pouvoir social

S’émanciper de la politique

S’émanciper de la politique

Pour le Karl Marx de « Sur la Question Juive », l’émancipation humaine advient quand les individus socialisés se réapproprient leur force sociale.

Les Hommes sont des êtres sociaux. Ils sont capables de déterminer eux-mêmes leurs rapports mutuels. Ils savent les établir de manière à en retirer une force sociale, qui constitue un surplus par rapport à leurs forces individuelles.

Toutefois, il se peut qu’un processus d’aliénation sépare les Hommes de la force sociale. Alors, la force qui résultait des rapports humains se dresse finalement face à eux, comme s’il s’agissait d’une force autonome et hostile. C’est la force politique.

La philosophie politique illustre ce processus d’aliénation lorsqu’elle définit la sphère politique comme étant supérieure et extérieure aux autres sphères de l’activité humaine. Dans la théorie et dans la pratique, la politique devient l’instance qui prend en charge la question des rapports humains. Elle est le domaine où s’imaginent et s’élaborent les dispositifs et les institutions qui construisent la société.

De l’aliénation des individus par la politique, il résulte un dédoublement, entre la société civile où se déroule les actions de la vie privée et l’État qui est le « ciel idéal de cette société ». Nous allons voir pourquoi Karl Marx utilise cette métaphore religieuse.

Dès lors l’émancipation, c’est-à-dire la reprise par les individus de la capacité à déterminer leurs rapports, a-t-elle un lien avec la démocratie ? La réponse est oui, mais seulement si la sphère politique est abolie, en tant qu’univers séparé de la société civile.

Dans la République démocratique ou l’État démocratique, tels que nous les expérimentons, l’Homme est encore religieux.

Il se comporte vis-à-vis de l’État, comme le chrétien vis-à-vis du Royaume des Cieux. Bien que l’État, à la différence de l’ancien Ciel, possède une réalité tangible, l’individu l’envisage encore comme un « au-delà », par rapport au monde concret et quotidien, dans lequel il mène sa vie privée. Du reste, l’État ou ses représentants se comportent eux-mêmes, envers la société civile ou les gens ordinaires, comme le Ciel envers la Terre.

Sur le même thème, lire notre article sur E.O. Wright et la notion de pouvoir socialDans l’État démocratique, le citoyen constitue la forme abstraite de l’individu réel. C’est de manière abstraite que l’État décrète l’égalité entre les citoyens et leur participation à la souveraineté nationale. Dans la réalité concrète, toutes les formes d’inégalités sociales et politiques perdurent. La chimère de la participation à l’organisation de la société est entretenue par la tenue périodique d’élections. Concrètement, les individus cèdent à des représentants, leur capacité à organiser les rapports humains.

En tant que citoyens abstraits, les individus se pensent comme des êtres génériques et communautaires. Mais en tant qu’Hommes effectifs, participants aux activités sociales et économiques, ils se pensent comme indépendants. Ils se comportent en égoïstes, considèrent les autres comme des moyens ou se ravalent eux-mêmes à ce rang. Et c’est parce que la politique est conçue comme une sphère indépendante et placée au-dessus des autres activités sociales que s’exerce, au sein de la société civile, la « guerre de tous contre tous ».

L’État-démocratique ne réalise donc pas le projet de l’émancipation humaine. Au contraire, il dépossède l’individu des forces qui lui sont propres.

Si l’émancipation consiste, à l’inverse, dans la reprise des forces sociales par l’Homme socialisé, alors elle ne peut advenir que par la suppression du politique en tant que sphère séparée des autres activités sociales.

L’Homme réel doit devenir communautaire concrètement et non abstraitement, en déterminant lui-même les rapports humains qui permettent le développement de la force sociale. Cette auto-détermination implique que le peuple édicte lui-même ses propres lois au lieu de confier cette tâche à un corps séparé de représentants.

L’émancipation humaine sera réalisée, par la démocratie véritable. C’est-à-dire lorsque les individus organiseront leurs forces propres en tant que force sociale et qu’ils ne sépareront plus d’eux-mêmes cette force sociale, sous la forme de la force politique.

© Gilles Sarter

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Le Municipalisme libertaire: Qu’est-ce que c’est?

Le Municipalisme libertaire: Qu’est-ce que c’est?

Le Municipalisme libertaire est un projet de transformation de la société, par la mise en œuvre de la démocratie directe. Il a été élaboré par le philosophe et activiste Murray Bookchin (1921-2006).

