Sociologie Critique

La sociologie critique s’efforce de rendre compte des mécanismes de domination cachés qui sous-tendent les relations humaines dans les sociétés modernes. Ce qui intéresse au premier chef la sociologie critique s’est l’inégalité devant les règles. Cette approche concerne au premier chef les travaux de Pierre Bourdieu qui a élaboré une théorie de l’action sociale. Sa théorie s’articule autour de trois grands concepts qui sont en inter-relation. Il s’agit de l’habitus (système de dispositions incorporés), de la notion de champs social et de celle de capital symbolique. Bien sûr, Pierre Bourdieu n’est pas le seul tenant de la sociologie critique. Michael Burawoy, sociologue américain est célèbre pour son étude sur la fabrique du consentement dans le milieu des ouvriers de la grande industrie. On peut aussi dire que les pères fondateurs de la sociologie que sont Max Weber et Émile Durkheim ont construit des œuvres critiques des sociétés modernes à leur naissance.

L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

Le concept d'habitus est central dans la sociologie de  Pierre Bourdieu. Dans cet article, nous en détaillons les tenants. Puis, nous expliquons, comment la notion permet de rendre compte des articulations entre les comportements individuels et l'organisation des sociétés.

Comportements et régularité du monde social

Dans le documentaire La sociologie est un sport de combat, Pierre Bourdieu énonce de façon très simple la question qui fonde le projet sociologique :

Pourquoi les gens agissent-ils comme ils le font et avec une certaine régularité ?

Premièrement, cette question appelle une théorie explicative de l'action humaine, qui puisse rendre compte des relations entre société et individu.

Deuxièmement, le questionnement à propos de la régularité du monde social est au cœur de la réflexion du sociologue. Dans la Domination masculine, il avoue son étonnement devant la perpétuation des ordres établis, avec leurs rapports de domination et leurs injustices.

L'élaboration de la notion d'habitus a permis à Pierre Bourdieu d'investir ces deux problématiques.

Tendances et propensions à agir

Attribuer un habitus à une personne ou à une catégorie de personnes, c'est leur attribuer un système de dispositions à se comporter d'une certaine façon.

Dans une première approche, on pourrait dire qu'un habitus ressemble à ce que le langage commun appelle un trait de caractère. Comme, par exemple, l'ostentation, la discrétion, l'ascétisme ou l'hédonisme...

Une personne disposée à l'ostentation exprime une tendance à se comporter comme un "m'as-tu vu", dans les différents aspects de sa vie : dans ses goûts, sa manière de s'habiller ou de décorer sa maison, dans le choix de sa voiture, dans sa façon de parler, dans ses attitudes corporelles et ses tentatives d'être toujours au centre de l'attention...

La propension ne dit pas qu'à coup sûr, l'individu concerné agira de manière ostentatoire. Mais il y a de fortes chances que cela se produise.

Par ailleurs, une tendance ne détermine pas les actes dans leurs modalités concrètes d'expression. On ne peut prédire exactement ce que le "m'as-tu vu" va faire ou dire, dans une situation donnée. On peut, tout au plus, parier sur le style de comportement qu'il va adopter.

Du social incorporé

L'habitus, à la différence du trait de personnalité, trouve son origine dans le social. Il n'est pas l'apanage d'un individu. Au contraire, il est partagé par un groupe social bien délimité.

L'un des exemples les plus connus, parmi ceux décrits par Bourdieu, est le sens de l'honneur. Dans les communautés villageoises kabyles, cet habitus pré-dispose les gens à se comporter, dans toutes les situations, en femme ou en homme d'honneur.

Pierre Bourdieu écrit que si cet habitus pouvait être condensé en une seule formule ce serait : "Faire face !"

L'injonction s'applique à la posture corporelle : faire face à son interlocuteur, le regarder à la face, parler sans murmurer. Elle concerne les adversités de tous ordres (humaines, matérielles, naturelles) devant lesquelles il ne faut pas reculer. Cet habitus commande encore de faire face à l'hôte en lui témoignant l'hospitalité ou de se montrer généreux, etc.

Dans ce contexte, le sens de l'honneur est partagé par tous les membres de la communauté. Et ces derniers sont prompts à sanctionner les conduites qui s'en écartent.

Si la genèse d'un trait de personnalité relève d'une histoire individuelle. L'origine d'un habitus, au contraire, doit être recherchée dans les particularités de l'histoire collective.

L'habitus, dit encore Pierre Bourdieu, c'est du "social incorporé" ou du "social fait corps".

L'habitus, du verbe habeo (avoir), c'est ce qui a été acquis.

Chez les Kabyles le sens de l'honneur agit comme un habitus

Sociétés modernes et classes sociales

Pierre Bourdieu a élaboré la notion d'habitus, dans le cadre de communautés villageoises. Ces dernières sont caractérisées par une relative homogénéité des conditions matérielles et culturelles d'existence. Les gens y sont façonnés par un contexte de socialisation cohérent.

Qu'en est-il dans les sociétés modernes et différenciées ?

Le sociologue appréhende la société française comme étant structurée en classes.

Une classe sociale correspond à un ensemble de personnes qui partagent des conditions d'existence proches.

Deux grands principes établissent une différenciation entre les conditions de vie des agents sociaux. Il s'agit du capital économique (l'ensemble des propriétés financières, mobilières, immobilières) et du capital culturel (niveau scolaire, diplômes, connaissances langagières et culturelles...), détenus par les individus ou les familles.

D'une part, la classe composée de détenteurs d'un fort volume de capital global (capital économique + capital culturel), comme les patrons d'entreprises, les hauts-fonctionnaires, les médecins, les cadres supérieurs... se distingue de celle des plus démunis, ouvriers agricoles et employés sans qualification.

D'autre part, une différenciation opère selon la structure du capital. Les artistes, les professeurs d'université sont plus riches relativement, en capital culturel qu'en capital économique. En revanche, les patrons d'entreprises possèdent relativement plus de capital économique que de capital culturel. De la même façon, à un niveau inférieur de la hiérarchie sociale, les instituteurs s'opposent aux petits commerçants...

A ces différentes positions sociales correspondent des contextes de vie et de socialisation, plus ou moins spécifiques qui engendrent des habitus distincts.

Goûts de classes

Les habitus de classe s'actualisent différemment. Les biens consommés, les activités pratiquées (sports, loisirs...), les lieux habités et fréquentés (commerces, écoles...), les opinions politiques, les manières de s'exprimer ou encore les postures corporelles diffèrent systématiquement, entre les hauts-fonctionnaires et les ouvriers...

Les habitus constituent les goûts. Ainsi, les agents appartenant aux différentes classes sociales opèrent des différences entre ce qui est bon/mauvais, bien/mal, distingué/vulgaire. Mais ces différenciations ne sont pas les mêmes.

Selon la classe d'appartenance, un même objet ou un même acte peut apparaître comme vulgaire, comme prétentieux ou comme distingué.

