Sociologie du Capitalisme

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

La théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe forme, selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright le cœur du marxisme sociologique. Quel est le contenu de cette théorie ?

1- Rapport d’exploitation et classes sociales

Pour commencer, la notion de rapport d’exploitation est au centre de la théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Dans le mode de production capitaliste, le rapport d’exploitation se concrétise par le fait que la plupart des gens sont exclus de la possession des moyens de production. De ce fait, ils n’ont pas d’autre possibilité, pour subsister, que de vendre leur force de travail. Quant aux propriétaires des moyens de production, ils prospèrent en s’appropriant la part de valeur qui est produite par le travail de leurs employés et qui excède la rémunération de ces derniers.

Autrement dit le rapport d’exploitation repose sur trois principes : (1) l’exclusion ; la masse des gens est tenue à l’écart de la propriété des moyens nécessaires à leur propre reproduction ; (2) l’appropriation de l’effort d’autrui ; les capitalistes s’emparent d’une part de la valeur produite par les travailleurs ; (3) l’interdépendance inverse de la prospérité ; les capitalistes s’enrichissent parce que les travailleurs s’appauvrissent.

La référence au rapport d’exploitation permet de définir les classes sociales selon une approche relationnelle. Aux deux positions antagonistes déterminées par ce rapport (exploité/exploiteur) correspondent deux positions de classe principales, celle des travailleurs et celle des capitalistes.

A partir de ces éléments, la thèse de la reproduction contradictoire des rapports de classe se déploie en trois « sous-thèses » : 1) thèse de la reproduction sociale des rapports de classe, 2) thèse des contradictions du capitalisme, 3) thèse de la crise et du renouvellement institutionnel.

2- Reproduction sociale des rapports de classe

La structuration de la société en classes, c’est-à-dire sa structuration selon un rapport d’exploitation, est instable. Elle nécessite en permanence d’être reproduite. Cette nécessité de reproduire les rapports sociaux n’est pas spécifique au rapport d’exploitation. Elle s’applique à tous types de rapports (patriarcat, racisme, servage, esclavage…).

Les rapports sociaux quels qu’ils soient ne se perpétuent pas par simple inertie. Leur perpétuation est assurée par la mise en œuvre de dispositifs institutionnels adéquats.

Les institutions qui permettent de reproduire les rapports sociaux agissent à l’échelle des relations entre individus. Ce sont les représentations, les normes, les manières de se conduire ou de se tenir… qui orientent et encadrent les interactions quotidiennes, notamment dans le procès de travail.

Lire un article sur les institutions sociales

A l’échelle de la société, les institutions prennent la forme d’appareils (État, école, médias, police, armée, partis politiques, institutions politiques…) qui participent à la reproduction des rapports de classe.

3- Contradictions du capitalisme

La reproduction des rapports sociaux, quelle que soit leur nature, est problématique parce que les dispositifs institutionnels peuvent être l’objet de contestation. Le mode de production capitaliste rencontre dans sa reproduction une catégorie particulière de problèmes liée au fait que ce mode repose sur un rapport d’exploitation.

Comme nous l’avons vu, le rapport d’exploitation implique que la classe exploitée subit des préjudices, au profit des exploiteurs. Les travailleurs tendent donc à modifier ce rapport. La reproduction du capitalisme doit faire face à des formes actives de contestation et de résistance.

Dans un rapport d’oppression, l’oppresseur peut se permettre d’éliminer physiquement les opprimés. En revanche, l’exploiteur n’a pas cette latitude, dans la mesure ou sa prospérité matérielle dépend des exploités.

Le rapport capitaliste repose sur l’appropriation de l’effort d’autrui. Il confère donc une forme de pouvoir aux exploités. Par sa nature même le rapport capitaliste est explosif.

A la contestation s’ajoute une autre contradiction interne au capitalisme. Son développement permanent remet continuellement en cause les dispositifs institutionnels qui sont fonctionnels à un stade donné de ce développement. Les technologies, les procès de travail, les structures de classe, les marchés des matières premières en évoluant érodent à chaque fois l’efficacité des institutions et rendent nécessaire l’invention de nouvelles solutions institutionnelles. C’est ainsi qu’au capitalisme manchestérien a succédé le fordisme, puis au fordisme le néolibéralisme.

Les effets conjugués du développement du capitalisme et des contestations finissent donc par engendrer des situations de crise institutionnelle.

4- Crises et renouvellements institutionnels

Comme la reproduction sociale des rapports de classe nécessite des institutions fonctionnelles et comme les institutions ont tendance à être érodées, elles doivent se renouveler périodiquement.

Ces renouvellements ont lieu à l’occasion de crises institutionnelles. Dans ces occasions, les acteurs sociaux organisés considèrent que les institutions existantes ne sont plus en mesure de contenir les conflits sociaux dans des limites tolérables.

Les nouveaux dispositifs qui s’imposent à l’issue des crises ont tendance à conforter les intérêts fondamentaux de la classe capitaliste. Mais leur résolution n’est pas toujours optimale pour cette dernière.

Quoiqu’il advienne, les solutions institutionnelles qui sont trouvées n’éliminent pas le potentiel de résistance collective mais tentent de contenir cette dernière dans des limites acceptables par les agents sociaux.

Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Editions Sociales

Selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright, la préoccupation centrale de l’exploration sociologique marxiste est de comprendre les obstacles et les opportunités pour un changement égalitaire et émancipateur des rapports sociaux. Concrètement, cela implique pour le marxisme sociologique de s’intéresser à la manière dont la reproduction sociale des rapports capitalistes est contradictoire et contestée.

Gilles Sarter

Un livre à télécharger

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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La légende de la libération du travail

La légende de la libération du travail

La légende du travail présente le travail comme une simple dépense de forces de travail. Le travailleur produit des objets, des services en utilisant des moyens de travail. Ce faisant, il extériorise ses capacités musculaires et intellectuelles en les appliquant à des objectifs déterminés.

A cette légende est parfois associée une revendication pour la libération du travail. L’argumentation prend la forme suivante. Lorsque l’extériorisation des capacités des individus est bridée, leur pleine réalisation de soi est elle-même entravée. Il faut donc défaire les contraintes qui limitent la dépense des forces de travail pour permettre aux individus de se réaliser pleinement.

Les freins ou entraves qui sont évoquées concernent l’autoritarisme et la discipline dans la production, la parcellisation du travail, le manque de compréhension par les opérateurs des technologies utilisées ou encore la méconnaissance des processus de production dans lesquels s’inscrivent les activités individuelles.

Le discours sur la libération du travail postule que les opérateurs devraient être en mesure d’assumer leur activité comme quelque chose qui ne leur est pas imposé ni étranger. Il en découle des revendications pour davantage d’autonomie, de concertation, d’échanges d’expériences ou pour moins d’émiettement du travail, au sein des entreprises.

S’inscrivant en faux, contre cette légende du travail et de sa libération, Jean-Marie Vincent affirme sans ambiguïté que la dépense de force de travail ne correspond en aucune façon à cette vision d’une totalisation humaine entravée.

En premier lieu, le sociologue rappelle ce fait évident que dans le mode de production capitaliste, toutes les capacités musculaires ou intellectuelles humaines ne sont pas mises en action. Seules les capacités échangeables sur le marché, c’est-à-dire celles qui sont utilisables selon les exigences précises de la production capitaliste sont constituées en forces de travail effectives.

Le mouvement de constitution des capacités humaines en force de travail ne va donc pas de soi.

