de compte et sans que les groupes plus larges aient donné leur accord explicite. Les membres de l’élite n’étaient pas des conspiratrices. Elles agissaient plutôt comme des groupes d’amies dont les réseaux de communication fonctionnaient indépendamment des canaux mis en place par les groupes élargis.

Participation aux élites

Les critères de participation aux élites informelles, bien que changeant d’un groupe à un autre, n’avaient rien à voir avec les compétences, les contributions réelles ou potentielles ou le dévouement à la cause. Ils se rapprochaient davantage des critères que nous utilisons pour choisir des amis.

Il pouvait s’agir selon les cas, de l’appartenance à la classe moyenne, du fait d’être mariée ou de ne pas l’être mais de vivre en concubinage ou encore d’être homosexuelle, d’avoir entre vingt et trente ans, d’être allée à l’université, d’être « branchée », de revendiquer une appartenance politique, d’être identifiée comme « radicale », d’avoir des enfants, de présenter certains traits de caractère féminins comme celui d’être « gentille », de s’habiller correctement…

De fait, la manière de rejoindre une élite passait toujours par la cooptation. La prétendante devait cultiver une relation active et amicale avec l’une des membres de l’élite jusqu’au moment où cette dernière l’introduisait dans le cercle fermé.

Risques liés à l’horizontalité

L’absence de structures formelles et la présence d’une élite informelle entraînaient généralement au moins trois conséquences négatives.

Jo Freeman, The tyranny of structurelessness, The Second Wave, vol.2, n°1, 1972

D’abord, la prise de décision pouvait finir par devenir un processus au sein duquel les gens s’écoutaient parce qu’ils s’appréciaient et non pas parce que ce qu’ils disaient était bénéfique pour le groupe ou parce que cela avait du sens. Ensuite, rien n’obligeait les membres de l’élite à rendre des comptes à la totalité du groupe. N’ayant reçu leur pouvoir de personne, personne ne pouvait le leur reprendre. Leur influence ne dépendant pas de ce qu’elles faisaient pour le groupe mais de leur cohésion, elles ne pouvaient pas être influencées directement par lui. Enfin, les femmes qui n’appartenaient pas aux élites ne pouvaient ni exercer un pouvoir de décision, ni accéder à la reconnaissance sociale.

Selon J. Freeman, ces groupes auraient pu gagner en efficacité et fonctionner de manière démocratique, s’ils avaient abandonné l’idée d’horizontalité et s’ils avaient adopté quelques principes permettant de formaliser leur structuration. Parmi ces principes, elle évoque la délégation de fonctions ou de tâches, associée à la responsabilisation des personnes déléguées, la répartition et la rotation des fonctions et des tâches, la diffusion de l’information à tous les membres et l’accès égalitaire de tous les membres aux ressources du groupe.

© Gilles Sarter

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Socialiser les Marchés, Démocratiser l’Économie

Socialiser les Marchés, Démocratiser l’Économie

Diane Elson nous offre la vision d’une économie socialiste qui n’exclut pas les marchés de son mode d’organisation. En effet, plutôt que de supprimer les marchés, elle propose de les « socialiser ». Ainsi, les gens ne seront plus confrontés à des forces anonymes et incontrôlées, mais ils pourront quand même profiter des bénéfices que la décentralisation et les transactions marchandes sont susceptibles d’apporter.

Ni autosuffisance, ni centralisation

Pour D. Elson, les deux alternatives au capitalisme qui misent tout sur des communautés autosuffisantes ou sur une économie nationale planifiée ne prennent pas suffisamment en considération les limitations des petites communautés et les difficultés liées à la planification d’une économie nationale.

En outre, la décentralisation des décisions et des activités économiques lui paraît importante si l’on envisage de créer de nouvelles formes de communauté, de solidarité et de démocratie internationales. Le problème de la Globalisation n’est pas l’internationalisation en général. Le problème de la Globalisation, c’est qu’il s’agit d’une internationalisation qui opère en faveur des grands détenteurs de capitaux industriels et financiers et non en faveur des populations.