Finalement, il est important de garder à l'esprit le fait suivant. Quelle que soit la classe d'appartenance des gens, leur sens commun classe et hiérarchise les biens et les comportements: langage "populaire" ou "distingué" ; accordéon ou violon ; belote ou bridge, jeans ou "costard"...

Cette hiérarchisation ne résulte pas de la valeur en soi des objets ou des manières de faire. Elle provient du fait que les gens ont incorporé des dispositions à juger et à hiérarchiser d'une certaine façon.

Ces goûts sont le produit de conditions d'existence, qui sont elles-mêmes dépendantes du volume et de la structure du capital détenu.

Théorie de l'action

En élaborant la notion d'habitus, l'une des intentions de Pierre Bourdieu visait à échapper à deux erreurs.

La première tend à considérer les gens comme agissant mécaniquement, sous l'effet de contraintes externes (règles, structures, modèles...). La seconde les tient pour des sujets pleinement conscients qui agissent par des choix et des calculs rationnels (théorie de l'homo œconomicus et de son action rationnelle).

A l'inverse, le sociologue envisage les comportements comme étant issus de rencontres, entre des situations et des dispositions:

Situation + Habitus = Action

Sa théorie permet de prendre en compte les expériences de socialisation passées, sans omettre le rôle de la situation présente.

En effet, aucune de ces deux réalités ne peut être désignée comme le véritable déterminant des pratiques. La réalité d'une action est toujours relationnelle.

les classes sociales sont marquées par des systèmes de dispositions que l'on appelle goûts

Sens pratique

L'habitus dotent les gens d'un sens pratique. C'est-à-dire du sens de ce qui est à faire, dans une situation donnée. La notion évoque ce qu'on appelle le sens du jeu, dans les sports collectifs notamment.

Les situations rencontrées par une personne peuvent être relativement similaires aux conditions de socialisation qui ont permis l'acquisition de son habitus. Dans ces circonstances, l'agent est comme un poisson dans l'eau. C'est le cas d'un paysan en Kabylie qui a grandi et vécu, au sein de sa communauté traditionnelle.

Ses structures mentales sont ajustées par anticipation aux événements qu'il affronte.

Il peut les évaluer sur-le-champ et y répondre, dans le feu de l'action. Il n'a pas besoin d'y réfléchir, comme s'il était placé face à un problème.

Le concept d'habitus n'exclut pas, pour autant, celui de stratégie.

Les individus peuvent élaborer des projets. Simplement, ils les établissent sur la base des appréciations et des perceptions permises par leurs habitus respectifs.

Ce mécanisme explique notamment les cas d'auto-censure. Une personne renonce à un objectif personnel, parce que son habitus l'envisage comme inapproprié : un jeune homme issu du milieu ouvrier renonce à entreprendre une carrière artistique, parce que son habitus lui fait envisager l'art comme étant le domaine réservé des classes bourgeoises...

Autrement dit, la théorie de l'action de Pierre Bourdieu admet la capacité inventive ou créatrice de l'individu. Mais, elle considère que cette inventivité est délimitée ou bornée par des pré-dispositions qui se constituent en goût, sens du jeu ou encore en espérance aux chances de réussite.

Désajustements

Les habitus des personnes ne sont donc pas toujours ajustés aux circonstances qu'ils rencontrent.

Cela se produit à chaque fois que la situation vécue par l'agent est différente du contexte qui a produit ses dispositions.

Ces cas de désajustements apparaissent lorsque des individus ou des collectivités entières sont transplantées, volontairement ou non, dans des contextes culturels différents : migrations, déportations, exils...

Sans être transplantés, les gens peuvent être amenés à fréquenter des univers sociaux différents voir contradictoires. On pensera à l'agriculteur qui doit évolué, à la fois, dans l'univers traditionnel de l'entre-soi villageois et dans l'univers de l'économie capitaliste qui enserre sa communauté.

Dans les sociétés modernes différenciées, les sujets connaissent souvent des ruptures biographiques. L'enfant qui entre à l'école, le jeune adulte qui rejoint le monde professionnel peuvent être confrontés à des univers sociaux dont les codes sont éloignés de ceux de leur milieu d'origine.

Sont aussi concernés tous les gens qui connaissent une "ascension" sociale ou, a contrario, un déclassement vers le "bas". Dans ces circonstances, ils sont contraints d'adopter des manières de s'exprimer, de se comporter, de penser auxquelles ils ne sont pas pré-disposés.

Ces décalages génèrent des tensions, voire des souffrances, psychiques et corporelles.

le concept d'habitus permet d'envisager pourquoi les gens font ce qu'ils font

Stabilité des habitus

Bien sûr les habitus évoluent en fonction des nouvelles expériences. Mais Pierre Bourdieu avance que leur mode de fonctionnement tend à prévenir les changements radicaux.

En effet, les dispositions initiales opèrent des sélections, dans l'acquisition des nouvelles informations. Elles tendent à rejeter celles qui sont capables de mettre en question les informations accumulées préalablement.

Surtout, l'habitus défavorise l'exposition à des conditions propices au changement.

Comme les dispositions sont à l'origine du choix des personnes et des lieux susceptibles d'être fréquentés, les personnes évoluent généralement, dans des univers sociaux, relativement adaptés à leur habitus et peu déstabilisants.

Reproduction de l'ordre social

La relative stabilité des habitus et la relation qu'ils entretiennent avec les structures sociales objectives expliquent comment l'ordre social se perpétue.

A travers l'habitus, les structures du monde social sont présentes dans les catégories de pensée que les individus mettent en œuvre pour comprendre leur société.

Dans les villages kabyles, le sens de l'honneur est objectivé, "rendu palpable" : par la manière dont les relations entre hommes et femmes sont organisées ; par les expressions langagières ; par les postures corporelles ; par les pratiques et rituels, d'hospitalité, de vendetta, de générosité...

Dès l'enfance, dans ce contexte, les manières de penser sont structurées selon le sens de l'honneur. Et les comportements reproduisent les structures objectives qui conditionnent les mentalités.

Dans la société française, la structuration en classes sociales s'observe dans des réalités concrètes. Elle est rendue tangible : par la géographie des quartiers urbains ; par les différences entre établissements scolaires ou d'enseignements supérieurs ; par la nature des biens consommés (aliments, vêtements,...) ; par les activités de loisirs ; par la nature des relations qui prévalent entre les gens...

Cette différenciation objective trouve son pendant dans les habitus de classe. A leur tour ces goûts s'actualisent dans des préférences, des choix, des classements qui contribuent à perpétuer un monde structuré en classes sociales différenciées.

Le processus de naturalisation

Cette reproduction du monde social s'appuie sur ce que le sociologue appelle le processus de naturalisation.

Les porteurs d'un habitus ne sont pas conscients de ce que leurs manières d'agir ou de penser doivent aux conditions sociales objectives.