Le prolétaire, au sens de celui qui ne peut vivre que de la vente de sa force de travail, doit être amené à considérer ses capacités à travailler comme une marchandise. Comme toutes marchandises, il doit la conditionner afin de pouvoir la vendre. Autrement dit, il doit mettre ses ressources physiques et intellectuelles à la disposition des institutions et des mécanismes sociaux capitalistes.

Jean-Marie Vincent, La légende du travail, dans La liberté du travail, coord. P. Cours-Salies, Syllepse, 1995

Le travailleur est donc très éloigné de la position de celui qui pourrait dépenser à fond ses capacités individuelles, pour pouvoir se réaliser dans toutes les directions possibles. Il doit bien au contraire procéder à des renoncements successifs et se cantonner à des modèles d’action qu’il trouve posés devant lui, parce que le capital les a qualifiés pour sa propre valorisation.

Selon l’anthropologue Maurice Godelier, il est impossible de donner une définition immanente du travail. Selon les sociétés et les cultures, les catégories « travail » et « travailleur » changent de contenu, à supposer qu’elles existent.

Comprendre ce que « travail » veut dire suppose de comprendre les rapports sociaux qui se nouent dans cette activité.

Dans la société capitaliste, comme dans toute société, il est erroné d’appréhender le travail comme une simple dépense d’activité ou comme le simple rapport entre travailleurs, moyens de travail (machines, outils, matières premières…) et produits du travail.

Le procès de travail, dans le capitalisme, consiste, avant toute chose, dans la mise en rapport dynamique de la valeur de la force de travail avec différentes formes de capitaux (bâtiments, machines, matières premières…), dans l’objectif de produire de la survaleur.

Bien que la dépense de force de travail soit pour le travailleur une dépense bien réelle de forces intellectuelles et physiques, elle est aussi et même avant tout, du point de vue de ce qui la détermine, c’est-à-dire du point de vue du capital, la dépense de la valeur sociale qui est attribuée à cette force.

Nous voyons donc que la vision du travail comme forme d’expression et de réalisation de soi ne correspond pas à la réalité du travail.

Dans le mode de production capitaliste, les dépenses concrètes de capacités humaines plutôt que des formes d’expression sont d’emblée des manifestations des contraintes de la reproduction et de l’accroissement de la valeur. Aussi, la libération du travail, comprise comme libération des entraves à la dépense de forces de travail ne constitue pas un point de départ valide pour une remise en question des rapports d’exploitation et du fétichisme de la valeur.

Gilles Sarter

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Travail productif et Capitalisme

Travail productif et Capitalisme

« Travail productif et improductif » est le titre d’un paragraphe du Chapitre VI (inédit) du Livre I du Capital de Karl Marx. Il offre une vue critique d’ensemble du mode de production capitaliste.

Travail productif et Survaleur

La production capitaliste a pour but de produire de la survaleur. Du point de vue capitaliste, seul est productif le travail qui est consommé dans un procès de production qui permet de générer de la survaleur. Par conséquent, les seuls travailleurs et travailleuses qu’il tient pour productifs sont ceux et celles qui exercent leurs capacités de travail à produire cette survaleur.

En revanche, selon un point de vue plus général, le travail peut nous apparaître comme productif dans la seule mesure où il se réalise dans un produit ou une marchandise. Une personne confectionne un gâteau ou fabrique une chaise. La conception capitaliste est donc plus précise que le point de vue général. Le travail productif est uniquement celui qui valorise le capital, c’est-à-dire celui qui résulte dans un accroissement supplémentaire de marchandises pour celui qui détient les moyens de production.

Le travail productif pose donc le capital variable. C’est par le travail productif que le capital potentiel (la mise de départ en argent, en machines…) devient capital réel. Sans travail producteur de survaleur, la mise de départ demeure à l’état de somme d’argent, de machines inutilisées. Pour que cette mise se transmue en capital réel, il faut qu’elle entre dans un mouvement d’accroissement. C devient C’ = C+ΔC ; puis C’’= C’+ΔC’ … Aussi Marx donne-t-il une première définition du capital comme « valeur en procès ». Le capital c’est de la valeur qui se conserve et qui s’accroît.

Dans le capitalisme, le procès de travail est un moyen pour le procès de valorisation du capital. Cela est rendu possible parce que la survaleur (ΔC) correspond à du travail impayé. Concrètement, la mise en œuvre de la force de travail doit produire plus de valeur que sa propre valeur. Le détenteur de moyens de production acquiert de la force ou de la capacité de travail à un certain prix. Il l’utilise pour produire une valeur marchande (sous forme de produits ou de services) qui est supérieure à la valeur à laquelle il l’a achetée. La survaleur c’est donc la différence entre la valeur de la force de travail et la valeur produite par le travail effectif.

Sur le mode capitaliste

Les apologistes du système capitaliste présentent les travailleuses et les travailleurs salariés comme des personnes qui ne font qu’échanger leur travail contre de l’argent. Cette vision est mystificatrice. Les personnes salariées ne vendent pas leur travail mais leur capacité ou force de travail. La force de travail est payée à un prix inférieur à la valeur créée par leur travail effectif.

Lire aussi « Le salariat une institution anti-capitaliste« Une autre mystification consiste à présenter le travail comme un « coût de production ». Or, loin de constituer un « coût », le travail crée la valeur. Le travail impayé qui forme le surtravail génère la survaleur qui permet l’accroissement du capital.

Le procès de travail capitaliste présente les mêmes déterminations que le procès de travail en général. Il engendre des produits et des marchandises. Mais pour le capitaliste le procès de travail est avant tout le procès de valorisation du capital. Sa finalité ultime n’est pas déterminée par le contenu, l’utilité particulière ou la valeur d’usage des marchandises produites mais par la recherche de l’accroissement indéfini du capital.

Le procès de production capitaliste est un procès qui absorbe du travail impayé, qui fait des moyens de production des moyens de captation de travail impayé. Il en résulte, là aussi, que la détermination du travail productif n’a absolument rien à voir avec son contenu déterminé et avec son utilité particulière, mais seulement avec sa capacité de rendre une certaine quantité de valeur.

Lire aussi « Régime de retraite et démocratie« L’esprit borné du capitaliste prend pour absolue et « naturelle » la forme capitaliste de la production ainsi que sa vision du travail productif. Il en résulte qu’une activité de même nature est considérée comme productive si elle est exécutée pour valoriser l’argent d’un entrepreneur et improductive dans toutes autres situations. Soigner et enseigner les gens constituent du travail improductif, dans le cadre de l’hôpital et de l’école publique. En revanche, ces deux activités forment du travail productif, dans les cliniques et les écoles privées. De là, le discours capitaliste passe gaillardement de la qualification de « travail improductif » à celle de « coût » qui sert à légitimer les politiques de privatisation.

Le capital c’est de la valeur qui se conserve et qui s’accroît. Or c’est le travail qui rend possible ce mouvement de valorisation. C’est pourquoi Marx dit que le capital est avant tout un rapport social. C’est le rapport qui lient entre elles des personnes qui vendent leur capacité de travail à des personnes qui l’achètent afin de pouvoir s’accaparer la survaleur créée par le travail effectif.

Ce rapport social constitue la principale forme d’aliénation des individus, dans les sociétés capitalistes, dans la mesure où il s’impose objectivement à tous et se présente subjectivement comme une loi d’airain sur laquelle ils ne semblent pas avoir prise.