Contre la domination par une minorité

Murray Bookchin rejette la proposition selon laquelle les systèmes de gouvernement de nos sociétés constituent des démocraties véritables. Bien que présentant davantage de traits démocratiques que les dictatures ou les monarchies absolues, les États modernes sont avant tout de grandes structures permettant la domination de quelques-uns sur tous les autres.

Placés au-dessus des simples citoyens, ces États affectent la vie quotidienne des gens, par leur pouvoir et leurs décisions. A travers leurs polices et leurs armées, ils se sont même arrogés le monopole de l’usage de la violence légitime.

Démocraties  représentatives?

Les systèmes de gouvernement de ces États sont appelés « représentatifs ». Les populations élisent un petit nombre d’individus pour être leurs représentants, dans les domaines législatif et exécutif.

Il n’y aurait pas de problème avec ce système si les électeurs « gardaient la main » sur leurs représentants. Ce mode de gouvernement pourrait être véritablement démocratique si les représentants devaient rendre compte de toutes leurs actions et étaient révocables à tout instant.

Dans les faits, la professionnalisation de la politique a conduit à une autonomisation des politiciens, par rapport au reste de la population.

A lire aussi, un article sur le concept d’autonomieEn faisant carrière au sein de l’appareil d’État qui est dominé par la puissance de l’argent, ils sont tentés ou amenés à en partager les objectifs. Ces buts sont de sécuriser les intérêts de la minorité la plus riche et non pas de promouvoir l’autonomie des citoyens et la redistribution de la richesse.

Politique et art d’exercer le pouvoir

L’usage conventionnel du terme « politique » en fait l’équivalent de l’art d’exercer le pouvoir. Pourtant les deux notions ne se recouvrent pas.

« Politique » doit avant tout s’entendre comme direction des affaires, au moyen de la délibération et par la prise de décisions collectives.

Pour que la politique redevienne véritablement démocratique, le Municipalisme libertaire propose la mise en place d’institutions participatives, comme les assemblées populaires. Ces institutions fonctionnent sur la base de rapports coopératifs, horizontaux et solidaires. Ils remplacent les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent actuellement.

Présentement, la perspective de parvenir à une gestion des affaires communautaires par le peuple paraît mince. Mais il faut garder à l’esprit que la démocratie directe a existé à des périodes historiques qui ne sont pas si éloignées de nous : démocratie athénienne -5è s. , communes médiévales 12-14è s., assemblées municipales de Nouvelle-Angleterre 17è s., sections parisiennes de 1793, Commune de Paris de 1870, Espagne des années 1930… De nos jours, la mise en pratique de la démocratie directe fonctionne un peu partout à travers le Monde : Porto Allegre, Chiapas, Kerala, Barcelone, Saillans…

Les Municipalités

Pour parvenir à son objectif, le Municipalisme libertaire propose d’opérer une transformation en partant de la base.

L’idée est de revitaliser la politique au niveau local.

Il s’agit de donner le pouvoir aux gens afin de se débarrasser des processus sociaux destructeurs. Ce programme passe par la constitution de Municipalités et d’Assemblées populaires.

Les Municipalités sont fondées par des petits groupes de personnes, sur leur lieu de vie ou de travail. Chaque Municipalité se donne un règlement interne et un nom simple à retenir. Elle essaie ensuite de convaincre les citoyens alentours de la rejoindre. Pour ce faire, elle utilise deux ou trois arguments essentiels portant sur des enjeux de proximité, sur la démocratie directe ou sur les questions d’écologie.

La Municipalité met l’éducation populaire au centre de son activité et tente de s’imposer comme acteur clé de la vie quotidienne.

La Municipalité organise des Assemblées locales de citoyens.

Les Assemblées de citoyens

Les Assemblées ouvertes à tous débattent des questions locales, régionales ou même internationales, si elles le désirent. Elles publient des résolutions et des déclarations qui expriment leurs points de vue. Elles formulent des demandes collectives concrètes, sociales et écologiques. Elles élaborent des programmes concis et les diffusent.

Au fur et à mesure que les citoyens en comprennent la signification et participent aux réunions, les Assemblées acquièrent un pouvoir moral grandissant.

Elles peuvent alors solliciter les conseils municipaux afin d’obtenir une reconnaissance légale. Les Assemblées peuvent aussi présenter des listes aux élections municipales. Pour ce faire, elles désignent des délégués.

Ces délégués doivent rendre compte de leurs actions. Ils sont révocables à tous moments.

Les programmes élaborés par les Assemblées peuvent servir aux représentants quand ils sont en campagne pour les élections municipales mais aussi en tous temps pour l’éducation populaire. C’est là un point important à souligner. L’objectif prioritaire des Municipalités et des Assemblées est la construction d’un champ politique propice au développement de la démocratie directe.