Ils vivent leurs goûts comme étant "naturels" ou comme allant de soi et non pas comme résultant de leurs conditions d'existence.

Finalement, une société est le produit des représentations que s'en font des femmes et des hommes. Mais ces représentations sont elles-mêmes le fruit des structures sociales pré-existantes.

Sans le savoir, la plupart du temps, les gens tendent à reproduire l'ordre social, qu'ils occupent une position de dominant ou de dominé, au sein de la société.

Possibilité de changement

L'explication "en boucle" de la relation de détermination, entre structures mentales et objectives, distille une forme de pessimisme.

L'esprit des gens est structuré de manière à reconnaître la légitimité de l'ordre dominant. Dès lors par leurs agissements, ils reproduisent la structuration objective de la société, selon le même ordre. Ce qui renforce encore leur habitus et leur position de dominé, etc.

S'il en est ainsi, comment peut-on gagner en liberté ? Et notamment comment peut-on envisager d'imposer un nouveau modèle de société, reposant sur moins de domination ?

Un premier enjeu concerne la prise de conscience du caractère arbitraire de tous les modèles d'organisation sociale. Là réside la vocation de la sociologie critique.

Toutefois, la simple prise de conscience, bien que nécessaire, n'est pas suffisante. La domination est soutenue par des habitus pré-réflexifs. Ces derniers, on l'a vu, sont peu impactés par les nouvelles informations.

Pour induire un changement, il faut donc, aussi, combattre les instruments sociaux qui permettent l'inscription des habitus dans les corps.

Il faut conjuguer le dévoilement de l'arbitraire de la domination, à l'action sur les structures sociales objectives.

Finalement, les perspectives de changement semblent résider, dans la multiplication des expériences et des contextes de vie, d'éducation et de socialisation qui valorisent les nouvelles valeurs et qui sont susceptibles de les inscrire, dans les corps, sous la forme de dispositions.

Gilles Sarter

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Capital symbolique, don et contre-don

Capital symbolique, don et contre-don

Le don oblige. A ce titre, il a partie liée avec le pouvoir et la domination. C'est l'un des enseignements que livre l' Essai sur le don (1924), de Marcel Mauss.

C'est en poursuivant l'analyse de la logique du don et du contre-don que Pierre Bourdieu a forgé la notion de capital symbolique. Ce concept occupe une position centrale parmi les instruments de sa pensée.

Don et hiérarchie : le potlatch

Lors des cérémonies du potlatch (Amérique du Nord) et du kula (Papouasie), le don intervenait pour fixer les hiérarchies et les alliances politiques.

Franz Boas (1858-1942) a observé que les Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest des États-Unis, passaient l'hiver dans une fête perpétuelle qu'ils appelaient potlatch.

Les festivités rassemblaient plusieurs tribus, pour des échanges de cadeaux entre les représentants des communautés. Ces libéralités pouvaient aller jusqu'à la destruction somptuaire des richesses.

Le but poursuivi au cours de cette « lutte de générosité » était d'établir une hiérarchie entre les nobles. Le plus fort était celui qui avait offert le plus de richesses.

Des profits ultérieurs rejaillissaient sur le clan du vainqueur.

Don et alliances: le kula

Autre institution fondée sur le don, le kula, a été étudiée par Bronislaw Malinowski (1884-1942). Dans les îles Trobriand (Papouasie Nouvelle-Guinée), le kula concernait les chefs de flottes et de villages. Il revêtait deux formes.

Lors des grandes expéditions maritimes, on partait sans rien à échanger et sans rien demander. On affectait de seulement recevoir l'hospitalité, la nourriture et les cadeaux de la tribu visitée.

A charge de la tribu visiteuse de recevoir ses hôtes, l'année suivante et de rendre les cadeaux avec usure.

Dans les kula de moindre envergure, les chefs s'échangeaient des cadeaux précieux (brassards de coquillages et colliers). Ces dons s'effectuaient de manière très ritualisée et solennelle. Toute la tribu s’enorgueillissait des bijoux reçus par son chef.

Mais celui-ci ne devait pas être trop long à se défaire de ces présents, lors de kula suivants. La circulation des bijoux devait être incessante.

L'enjeu de cet entrecroisement de cadeaux était de tisser des liens durables, de proscrire la haine et la guerre, entre les protagonistes.

Le hau : l'âme de la chose donnée

Dans le potlatch aussi bien que dans le kula, ce sont les mêmes mécanismes d'obligation par le don qui jouent.

Mais quelle est cette "force" présente dans le don qui fait que les deux protagonistes se sentent attachés l'un à l'autre ?

Marcel Mauss élabore une réponse à cette question, à partir de l'examen du concept de hau. Chez les Maori (Nouvelle-Zélande), une catégorie d'objets (nattes de mariage, décorations, talismans) répondait au nom de taonga.

Les théories de Marcel Mauss ont donné naissance au Mouvement anti-utilitariste dans les sciences-sociales (M.A.U.S.S.)Ces objets étaient fortement attachés à la personne, au clan, par un hau. Il s'agissait d'une sorte de pouvoir spirituel dont les taonga étaient le véhicule. Il s'en suivait qu'offrir ces objets s'accompagnait d'un transfert du hau.

On comprend que dans ce système d'idées, il fallait rendre au donateur initial ce hau qui constituait une parcelle de sa substance. Pour ce faire, le donataire offrait un autre taonga, nouveau véhicule du hau.

L'obligation de réciprocité

De cette analyse, Marcel Mauss retire une certaine compréhension du lien créé par la transmission d'un don.

"Présenter quelque chose à quelqu'un, c'est présenter quelque chose de soi (…) Accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme."

Ainsi, la conservation de la chose serait dangereuse et mortelle car elle donnerait prise magique et religieuse sur le donataire.

Si le don a partie liée avec l'autorité ou le pouvoir d'agir sur autrui (y compris celui d'en faire un allié), c'est parce qu'il implique systématiquement l'obligation de la réciprocité.

Tout don appelle un contre-don. Le contre-don peut prendre une forme différente de celle du don. En contre-partie d'un objet on peut rendre une prière, une bénédiction. A la suite d'un service rendu, on peut offrir un repas...

Mais tant que la réciprocité n'est pas accomplie, le donataire reste dans la dépendance du donateur.

L'écran du temps

Dans son analyse des mécanismes du don (Le sens pratique, 1980), Pierre Bourdieu met l'accent sur le rôle de cette durée particulière qui peut séparer un don de sa contrepartie.

L'intervalle de temps entre le don et le contre-don peut avoir pour fonction de faire écran entre les deux actes. Il leur permet ainsi d'apparaître comme uniques et sans lien.