Gilles Sarter

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Populisme une Qualification Confuse

Populisme une Qualification Confuse

Les mots « populisme » et « populiste » sont largement utilisés, dans les médias et dans les débats publics, pour porter une accusation contre une manière jugée inacceptable de pratiquer l’activité politique.

Des projets disparates

Au plus simple, le substantif et le qualificatif renvoient aux programmes politiques qui défendent l’idée de rendre le pouvoir au peuple. Mais, dans la réalité de leurs usages, ils ne font jamais référence à une forme d’organisation de la société (contrairement aux mots libéralisme, socialisme ou fascisme, par exemple), ni à un mode de gouvernement spécifique.

Au contraire même, le qualificatif « populiste » est accolé à des projets forts disparates qui peuvent être de nature souverainiste, nationaliste, identitariste, autoritariste, séparatiste mais aussi anti-productiviste, écologiste, anti-capitaliste, municipaliste, révolutionnaire…

Par ailleurs, le discours sur la « montée du populisme » s’appuie sur les résultats électoraux des partis qualifiés de « populistes ». Cette argumentation oublie que le vote est surtout une expression circonstancielle qui n’équivaut pas forcément à une adhésion à des thèses politiques.

Albert Ogien soutient que cette confusion dans l’attribution du qualificatif « populiste » et cette més-analyse des résultats électoraux est liée à l’embarras des « élites » de pouvoir et des milieux qui les soutiennent, face à un constat. Les explications qu’elles fournissent sur l’état du monde ne rencontrent plus l’adhésion de ceux qu’elles sont censées convaincre.

La tendance à voir du populisme partout et à y déceler un état pathologique des « sociétés démocratiques » résulterait, selon Albert Ogien, d’une remise en cause de la légitimité des pouvoirs en place, qui elle-même serait alimentée par un accroissement de l’autonomie de jugement des individus.

Un point commun

Pour étayer son hypothèse, le sociologue répertorie les principaux arguments discursifs auxquels est accolé l’adjectif « populiste » : critique des politiques d’austérité ; contestation des « élites » de pouvoir ; refus d’abandonner une souveraineté nationale qui serait garante du droit de contrôle des citoyens sur les décisions politiques ; haine de l’autre, de l’étranger ; identitarisme et isolationnisme, vis-à-vis de l’ordre mondialisé ; remise en cause des principes de l’État de droit ; réhabilitation de l’autorité et exaltation des traditions ; défense d’un autre modèle d’organisation économique ; volonté de mettre en place des politiques qui satisfont les attentes de la population, plutôt que les aspirations de l’oligarchie.

Albert Ogien, Oublier le populisme, Revue européenne des sciences sociales, 2020/2Pour Albert Ogien, le point commun entre ces différents arguments est qu’ils entrent tous en opposition avec un élément ou un autre du consensus sur lequel s’est construit le modèle des sociétés « démocratiques », depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Ce consensus est établi sur la prescription du respect des droits humains, sur l’égalité entre les ressortissants d’un même État, sur un fonctionnement impartial des institutions publiques, sur une obligation de solidarité, sur la défense de la propriété privée, sur la défense de l’économie de marché, sur le paradigme de la croissance économique et de la productivité.

Dans le cadre de ce statu quo idéologique, parfois appelé « cercle de la raison », « pensée unique » ou « politiquement correct », sont qualifiés de « populistes » les projets qui s’inscrivent dans la rupture avec ce modèle. Cette qualification permet de les dénoncer comme des dangers pour la liberté, l’égalité, la cohésion sociale, l’humanisme ou encore le développement économique.

Fonctions du mot « populisme »

L’usage du mot « populisme » servirait donc, avant tout, à inspirer à l’électorat une peur des discours qui prônent une rupture radicale, avec le cours habituel des choses. Ce faisant, il plonge le jugement politique dans une grande confusion car, comme nous l’avons vu, il rassemble sous une même étiquette des projets très disparates, voire antagonistes.

Ainsi les mouvements sociaux et politiques qui naissent d’une demande de radicalisation de la démocratie, de l’opposition aux politiques d’austérité, de la dénonciation de la domination de la finance, de la contestation des différentes modalités d’oppression ou encore de la volonté d’exercer un contrôle sur les élus sont qualifiés de populistes, par les pouvoirs en place.

Finalement, Albert Ogien en conclut que la disqualification par l’usage du terme « populisme » vise, surtout à renforcer l’idée que l’activité politique est le monopole des « sachants ». Les individus ordinaires ayant vocation à se soumettre aux prescriptions de ces derniers.

Elle reconduit aussi une image dégradante du « peuple », de ses conceptions de la politique, de la démocratie et de ses jugements sur la manière dont il est gouverné.

Toujours dans la même perspective, le mot « populisme » permet de négliger, d’un seul tenant, l’ensemble des jugements sur les orientations politiques qui s’expriment en dehors des formes et canaux institués de la démocratie représentative.

Enfin, en entretenant la confusion, il empêche d’examiner et de débattre les projets politiques réunis sous une même étiquette, à partir des visées concrètes et différentes qu’ils poursuivent.

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (III): L’individu par excès

Les Supports de l’Individu (III): L’individu par excès

Nous avons vu, dans deux articles précédents, que le profil de l’individu étayé par la propriété privée et la propriété sociale est, selon Robert Castel, majoritaire dans notre société. Toutefois, après cinq décennies de capitalisme néolibéral, la dynamique qui portait la propriété sociale et avec elle, la citoyenneté sociale, semble brisée.

Dès lors, R. Castel fait l’hypothèse de l’émergence et du développement de deux autres profils d’individus qu’il qualifie d’ « individus par excès » et d’ « individus par défaut ». Dans cet article, nous voyons ce qu’est un « individu par excès » et les problèmes liés à l’analyse de son expansion dans notre société.

Libérer et améliorer l’individu

Selon la qualification employée par Marcel Gauchet, l’ « individu hypermoderne » aurait pour particularité d’être le premier individu pouvant se permettre, en raison de l’évolution sociale, d’ignorer qu’il vit en société.

Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil, 2009C’est au début des années 1970 que R. Castel pense observer les premières manifestations de ce type d’individus complètement immergés dans leur subjectivité, au point de se détacher de tout autre investissement.

Aux États-Unis, le sociologue réalise des enquêtes par immersion, au sein de la mouvance des encounter groups. Il s’agit de petits groupes de personnes qui se réunissent, sous la conduite d’animateurs expérimentés.

Un préjugé partagé au sein de cette mouvance est que l’individu en société est toujours bridé dans l’expression de ses pleines potentialités. Il lui faut donc effectuer un travail sur lui-même pour élargir ses capacités comportementales et psychiques.

A cette fin, différentes techniques sont mobilisées (gestalt-thérapie, cri primal, analyse transactionnelle, counselling…). Elles prétendent se substituer à la psychanalyse considérée comme trop longue et trop intellectuelle. L’analyse manquerait l’objectif du travail sur soi qui est de libérer et d’améliorer l’individu ici et maintenant.

Une nouvelle culture psychologique

R. Castel compare ces groupes à des laboratoires, au sein desquels s’élabore la pointe avancée d’une « nouvelle culture psychologique ». Cette culture vide la société de ses déterminants objectifs. Elle ne s’intéresse qu’à la position de l’individu qui se prend lui-même pour seul objet et qui se donne pour seule fin de réaliser ses propres aspirations et de maximiser ses capacités.

Ces individus enfermés dans leur individualité et qui chassent le social sont désengagés de la société. C’est pourquoi le sociologue parle à leur sujet d’ « individus par excès ».

