Sociologie du Capitalisme

Le néolibéralisme et le « populisme de droite ou d’extrême-droite »

Le néolibéralisme et le « populisme de droite ou d’extrême-droite »

Les partis classés dans la catégorie « populisme de droite ou d’extrême-droite » sont souvent présentés comme des adversaires des politiques néolibérales et de leur projet de globalisation de l’économie. En réalité, bien loin de s’opposer au néolibéralisme, ils en constituent une tendance particulière.

Une nouvelle confrontation ?

La victoire de Trump et du Brexit en 2016, puis l’année suivante, l’entrée de l’AfD au Bundestag et le retour du FPÖ autrichien aux affaires nationales ont été décrits par de nombreux éditorialistes comme des victoires gagnées contre le néolibéralisme, par un « populisme anti-globalisation de droite ou d’extrême-droite ».

Ces commentateurs ont cru observer l’existence d’une nouvelle division politique entre, d’un côté, les tenants d’économies nationales fermées et, de l’autre, les tenants de la mondialisation. Ce qu’ils présentaient comme un succès du premier camp s’expliquerait par un creusement toujours plus profond des inégalités. En somme, ces victoires traduiraient le mécontentement d’un « petit-peuple » aux abois.

Pourtant l’observation montre que ni l’élection de Trump, ni le Brexit, ni la participation de l’AfD et du FPÖ aux affaires nationales n’ont infléchi la tendance néolibérale des politiques gouvernementales des quatre pays concernés.

Q. Slobodian, Neoloberalism’s Populist Bastards, Public Seminar, 15 février 2018Quinn Slobodian, historien spécialiste de l’Allemagne et du néolibéralisme, propose une autre interprétation. L’histoire, écrit-il, montre que les partis dits « populistes » et nationalistes de droite voire d’extrême-droite, comme l’AfD et le PFÖ, représentent en fait un courant du néolibéralisme et non pas son opposition.

A y regarder de plus près, le racisme et le nativisme n’entrent pas en contradiction avec le néolibéralisme. Ils peuvent même être complémentaires.

Un interventionnisme

A la fin des années trente, un groupe d’économistes, incluant Hayek et von Mises, adoptent le terme « néolibéralisme » pour désigner leur programme politique. En 1947, ils créent une société de réflexion appelée Société du Mont Pèlerin.

A l’origine, le néolibéralisme est fondé sur la conviction que le laisser-faire n’est pas suffisant, pour permettre un développement optimal du marché. Les néolibéraux pensent, en outre, que les démocraties représentatives posent un frein à ce mouvement.

A ce sujet, lire « État fort et Néolibéralisme« Pour eux, les électeurs voteront toujours dans la perspective de satisfaire leurs intérêts personnels. Il en résultera toujours plus d’interventionnisme étatique dans l’économie, ce qui paralysera le libre marché ainsi que la liberté d’action du capital.

Pour contrer cette tendance, les néolibéraux aspirent à la construction d’institutions qui permettent de contraindre les demandes démocratiques s’opposant à la liberté de mouvement des capitaux, des marchandises et parfois des gens.

Dans les années 1990, ce rêve des néolibéraux semble exaucé. La création de l’OMC (1995), l’entrée en vigueur de l’ALENA (1994), la création de l’Union européenne (1993) semblent sanctuariser la politique du marché libre. Cette sanctuarisation est confortée par la conversion du FMI et de la Banque Mondiale à la libre circulation des capitaux.

Une convergence avec le conservatisme

Alors que le néolibéralisme engrange des victoires à l’échelle des relations internationales, les membres de la Société du Mont Pèlerin ajoutent de nouvelles dimensions à l’idéologie néolibérale.

Peter Boettke (économiste) donne la mesure des changements qui restent à accomplir. Si la sécurisation du capitalisme est d’abord passée par l’ajustement correct des prix (libéralisme), puis par l’ajustement correct des institutions (premiers néolibéraux), elle nécessite maintenant un ajustement correct de la culture.

C’est ainsi que Erich Weede (sociologue), Gerard Radnitzky (philosophe) ou Hans-Hermann Hoppe (philosophe et économiste) avancent que l’homogénéité culturelle est une précondition de la stabilité sociale, de l’échange marchand pacifique et de la jouissance des bienfaits de la propriété privée.

De son côté, le think-tank anglais Social Affairs Unit et son fondateur Digby Anderson se demandent si le « relâchement » des normes sexuelles, depuis les années 1960, n’a pas érodé les conditions de reproduction du marché libre.

La convergence du néolibéralisme et du conservatisme social devient de plus en plus explicite.

Mais elle ne s’arrête pas là. En effet, les membres de la Société du Mont Pèlerin tentent une synthèse entre les idées néolibérales sur le marché et les assertions des neurosciences ou de la psychologie évolutionniste. Cette dernière voudrait expliquer les mécanismes de pensée et les comportements humains au regard de la théorie de l’évolution.

Dans les profondeurs du cerveau

Ainsi, le politologue Charles Murray part à la recherche des fondations du marché dans les « profondeurs du cerveau ». En 1994, il publie « The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American Life ». Il y soutient que le QI serait un élément déterminant dans la réussite sociale, les revenus, la criminalité… Il prétend aussi à l’existence d’une forme d’hérédité de groupe en matière d’intelligence.

Le sociologue allemand Erich Weede défend une ligne similaire. Suivant le théoricien des races Richard Lynn (psychologue), il veut expliquer la richesse ou la pauvreté des nations par l’intelligence des populations.