Fin de l’économie de marché, pas fin des marchés

Le marché est une institution qui a préexisté au capitalisme. Mais dans le régime capitaliste, cet outil a été subordonné à la dynamique de l’argent pour l’argent, donnant naissance à une économie de marché. Sur les marchés actuels, les prix ne reflètent pas la valeur d’usage des biens et des services. Les produits financiers, les actions, les obligations, les produits dérivés ont de moins en moins de rapport avec l’économie réelle. Les modalités de production des marchandises aggravent les urgences sociales et écologiques. Biens et services sont devenus des moyens pour accumuler du capital.

Lire aussi un article sur la naissance de l’économie de marchéMais comme le souligne Karl Polanyi dans La Grande Transformation, la fin de l’économie de marché ne signifie pas la fin des marchés.

En effet, ces derniers peuvent être organisés selon une variété de façons et peuvent servir une variété d’objectifs. Les marchés commerciaux sont certes organisés pour que les actionnaires ou les capitalistes réalisent du profit. Mais ils pourraient tout aussi bien être organisés pour permettre des échanges qui soient socialement utiles, qui respectent les écosystèmes et qui couvrent les besoins des gens en aliments et en soins de qualité ou en logements décents.

Socialisation des marchés

La thèse de D. Elson est qu’une telle transformation des marchés passe fondamentalement par une transformation des rapports de propriété.

« Socialiser » les marchés ne signifie pas les soumettre à une régulation étatique. Cela signifie que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire, afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.

Une inquiétude est parfois exprimée. La persistance des marchés ne permettra pas d’engranger les bénéfices démocratiques attendus de la socialisation des moyens de production. Les entreprises étatisées ou les coopératives de travailleurs finiront pas se comporter sur le marché, comme des entreprises capitalistes. Les cadres de la bureaucratie étatique ou les membres des coopératives en viendront à s’approprier le surproduit du travail, avec des dommages aux êtres humains et à la planète comparables à ceux actuels.

D. Elson répond qu’un tel scénario ne saurait être imputé à l’institution du marché. En revanche, une telle évolution découle de la persistance du droit de propriété d’entreprise, à travers la création d’entreprises d’État et de coopératives de travailleurs.

Droit de propriété d’entreprise

Le droit de propriété d’entreprise c’est ce rapport social qui exclut certaines personnes de l’usage des ressources économiques.

Dans le régime capitaliste, les propriétaires privés des moyens production sont les seuls à décider de cet usage. Quand la propriété est transférée à l’État ou à des coopératives de travailleurs, les cadres de la bureaucratie ou les membres des coopératives excluent toutes les autres personnes de la décision sur l’usage des moyens de production.

Dans les trois configurations (entreprise capitaliste, entreprise d’État, coopérative de travailleurs), la majorité des gens n’ont pas le droit d’exercer le pouvoir de décision économique. En revanche, ceux qui peuvent décider finissent par s’approprier le surproduit du travail. Il faut préciser que ici « s’approprier le surproduit » ne signifie pas obligatoirement que ces gens s’approprient le surproduit comme un revenu. Cela veut juste dire qu’ils ont le pouvoir de décider ce qu’ils vont faire de ce surproduit (le réinvestir dans l’outil de production, le consommer, l’épargner…).

Droit à la propriété commune

Au droit de propriété d’entreprise, D. Elson oppose le droit à la propriété commune et les droits collectifs. Le droit à la propriété d’entreprise est un droit d’exclure. A l’inverse, le droit à la propriété commune et les droits collectifs sont des droits à être inclus, à ne pas être exclus.

Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (terres communales, parc publics, routes, bibliothèques….).

Actuellement, le droit à la propriété commune est de plus en plus menacé et l’exercice du droit de propriété d’entreprise est de plus en plus concentré entre quelques mains. Pour sa part, D. Elson propose de le renforcer dans les services publics clés, comme l’éducation, la santé, les infrastructures, l’information…

Bien sûr, cela implique que les services et entreprises publics ne soient plus sous le contrôle discrétionnaire d’élus ou de bureaucrates, mais soumis au pouvoir démocratique des usagers.