Une multitude de formes de dons parcourent les communautés traditionnelles et rurales kabyles  : présents effectués lors des grandes et des petites célébrations de la vie familiale (mariage, naissance, première lactation d'une vache, récolte...), fêtes religieuses, festins organisés dans les mêmes occasions et pour la réception d'hôtes à l'improviste, services et prestations offerts dans le cadre de travaux agricoles (prêts d'animaux, renfort de main d’œuvre pour construire un bâtiment ou pour la récolte...).

Dans ce contexte culturel, la contrainte est très grande. Et la liberté de ne pas rendre un don est infime. Mais la possibilité existe quand même et donc la certitude n'est pas absolue.

"Tout se passe donc comme si l'intervalle de temps (...) était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour. Et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le don initial."

Par exemple, plusieurs mois s'écoulent entre le prêt d'un bœuf pour labourer un champ (don de force de travail) et le contre-don, sous la forme de grains. Pendant tout ce temps, le propriétaire de l'animal et l'emprunteur refoulent la vérité objective de ce qu'ils font.

La générosité comme habitus

Au moment du prêt, le propriétaire ne dit pas "tu me donneras du blé en échange du fait que je te prête un bœuf" ou "tu me rendras au moment de la récolte." Non. Il laisse l'échéance et la valeur du contre-don dans le vague.

Ainsi, chacun des deux actes, le prêt du bœuf et le don de céréales peuvent apparaître comme deux démonstrations indépendantes de générosité.

Si cette occultation du donnant-donnant fonctionne, c'est parce que les deux hommes sont pré-disposés à adopter des comportements généreux. Ils ont appris à valoriser les actes dépourvus d'intentions ou de calculs.

Depuis l'enfance, ils sont immergés dans une société où le don est institué dans les faits (dans les multiples circonstances que nous avons décrites) et dans les corps, comme habitus.

Par le langage verbal (les injonctions du groupe ou la culture orale), par l'observation des situations de l'existence ordinaire ou par les suggestions silencieuses (regards approbateurs, airs de reproches...), les agents ont acquis des dispositions à donner, à se montrer généreux, à apprécier la générosité.

Les pratiques généreuses participent au sens de l'honneur qui régit l'ensemble des conduites sociales. Cet ensemble de dispositions, cet habitus, est partagé par tous les membres de la communauté.

C'est ainsi que dans la situation du prêt de l'animal, les villageois s'accorderont à dire que les deux agriculteurs ont fait ce qu'il y avait à faire. Que ça allait de soi. Qu'il n'y avait pas autre chose à faire pour des hommes d'honneur.

A lire aussi notre article sur la notion d'habitusEt de chacun des deux agriculteurs, on pourra dire : "Quel honnête homme ! Quel homme généreux !"

Le capital symbolique

Dans le cadre de la société kabyle, tout se passe donc comme si le don n'appelait plus un contre-don.

Comme si la reconnaissance de la dette se transformait en reconnaissance tout court. C'est-à-dire en sentiment durable à l'égard de l'auteur de l'acte généreux.

Cette reconnaissance bien sûr appelle des profits matériels. L'homme reconnu pour sa générosité est aussi celui qui bénéficiera des plus grandes libéralités. Celui sur qui l'on sait pouvoir compter sera celui à qui on prêtera volontiers assistance. Sans même qu'il ait besoin de le demander.

Cette sorte de reconnaissance qui exerce des effets, qui attire des profits, c'est ce que Pierre Bourdieu appelle le "capital symbolique".

Le capital symbolique est une propriété (générosité, sens de l'honneur,...) qui lorsqu'elle est perçue par les agents sociaux devient efficace, "telle une véritable force magique" : on donne un ordre et on est obéi ; on sollicite un service, on l'obtient ; on est reçu comme hôte et l'on jouit de la meilleure hospitalité...

La condition cruciale, essentielle et nécessaire de la transformation d'une propriété en capital symbolique, c'est sa reconnaissance par les agents.

Or comme on l'a vu, cette reconnaissance n'a rien d'un acte intentionnel ou d'une croyance expressément professée et révocable. Elle repose au contraire sur un habitus, sur un ensemble de prédispositions à reconnaître et à évaluer le capital symbolique. Cet habitus fonctionne sur un mode pré-réflexif.

L'importance du contexte social

Tout habitus est propre à un contexte social.

Pour cette raison, une propriété qui est convertible en capital symbolique dans un environnement social ne l'est pas forcément dans un autre. Par exemple, le sens de l'honneur ou de la générosité confèrent moins de capital symbolique dans les sociétés modernes que la fortune, les diplômes ou les fonctions professionnelles.

De la même façon, lors de mutations sociales importantes, le capital symbolique peut se déplacer vers de nouvelles propriétés. C'est ce qui se passe lors du passage de la société de l'honneur à la société capitaliste.

Les stratégies des agents, leurs critères d'appréciation et d'évaluation des comportements sont transformés. Le prêt d'un bœuf sans spécification de la contre-partie n'est plus considéré comme un acte de générosité qui confère du prestige. Au contraire, il apparaît comme signe de naïveté, d'irrationalité ou de non sens.

Il en est autrement lorsque le propriétaire sait évaluer la valeur monétaire que représente le prêt de l'animal. S'il sait, en plus, tirer un bénéfice de la location, il acquiert du capital symbolique. On le "considère" et on lui témoigne le respect dû à un gestionnaire avisé. On apprécie en lui l'homme d'affaires qui sait faire fructifier son bien.

Le concept de capital symbolique occupe une place centrale parmi les instruments de la pensée de Pierre Bourdieu.

Il l'a mobilisé pour l'analyse de différents phénomènes sociaux : univers de l'art, domination masculine, fonctionnement de l’État dans les sociétés modernes... Nous aurons l'occasion d'en reparler.

© Gilles Sarter


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Euphémisation : la domination s’impose mieux masquée

Euphémisation : la domination s’impose mieux masquée

Les relations de domination constituent, selon Pierre Bourdieu, des éléments de base de l'organisation des sociétés. L'exercice de la domination est parfois dissimulé. Il est rendu méconnaissable afin d'être mieux imposé. Ce mécanisme de dissimulation, le sociologue l'appelle "euphémisation".

L'euphémisation de la domination

Rappelons qu'un euphémisme est une figure de pensée. Grâce à un euphémisme, on atténue une idée dont l'expression directe aurait quelque chose de brutal : "rejoindre les étoiles", "s'en aller" pour signifier "mourir"...

L'euphémisation de la domination consiste a rendre inconscient les mécanismes par lesquels cette dernière s'exerce.

Pour être plus précis, l'euphémisation fait passer la domination pour quelque chose d'autre que ce qu'elle est.

Pierre Bourdieu a décrit dans le détail deux exemples de ce phénomène d'occultation.

Le premier concerne la relation entre des propriétaires terriens et des métayers. Il a pour cadre des communautés villageoises kabyles, dans les années 1960.

Le seconde prend place au sein de notre société. Le sociologue l'appelle le "racisme de l'intelligence".

