La socialisation est souvent définie comme le processus qui permet d'établir une personne à l'intérieur d'une société ou d'un groupe social. Un courant de la sociologie l'envisage, plus précisément, comme l'intériorisation de manières de faire ou de penser.
De l'importance du passé en sociologie
L'étude des processus de socialisation occupe une place importante dans la sociologie des dispositions. Ce courant de pensée accorde un rôle déterminant au passé des gens. Il considère que la plupart du temps, quand les individus sont amenés à agir, ils le font en étant influencés par leurs expériences antérieures.
B. Lahire, L'homme pluriel: les ressorts de l'action, 1998
Cette approche est notamment défendue, au sein des travaux de Bernard Lahire , qui s'inscrivent dans une forme de continuité avec ceux de Pierre Bourdieu.
La notion de disposition recouvre des manières habituelles d'agir, de penser ou de réagir (affectivement ou émotionnellement).
Elle englobe aussi bien les routines, que les compétences, les savoir-faire, les croyances ou les goûts.
Toutes ces réalités ont en commun d'appartenir à l'intériorité des êtres humains. P. Bourdieu parle du "corps comme dépôt"et B. Lahire utilise la métaphore du "stock" de dispositions.
L'influence des dispositions sur nos actes ou nos pratiques peut être plus ou moins consciente.
Ainsi, une préférence acquise peut orienter consciemment un choix individuel. A un autre extrême, il se peut aussi qu'une personne réitère régulièrement un comportement routinier, mis en place par le passé et jamais questionné depuis.
Précisons que le recours à la notion de disposition n'exclut pas de considérer l'influence de la situation, sur les actes. Les êtres humains ne sont pas appréhendés comme des automates.
Le passé n'agit pas tel un impératif catégorique à chaque moment de la vie des gens.
Au contraire, l'idée qui prévaut est plutôt que, selon le contexte, les dépôts du passé peuvent s'actualiser différemment, se mettre en veille ou se transformer.
Temps et répétition
Considéré du point de vue de ces sociologues, le terme "socialisation" fait référence aux processus d'élaboration des dispositions.
Celles-ci se constituent souvent dans la durée et par la répétition. Toutefois, l'acquisition d'une façon d'être ou d'agir peut aussi résulter d'une expérience unique et brève. Pensons à celles qui découlent d'événements traumatisants ou psycho-affectivement intenses (rites d'initiation ou de passage...).
Parmi les dispositions dont l'installation est plus progressive, il faut aussi opérer une distinction.
En effet, les gestes de la vie quotidienne, les savoir-faire, les raisonnements ou les habitudes morales sont plus ou moins difficiles à acquérir, selon leur degré de complexité.
L'intériorisation est favorisée par la répétition d'expériences similaires, dans des contextes différents. Ainsi, les dispositions sexuées se construisent à la fois, dans la famille, à l'école, au travail mais aussi dans la rue ou par la fréquentation des médias.
On évoque à ce propos, un sur-apprentissage. Il produit souvent une plus grande résistance au changement.
Si une prédisposition se renforce grâce à une sollicitation continue, elle peut, en revanche, s'affaiblir par manque d'entraînement ou si elle n'est pas sollicitée.
Socialisations explicite, diffuse et idéologique
Bernard Lahire distingue trois grandes modalités de socialisation : la pratique directe, l'imprégnation diffuse et l'inculcation idéologique.
La pratique directe - Premièrement, les gens intériorisent des dispositions mentales ou comportementales en participant directement à des activités récurrentes. Ce processus de socialisation peut inclure des moments d'incitation, d'interdiction, de sollicitation ou de collaboration explicites.
L'apprentissage de l'écriture et de la lecture s'effectue par entraînement à l'école ou à la maison. Les dispositions sexuées s'acquièrent par la participation à des activités définies explicitement comme "masculinisantes" ou "fémininisantes".