Droits collectifs sur les entreprises

Dans le régime socialiste de D. Elson, les entreprises qui ne relèvent pas du secteur public ne sont pas soumises au droit de propriété commune. En revanche, elles sont soumises à différentes formes de droits collectifs. Les responsables sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.

Ces processus peuvent concerner différents enjeux : égalité d’accès aux opportunités, libre information, protection de l’environnement, santé publique, sécurité et droits des travailleurs, protection du consommateur… Les entreprises doivent montrer qu’elles respectent tous les standards avant de pouvoir accéder aux marchés, emprunter, embaucher de la main d’œuvre ou s’approprier le surproduit pour le réinvestir…

Rôle du secteur associatif

Pour éviter que ce système repose sur l’action de l’État, le processus de contrôle social implique les citoyens à travers le secteur associatif. Les inspecteurs gouvernementaux sont responsables de la certification et de la poursuite en justice des contrevenants à la loi.

Les associations (syndicats de travailleurs, associations de consommateurs, de protection de l’environnement, organisations féministes…) jouent un rôle majeur dans la réalisation d’investigations, dans la communication à travers des médias associés, dans la représentation des plaignants dans les négociations avec les entreprises et dans le conseil à ces dernières pour améliorer leurs pratiques.

Diane Elson, Socialized Markets, not Market Socialism, Socialist Register, vol.36, 2000

D. Elson envisage aussi la création de commissions pour l’établissement des prix des biens basiques (énergies, télécommunication, alimentation…). Pour les prix des autres produits ou services, des commissions citoyennes peuvent réaliser des audits et intervenir dans la régulation. Les entreprises doivent communiquer les éléments utilisés pour établir leur prix et démontrer qu’ils sont alignés sur les standards sociaux.

Dans ce modèle d’organisation, les associations jouent donc un rôle catalytique. Elles effectuent un travail de médiation entre les entreprises et les ménages. Elles établissent un dialogue entre les vendeurs et les acheteurs, dans la perspective d’élaborer des objectifs sociaux partagés et qui dépassent l’intérêt étroit à obtenir un profit optimal, dans la transaction commerciale.

Démocratisation de l’économie, droits humains et écologie

La vision de D. Elson n’est pas celle d’une « société de marché ». Elle n’est pas non plus celle d’une « société bureaucratique ». Dans ses propositions, les instances étatiques interviennent pour élargir, approfondir et garantir les différents processus de démocratisation de l’économie.

Le socialisme de D. Elson repose sur l’établissement du droit des individus à jouir de la propriété commune ou collective des ressources économiques, sur la reconnaissance de la participation des ménages et des associations à l’économie, sur la compréhension de la part culturelle de l’économie, sur la prise en compte des valeurs et des normes sociales dans la détermination des activités économiques, sur la reconnaissance du rôle utile que les marchés peuvent jouer, en facilitant la prise de décision décentralisée et internationalisée.

Comment réaliser cette vision ?

Premièrement, Diane Elson appelle à renforcer les mouvements qui demandent d’avoir part à la décision dans l’utilisation du pouvoir économique. Le mot d’ordre qu’il faut opposer à « libéraliser l’économie » est « démocratiser l’économie ».

Deuxièmement, elle invite à renforcer, sur le terrain, les initiatives concrètes qui se fondent sur l’application du droit de propriété commune ou de droits collectifs sur les moyens de production.

Troisièmement, elle propose de créer des liens entre la réalisation des droits de l’être humain, le droit de propriété commune et l’exercice de droits collectifs sur les entreprises. J’ajoute que de tels liens peuvent aussi être établis avec la question écologique.

Il s’agit de montrer comment la réalisation effective des droits humains et le traitement de l’urgence écologique dépendent de la démocratisation de l’économie.

Gilles Sarter

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Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Le développement d’institutions de gouvernance fondées sur la délibération et la participation des citoyens pourrait constituer une avancée sur le plan de la démocratie et de la justice politique. Archong Fung et Erik Olin Wright élèvent cependant une mise en garde.