Municipalisme et élections locales

Le but n’est pas de tenter d’élire un conseil municipal « plus éclairé » qui mettrait en place une politique locale plus progressiste ou plus respectueuse de l’environnement.

L’objectif maximal du mouvement est de créer une véritable démocratie directe au niveau municipal et au-delà.

A ce titre, les campagnes électorales constituent d’abord des occasions de faire connaître les idées municipalistes et de susciter des débats. Remporter un succès électoral avant que ces idées soient bien implantées dans les mentalités pourrait s’avérer un résultat contre-productif.

En effet, c’est seulement dans une communauté dont la conscience politique est suffisamment développée que les procédures et les pratiques de démocratie directe pourront s’appliquer de manière fonctionnelle.

A lire aussi, un article sur le pouvoir social Les tenants du Municipalisme libertaire en tirent la conclusion que leur mouvement doit grandir lentement, par une éducation sans relâche. Ils rappellent constamment que leur objectif n’est pas de grossir l’élite qui exerce le pouvoir mais de créer les conditions pour l’exercice du plus haut degré possible de démocratie directe.

Gilles Sarter


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Le Germe de la Démocratie

Le Germe de la Démocratie

Les institutions politiques des anciens Athéniens sont souvent envisagées comme des modèles ou des anti-modèles, pour nos sociétés contemporaines.

A la question « la démocratie athénienne présente-t-elle un intérêt pour nous ? », Cornélius Castoriadis apporte une autre réponse.

Le mouvement d’auto-institution

La cité, la polis n’est ni un modèle ni un contre-modèle mais un germe, à partir duquel nous pouvons réfléchir à l’élaboration d’une démocratie radicale pour notre temps.

Ce germe qui constitue l’essence même de la vie politique de l’Athènes antique, c’est le mouvement d’auto-institution.

A partir du VIIème siècle avant notre ère, la polis se construit sur le modèle d’une communauté d’hommes libres (les femmes et les esclaves en sont exclus). Les citoyens de la cité édictent leurs lois, se jugent et se gouvernent eux-mêmes. En bref, ils posent eux-mêmes leurs propres institutions.

C. Castoriadis, La polis grecque et la création de la démocratie, « Les carrefours du Labyrinthe », Seuil, 1986.

Ce mouvement explicite d’auto-institution perdure jusqu’au IVème siècle, sous la forme d’une activité et d’une lutte autour du changement.

En effet, les lois, les règles et les cadres de vie ne sont pas fixés une fois pour toute, au moment de la fondation de la cité.

Au contraire, les citoyens n’ont de cesse de les remettre en question par l’exercice de la démocratie directe.

Le peuple par opposition aux représentants

Dans l’Athènes antique, l’égalité des citoyens implique le devoir de participer aux affaires publiques. Thucydide écrit que la communauté se gouverne elle-même et selon ses propres lois.

Au sein de l’ecclésia (assemblée populaire) les citoyens légifèrent et gouvernent selon le principe de la démocratie directe. Chaque voix y pèse un même poids.

Lorsque le recours à des délégués est nécessaire, ceux-ci sont élus et révocables à tous moments.

Les citoyens constituent aussi les tribunaux. Les cours ne sont pas formées de juges mais de jurys dont les jurés sont tirés au sort.

Dans nos sociétés contemporaines « démocratiques », l’autorité et l’initiative politique sont enlevées aux citoyens.

La souveraineté est remise à un corps restreint de représentants, difficilement révocables. Le peuple est dépouillé de sa capacité d’auto-institution et de son autonomie. C’est l’hétéronomie qui prévaut : les lois s’imposent de l’extérieur.

Le peuple par opposition aux experts

Avant de prendre des décisions, l’assemblée populaire athénienne peut entendre des experts. Le domaine d’expertise de ces derniers se limite à des activités techniques : agriculture, architecture, construction de navires…

Il ne saurait y avoir d’experts en politique car la « sagesse » politique appartient au corps politique, c’est-à-dire à la communauté toute ensemble.

La guerre en revanche est affaire technique. Les experts en cette matière s’appellent les stratèges. Au même titre que les autres techniciens auditionnés, les stratèges sont élus par l’assemblée.

Les experts sont non seulement élus par les citoyens mais ils sont aussi contrôlés par ces derniers. L’idée qui prévaut est que le meilleur juge d’un spécialiste est l’utilisateur et non pas un autre spécialiste : le capitaine et non le constructeur pour le navire, le soldat et non le forgeron pour l’épée… et bien sûr, la communauté des citoyens pour toutes les affaires communes.