L’objectif de se réaliser en tant qu’individu dans une sorte de solipsisme conduit à la limite au narcissisme. Or le mythe de Narcisse nous rappelle que ce dernier peut conduire à la tragédie.

Au milieu du 19è siècle, le type initial de l’individu moderne était le « bourgeois propriétaire » qui était homme de la responsabilité et du devoir (patriotique, religieux, familial, d’accumulation matérielle…). Il était fortement impliqué dans l’accomplissement des différents rôles sociaux qui leur étaient afférents.

Lire aussi « Fatigue de soi ou Société de la Fatigue?« A l’opposé, la conception du bonheur que l’individu narcissique poursuit éperdument est un impossible accomplissement de lui-même et par lui-même qui, selon Alain Ehrenberg, finit par l’installer dans une « fatigue de soi ».

L’expansion de l’ « individu par excès »

Dans les années 2000, R. Castel persiste dans son analyse. Mais il souligne que la compréhension de l’expansion du profil de l’ « individu par excès » pose des problèmes difficiles. L’identification de ses conditions objectives, dans la société contemporaine, n’est pas aisée. Le sociologue signale cependant quelques pistes de recherche.

Reprenant l’argument de Tocqueville, R. Castel avance, tout d’abord, que dans certains secteurs de la société démocratique, les individus peuvent croire n’avoir besoin de personne.

Ces individus évolueraient dans une sorte de « vide social », étant non cadrés par des régulations collectives et non conduits par des aspirations collectives.

Il s’agit avant tout des agents qui pensent avoir en eux-mêmes les supports nécessaires pour assurer leur indépendance sociale. Ces supports sont constitués des différentes formes de capital, au sens de Pierre Bourdieu : capitaux économiques, symboliques, culturels…

L’ « individu par excès » serait donc, avant tout, pour R. Castel, l’individu qui accomplit une forme de désaffiliation sociale, de détachement des appartenances et des valeurs collectives « par le haut ». Expérimentant des conditions de vie confortables, dans lesquelles les interactions sociales ne paraissent plus poser de problèmes, il peut se retourner sur lui-même et se consacrer à sa propre exploration subjective.

Le capital humain

Mais ce schéma reste simplificateur. Une analyse plus approfondie de l’implantation et de la diffusion de ce type est nécessaire. En effet, R. Castel souligne, d’une part, qu’il existe des individus très bien pourvus dans les différentes formes de capitaux mais qui sont complètement affiliés au monde social. Ils s’y adonnent à la poursuite des richesses et des honneurs et ont une parfaite maîtrise des contraintes sociales qui y sont liées.

D’autre part, R. Castel remarque que le type de l’ « individu par excès » n’est pas seulement porté par les plus nantis.

Et à ce titre, il nous semble que le sociologue manque d’investiguer les supports objectifs que constituent les différents dispositifs mis en place par les politiques néolibérales (politiques d’éducation, du travail, de la finance…), par le management dans les entreprises et par le marketing, au cours des quatre ou cinq dernières décennies.

Sur ce sujet, voir Le Capital humain et l’entrepreneur de soiCes dispositifs poussent les individus à se constituer en entrepreneurs de soi. Ils orientent alors leurs comportements vers la recherche de la maximisation de leur capital humain, dans tous les secteurs et à toutes les étapes de leur vie (à l’école, à l’université, au travail, dans les loisirs et la consommation, dans les relations amicales et amoureuses…). Dès lors pour de nombreuses personnes, l’individualisation par excès serait le résultat d’un habitus incorporé, par inculcation explicite et implicite, plutôt que le fruit d’une démarche de désaffiliation « par le haut ».

Gilles Sarter

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Valeur-Dissociation (II): « La valeur c’est le mâle »

Valeur-Dissociation (II): « La valeur c’est le mâle »

Le point de départ de la réflexion sur la valeur-dissociation est le constat du caractère incomplet de la critique de la valeur. Nous avons vu dans un article précédent que la critique de la valeur se concentre sur la « valeur » et le « travail abstrait », comme rapports centraux de la société capitaliste marchande.
Depuis les années 1990, Roswitha Scholz développe la thèse selon laquelle la centralité de la valeur, dans le système capitaliste, est nécessairement accompagnée d’une « dissociation » des activités de reproduction de la force de travail et donc du « féminin » qui est traditionnellement associé à ces activités.

Le caractère incomplet de la critique de la valeur

Le problème de la « critique de la valeur » c’est qu’elle laisse complètement de côté le rapport entre les sexes. Seule la «valeur » et avec elle le « travail abstrait », notions sexuellement neutres, sont théorisés et critiqués.

Lire l’article Valeur-Dissociation (I) : Critique de la valeurCette critique ignore le fait que, dans le système de la production marchande, il faut aussi pourvoir à la reproduction ou à la régénération de la force de travail : remplir les tâches domestiques, élever des enfants, soigner les personnes faibles et malades, réconforter les « travailleurs »…

L’exécution de ces activités nécessaires incombe habituellement aux femmes, même si elles exercent un travail salarié. Des professionnels ne peuvent pas les assurer ou alors seulement en partie. Quant aux sentiments, qualités subjectives ou attitudes (sensualité, émotivité, sollicitude…) qui y sont attachés, ils sont aussi considérés comme féminins.

Or, dans les sociétés capitalistes, il se trouve que l’ensemble de ces activités et de ces qualités n’entrent pas dans les catégories de la valeur et du travail abstrait. Elles sont dissociées de la valeur.

La valeur-dissociation comme rapport social

Nous entrevoyons donc le paradoxe suivant. Les activités et les caractéristiques psycho-culturelles dites « féminines » se trouvent en dehors de la valeur, tout en en formant la condition préalable. En effet, il est évident qu’en l’absence de régénération de la force de travail, le mouvement de la valeur est impossible.

Les activités et les qualités subjectives qui sont dissociées de la valeur ne constituent pas un simple « sous-système » du capitalisme, comme par exemple, le commerce extérieur, le système juridique, voire la politique. Au contraire, elles forment une part essentielle et constitutive du rapport social capitaliste global.

Entre la valeur et la dissociation, il n’y a pas un « rapport de dérivation ». D’un point de vue historique-logique, elles sont fondamentalement cooriginaires. Nous ne pouvons pas dire que l’une a engendré l’autre. Chacune est la condition préalable à la constitution de l’autre. Il faut donc les comprendre à un même niveau d’abstraction.

Mais, la théorie androcentrique de l’économie politique ainsi que sa critique, quand elle se limite à la critique de la valeur, ne peuvent pas tenir compte de la « dissociation » dans leurs analyses. En effet, elles doivent «expulser» comme «a-logique» et «a-conceptuel» tout ce qui n’est pas compatible avec la forme-marchandise. Par conséquent, le dissocié féminin qui se trouve être l’autre de la forme-marchandise représente l’ « informe », ce qui n’a pas de forme dans l’économie bourgeoise et dans la théorie critique de la valeur.

Le capitalisme patriarcal

La valeur-dissociation doit aussi être saisie comme un comportement socio-psychique spécifique. Certaines propriétés (sensualité, émotivité, faiblesse de caractère…) sont dissociées du sujet masculin et projetées sur la femme.

Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme. Masculinité et féminité comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Éditions Crise & CritiqueEn revanche, l’homme en tant que sujet socialement déterminant incarne la volonté de s’imposer dans la concurrence, l’intellect comme forme de réflexion capitaliste, la force de caractère dans l’adaptation aux exigences économiques… Le mécanicien de précision discipliné de l’usine fordiste représente encore largement et souvent inconsciemment, le prototype de ce sujet.