Les acteurs qui sont dominants dans le système politique et économique actuel pourront confisquer le pouvoir ou exercer leur domination, même au sein d’institutions de délibération participative. Aussi, en l’absence de contre-pouvoir, ces structures risquent de ne pas engendrer les bénéfices démocratiques qui sont attendus d’elles.

Configuration des institutions politiques

Les mécanismes décisionnels et les processus de gouvernance constituent deux aspects particulièrement importants de la configuration des institutions politiques.

Voir aussi l’article: « Participation et Délibération: Quels dispositifs?« La prise de décision peut être agonistique (conflictuelle) ou délibérative. Dans le conflit, des groupes d’intérêts cherchent à obtenir des instances décisionnelles qu’elles prennent des décisions à leur avantage. Pour ce faire, ils alternent l’usage de la pression et de la négociation. Dans la délibération, les problèmes sont résolus en faisant appel aux normes et aux intérêts communs à toutes les parties prenantes.

Quant au processus de gouvernance, il est soit vertical et hiérarchique, soit participatif. Dans la situation de verticalité, les décisions sont prises au sommet et imposées aux niveaux inférieurs. Dans la participation, les prises de décisions et leur mise en application reposent sur l’implication directe des acteurs concernés, souvent à l’échelon local et décentralisé.

Critique de la gouvernance agonistique et verticale

Le modèle de gouvernance qui domine dans les sociétés capitalistes est agonistique et vertical. Les critiques théoriques et empiriques de ce modèle sont de trois ordres au moins. D’abord, il accentue les divergences entre les groupes concernés. Il engendre un degré excessif de conflictualité en minimisant les intérêts communs et les convergences possibles.

Ensuite, l’excès de conflictualité affaiblit la légitimité du processus de construction des lois ou des règles collectives. Ces règles apparaissent, en effet, comme « taillées sur mesure » pour les acteurs qui ont su imposer leur point de vue. Dans une telle configuration, ce sont toujours des intérêts particuliers qui dominent les autres.

Enfin, la gouvernance verticale est critiquée parce que les décideurs sont généralement éloignés de ceux à qui s’appliquent leurs décisions. Les informations dont ils disposent ne sont pas toujours pertinentes. Les rétroactions avec le terrain sont trop longues. Les règles imposées sont rigides. Elles tiennent peu compte des différenciations locales et des évolutions dans le temps.

Les tenants de la gouvernance participative et délibérative pensent que sa mise en œuvre permettrait de dépasser ces limites. Parmi les avantages qu’ils évoquent, on peut citer l’inclusion des citoyens dans les processus de gouvernance donc une plus grande équité, mais aussi une action publique plus efficace et plus subtile, la promotion de l’éducation civique et une plus forte légitimité des règles collectives.

Domination dans les processus participatifs et délibératifs

A. Fung et E.O. Wright soulignent toutefois que les structures participatives et délibératives ne sont pas à l’abri de phénomènes de captation de pouvoir ou de domination. Ces phénomènes peuvent se développer à différents moments et selon différentes modalités.

Par exemple, au moment de l’établissement d’une gouvernance participative et délibérative, dans un secteur d’activité donné ou sur un territoire donné, les acteurs dominants (grandes entreprises, établissements financiers, administrations étatiques…) peuvent favoriser leurs propres intérêts, en imposant les règles de la délibération, en prédéterminant les questions ou les sujets ouverts à la délibération, en choisissant l’éventail des participants… Parfois, le dispositif de délibération peut se trouver réduit à un simple rôle consultatif.

Même lorsque les règles de la délibération-participation sont équitables, les groupes d’intérêts les plus puissants ont plus de facilités à faire prévaloir leur point de vue. Les grandes entreprises, les lobbies, les administrations étatiques disposent de ressources qui leur permettent de défendre leurs intérêts et d’avoir une marge de manœuvre plus importante que les simples citoyens.