La domination "enchantée" sur le modèle familial

khammes est le terme kabyle (mais aussi arabe) qui désigne une sorte de métayer. Celui-ci cultive une terre qui ne lui appartient pas. En échange de son travail, il conserve un cinquième de sa récolte. Les quatre autres cinquièmes reviennent au propriétaire foncier.

Le khammes est souvent lié par une dette, à celui qui possède la terre. Toutefois ce mécanisme n'est pas suffisant pour que le maître puisse le "tenir" durablement. Il n'y a pas, non plus, de contrat rigoureux qui engage les deux individus.

Par ailleurs, l'exploitation directe et brutale heurte le sens de l'honneur qui prévaut dans ses communautés. La violence ouverte, celle de l'usurier ou du maître sans merci, y est socialement réprouvée.

Le pacte qui unit le métayer et le propriétaire est un arrangement d'homme à homme. Il se passe de toute garantie autre que la confiance, l'obligation et la fidélité personnelle. Toutes ces vertus sont reconnues par le sens de l'honneur.

Elles se concrétisent, au jour et le jour, par des actes qui "enchantent" la relation de domination. Ces comportements donnent à la domination tous les aspects extérieurs d'une relation familiale.

L'occultation au jour le jour

C'est ainsi que le propriétaire prend en charge le mariage du khammes ou de ses fils. Il les installe dans sa propre maison. Les enfants grandissent en commun, dans la communauté des biens (troupeau, champs...).

Le khammes peut "traiter la terre en propriétaire" parce que rien dans la conduite du maître ne le lui interdit.

Quand ce dernier s'absente, il lui confie la garde de ses biens, de sa maison, de son honneur.

Il se peut aussi que les fils des deux hommes aillent travailler en ville. Alors ils rapportent tous leur salaire au maître. En retour, ce dernier,  "protège" ceux qui vivent sous son autorité.

Au final, le propriétaire obtient que son khammes se dévoue durablement, en l'associant à ses intérêts. Il le traite à part entière comme membre de sa "famille".

Le capital économique et le capital culturel

Dans les sociétés modernes, la situation qui prévaut est différente. Les ressources des personnes déterminent l'accès aux positions dominantes.

Parmi ces ressources, Pierre Bourdieu en distingue deux principales : le capital économique (la fortune, les salaires et les autres revenus) et le capital culturel (les diplômes, mais aussi l'éducation transmise au sein de la famille).

La détention de capital économique et culturel permet d'accéder au pouvoir et à ses privilèges.

D'après le sociologue, la distribution de ces ressources tend à se perpétuer d'une génération à l'autre : "le capital va au capital".

Autrement dit, notre société est caractérisée par la reproduction de la domination, au profit de classes dominantes.

Le racisme de l'intelligence

Le racisme de l'intelligence est l'un des mécanismes qui visent à occulter cette reproduction de la domination :

"Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants, qu'ils se sentent d'une essence supérieure."

Plus précisément, le racisme de l'intelligence permet à la classe dominante de justifier la perpétuation de sa domination. Il y parvient en masquant le fait que cette reproduction repose notamment sur la possession de capital culturel.

La brutalité du discours raciste

Dans notre société, les censures se sont renforcées, à l'encontre des formes brutales du discours raciste. Ainsi pour mieux s'exprimer, le racisme de l'intelligence doit adopter une forme "euphémisée".

On le comprendra mieux à travers un exemple.

En 2010, Foxconn (nom commercial de Hon Hai) a connu une vague de suicides, au sein de ses usines dortoirs. Voir le livre, "La machine est ton maître", Ed. Agone.Hon Hai Precision Industry Company, entreprise de sous-traitance de l'électronique, emploie un million et demi de salariés, principalement en Chine.

En 2012, son PDG M. Gou a invité le responsable du zoo de Taïpei (Taïwan), à tenir une conférence sur le management animalier, devant l'assemblée générale de ses directeurs.

Fatigué de "gérer plus d'un million d'animaux", Gou demanda au conférencier de se mettre à sa place. Et, il lui demanda quels conseils il pouvait lui donner.

On voit que quand on renforce l'intensité du discours raciste, on risque de choquer. On perd alors de la communicabilité.

Au contraire, il faut rester conforme aux normes de censure en vigueur, pour augmenter les chances de faire passer un message.

L'euphémisation du discours raciste

Pierre Bourdieu montre que le recours aux classements et aux hiérarchies scolaires permet d'atténuer l'aspect brutal du racisme de l'intelligence.

En effet, sous couvert de la science, il est demandé au système scolaire d'évaluer l'intelligence des élèves. L'école doit aussi la garantir, en délivrant des diplômes.

Or le système scolaire est le produit des mêmes déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence.

La culture qui y est valorisée correspond à celle qui est transmise au sein des familles dominantes: connaissances et pratiques culturelles.

Ce sont aussi des manières d'être, acquises depuis la petite enfance qui sont valorisées : des habitudes de jugement et de relation au monde, une aisance linguistique et comportementale.

Pour aller plus loin, lire notre article sur le concept d'habitus.Toutes ces dispositions sont constitutives d'un habitus qui permet de réussir à l'école. Elles apportent en prime l'apparence du "don", de la "finesse d'esprit", par opposition au caractère "laborieux" ou "trop scolaire".

La reproduction de la domination

Au sein de notre société qui se prétend construite sur la science et la raison, le recours à la notion d'intelligence légitime l'accès aux positions dominantes : dans l'économie, l'administration, la politique...

L'accès à une Grande École institue une différence de rang qui est définitive. Les élus sont marqués pour la vie par leur appartenance : "ancien élève" de l’École Normale, de Polytechnique, de l'ENA...Les dominants se sentent fondés par l'intelligence. Cette légitimité leur est fournie par les classements scolaires et la hiérarchie des diplômes.

Le recours à la notion d'intelligence sert à dissimuler l'importance des ressources familiales, dans la reproduction de la domination. A l'inverse, elle met en avant l'idée que l'accès aux positions de dominants repose principalement sur une différence de "don".

L'euphémisation consiste à faire passer une différence de ressources familiales pour une différence de "nature".

En guise de conclusion. L'euphémisation de la domination est un mécanisme qui s'applique dans différents contextes sociaux et selon différentes modalités.

Dans les sociétés kabyles, elle se joue au jour le jour, dans les relations directes entre les individus. Elle nécessite un travail d'entretien personnel et permanent.

Dans notre société, le racisme de l'intelligence est médiatisé par des institutions. Comme tel, les mécanismes de domination échappent aux critiques et aux prises des individus.

© Gilles Sarter

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L’illusio de Bourdieu : êtes-vous pris par le jeu?

L’illusio de Bourdieu : êtes-vous pris par le jeu?

Honneur, richesse, prestige, postes, titres, carrières, pourquoi les gens courent-ils, après ce pour quoi ils courent ?

Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, l'illusio c'est le fait d'être pris par un jeu social, d'être pris au jeu, de croire qu'il vaut la peine d'être joué. Or, cet illusio est acquis par socialisation. L'individu croit que tel enjeu social est important, parce qu’il a été socialisé à le croire.

Le sens de l'honneur comme illusio

Un exemple de jeu social est celui qui engage des villageois algériens autour de la question de l'honneur. Pierre Bourdieu décrit ce phénomène, à partir d'observations réalisées au début des années 1960. Bien que concernant des communautés kabyles, son analyse est aussi valable, pour les sociétés traditionnelles arabophones.

Si le jeu pour l'honneur pouvait être résumé par une seule règle, ce serait l'injonction à "faire face".

L'expression désigne d'abord une posture corporelle. Faire face à autrui, le regarder au visage. Mais aussi, faire face à toutes formes d'adversité, en démontrant son courage physique et moral. Faire face par la parole, relever l'insulte et répliquer aux assauts de politesse. Faire face, encore, à la visite d'un hôte, en déployant les largesses de l'hospitalité...

Dans le contexte de ces sociétés, l'honneur des personnes est mis en jeu dans presque toutes les situations de la vie sociale.

Le prestige récompense les conduites conformes à l'honneur. A l'inverse, la défaillance du "faire face" est sanctionnée par la honte. Voila ce que Bourdieu appelle un jeu social.

Pluralité de jeux dans les sociétés différenciées

Dans les sociétés modernes, le phénomène de différenciation sociale engendre la coexistence de différents univers sociaux : artistique, scientifique, économique, politique... Chacun de ces univers est le terrain d'un jeu qui lui est propre.

Les différents jeux sociaux s'organisent autour d'enjeux spécifiques : "art pour l'art", élargir le champ du savoir, "faire de l'argent", conquérir le pouvoir…

Les participants sont soumis à des règles qui définissent et délimitent le champ de leurs activités. Les jeux sont structurés en différentes positions, fonctions, postes, destinés à être occupés par les joueurs. Les conditions d'accès à ces positions sont réglementées. On y accède en fonction de la détention de titres, de diplômes, d'ancienneté dans le jeu ou du mérite.

Les critères d'évaluation et de classements des joueurs sont propres à chaque jeu. Les scientifiques sont classés en fonction de leurs "découvertes" et de leurs publications. Les hommes d'affaires sont jugés selon des résultats économiques ou des parts de marché conquises. Les hommes politiques sont évalués  en fonction de leurs scores aux élections...

Enfin, chaque jeu possède son propre système de récompense. Il entretient le sentiment que le jeu vaut d'être joué : titres boursiers, académiques ou sénatoriaux,...

Le plus souvent la récompense consiste en distinction ou prestige et en richesses. De plus en plus la richesse est directement convertible en prestige.

Illusio et ajustement au jeu

L'illusio, c'est donc croire qu'un jeu présente une importance telle qu'il faille le jouer. Et même, qu'il n'y a rien de plus important que de jouer ce jeu.

La formule - "il y a des gens qui seraient prêts à tuer pour avoir ta place" - exprime cette croyance en la primauté du jeu.

Mais l'illusio n'est pas simplement une croyance consciente. La personne qui est totalement saisie par l'illusio, c'est celle qui est parfaitement ajustée au jeu. C'est le participant pour qui tout paraît évident, y compris l'intérêt de jouer. La personne dont les structures du jeu ont structuré l'esprit.

Les natifs du jeu

Ce cas de figure concerne tout particulièrement ceux que Bourdieu appellent les "natifs".

Les "natifs" sont nés et ont été socialisés dès l'enfance, dans l'univers du jeu.

Ainsi, l'enfant qui a été éduqué dans un village kabyle a incorporé un habitus qui fait qu'il ne joue pas le jeu de l'honneur par calcul ou par intérêt. Le sens de l'honneur est pour lui comme une seconde nature. Il n'a pas besoin de réfléchir, pondérer, décider chacune de ses actions. Il n'agit pas comme un sujet placé face à un problème. Au contraire, il évalue les situations sur-le-champ. Il y répond opportunément, dans le feu de l'action, en "faisant-face".

Dans les sociétés très différenciées, Bourdieu évoque l'existence de mécanismes similaires.

Les enfants subissent dès leur prime enfance, des conditionnements. Ceux-ci les entraîne souvent à partager l'illusio de leurs parents.

Par exemple, dans les familles de cadres supérieurs ou de hauts-fonctionnaires, les fonctions des parents sont très valorisées. Leurs parcours professionnels sont considérés comme exemplaires. La réussite scolaire y est encouragée. Le choix des études s'oriente vers les institutions de formation des cadres. Au cours de ces différentes étapes de socialisation, les individus acquièrent des goûts, des manières de se comporter et de penser. Mises bout à bout, elles impliquent qu'il n'y pas, pour eux, de jeu plus digne d'être joué que celui pour lequel ils ont été façonnés.

Agent plus qu'acteur

Une série d'entretiens avec Pierre Bourdieu sur le site www.homme-moderne.org.Les personnes sont d'autant plus saisies par l'illusio, qu'elles y ont été pré-disposées. Elles ont l'impression d'avoir choisi de jouer. En réalité le jeu s'est fait corps à travers elles, sous la forme de dispositions et de préférences.

Dans la sociologie de Bourdieu, les personnes sont donc "agies", tout autant qu'elles agissent.

C'est pour insister sur cette vision qu'il utilise l'expression "agent social" préférentiellement à "acteur social".

La consolidation de l'illusio par son déni...

Au sein de nos sociétés actuelles, l'existence d'un mécanisme social tel que l'illusio est généralement démenti. C'est une croyance inverse qui est entretenue et valorisée.

Cette croyance prétend que nous sommes des individus-sujets autonomes, uniques et rationnels. Que nous maîtrisons notre vie et que nous sommes tenus de la déployer, sous la forme de trajectoires calculées.

Ironiquement, cette croyance sert à renforcer notre illusio. Elle nous conforte dans l'idée que les jeux économiques et politiques, tels qu'ils existent, valent d'être joués, puisqu'elle affirme que nous choisissons en toute conscience de jouer le jeu.

Pour que le jeu continue

Nous adhérerions à la croyance que le jeu vaut d'être joué sur la base d'intérêts personnels. Cette idée est inculquée dès l'enfance. Son inculcation est perpétuellement renforcée par l'idéologie ambiante. Chacun est invité à l'intérioriser. C'est qu'elle sert ceux qui ont intérêt à ce que le jeu perdure.

En premier lieu, elle permet de justifier et d'entretenir les inégalités, l'existence de dominants et de dominés.

Puisque nous entrons dans le jeu et que nous le jouons pour réussir, alors nous entretenons le principe de la compétition. Car tous les joueurs ne peuvent être gagnants : «Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places » dit Vautrin dans le Père Goriot.