Les attributions qui sont genrées, féminines ou masculines, caractérisent l’ordre symbolique du capitalisme patriarcal. C’est à leur niveau que le patriarcat capitaliste apparaît comme une totalité sociale qui cumule des aspects culturels-symboliques et socio-psychologiques.

L’évolution historique de la valeur-dissociation

La valeur-dissociation est un rapport social fondamental, ce n’est pas une structure figée, mais un processus. Ainsi la « sensibilité » dont il est question dans le contexte de la « dissociation » s’est construite historiquement.

Les activités féminines accomplies en vue de la reproduction (préparation des biens de consommation, amour, soins apportés aux personnes malades et faibles, affection…) ne sont apparues, sous cette forme, qu’au 18ème siècle avec la différenciation entre un secteur du travail salarié capitaliste et un secteur privé de la reproduction domestique.

Ce rapport entre les sexes atteint son plein développement dans la modernité marchande et plus particulièrement à l’époque du fordisme triomphant. Et même, si le discours dominant aime à parler d’ « égalité des sexes », il saute aux yeux que la domination masculine n’a pas fondamentalement disparu.

Dans la sphère privée, les femmes continuent à assumer les tâches domestiques et éducatives, plus que les hommes. Dans la sphère du travail, leurs salaires sont inférieurs et leurs perspectives de carrière plus limitées. Quant au domaine de la sexualité, il reste largement conditionné, par la recherche de la satisfaction des pulsions masculines.

Mais, à l’époque postmoderne, la dissociation est aussi diffractée ou inversée dans de nombreuses pratiques ou comportements sociaux, que ce soit, dans la vie de la carriériste et la vie de l’homme au foyer, dans le sport féminin et le strip-tease masculin, dans les mariages homosexuels féminins et masculins, dans les spectacles de travestis, prisés par les médias…

L’émancipation par l’abolition de la valeur

Finalement, les évaluations optimistes qui, depuis le milieu des années 1980, croyaient que l’émancipation de la femme était pratiquement réalisée et qui continuent de le prétendre sont très peu réalistes.

À cet optimisme, la critique de la valeur-dissociation oppose que l’émancipation des femmes comme des hommes passe par l’abolition de la valeur, de la forme-marchandise, de l’économie de marché, du travail abstrait et de la dissociation. Cette perspective passe à la fois par les niveaux matériel et idéel.

Gilles Sarter

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Valeur-Dissociation (I): Critique de la Valeur

Valeur-Dissociation (I): Critique de la Valeur

La « critique de la valeur-dissociation » est un courant théorique qui ambitionne de renouveler la critique radicale de l’économie politique, à partir d’une relecture du Capital de Karl Marx. Ce courant s’est développé, en Allemagne, en Autriche et en France. Ses figures les plus connues, réunies au sein des groupes et des revues Krisis puis Exit !, sont Robert Kurz, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Anselm Jappe ou encore Claus Peter Ortlieb.

La valeur-dissociation

La critique de la valeur appréhende le capitalisme comme une forme de fétichisme. Elle identifie la valeur comme étant le véritable sujet-automate du capitalisme. La bourgeoisie et le prolétariat ne font qu’entretenir le processus de valorisation du capital, sans bien sûr, en tirer les mêmes avantages.

C’est à Roswitha Scholz qu’il revient d’avoir complété cette critique en soutenant la thèse selon laquelle « la valeur c’est le mâle ». La valeur comme sujet-automate ne forme pas la totalité constituante de la société capitaliste. Il faut aussi prendre en compte l’existence d’activités de reproduction ou de régénération de la force de travail (soin, alimentation, entretien du foyer, éducation des enfants…) qui sont accomplies avant tout par des femmes.

La notion de « valeur-dissociation » souligne l’idée que ces activités de reproduction, déterminées comme féminines, sont précisément dissociées de la valeur.

Autrement dit, la sphère de la non-valeur est essentiellement dévolue aux femmes. Dans la société capitaliste, valeur et dissociation doivent être comprises comme se trouvant dans un rapport dialectique. L’une ne peut être déduite de l’autre mais les deux sont issues l’une de l’autre.

Mais afin de préciser cette notion de « dissociation-valeur », il convient d’abord d’expliquer ce que signifie le concept androcentrique de la « valeur » tel qu’il est entendu par la « critique fondamentale de la valeur ».

Valeur et travail

Dans les conditions de production capitalistes, pour des marchés anonymes, les membres de la société, au lieu d’utiliser d’un commun accord leurs ressources pour la production raisonnée de leur existence, produisent séparément les uns des autres. Les marchandises, objets ou services produits ne deviennent des produits sociaux qu’après avoir été échangés sur le marché.

Or, pour que les marchandises soient interchangeables, il faut supposer qu’elles aient quelque chose en commun. Ce dénominateur commun est la « valeur ». La substance de la valeur est le « travail abstrait », conçu comme dépense de force humaine.

C’est donc en tant qu’elles représentent du travail passé que les marchandises constituent de la « valeur ». Cette représentation s’exprime à son tour par un médium, l’argent.

L’argent est la forme générale de la valeur pour tout l’univers marchand. En sa qualité d’équivalent général, l’argent est capable de s’échanger contre tous les produits du travail humain.

Fétichisme de la valeur

Le rapport social qui est médiatisé par la « valeur » met sens dessus dessous les relations entre les personnes et les produits matériels. Les membres de la société apparaissent comme de simples producteurs privés. Les individus semblent dépourvus de tout lien entre eux.

Le rapport social apparaît comme un rapport entre des marchandises qui entrent en relation à travers les quantités abstraites de valeur qu’elles représentent.

La notion de fétichisme de la valeur rend compte de cette inversion de l’activité sociale qui subordonne les êtres humains aux rapports créés par leurs propres produits.

Ce fétichisme franchit encore une nouvelle étape avec la transformation de la valeur en capital.

Transformation de l’argent en capital

Karl Marx a donné une définition du capital en tant que « valeur en procès ». Le capital est de la valeur qui s’accroît en passant de la forme argent (A) à la forme marchandise (M) et réciproquement, selon la formule : A → M → A’ avec A’>A.

Lire un article sur la forme-marchandiseLe résultat de ce mouvement fournit un nouveau point de départ possible : A’ → M → A’’ avec A’’>A’. Ce mouvement peut se reprendre indéfiniment, dans la mesure où le terme initiale et le terme final se présentent sous la même forme-argent.

Deux conditions sont constitutives de cette valorisation de la valeur par elle-même. Ces conditions distinguent le mode de production capitaliste des productions marchandes précapitalistes.

Premièrement, la force de travail humaine doit elle-même devenir une marchandise. Privée de tout accès autonome aux ressources, une partie toujours plus grande de la société est contrainte de vendre sa capacité à produire. Le mouvement A → M → A’ n’est possible que dans la mesure où la valeur du travail déposé dans M est toujours supérieure à la rémunération de la force de travail. La survaleur, différentiel entre la valeur du travail et la valeur de la force de travail, est ce qui permet que A’ > A.

Deuxièmement, la production de biens d’usage qui est la raison d’être de toute production dans les sociétés précapitalistes se transforme en simple vecteur de la « valeur ». La satisfaction des besoins humains devient un « sous-produit » de l’accumulation de capital. La fin et les moyens sont inversés.