Un risque majeur pour les citoyens ordinaires concerne la réduction possible des compétences de l’État et une dérégulation-déréglementation au profit des dominants. Prenons l’exemple de la mise en place d’un programme de réduction des pollutions, à travers une structure participative qui inclurait des industriels et des riverains. Si les citoyens ne sont pas constitués en associations suffisamment aptes à se défendre, le résultat des délibérations risque de se traduire par une abdication des contrôles politiques centraux et un laisser-faire au profit des pollueurs. Bien sûr une telle évolution ne constitue un risque que dans l’hypothèse où les politiques gouvernementales ne sont pas déjà alignées sur les intérêts des grands groupes industriels.

Notion de contre-pouvoir

A. Fung et E.O. Wright qui examinent les conditions sociales et politiques susceptibles de limiter ces tendances utilisent la notion de contre-pouvoir.

Le contre-pouvoir désigne, chez eux, les institutions collectives capables de neutraliser le pouvoir des acteurs sociaux qui sont normalement dominants. Les formes de contre-pouvoir qui nous sont familières exercent plutôt leur influence dans le cadre de la gouvernance agonistique et verticale. Il s’agit de toutes les associations de citoyens, syndicats de travailleurs, mouvements sociaux, croisades juridiques qui réussissent à mettre en échec les acteurs qui jouissent habituellement d’un accès privilégié aux instances décisionnelles.

On pensera à toutes les luttes menées contre les administrations d’État et les grands groupes industriels ou financiers, sur les terrains du travail, de l’écologie, du féminisme, de l’anti-racisme, de la protection des consommateurs et des usagers…

A. Fung et EO Wright, Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative, dans Gestion de proximité et démocratie participative, M.H. Bacqué et al., La Découverte, 2005La thèse de A. Fung et E.O. Wright est que si une gouvernance participative et délibérative n’est pas elle-aussi accompagnée par un contre-pouvoir, elle court le risque de connaître le même travers que la gouvernance conflictuelle. Certains intérêts finiront par succomber à la domination d’intérêts plus puissants.

Dès lors la question qui se pose est celle de la forme que prendra le contre-pouvoir dans le nouveau processus de gouvernance. Pour les deux auteurs, les contre-pouvoir forts, en contexte agonistique et vertical, ne sont pas adaptés à la délibération-participation.

Problèmes du redéploiement du contre-pouvoir conflictuel

En premier lieu, les sociologues soulignent que les grandes associations nationales ou internationales (sur les questions d’environnement, de droits civiques, du féminisme…) ou les grands syndicats de travailleurs pourraient s’opposer à des évolutions institutionnelles allant vers la gouvernance participative. En effet, pour ces organisations le conflit reste un marqueur identitaire fort. A entrer dans des processus inclusifs et coopératifs, elles risquent de perdre leur position de défenseur d’une cause.

Dans l’hypothèse de son redéploiement, le contre-pouvoir agonistique se heurterait aussi à un problème d’échelle. Les grandes associations sont organisées pour exercer leur influence aux points centraux de la prise de décision. Elles cherchent à influencer la formulation de la législation et des politiques publiques. En revanche, les contre-pouvoirs délibératifs sont généralement appelés à opérer à des niveaux extrêmement localisés, dans un quartier, une commune, un territoire rural… Une telle intervention implique des compétences spécifiques.

L’objectif des contre-pouvoirs agonistiques est de peser sur les décideurs (élus, fonctionnaires, ministres, grands investisseurs et industriels…). Leurs compétences découlent de cet objectif. Elles se rapportent soit à l’élaboration de stratégies de communication, de diffusion d’informations, de persuasion ciblée, soit à la mobilisation de masse. Par contre, les compétences nécessaires dans le cadre de la délibération-participation concernent la résolution de problèmes et la mise en œuvre de projets. Elles englobent une dose d’expertise technique, la connaissance fine de la situation locale, des capacités d’analyse et de dialogue avec les acteurs locaux.