La comparaison et la concurrence permanentes banalisent l'usage de la violence, sous ses différentes formes. Elle justifie l'instrumentalisation d'autrui.

Or les instruments de la violence sont avant-tout entre les mains des dominants.

Si nous sommes des individus-sujets autonomes, la réussite résulte exclusivement d'efforts personnels. Ceux qui réussissent sont les plus méritants.

La part du contexte social d'origine dans la réussite est minimisée. La reproduction de la domination est masquée.

Enfin, si tout le monde est convaincu de l'intérêt du jeu. Si tout le monde y entre de son plein gré. Alors pourquoi en changer ?

La perpétuation du jeu bénéficie aux dominants.

La concentration croissante de la détention des richesses en témoigne.

Gilles Sarter

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Sociologie de l’Étiquetage : Je ne suis pas ton Nègre

Sociologie de l’Étiquetage : Je ne suis pas ton Nègre

Nous passons notre temps à étiqueter les gens. Les sociologues ont étudié les mécanismes et les conséquences sociales du processus d'étiquetage. L'écrivain James Baldwin livre un témoignage vécu de ce phénomène.

Un phénomène social appelé "étiquetage"

James Baldwin (1924-1987) est un écrivain américain, militant de la lutte pour les droits civiques.  Le film-documentaire "I am not your negro" (2016) sur la question raciale aux États-Unis a été écrit en utilisant exclusivement ses propres mots. 

Femme, homme, noir, blanc, homosexuel, déviant, handicapé... Ces étiquettes sont rarement remises en question. Par exemple, nous ne discutons presque jamais l'étiquette "noir". Au contraire, nous la considérons généralement comme "normale" voire "naturelle" ou "inévitable".

Dès lors, comment Baldwin, écrivain "noir" américain peut-il écrire :

"Je n'étais pas un "nègre", même si c'est ainsi que vous m’appeliez."(1)

Et bien, c'est parce qu'il a compris qu'une étiquette ne correspond pas à une réalité d'ordre naturel. Au contraire, elle résulte d'une construction sociale :

"J'avais été inventé par les blancs."

L'étiquetage sert un intérêt ou renforce un pouvoir

La plupart du temps, l'étiquetage est utilisé par des groupes ou des classes sociales qui cherchent à ajouter à leur pouvoir ou à le conforter par une légitimité morale.

"Si vous croyez que je suis un nègre c'est parce que vous en avez besoin."

Dans le contexte de la société américaine des 18-19èmes siècles,  l'étiquette "noir" a contribué à asseoir les intérêts économiques des planteurs esclavagistes.

"C'était une politique délibérée, martelée en place, pour gagner de l'argent avec de la chair noire."

Elle participait alors à une tentative de justification morale de l'esclavage. Il s'agissait de dénier aux esclaves leur qualité d'être humain.

"Afin de justifier le fait que l'on traitait des hommes comme des animaux, la république blanche s'est lavée le cerveau afin de se persuader qu'ils étaient effectivement des animaux et méritaient d'être traités comme tels."

La force des stéréotypes

L'étiquette met toujours en exergue une caractéristique physique ou comportementale, ici la couleur foncée de la peau. Mais elle s'adosse aussi à des stéréotypes. Ces croyances concernent les manières d'être ou de se comporter des personnes étiquetées. Alcoolisme, délinquance, violence conjugale, paresse, infantilisme et carences intellectuelles :

"Tous les blancs vous expliquent par le menu que vous n'êtes qu'un bon à rien."

L'étiquetage s'objective dans les corps...

Bien loin de se cantonner à des éléments conceptuels, l'étiquetage devient tangible, à tous les niveaux de la vie personnelle et sociale des étiquetés. Tout d'abord, le processus impacte les corps.

Au premier chef, Baldwin évoque la connaissance intime de la violence physique.

"A l'âge de dix-sept ans, j'avais déjà vu pieds, poings, tables, matraques et chaises rebondir sur ma tête."

Le corps est aussi saisi par les émotions et les sentiments que génèrent l'étiquetage : désespoir, peur, inquiétude, frustration, humiliation, rage, haine.

"A vingt-deux ans, j'étais un survivant, habité d'une soif de meurtre."

Il est important de souligner que l'étiqueteur s'expose au même processus. Ainsi Baldwin avance que la population "blanche" américaine est habitée par une culpabilité plus ou moins refoulée et par la peur que le "noir" puisse lui faire subir ce qu'il a subi.

"Comme ils se savent détestés, ils ont tout le temps peur ; voilà comment on parvient à une formule infaillible pour la cruauté."

... et dans l'environnement matériel et social

L'ensemble de l'environnement matériel et social est lui-même structuré selon la dichotomie qu'opère l'étiquetage. Les "Noirs" sont relégués aux quartiers les plus délabrés, aux travaux les moins valorisants et valorisés, aux écoles et aux universités de second ordre.

"Le système scolaire est utilisé pour empêcher les noirs de devenir ou même de se sentir égaux. Cela explique pourquoi les infrastructures ne furent jamais égalitaires."

Même l'application des lois concourt à enseigner l'habitude de l'infériorité. Elle est intransigeante dans l'accomplissement des devoirs et laxiste dans la protection des droits.

"(…) un gouvernement qui m'oblige à payer des impôts et à assurer sa défense partout dans le monde et qui dit qu'il ne peut pas protéger mon droit de vote, mon droit de gagner ma vie et de vivre où bon me semble."

L'étiqueté devient ce que l'on attend de lui

Tout les phénomènes décrits précédemment conduisent l'étiqueté à accepter la définition qui est donnée de sa personne.

"Il m'a fallu beaucoup d'années pour vomir toutes les saletés que l'on m'avait enseignées sur moi-même et auxquelles je croyais à moitié, avant de pouvoir arpenter cette terre comme si j'y étais autorisé."

Plus encore, le mécanisme pousse les gens à adopter des comportements conformes à ceux attendus  les stéréotypes. Les personnes finissent par faire ce qu'on a prétendu qu'elles étaient prédéterminées à faire (sombrer dans l'alcoolisme, la drogue, commettre des actes délictueux,...).

"J'ai connu nombre d'hommes et de femmes noirs qui croyaient véritablement que c'était mieux d'être blanc que noir et dont les vies furent ruinées, voire annihilées par cette croyance ; et j'ai moi même, longtemps porté en moi les graines de cette destruction."

L'étiquetage conduit à la déréalisation

L'étiquetage est un processus social puissant qui conditionne nos esprits en intercalant des images, des croyances entre le réel et nous. En acceptant une étiquette, que celle-ci concerne autrui ou soi-même, on se prive d'observer la réalité de l'être et d'apprendre quoi que ce soit à son sujet.

"Les Américains ont si peu d'expérience - non pas de ce qui arrive mais de à qui cela arrive - qu'ils n'ont aucune clé pour envisager l'expérience d'autrui (...) Force est de constater que notre relation au monde apporte la preuve que cela n'est pas peu vrai."