Encore une fois, la conception athénienne s’oppose à la notre qui considère que les experts ne peuvent être jugés que par leurs pairs. Ce présupposé, comme le fait remarquer C. Castoriadis, alimente à la fois l’expansion et l’irresponsabilité croissante des appareils bureaucratiques.

Quant à la professionnalisation de la politique et à la justification du pouvoir des hommes politiques par l’expertise qu’ils seraient les seuls à détenir, elles tournent en dérision le mot même de démocratie.

La communauté par opposition à l’État

La polis athénienne n’est pas l’équivalent d’un « État » au sens moderne. Thucydide précise que la « polis, ce sont les hommes ».

L’idée d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens n’existe pas pour les Athéniens de cette époque.

La polis est une sorte de personne morale. Elle possède une existence propre en dehors de la présence physique des milliers d’individus qui la constitue. A ce titre, elle négocie des traités, honore des engagements et assume ses responsabilités, à travers le temps.

Mais, l’idée d’une distinction entre un « État » et une « population » n’existe pas. Quant aux organisations techniques et administratives, elles sont cantonnées à des tâches d’exécution et supervisées par des magistrats. Ces derniers sont des citoyens, tirés au sort, tenus de rendre des comptes et révocables à tout moment.

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Les intérêts particuliers tenus à distance

Autre principe important pour les Athéniens :

Les intérêts particuliers doivent être maintenus à distance, autant que possible, lorsqu’une décision politique doit être prise.

Par exemple, si une guerre doit être déclarée, les citoyens qui habitent à proximité de la frontière ne peuvent pas prendre part au vote. Si une loi concernant l’approvisionnement agricole doit être votée, les agriculteurs sont tenus à l’écart… Dans les deux cas, les décisions doivent être prises dans l’intérêt commun or les habitants des frontières ou les agriculteurs ne pourraient pas voter en s’abstrayant de leurs intérêts particuliers.

Cornelius Castoriadis insiste sur cette volonté de préserver l’unité du corps politique. Il faut à tout prix éviter qu’il éclate sous l’effet de divisions et d’antagonismes.

Pour les Athéniens, la politique est par définition gestion du commun. Elle s’anéantit donc si elle devient un masque derrière lequel avance des intérêts particuliers.

Dans nos sociétés contemporaines, le corps politique n’est pas unifié mais fragmenté en partis, groupes de pression, lobbies. C’est que les sociétés elles mêmes sont profondément divisées par des intérêts contradictoires, principalement économiques.

Pour qu’une politique autonome orientée vers la gestion du commun puisse émerger, il faudrait au préalable réduire ces contradictions entre intérêts socio-économiques, au sein de la société.

L’espace public et l’éducation

La mise en œuvre de la démocratie directe à Athènes repose sur l’existence d’un espace public qui appartient à tous. Il est constitué de l’ecclésia, lieu de la prise de décision, mais aussi de l’agora, lieu d’échange et de circulation de la parole avant la prise de décision.

En occupant un espace public, la politique cesse d’être une affaire « privée » qui relève du roi, du gouvernement, de la bureaucratie, des hommes politiques ou des prêtres…

Les gens se parlent librement de tout ce qui peut les intéresser. Ils concrétisent l’ iségoria qui est le droit égal pour chacun de parler en toute franchise et la parrhésia qui est l’engagement pris par chacun de parler réellement en toute liberté, dès qu’il est question d’affaires publiques.

En aval de la prise de parole citoyenne, l‘éducation joue un rôle fondamental. Elle tend à faire prendre conscience que la polis, c’est chacun, à travers ses participations, ses décisions et ses comportements

L’auto-limitation par l’accusation d’illégalité

Si la démocratie est le régime de l’auto-institution alors elle est aussi celui du risque. Les décisions prises en assemblée ne sont pas encadrées par des limites ou des normes externes. Les citoyens peuvent décider « tout et n’importe quoi ».

Dès lors des questions surgissent. Comment un régime auto-instituant qui pose lui-même ses propres règles peut-il s’auto-limiter ? Quelles limitations la démocratie directe peut-elle se donner ? Et si limites il y a, comment faire en sorte qu’elles soient respectées ?

Tout d’abord, il faut insister encore, en démocratie radicale les normes ou les limitations qui sous-tendent la prise de décision ne sauraient être extrinsèques.

Elles ne peuvent provenir d’une source extérieure à l’assemblée des citoyens. Comme dans une théocratie, par exemple, où les lois sont d’origine divine.