Enfin, A. Fung et E.O. Wright pensent qu’une difficulté majeure, pour le redéploiement des contre-pouvoirs agonistiques, concerne la manière dont ils construisent leurs cadres d’interprétation ou de compréhension du monde. En effet, c’est en constituant ces interprétations qu’ils réussissent à susciter des actions collectives. Dans les organisations agonistiques, les interprétations du monde social reposent sur la dénonciation d’inégalités et de préjudices qui constituent autant de raisons d’agir. Ces interprétations peuvent être accompagnées de l’attribution de culpabilités dépourvues d’ambiguïté (« agriculteurs pollueurs »…) ou décrire des oppositions manichéennes (cyclistes contre automobilistes…).

La délibération participative exige, quant à elle, d’adopter des positions et des analyses moins tranchées. Souvent, le bon fonctionnement de ces institutions repose sur une coopération intense et durable, entre des acteurs dont certains objectifs spécifiques peuvent diverger.

Quelles sont donc les sources à partir desquelles pourraient jaillir des contre-pouvoirs délibératifs?

Sources du contre-pouvoir délibératif

Malgré les limites et contraintes qui viennent d’être évoquées, il n’est pas impossible que des contre-pouvoirs délibératifs émergent à partir de transformations des contre-pouvoir agonistiques. En effet, les grands syndicats de travailleurs, d’étudiants, de parents d’élèves ou les grandes associations nationales de tous ordres disposent souvent de solides sections locales. Les instances centrales pourraient leur donner suffisamment d’autonomie, tout en agissant pour renforcer leur marge de manœuvre au niveau local (appui logistique, expertise scientifique, juridique…).

Des contre-pouvoirs délibératifs et participatifs peuvent aussi émerger à partir de groupes agonistiques locaux. Ce sont des associations de quartier et de villages ou des associations thématiques qui ont pris l’initiative de se saisir de sujets ou de projets au niveau local. Ces structures devraient éprouver une plus grande facilité pour passer d’un cadre agonistique à un cadre délibératif. Souvent, elles ont déjà engagé des dialogues avec les autres acteurs de leur secteur d’intervention. Elles sont déjà organisées pour résoudre des problème de manière décentralisée. Elles connaissent les spécificités locales et sont habituées à trouver des compromis constructifs, en mettant l’accent sur des valeurs communes.

Enfin, la création de contre-pouvoirs délibératifs peut être favorisée par l’initiative d’élus et de partis politiques qui s’engagent pour la démocratisation des institutions verticales et l’accroissement de la participation citoyenne. Par exemple, des partis de gauche qui ont accédé au pouvoir à Porto Alegre (Brésil) et dans l’État du Kérala (Inde) ont mis en place des budgets participatifs. Ce faisant, ils ont encouragé la constitution de groupes de bénéficiaires de ces politiques.

Militer et s’organiser

Les limites des processus de gouvernance verticaux et conflictuels sont reconnues. Les attendus démocratiques des institutions délibératives et participatives sont forts.

Il serait toutefois naïf de penser que les bénéfices espérés pour les citoyens ordinaires puissent se manifester, sans que ces derniers soient suffisamment organisés et dotés en ressources. En l’absence de contre-pouvoir, les acteurs dominants habituels continueront à exercer leur domination, dans le cadre de la délibération participative.

On peut dire que l’analyse de A. Fung et E.O. Wright rejoint ici celle de Murray Bookchin. En effet, le penseur du municipalisme libertaire explique que l’instauration de la démocratie directe dans un quartier, un village ou une ville passe d’abord et obligatoirement par la constitution d’une association locale.

Lire un article sur le municipalisme libertaireCette association prend en charge des projets d’amélioration de la vie quotidienne de la population et l’organisation d’assemblées citoyennes. Une fois que cette association a suffisamment éduqué ses concitoyens à la démocratie délibérative et participative, elle peut se présenter aux élections municipales et tenter si elle les remporte d’appliquer ce mode de gouvernance.

Les tenants de la démocratie délibérative et participative doivent donc, dans le même temps, militer pour la réforme des institutions décisionnelles et s’organiser pour être en mesure de constituer des contre-pouvoirs délibératifs le moment venu.

© Gilles Sarter

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