Critique fondamentale et critique tronquée

L’autonomie de la valeur s’affirme dans sa capacité à se maintenir et à s’accumuler en se métamorphosant sans cesse d’argent en marchandise et inversement. Dès lors, le fétichisme de la valeur se présente sous l’apparence d’une « substance automatique douée d’une vie propre » (Marx). La valeur semble posséder cette puissance d’ordre divin, l’auto-engendrement.

La critique de la valeur entend nous rendre conscient du fait que le problème fondamental du capitalisme réside dans le caractère à la fois totalitaire et absurde de la fin en soi de la forme-marchandise et de la forme-argent.

Une critique qui se contente de dénoncer l’appropriation de la survaleur par la classe capitaliste est tronquée. Elle est superficielle parce qu’en tant que simple idéologie de la justice distributive, elle reste prisonnière du système capitaliste et des restrictions qu’il impose.

Une simple redistribution à l’intérieur de la forme-marchandise, de la forme-valeur et de la forme-argent ne peut éviter ni les crises, ni en finir avec la misère globale engendrée par le capitalisme. Le problème central n’est pas l’appropriation de la richesse abstraite sous la forme-argent, mais cette forme elle-même.

La critique tronquée, formulée dans les catégories mêmes du capitalisme (valeur comme principe général fondé sur le travail abstrait, forme-argent, marché anonyme comme sphère de médiation…) ne peut obtenir que des améliorations et des allègements passagers car immanents au système. Dans la crise que vit le système capitaliste, depuis les années 1980, ces conquêtes sont mises en pièces les unes après les autres.

Un nouveau concept de révolution

Voir un article sur la notion de fétichisme « Révolution » signifie changement économique fondamental. Le capitalisme est aliénation mutuelle des membres de la société qui se soumettent à un rapport aveugle entre des choses mortes, leurs propres produits, commandé par la forme-argent.

Pour dépasser ce rapport absurde, il faut une rupture avec la valeur et ses catégories (travail, marchandise, argent, marché, État). Cette transition sociale véritable suppose une administration de la production et une utilisation des ressources, en fonction de décisions conscientisées et prises d’un commun accord.

→ Lire la 2ème partie: « Valeur-Dissociation (II): La Valeur c’est le Mâle »

Gilles Sarter

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Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Dans un article précédant, nous avons détaillé l’analyse très générale qu’Émile Durkheim donne du fétichisme. Cette explication s’applique à tout type de religion. Mais le sociologue a aussi cherché à préciser sa forme cellulaire à l’intérieur du clan aborigène australien. Les conclusions auxquelles il parvient, permettent de comprendre pourquoi Karl Marx recourt à la catégorie du fétichisme pour critiquer la loi capitaliste de la valeur.

Naissance de l’idée religieuse

La vie des sociétés aborigènes australiennes alterne entre deux phases. La plupart du temps, le clan est dispersé en petits groupes qui vivent chacun de leur côté. En revanche, lors des corrobori, tous les membres du clan ou d’une portion de tribu se rassemblent durant plusieurs jours ou mois.

Les corrobori sont caractérisés par des moments de transport collectif, d’enthousiasme voire d’exaltation. Les cérémonies et les rituels peuvent se dérouler sur plusieurs nuits consécutives. Ils donnent lieu à des chants, des processions, des danses, des combats rituels et des relations sexuelles. Les corps des participants sont décorés, maquillés et parfois masqués. Une ambiance sonore inhabituelle est créée en entrechoquant des boomerangs et en faisant tournoyer des rhombes.

Émile Durkheim émet l’hypothèse que l’idée religieuse est née dans ces moments sociaux effervescents.

Au cours du corrobori, les individus sont conduits vers des états émotifs, dans lesquels il leur semble qu’ils deviennent des êtres nouveaux, envahis ou traversés par des forces intenses et transformatrices. Du fait de leur répétition et de leur durée, ces expériences engendrent, chez les participants, la conviction qu’il existe deux mondes. D’un côté, le monde profane et de la vie quotidienne. De l’autre, le monde sacré dans lequel ils peuvent entrer en contact avec des puissances extraordinaires.

Fonction symbolique du totem

Le totem est l’espèce animale ou végétale qui donne au clan aborigène son nom et son emblème. Le totem en tant que symbole est impliqué dans un phénomène psychologique très commun. Les sentiments qui sont éveillés chez les individus, par une chose ou un événement, se communiquent à travers les symboles qui les représentent. L’idée d’une chose (par exemple, le deuil) et l’idée de son symbole (la couleur noire) sont si bien reliées dans les consciences que le symbole suscite les mêmes sentiments et idées que la chose.

A ce titre, un symbole est d’autant plus efficace qu’il est aisément représentable, alors que la chose, elle, est difficile à se représenter.

La réalité de la société, c’est-à-dire du clan chez les Australiens, est trop complexe pour se représenter nettement. En revanche, l’animal ou la plante totémique, symbole du clan, se représente facilement dans les esprits mais aussi dans les décorations corporelles, sur les boucliers, les parois des rochers…

Les images du totem lorsqu’elles sont vues rappellent les sentiments éprouvés lors des assemblées et des cérémonies. Tout se passe comme si ces images inspiraient directement le sentiment religieux. Le totem sous ces différentes représentations forme l’élément permanent de la vie sociale. Il se transmet entre les générations, tout en constituant le point de mire central durant les cérémonies.

Les membres du clan le conçoivent comme la chose dans laquelle la force divine stationne. Les actions bienfaisantes ou redoutées semblent donc en émaner. Son culte à pour objet d’atteindre l’endroit où siège cette force pour en obtenir des bienfaits ou des bénédictions. C’est à elle tout spécialement que s’adressent les rites.

La force religieuse est la force sociale

Ce que E. Durkheim comprend du totémisme, c’est que la force religieuse n’est pas autre chose que la force collective et anonyme du clan. L’objet principal de la religion n’est pas de donner une explication de l’univers physique.

La religion est d’abord un système de représentations collectives portant sur la société et sur les rapports que les individus soutiennent avec elle.

L’expérience religieuse exprime le sentiment qu’il existe en dehors des individualités quelque chose de plus grand qu’elles et avec quoi elles communiquent. La fonction apparente du culte consiste à resserrer les liens entre les fidèles et leur dieu. En revanche, sa fonction concrète consiste à resserrer les liens qui unissent les individus à la société, puisque le totem est l’expression figurée de cette dernière.

Le fidèle ne s’abuse donc pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale plus grande que lui et dont il tient le meilleur de lui même. Cette puissance existe sous la forme de la société.

La nature du fétichisme

L’expérience religieuse ne peut atteindre un certain niveau d’intensité qu’en impliquant une forme d’exaltation psychique, que des observateurs qualifient de délire. Quant à Émile Durkheim, il précise que, si on appelle « délire » tout état dans lequel l’esprit projette des sentiments et des impressions dans les choses, alors il n’y a peut-être pas de représentations collectives qui ne soient délirantes.

Selon cette acception, les croyances religieuses ne constituent qu’un cas particulier d’une loi très générale. Et le sociologue rappelle que dans notre société un timbre poste oblitéré peut valoir une fortune. Or il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire par ses propriétés intrinsèques.

L’efficacité de la pensée sociale tient au fait qu’elle peut faire voir aux individus les choses sous le jour qui lui convient, en s’appuyant sur l’autorité collective.

Les idées qui s’objectivent, en prenant la forme d’un totem ou d’un timbre, sont fondées dans la nature de la société et non pas dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent .

Finalement, les objet qui servent de support à des représentations collectives sont bien peu de chose, comparés aux superstructures idéales sous lesquelles ils disparaissent. Voilà en quoi consiste ce « délire », au sens élargi, qui est à la base de tant de représentations collectives.