Les modernes ont cru trouver une solution dans les « constitutions » ou les « chartes fondamentales » qui incluent des normes indépassables. Cependant, nous observons chaque jour que concrètement il n’y a pas d’autre loi qui s’applique que celle du plus fort, que sa force soit économique, communicationnelle, militaire ou physique…

Les Athéniens trouvent une réponse à la question de l’auto-limitation dans la procédure d’accusation d’illégalité.

Mettons qu’un citoyen propose une loi à l’ecclesia et qu’elle soit adoptée. Un autre citoyen peut l’accuser d’avoir poussé le peuple à voter une loi illégale. Un jury tiré au sort, pouvant comprendre jusqu’à 1500 individus, décide de son acquittement ou de sa condamnation. Dans le dernier cas la loi est annulée. Ainsi, il faut peser soigneusement sa décision avant de proposer une loi. Surtout, il faut éviter de s’appuyer sur des mouvements d’humeur passagers de la population.

Les Athéniens en appellent donc au peuple contre lui-même. Les citoyens qui constituent la seule force d’institution s’auto-limitent grâce à la possibilité d’accusation d’illégalité.

L’autonomie et la démocratie

Les Athéniens ont créé une communauté de citoyens capables de se doter d’institutions n’ayant pas d’autres fondements que ceux qu’ils voulaient bien lui donner.

Le sens capital de cette auto-institution est l’autonomie.

La question de l’autonomie est centrale dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis. Rappelons la brièvement. Les êtres humains créent les institutions sociales : les règles, les normes, les langages, les manières d’être et de se comporter…

Pour aller plus loin, l’article sur la notion d’autonomie chez C. Castoriadis

Quand ce processus de création se réalise en toute conscience, c’est l’autonomie. Les individus savent qu’ils se donnent des lois.

Quand les êtres humains oublient qu’ils ont créé les institutions qui gouvernent ou orientent leur vie quotidienne, c’est l‘hétéronomie. Les normes semblent être imposées de l’extérieur et inchangeables.

Pour Cornélius Castoriadis, l’institution des sociétés occidentales modernes repose sur deux grands imaginaires.

Le premier trouve son origine dans l’acte volontaire de conquête de l’autonomie des grecs et le second dans le capitalisme.

Entre ces deux imaginaires, Castoriadis dit qu’il nous faut essayer de favoriser l’un plutôt que l’autre. Car nous ne pouvons nous débarrasser de l’un des deux. Notre défi est de penser leur articulation différemment.

Pour ce faire, il propose de s’appuyer sur l’expérience athénienne. Il nous invite à réfléchir aux conditions concrètes d’une organisation collective proprement autonome, qui se sait pleinement responsable d’elle-même et de ses choix.

A ce titre, une démocratie radicale impliquerait l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants, dans la politique, l’économie et le social en général.

© Gilles Sarter

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Pouvoir social & Économie

Pouvoir social & Économie

Dans « Utopies réelles », Erik Olin Wright décrit une série de voies possibles pour renforcer le pouvoir social au sein des activités économiques.

Par pouvoir social, le sociologue désigne le pouvoir qu’exercent les gens en s’associant volontairement. La capacité mobilisatrice de ces associations (partis, syndicats, coopératives, communautés, ONG…) permet d’organiser des formes d’actions collectives qui font avancer les objectifs communs.

Pouvoir social dans l’économie

Voir notre article : 7 voies pour renforcer le Pouvoir Social dans l’économie.

Les voies qui permettent d’introduire davantage de démocratie dans les activités économiques peuvent prendre différentes formes : économie sociale, économie coopérativiste, démocratie participative…

L’idée que défend E.O. Wright consiste à dire qu’un mouvement d’ensemble qui combinerait ces différentes voies partout où cela est possible pourrait conduire à une modification des rapports de force et de domination capitalistes.

De son propre aveu, cette théorie peut paraître à la fois séduisante et assez improbable.

D’abord elle peut séduire. En effet, les sociétés capitalistes semblent présenter de nombreux interstices. Dans ces interstices peuvent s’immiscer des formes d’activités économiques non capitalistes.

Freins de l’État capitaliste

En même temps, il peut paraître tout-à-fait improbable que l’accumulation de ces expériences puisse réellement supplanter le capitalisme.

D’une part, les grandes entreprises détiennent des richesses immenses et sont donc en mesure de maintenir ces alternatives à la marge de l’économie générale.

D’autre part, pour de nombreux penseurs, les États des sociétés actuelles ne sont pas prêts à admettre la remise en question de la prédominance du capitalisme.

Les tenants de l’idée d’un « État capitaliste » avancent qu’il n’est pas seulement question d’États « dans » des sociétés capitalistes mais bien de structures étatiques qui tendent à reproduire les rapports capitalistes et à bloquer les autres possibilités.