La socialisation diffuse - Elle opère de manière plus suggestive. Elle ne résulte pas d'une inculcation volontaire et explicite. C'est plutôt, l'agencement du contexte qui agit indirectement sur la personne.
Ainsi pour les enfants dont les parents lisent régulièrement et possèdent des livres, la lecture est une réalité familiale avant d'être une réalité scolaire. Leur apprentissage s'en trouve généralement facilité.
B. Lahire, Portraits sociologiques: Dispositions et variations individuelles, 2002.
De la même façon, les dispositions sexuées s'incorporent de façon diffuse parce que les enfants évoluent dans des contextes où les gestes, les attitudes, les paroles, les activités des personnes de leur entourage diffèrent en fonction de leur genre.
A propos de la socialisation diffuse, on évoque parfois une "socialisation silencieuse". Toutefois, cela ne signifie pas qu'elle opère totalement hors du langage. L'expression fait plus généralement référence à l'absence de discours explicites ou didactiques.
Mais les pratiques langagières prennent de nombreuses autres formes qui ont leur place dans les processus d'intériorisation. Pensons aux interjections, exclamations, insultes, ponctuations, commentaires rétrospectifs, allusions qui accompagnent nos comportements.
L'inculcation idéologique ou symbolique - On fait ici référence aux croyances, normes, valeurs ou modèles véhiculés par toutes sortes d'institutions et de médias.
L'exposition ou l'inculcation de ces normes culturelles peuvent être tout-à-fait explicites : programmes qui font l'apologie de la culture lettrée ou qui justifient la domination masculine... Mais elles procèdent aussi implicitement, par exemple, lorsqu'un film ou un roman met en scène des personnages dont les comportements sont spécifiques.
Tensions et contradictions
Les différentes situations de socialisation que rencontre un individu, au cours de sa vie, ne poussent pas toujours dans une même direction. Au contraire, des tensions ou des contradictions peuvent émerger.
Par exemple, un hiatus se crée entre l'injonction explicite et la socialisation diffuse, quand des parents incitent leur enfant à lire, alors qu'ils ne lisent pas eux-mêmes. Situation typique rendue par l'expression : "fais ce que je dis, mais ne fais pas ce que je fais".
Un décalage est aussi à l’œuvre, chez les garçons issus de familles dans lesquelles la lecture et l'écriture sont associées à l'univers féminin, intérieur, domestique, intime... Par opposition l'univers masculin s'y conçoit comme physique et tourné vers l'extérieur. Le jeune enfant est alors placé devant le dilemme de se construire en homme ou en élève studieux.
De la même façon, le sujet est soumis à une tension intérieure lorsque que l'inculcation idéologique est contredite par le contexte diffus. Par exemple, on inculque à l'enfant que l'égalité est une valeur officiellement constitutive de la société dans laquelle il vit (valeur objectivement inscrite dans les lois...). Et, au jour le jour, il est témoin des inégalités de traitement ou de la stigmatisation dont souffreson entourage.
Retour sur deux métaphores
Pierre Bourdieu parle souvent de la socialisation comme d'un processus d'incorporation des structures sociales. B. Lahire avance que cette métaphore peut faire penser qu'il y a comme un transfert, d'une réalité extérieure aux individus, vers leur intériorité.
Bien sûr, il rappelle que ce qui est intériorisé n'existe pas en tant que tel à l'extérieur. En réalité, se sont des habitudes, des croyances, des manières d'agir et de penser, des émotions qui se constituent dans le corps-esprit des gens.
Notre société est structurée selon une inégalité entre femmes et hommes. L'inégalité salariale ; la sous-représentation des femmes, dans les mandats politiques et les postes de direction; l'inégale répartition des tâches domestiques ; la plus grande fréquence des actes de violence sexuelle commis à leur encontre... constituent des phénomènes sociaux vérifiés statistiquement.