En conclusion, la force religieuse est le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, notamment lors des assemblées religieuses. Ce sentiment est projeté hors des consciences individuelles qui l’éprouvent et il se fixe sur un objet qui devient sacré . Il devient par là un fétiche qui peut être un totem.

Dans le cadre des sociétés capitalistes, un processus similaire est à l’œuvre lorsque la valeur est projetée sur un objet qui devient se faisant un fétiche-marchandise. Le caractère sacré ou la valeur marchande que revêt un fétiche ne sont pas impliqués dans les propriétés intrinsèques de cet objet. Ils y sont surajoutés ou superposés.

La loi de la valeur constitue donc une forme de fétichisme. Les membres des sociétés capitalistes prêtent aux marchandises une qualité imaginaire qui est la valeur (visible sous forme d’argent). Cette valeur finit par devenir un fétiche qui échappe au contrôle conscient des individus et qui règle leurs rapports sociaux, comme une loi implacable.

Gilles Sarter

-> Fétichisme (I) : Forme élémentaire de la religion

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Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

La forme-marchandise est une notion qui désigne une forme de rapports sociaux. Cette notion tient une place centrale dans la théorie critique du capitalisme, élaborée par Moishe Postone.

Une forme spécifique de rapports sociaux

Selon Moishe Postone, les sociétés capitalistes ne doivent pas être comprises essentiellement en termes de rapports de domination et d’exploitation de classe. De sa lecture du Capital, il retire l’idée que les sociétés capitalistes sont avant tout caractérisées par une forme particulière de rapports sociaux : la forme-marchandise.

Comme tous types de rapports sociaux, la forme-marchandise s’actualise dans des pratiques sociales concrètes, pratiques de production, de vente, d’achat… Mais, elle présente aussi la particularité de devenir quasiment indépendante des êtres humains qui sont engagés dans ces pratiques.

Une forme élémentaire de rapports sociaux

Karl Marx cherche dans Le Capital à identifier la forme la plus élémentaire des rapports sociaux qui caractérise les sociétés capitalistes. Cette forme élémentaire serait la forme-marchandise.

Cette forme-marchandise est constituée par le travail et possède un double caractère. Pour le comprendre, il faut expliquer la conception marxienne du travail. Sous le mode de production capitaliste, le travail possède une double nature. Il est à la fois travail concret et travail abstrait.

Le travail concret

L’expression « travail concret » désigne le travail tel que nous le concevons de manière spontanée. C’est-à-dire comme une forme d’activité matérielle qu’elle soit physique ou intellectuelle. Par exemple, le travail concret d’un menuisier qui fabrique une table en calculant, mesurant, sciant, clouant…

Le travail concret produit une marchandise concrète : une table faite de bois, bien solide, posée sur ses quatre pieds. Cette marchandise sous sa forme concrète possède une valeur d’usage. Cette valeur est déterminée par ce qu’on peut en faire : une table on peut y poser des choses, on peut y dessiner ou y prendre ses repas…

Le travail abstrait

Le travail abstrait appartient à une catégorie de réalités tout-à-fait différentes. Le travail abstrait correspond à une pure dépense de temps de travail, sans égard pour la forme spécifique dans laquelle ce temps est dépensé. Fabriquer une table et fabriquer une paire de chaussures ne nécessitent certainement pas le même travail concret. En revanche, les deux activités peuvent chacune être ramenée à une dépense de temps de travail socialement nécessaire.

Lorsque Karl Marx évoque le temps de travail socialement nécessaire pour produire une table, il faut comprendre que le temps nécessaire n’équivaut pas seulement au temps de travail dépensé par le menuisier. Il englobe aussi le temps qui a été nécessaire à la production de tous les intrants (planches, clous, colle…), outils et machines utilisés par l’artisan.

Dans une société donnée, à un moment donné de son histoire qui correspond à un développement donné des forces de production (savoirs-faire, outils, machines…), on peut estimer le temps moyen de travail socialement nécessaire à la production de chaque type de marchandise (table, chaussure…).

La valeur abstraite

Le travail abstrait permet de déterminer la valeur abstraite d’une marchandise. Si le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une table est de 8h et celui d’une paire de chaussures est de 4h. Alors la valeur abstraite de la table est le double de celle de la paire de chaussures : 1 table = 2 paires de chaussures.

Les catégories de valeur abstraite et de travail abstrait sont indispensables au bon fonctionnement d’une organisation sociale, fondée sur l’échange généralisé de marchandises. En effet, les valeurs d’usage des marchandises sont incommensurables. Les services que rend une table ou les usages qu’elle permet non rien de commun avec ceux qu’offrent une paire de chaussures.

Pour pouvoir échanger des tables contre des chaussures, il faut pouvoir s’appuyer sur des valeurs abstraites qui permettent de dire, par exemple, qu’une table vaut deux paires de chaussures. Les marchandises acquièrent donc une double nature. Elles existent comme des objets palpables qui ont une valeur d’usage et elles existent comme des valeurs abstraites, déterminées sur la base du travail abstrait.

Les rapports sociaux manifestes

Dans les sociétés non-capitalistes, les produits du travail sont distribués socialement par des normes traditionnelles ou par des rapports de domination qui ne sont pas déguisés. Par exemple, le serf sait qu’il doit remettre une part de sa récolte au seigneur. Cette distribution découle directement d’un rapport féodal.

Au sein d’une communauté villageoise pré-capitaliste, chaque travail concret fait immédiatement partie de la division sociale du travail, en servant à la satisfaction des besoins de l’ensemble de la communauté. Les paysans qui fauchent le blé, les bergers qui gardent les moutons, les grand-mères qui prennent soin des basses-cours ne confrontent pas leurs travaux pour déterminer leurs parts relatives de la production. Leurs travaux sont privés dans leur exécution, mais pas dans leur finalité. Ils font partie, dès le début, d’un travail social.

Dans cette communauté, personne n’a besoin d’offrir sa capacité de travail ou sa production à quelqu’un d’autre, qui pourra l’accepter ou la refuser. Le travail est distribué avant sa réalisation selon des critères qualitatifs qui obéissent aux besoins des membres de la communauté et aux nécessités de la production.

Les rapports sociaux qui déterminent la distribution des produits sont manifestes. Il n’existe pas de travail abstrait, pas de valeur abstraite, pas de marché anonyme, pas de concurrence.

La forme-marchandise

Dans les sociétés marchandes, les travaux privés ne sont pas mis en rapport directement mais indirectement, à travers l’échange de marchandises. Des paysans produisent du grain. Des éleveurs produisent de la viande. Des menuisiers produisent des tables. Chacun tente d’échanger sa production contre d’autres marchandises dont ils ont besoin.

Mais ces marchandises ne peuvent pas s’échanger, avant d’avoir été égalisées entre elles par la valeur abstraite. Toutes les activités qui sont inégales par leur nature (produire du grain, fabriquer une table) sont égalisées entre elles, par réduction à un élément tiers qui est le temps de travail abstrait. Ce temps de travail est traduit en une valeur abstraite qui est traduite en argent qui est immédiatement échangeable contre toutes les marchandises.

Le travail abstrait, la valeur abstraite, la valeur en argent existent, posés à côté de chaque marchandise concrète. Ils médiatisent une nouvelle forme d’interdépendance sociale. La marchandise sous sa double forme concrète et abstraite remplace les anciens rapports sociaux. Le travail abstrait devient le moyen par lequel les individus peuvent acquérir la production d’autrui.