Pour ces penseurs, l’État soutient systématiquement le capitalisme, non pas en raison de la préférence des gouvernants mais du fait même de sa structure. Les mécanismes qui sous-tendent son action sont biaisés de sorte à favoriser systématiquement les intérêts de la classe capitaliste.

Si tel est le cas alors un approfondissement significatif et durable de la démocratie au sein des sociétés capitalistes n’est pas envisageable. La démocratie par participation directe des citoyens aux décisions économiques restera confinée à des secteurs marginaux.

États hybrides

Toutefois, pour le sociologue ces critiques sont fondées sur une conception du monde social qui est contestable. Fondamentalement, celle-ci repose sur l’idée que les sociétés sont des systèmes intégrés et cohérents dont les éléments doivent être bien assemblés pour fonctionner.

A l’inverse, E.O. Wright nous invite à considérer les sociétés comme des systèmes qui sont faiblement ajustés.

Ainsi, dans les sociétés dites capitalistes cohabitent des structures économiques capitalistes mais aussi étatiques (entreprises et administrations publiques) et socialistes (coopératives de travailleurs, économie sociale…).

De la même façon, l’État combine en son sein des éléments antinomiques qui peuvent le conduire à agir de manière contradictoire. Pour E.O. Wright, la description de l’État comme État capitaliste devrait être comprise comme un type idéal.

Les États capitalistes réels doivent être appréhendés comme des systèmes hybrides, à l’intérieur desquels, selon des degrés variables les mécanismes en faveur du capitalisme sont plus ou moins dominants.

C’est ainsi qu’au milieu du 20ème siècle, les États capitalistes ont mené des politiques de la sociale-démocratie. Ils ont alors facilité le développement de réglementations et d’administrations publiques dynamiques.

A l’époque actuelle, la sociale-démocratie ne prospère plus. Le capitalisme a retrouvé sa voracité. Le pouvoir populaire semble affaibli dans sa capacité à contester sa domination absolue.

Un retour à la situation qui prévalait dans la seconde moitié du 20ème est-elle encore possible ?

Deux tendances favorables

Le sociologue américain pense qu’il existe des sources d’optimisme. Il pense que deux tendances peuvent éroder la position dominante du capitalisme.

Premièrement, le réchauffement climatique pourrait provoquer la fin du néolibéralisme. Les adaptations nécessaires aux nouvelles conditions écologiques vont demander une augmentation considérable de biens publics fournis par l’État (notamment des infrastructures).

Leur financement nécessitera une augmentation considérable de la fiscalité. En outre, il faudra réhabiliter, dans les esprits, la fonction interventionniste de l’État comme pourvoyeur de services et de biens publics.

En France, Cédric Durand (économiste) et Razmig Keucheyan (sociologue) proposent de créer un nouvel impôt sur la fortune pour financer la transition écologique. Le principe en est simple. Au-dessus de 10 millions d’euros l’État prélèverait tout. La mesure concernerait 0,1 % de la population. Les 500 milliards d’euros récoltés financeraient une instance chargée d’élaborer et d’exécuter un plan d’investissement dans l’écologie. Sa gouvernance répondrait au principe de renforcement du pouvoir social. Elle inclurait des élus, syndicats, associations de consommateurs, des citoyens tirés au sort, des scientifiques…

Si ces processus de revalorisation du rôle de l’État comme fournisseur de biens publics se déroulent dans un cadre démocratique, ils peuvent favoriser des interventions à vocation sociale plus large.

Ces politiques sociales seront aussi encouragées par une seconde tendance. La révolution de l’information et ses bouleversements technologiques vont avoir des effets conséquents sur l’emploi. Il va en résulter une augmentation de la précarité et de l’exclusion sociale pour une portion significative de la population.

Cette tendance est susceptible de produire de l’instabilité sociale et des conflits coûteux.

L’exclusion économique d’une part importante de la population et l’insécurité sociale engendrées par les changements technologiques devront être pris en charge par des politiques publiques.

Dans ce contexte, E.O. Wright voit une chance pour les mobilisations et les luttes populaires de produire des nouvelles formes d’interventions publiques qui garantiraient le développement d’activités économiques plus démocratiques et égalitaires.

(c)Gilles Sarter

Erik Olin Wright (1947-2019) est un sociologue américain grand spécialiste de l’étude des classes sociales et des alternatives au capitalisme. Sur son apport à la connaissance des sociétés contemporaines et à l’activisme anticapitaliste, voir notre livre:

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Renforcer le Pouvoir Social dans l’Économie

Renforcer le Pouvoir Social dans l’Économie

E.O. Wright propose, dans "Utopies réelles", de prendre au sérieux le radical "social" dans socialisme.