Des jeunes enfants évoluant dans un tel environnement acquièrent des dispositions qui favorisent la perpétuation des faits sociaux évoqués : tendance au commandement chez les garçons et à la soumission chez les filles, inclination vers l'exercice de certains métiers ou activités...
C'est pour rendre compte de l'ensemble de ces processus, dans une formule ramassée, que l'on dit que les filles et les garçons incorporent les structures sociales objectives.
L'inégalité qui structure la société trouve un écho dans les corps-esprits, sous la forme de dispositions.
La deuxième métaphore qu'utilise Pierre Bourdieu s'explique de la même manière. Le sociologue parle souvent d'héritage ou de transmission du capital culturel. Or hériter d'un patrimoine matériel, c'est recevoir une chose que possédait jusque là une autre personne. La notion d'héritage est sous-tendue par l'idée d'un transfert de la chose concernée.
La réalité qu'évoque la métaphore est d'un autre ordre. On le comprend aisément pour le cas de l'apprentissage de la lecture.
L'enfant qui évolue dans une famille de lecteurs et de possédants de livres incorpore souvent une prédisposition à l'apprentissage ou un goût pour la lecture. Encore une fois, l'usage de l'expression "hériter du capital culturel" peut occulter la complexité et la pluralité des mécanismes de socialisation qui sont à l’œuvre
Pouvoir et socialisation
Si le postulat de la théorie de l'action, tel que décrit par P. Bourdieu et B. Lahire, est exact alors nous vivons constamment sous l'influence de forces intérieures.
Nos dispositions nous orientent, incitent, influencent, poussent, inhibent ou restreignent.
Mais la concrétisation des dispositions en actes est fonction des situations que nous rencontrons. Si bien que le contexte aussi exerce une influence sur nous, en permettant ou non, à nos dispositions de s'exprimer.
Or une observation, même spontanée, de la vie sociale révèle que la socialisation a partie liée avec le pouvoir.
On voit bien que des dispositions - comme la remise de soi à une autorité, le rapport aux formes de cultures légitimes (notamment au langage officiel), l'acceptation de la logique de concurrence et des hiérarchies... - sont construites dès le plus jeune âge (famille, jardin d'enfant, école) puis réactivées et renforcées tout au long de la vie et dans des contextes différents (travail, politique et même loisirs...)
Dès lors l'examen des liens entre socialisation et pouvoir peut concerner tout un tas de questions :
Comment sont élaborés les processus de socialisation ? Quelles dispositions cherche-t-on à construire chez les gens? Qui a intérêt à la construction de ces dispositions ? Dans quels contextes ces dispositions devront-elles être réactivées ? Comment sont agencées les situations qui visent leur réactivation ? ...
Apprendre à voir
A notre échelle d'individu socialisé, la question qui se pose est celle de la part de liberté que nous pouvons conquérir sur nos dispositions. Là, il paraît évident que nous ne pouvons pas éluder la nécessité d'une introspection intime.
Il nous faut apprendre à connaître nos inclinations et nos propensions:
- bien les observer quand elles s'actualisent dans des comportements, des pensées ou des affects.
- identifier l'influence des situations, sur leur expression ou leur inhibition.
Cette démarche est au cœur de nombreuses traditions philosophiques.
Nietzsche, Le crépuscule des idoles : ce qui manque aux Allemands (6) et Humain, trop humain : aphorisme 283.
Pour Nietzsche, par exemple, l'apprentissage du voir constitue la première préparation à l'éducation de l'esprit. Il convient, nous enseigne-t-il, de nous doter d'un regard long et lent.
Nous devons nous habituer à laisser venir les dispositions ou les penchants qui veulent s'imposer à nous. S'efforcer d'y être attentif, plutôt que d'y réagir spontanément.
Il s'agit bien d'un processus actif, tout le contraire de la passivité. La vraie paresse consiste à s'abandonner à nos inclinations "comme roule la pierre qui suit la loi brute de la mécanique".
Gilles Sarter
Précédent <- 2/5 -> Suivant