Cette nouvelle forme d’interdépendance ou de rapport social qui s’instaure entre les êtres humains est la forme-marchandise des rapports sociaux.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et Une NuitsSelon Moishe Postone, le résultat de cette transformation est qu’une nouvelle forme de domination sociale s’impose aux êtres humains. Elle s’exprime sous la forme d’impératifs et de contraintes rationalisées de plus en plus impersonnels, liés à la mesure temporelle de la valeur.

Par exemple, si le niveau de productivité général augmente alors la production de marchandises concrètes augmente. Mais comme le temps socialement nécessaire à la production de chaque unité de marchandise diminue, la valeur abstraite de cette dernière diminue aussi. Le résultat est que la production générale de valeur finit par retomber à son niveau initial, créant ainsi une sorte de moulin de discipline pour l’ensemble de la société.

Gilles Sarter

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Rapports de Production: Parenté et Politique

Rapports de Production: Parenté et Politique

Les rapports de production sont parmi les rapports entre êtres humains ceux qui déterminent l’organisation de leurs activités économiques : l’accès aux ressources et le contrôle des moyens de production ; la distribution de la force de travail entre les divers procès de travail et l’organisation de leur déroulement ; la circulation et la distribution des produits du travail.

Karl Marx précise que seuls les rapports sociaux de production forment, au sens strict, la structure économique d’une société (Introduction à la Contribution à la Critique de l’Économie Politique).

Une vision ethnocentriste de l’économie nous pousse à rechercher, dans toutes les sociétés, l’existence d’institutions et de rapports de production séparés et distincts des autres rapports sociaux, comme cela est le cas dans la société capitaliste occidentale.

L’anthropologie montre que cette séparation constitue plutôt une exception dans l’histoire de l’humanité. Souvent, les rapports religieux, les rapports de parenté ou encore les rapports politiques fonctionnent, en même temps, comme des rapports de production.

Rapports de production et rapports de parenté

Les anciennes sociétés aborigènes d’Australie vivaient de la chasse, de la cueillette et parfois de la pêche. La plupart étaient divisées en groupes de parenté qui échangeaient entre eux des épouses, toujours dans les mêmes directions, ce qui engendrait des divisions sociales en sections et sous-sections.

Ces divisions sociales servaient de cadre aux pratiques rituelles et à l’exercice de l’autorité. Tous deux étaient placés entre les mains des hommes âgés, mariés à plusieurs épouses et donc alliés à plusieurs groupes de parenté.

Ces rapports de parenté fonctionnaient en même temps comme rapport de production. En effet, ils servaient de justification à l’appropriation des territoires et de leurs ressources naturelles.

Chaque groupe de parenté héritait de ses ancêtres le « droit » d’en user. Mais, ces droits n’étaient pas exclusifs, d’autres groupes pouvaient en profiter.

Concrètement, les sections familiales étaient constituées de bandes nomades qui se déplaçaient sur l’ensemble des territoires. Si l’exploitation des ressources naturelles se faisait habituellement sur le territoire de la section patrilinéaire à laquelle appartenait la bande, elle pouvait aussi avoir lieu sur les territoires de sections alliées.

Sur le même thème voir l’article « Pastoralisme et Capital Symbolique« 

Finalement, les rapports de parenté et d’alliance formaient le cadre de l’appropriation abstraite (propriété) et concrète (chasse, cueillette) de la nature. Ils constituaient la base de l’organisation sociale des procès d’exploitation des ressources et de leur partage. A ce titre, on peut dire qu’ils assumaient les fonctions qui définissent les rapports de production.

Rapports politiques et rapports de production

Dans l’Athènes du Vème siècle, ce sont les rapports politiques qui sont des rapports de production. C’est par la filiation qu’on y est citoyen. Seuls les citoyens peuvent détenir une portion du territoire de la cité. La Cité-État est formée par la communauté des citoyens.

Le citoyen qui est propriétaire terrien a accès à toutes les magistratures et à toutes les responsabilités politiques. Il peut porter les armes. Il a le devoir de défendre le sol de la patrie. Il peut bénéficier de la protection des dieux de la Cité et participer à leur culte. Le citoyen qui n’est pas propriétaire n’a pas accès à toutes les magistratures et toutes les prêtrises.

Lire aussi « Qu’est-ce qu’une société politico-religieuse? »

Les métèques, hommes libres non-citoyens résidant à Athènes sont exclus de toutes les charges et de l’accès à la propriété foncière. Il en résulte une première division du travail. Leurs échoient les activités artisanales, marchandes, bancaires. L’agriculture leur est fermée.

Citoyens et métèques pouvaient se faire remplacer dans leurs activités par des esclaves qui pouvaient ainsi s’enrichir et s’affranchir. L’esclavage pesa un poids de plus en plus lourd dans l’économie et devint un facteur essentiel de l’accumulation de richesses, accroissant ainsi les inégalités entre citoyens.

Finalement, l’appartenance personnelle à la Cité-État jouait à Athènes comme la condition d’appropriation de la terre. Et il en découlait que les différentes activités économiques étaient hiérarchisées en fonction du statut de ceux qui pouvaient les exercer (citoyens, métèques, esclaves).

Rapports de production et Communisme

Dans la société athénienne, le but premier de la production n’était pas l’accumulation de richesses mais la conservation des statuts et des hiérarchies sociales, c’est-à-dire la reproduction de la structure sociale. Nous pouvons comparer cette situation dans laquelle l’appartenance à une communauté est le point de départ des rapports économiques à ce que serait une société communiste.

Dans une société communiste, par différents mécanismes, l’ensemble de la population serait considérée comme propriétaire des moyens de production et des produits. Les rapports économiques y seraient donc, comme à Athènes, des rapports politiques. Mais dans son principe, la fusion communiste entre le politique et l’économie serait tout à fait différente de celle prévalant à Athènes.

En effet, la communauté communiste ne serait pas le point de départ des rapports économiques mais son point d’arrivée.

Chez les Grecs anciens, la fusion entre la politique et l’économie reposait sur la domination d’une minorité de citoyens sur le reste de la société. En revanche, l’accomplissement du communisme suppose l’abolition des rapports d’exploitation et des hiérarchies sociales.

Selon l’hypothèse marxienne, cet accomplissement nécessite l’essor des moyens de production (intellectuels et matériels) de sorte qu’ils soient mis à la disposition de chacun, par l’intermédiaire de tous.

Hiérarchies de fonctions et d’institutions

Dans les sociétés capitalistes industrielles, les fonctions économiques, politiques et familiales correspondent à des institutions différentes (entreprises, institutions étatiques, familles…). Dans la plupart des sociétés humaines connues, les institutions familiales, politiques ou religieuses assurent aussi des fonctions économiques. A ce titre, notre forme de société constitue donc une exception et non la règle.

L’étude des sociétés aborigènes d’Australie et de la Cité-État athénienne montre qu’il ne faut pas confondre hiérarchie des fonctions et hiérarchie des institutions. Ce n’est pas parce que dans une société donnée, la parenté ou la politique jouent un rôle dominant que l’économie y tient un rôle secondaire.

A l’inverse, selon une hypothèse formulée par Maurice Godelier, dans L’idée et le Matériel, si la parenté ou la politique y sont dominantes, c’est parce qu’elles fonctionnent en même temps comme rapport de production.

Cette hypothèse peut être mise en relation avec l’idée de Karl Marx selon laquelle le rôle des structures économiques est déterminant dans le fonctionnement et l’évolution des sociétés.

Gilles Sarter

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