Il utilise la notion de "pouvoir social" pour identifier les alternatives qui permettent d'introduire plus de démocratie, dans les décisions économiques.

Capitalisme et étatisme

L'organisation des activités économiques au sein des sociétés requiert de nombreuses prises de décisions :

Que produire ? Comment le produire ? Quelle est la valeur de ce qui est produit? Quelles externalités négatives sociales ou environnementales sont acceptables ? Qui possède la valeur produite ?…

Toutes ces décisions ont à voir avec l'exercice du pouvoir. Et dès lors, la question centrale devient : qui décide?

Au sein des sociétés occidentales actuelles, les activités économiques sont principalement organisées de manière étatique et capitaliste.

Étatisme signifie que la production et la distribution sont contrôlées par l’État. En France, les administrations et les entreprises publiques produisent des biens et des services dans les secteurs de l'éducation, de la sécurité, de la défense, de l'énergie, de la santé, des transports, de la recherche... Le pouvoir de décision au sein de ces organisations étatiques appartient aux hommes politiques et aux hauts-fonctionnaires.

Le capitalisme repose sur l'idée qu'au sein de l'entreprise seule la propriété des moyens de production et des capitaux confère le droit de décision. Les travailleurs qui ne possèdent pas les machines mais dont le travail est indispensable à leur mise en activité sont maintenus, selon l'expression de Bernard Friot, dans un statut de mineur social. Rien d'autre ne leur est dû que leur rémunération.

Bernard Friot, L'Enjeu du Salaire, La Dispute.L'étatisme aussi bien que le capitalisme supposent une violence indéfiniment renouvelée qui écarte les principes démocratique et égalitariste. La justice politique énonce, en effet, que toutes les personnes devraient avoir un accès égal aux moyens nécessaires pour participer aux décisions qui affectent leurs vies en tant qu'individus et en tant que membres de la communauté.

Pouvoir social

Ce que les idées reçues cherchent justement à masquer, c'est que toutes les personnes sont parties prenantes dans les activités économiques, pas seulement les capitalistes et les hommes politiques.

Elles le sont au sens restrictif quand elles participent directement à la production et à la consommation. Et elles le sont au sens large parce que leurs existences sont affectées par ces deux activités même quand elles n'y participent pas directement (pollution, nuisances, maladies, occupation de l'espace, impôts...).

Il en résulte que si les principes de la démocratie étaient effectivement appliqués – le fameux gouvernement par le peuple – alors chacun pourrait participer aux prises de décisions qui concernent l'économie : ce qui doit être produit, comment il doit être produit, quelle est la valeur de ce qui est produit, quelles externalités négatives sont tolérables...

E.O. Wright décrit 7 voies qui permettent de mettre en œuvre un contrôle démocratique direct et indirect de l'économie.

Ces différentes voies reposent sur la capacité des individus à s'organiser politiquement pour faire progresser leurs objectifs. En effet, les associations volontaires (partis, syndicats, clubs, communautés, ONG...) sont en mesure d'exercer un pouvoir par leur capacité d'action collective. C'est ce que E.O. Wright appelle le "pouvoir social".

L'idée d'un pouvoir social capable de défier le pouvoir économique ou étatique est illustrée par le slogan : "Ils ont des milliards. Nous sommes des milliards".

Si la démocratie est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, "socialisme" est le nom qui désigne la subordination du pouvoir économique au pouvoir social.

Le socialisme est alors défini comme une structure économique dans laquelle les multiples déclinaisons du pouvoir social encadrent l'organisation de l'activité économique, directement ou indirectement.

Socialisme étatiste

L'idée de base du socialisme étatiste est la suivante. L’État est un instrument à travers lequel la société civile pourrait contrôler certaines activités économiques.

Dans ce système, les personnes s'assembleraient en associations ou partis volontaires. Leurs représentants assumeraient démocratiquement et de manière transparente le contrôle des administrations et entreprises publiques.

Dans nos sociétés contemporaines, la production par l’État de services (éducation, santé, transports en communs...) est très peu subordonnée au pouvoir social.

Les politiques visent davantage à renforcer les conditions favorables au développement des entreprises capitalistes, à leur céder des pans entiers de l'activité publique (autoroutes, énergies...) ou à leur en ouvrir les portes (ouverture de l'éducation nationale aux entreprises du numérique...).

La démocratisation de l’État est donc un préalable nécessaire pour que la production de services et biens publics émane de l'exercice d'un authentique pouvoir social.