Sur un thème similaire, lire aussi notre article sur la socialisation

Dès lors et afin de ne pas sombrer dans la déréalisation il devient vital de débusquer et de s'affranchir des étiquettes que nous avons intériorisées. C'est la voie qu'a choisie James Baldwin. Quand des militants du Black Power ou du Black is Beautiful ont accepté l'étiquetage par la couleur mais en inversant les valeurs du blanc et du noir, il a préféré quant à lui dénier toute valeur à la couleur dans la distinction entre les être humains.

Exerçons-nous aussi, à observer comment des étiquettes opèrent en nous à des niveaux plus ou moins conscients.

(1) Les citations de J. Baldwin sont extraites de La prochaine fois le feu (Folio) et de Retour dans l’œil du cyclone (Bourgeois Editeur).

© Gilles Sarter

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Contraintes sociales comment les expliquer?

Contraintes sociales comment les expliquer?

Les contraintes sociales orientent notre vie quotidienne. L'un des enjeux de la sociologie consiste à rompre avec les opinions et les idées reçues, qui circulent à leur sujet.

En effet, ces dernières tendent souvent à masquer la nature réelle des contraintes et à y substituer des pseudo-explications métaphysiques . Trois questions simples permettent de déjouer ces fausses explications.

Des forces contraignantes mais abstraites

De nombreux noms servent à désigner des phénomènes qui semblent peser sur nous tels des contraintes :

le marché - l'économie - la mondialisation - la libre concurrence - l’État - la nation - la France - le libre échange - la numérisation - la robotisation - l'Islam - la religion - le sous-développement - la communauté internationale - la finance - la société - l'école - l'Europe - la crise - etc.

Ces mots font partie de notre langage quotidien, de celui des médias et des politiciens. Malheureusement, leur usage donne souvent l'impression qu'ils désignent des entités indépendantes, par exemple:  la robotisation des usines est responsable du chômage des ouvriers; la mondialisation de l'économie agro-alimentaire ruine les petits paysans; l’État n'a pas à tout payer...

Autant de phrases qui sonnent comme si les contraintes exercées sur les gens l'étaient par des forces abstraites.

Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie?, Agora, Pocket.

Ces pseudo-explications relèvent de ce que Norbert Elias appelle la pensée métaphysique. Elles ont pour conséquence de masquer la réalité humaine et sociale des phénomènes qu'elles prétendent expliquer. La robotisation n'est pas responsable du chômage des ouvriers. Mais les personnes qui ont décidé d'implanter des robots dans les usines le sont.

La force apparente des contraintes

Norbert Elias explique pourquoi nous adhérons facilement à ces pseudo-explications métaphysiques. Les formations sociales (l’économie, l'Europe, le marché...) sont constituées d'individus en interrelations. Nous sommes nous-mêmes reliés à ces réseaux de personnes et il en résulte que des contraintes pèsent sur nous.

Parfois, ces contraintes s'appliquent avec une telle force qu'il nous semble impossible de pouvoir y résister. Souvent, elles résultent d'actions ou de décisions de personnes qui sont très éloignées de notre propre position, dans le réseau social concerné.

Dans ces circonstances, nous avons tendance à croire que ces contraintes échappent à l'emprise humaine et nous les attribuons à des entités métaphysiques.

Comme l'explique l'anthropologue David Graeber, attribuer des objectifs et des intérêts à la France relève de la métaphysique. Si le roi de France avait des objectifs et des intérêts, en revanche la France n'en a pas. Par contre, il nous semble réaliste de croire qu'elle en a. En effet, les personnes qui la gouvernent ont des pouvoirs bien concrets. Ils peuvent, aux noms des intérêts nationaux, lever des armées, bombarder des villes ou réprimer des manifestants. Et ce serait folie d'ignorer ces différentes possibilités.

3 questions sur les contraintes sociales

La pensée métaphysique nous empêche de comprendre clairement les contraintes sociales qui pèsent sur nous. Adopter un questionnement sociologique constitue le meilleur moyen de la briser en esprit.

C'est pourquoi, face à une pseudo-explication métaphysique, il convient de se demander ou demander à celui qui la soutient :

Quels sont les réseaux de personnes engagées dans les contraintes sociales considérées ?

Vous me dites que les salaires sont fixés par les contraintes qu'exerce le marché du travail. Vous prétendez que le marché a ses propres lois auxquelles nous ne pouvons pas nous opposer. Reprenons plutôt le problème à la racine. Qui sont tous les acteurs impliqués dans ce phénomène social que vous appelez "marché du travail" ? De quelles façons interagissent-ils ? Qui fait quoi ? Qui négocie avec qui ? Qui fixe les limites ? De quels moyens de coercition, de quelles informations disposent ces personnes pour faire peser la décision en leur faveur ?...

Quelle est ma propre position dans ces réseaux ?

La mondialisation est responsable de la ruine des petits paysans. Voyons voir ! Quelle est ma place dans ce réseau d'êtres humains qui constitue la contrainte appelée mondialisation ? Qu'est-ce que je consomme ? Qu'est-ce que j'aime ? Où est-ce que je m'approvisionne ? D'où ces produits proviennent-ils ? Qu'est-ce que je suis prêt à abandonner ?...

Quels sont les intérêts ou les responsabilités masqués par les abstractions métaphysiques ?

Henry Kissinger qui fut Secrétaire d’État sous Nixon a déclaré un jour que "la mondialisation n'est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine." C'était déjà fournir un élément à l'encontre de la pensée métaphysique que de le dire ainsi. Bien sûr, si vous aviez été présents à ce moment là, vous l'auriez certainement interpellé en ces termes : "Monsieur, quel est exactement le réseau de personnes à qui profite toutes ces contraintes que vous rassemblez sous le nom de "politique hégémonique américaine" ?"

Garder ces 3 questions à l'esprit

Le sexisme n'est pas responsable des inégalités salariales entre femmes et hommes. Le sous-développement n'est pas responsable de la misère des gens en Afrique. La pollution atmosphérique n'est pas responsable du réchauffement climatique.

Chacune des pseudo-entités invoquées occulte la réalité qui est constituée d'êtres humains qui interagissent.

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Ces personnes peuvent avoir des intérêts à agir comme elles le font. Elles peuvent vouloir dissimuler ces intérêts pour pouvoir continuer à tirer profit de leurs actions. Il est aussi possible qu'elles tentent de se masquer à elles-mêmes leur part de responsabilité, en invoquant l'action de forces abstraites. Il est même possible que nous fassions partie de ces gens.

Garder ces trois questions à l'esprit. S'exercer à les poser le plus souvent possible. Et ainsi, ramener ces contraintes qui pèsent sur nous à leur véritable nature qui est sociale.

© Gilles Sarter


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