Régulation sociale-démocrate de l'économie

L’État dans la régulation sociale-démocrate de l'économie n'agit pas comme producteur mais comme régulateur de l'activité économique.

L’interventionnisme étatique inclut de nombreuses mesures : contrôle de la pollution, de la santé au travail, de la qualité des biens et services, fixation des salaires...

L'expression du pouvoir social dépend bien sûr de la démocratisation des processus régulateurs étatiques. Car encore une fois, les politiques actuelles des États occidentaux répondent davantage aux besoins et au pouvoir des entreprises capitalistes qu'à ceux de la société civile.

 

pouvoir social dans l'économie selon le sociologue erik olin wright

 

Démocratie associative

La démocratie associative englobe toutes les modalités d'organisation qui permettent à la société civile de participer à l'orientation des activités des structures économiques publiques ou privées.

La forme la plus connue est peut-être celle des dispositifs de négociation tripartites (syndicats, organisations patronales, État) sur la réglementation du travail et de l'emploi.

Ce modèle peut aussi être appliqué dans de nombreux autres domaines : environnement, santé, éducation... Il consiste à rassembler les parties prenantes (communautés locales, association d'usagers ou de protection de la nature, professionnels et entreprises du secteur concerné, représentants de l’État...). Ces assemblées prennent des décisions de manière transparente et délibérative.

Capitalisme social

Dans la voie du capitalisme social, les groupements d'intérêt issus de la société civile exercent directement leur pouvoir social sur les entreprises.

L'exemple le plus classique est celui des syndicats de travailleurs qui réussissent à imposer des augmentations de salaire ou des améliorations des conditions de travail.

Une version plus radicale serait de remplacer les comités d'administration ou d'actionnaires des entreprises par des comités composés de toutes les parties prenantes : propriétaires ou actionnaires, salariés, consommateurs, communautés de riverains, associations de protection de l'environnement...

Une autre possibilité serait de remplacer les services publics qui sont chargés du contrôle de la fraude, de l'hygiène, de la sécurité, de la pollution… par des comités de travailleurs, de consommateurs...

Économie de marché coopérativiste

Les coopératives de travailleurs autogérées fonctionnent selon le principe démocratique une personne, une voix.

Afin de renforcer la place des coopératives au sein des économies capitalistes, E.O. Wright propose de favoriser le développement d'une économie coopérative de marché.

Il s'agit de favoriser les regroupements en coopératives de coopératives permettant de mutualiser des moyens (formation, logistiques, matériels...). On pourrait aussi imaginer de favoriser l'organisation de filières de coopératives de l'amont à l'aval, par exemple : des coopératives d'agriculteurs approvisionnant des coopératives agro-alimentaires qui distribuent leur production au sein de super-marchés coopératifs...

Économie sociale

L'économie sociale suppose l'implication directe d'associations de bénévoles dans les activités économiques.

Les collectifs produisent directement des biens ou des services sans que la production soit soumise au calcul du profit ou à la rationalité technocratique de l’État.

Par exemple, l'encyclopédie Wikipédia dissémine gratuitement de la connaissance élaborée par des bénévoles. Les coûts de fonctionnement sont assurés principalement par des dons.

Socialisme participatif

Le socialisme participatif combine le socialisme étatique et l'économie sociale.

Les associations exercent leur pouvoir social à travers l’État ou les collectivités locales. De plus, elles participent directement aux activités économiques déployées par l’État.

E.O. Wright avance comme exemple la mise en place d'un budget participatif à Porto Alegre au Brésil. Les associations de citoyens sont responsables de la mise en place des politiques municipales. En même temps, elles sont directement engagées dans les projets d'infrastructures publiques décidés par ces politiques.

Trois conditions de réussite

Erik Olin Wright, Utopies réelles, La Découverte.La conception du socialisme que défend E.O. Wright n'a rien à voir avec les tentatives de planification globale, encadrées par des institutions bureaucratiques centralisées, qui ont eu lieu dans l'ex-URSS et les pays de sa sphère d'influence.

Cette approche ne prétend pas résoudre définitivement le problème du contrôle des activités économiques. Les 7 voies décrites reposent sur l'idée qu'il est possible d'exercer un contrôle démocratique direct ou indirect sur l'économie. Cette liste ne constitue pas un inventaire complet des initiatives existantes ou imaginables allant dans ce sens.

Les propositions examinées renforcent le pouvoir d'agir social mais préservent une place substantielle aux marchés

Pour le sociologue, seul un mouvement intégrant simultanément l'ensemble de ces modèles pourrait contraindre ces marchés en fonction de priorités démocratiques et tenter de neutraliser leurs effets négatifs.

Gilles Sarter

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