Quant à Detmar Doering (directeur de l’Institut Libéral du Friedrich Naumann Stiftung à Postdam), il tente de réhabiliter le darwinisme social. L’inégalité serait une donnée universelle. Au même titre que les espèces, les êtres humains, les peuples, les groupes ou les collectivités seraient foncièrement inégaux. La société doit être organisée en accord avec cette loi de la nature qui permet l’élimination des plus faibles.

Lire aussi un article sur le capital humain et le néolibéralisme« Ces théories assignent des moyennes de QI aux pays ou aux groupes « raciaux » et veulent donner une origine innée au concept de « capital humain ».

Afin de protéger ce « capital », contre l’introduction de populations qui seraient moins bien dotées, Weede suggère deux mesures, tirées des travaux d’autres membres de la Société du Mont Pèlerin. La première est la vente d’un « droit à l’immigration, avancée par Gary Becker (économiste). La seconde est la soumission des migrants à des tests QI, proposée par Richard Posner (juriste).

Une nouvelle fusion

Ces nouvelles idées vont trouver un terrain fertile, au sein des partis qui tiennent pour la tradition, le nationalisme, le nativisme ou l’homogénéité culturelle. Il en résulte une nouvelle fusion.

Cette fusion, Quinn Slobodian l’illustre par le cas de Thilo Sarrazin. Membre du SPD et administrateur de la Deutsche Bundesbank, il est obligé de démissionner, suite à la polémique que suscite son livre Deutschland schafft sich ab (2010). Dans cet ouvrage, dont le titre se traduit littéralement par « L‘Allemagne se supprime elle-même », Sarrazin reprend les thèses racialistes sur l‘intelligence pour argumenter contre l’immigration provenant des pays musulmans. Son livre connaît un succès de librairie qui éperonne les partis d‘extrême-droite allemands, notamment l’AfD.

Selon une idée reçue, que les concernés se gardent bien de contredire, l’extrême droite « populiste » (AfD, PFÖ…) choisirait le peuple au détriment du capital.

Dans les faits, ces partis ne rejettent ni la compétition ni la globalisation du marché. Au contraire, ils plaident pour leur intensification, notamment par la signature de traités de libre échange, sous l’égide de l’OMC.

Une querelle de famille

Mais s‘ils militent pour la libre circulation des capitaux et des marchandises, ils veulent en revanche fermer les frontières à certaines populations. Leurs arguments concernent la protection de la propriété privée et le fardeau qu‘imposeraient les immigrants faiblement dotés en « capital humain » aux budgets des États.

Un autre de leurs arguments peut sembler paradoxal. Il serait, en fait, nécessaire de fermer les frontières aux êtres humains, pour sauver la globalisation économique. Le savoir, les marchandises, l’argent devraient être libres de circuler. En revanche, les gens pauvres doivent rester fixes pour que le capital puisse circuler. Il en résultera, selon le vieux slogan de la Société du Mont Pèlerin et repris par l’AfD, une « prospérité pour tous ! ».

Sur le même thème, lire « Révolution conservatrice et Néoconservatisme« La conclusion de Q. Slobodian est donc que les partis dits populistes d’extrême-droite, allemands et autrichiens, ont émergé non pas en opposition mais par fusion avec le néolibéralisme.

Ils ne se constituent pas sur le rejet total de la globalisation, mais sur une variété de cette dernière. Leur conception de la mondialisation accepte la division internationale du travail, avec ses flux commerciaux, mais refuse les migrations humaines.

Ces « populistes de droite et d’extrême-droite » ne sont pas des « barbares » qui se tiendraient aux portes du néolibéralisme. Ils sont la progéniture même de ce courant politique.

Gilles Sarter

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La Révolution Passive du Néolibéralisme en France

La Révolution Passive du Néolibéralisme en France

C’est à A. Gramsci que nous devons l’élaboration de la notion de révolution passive. C. Masquelier utilise cette notion pour essayer de théoriser le développement du néolibéralisme, en France.

La France est souvent décrite comme étant dépourvue de cette forme « d’ordre moral néolibéral » que l’on retrouverait, dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Étant donné ce manque d’engouement de l’opinion publique, pourquoi les gouvernants, depuis plus de quatre décennies, ont-ils choisi de mettre en œuvre ces politiques ? Quels ont été les mécanismes instrumentaux de ces transformations néolibérales, en particulier de la flexibilisation du marché du travail ?

Autogestion et flexibilisation du travail

En France, depuis les années 1980, les gouvernements successifs, particulièrement les gouvernements appelés « socialistes », ont mis en œuvre des politiques d’individualisation des droits des travailleurs et de flexibilisation du travail.

C. Masquelier, Theorising french neoliberalism: the technocratic elite, decentralised collective bargaining, and France passive neoliberal revolution, European Journal of Social Theory, 2021, 24(1) Les premières mesures favorables à la flexibilité ont été appliquées sous la mandature de F. Mitterrand. Paradoxalement, elles étaient en partie inspirées par le principe de l’autogestion qui était au cœur du Programme Commun. Nous disons « paradoxalement », car l’autogestion est un principe qui dans la pensée anarchiste et communiste participe à un projet révolutionnaire. Il s’agit de transformer les rapports de production de manière à ce que les travailleurs acquièrent un contrôle collectif des entreprises.

Or les lois Auroux (1982) visaient la transformation du Code du Travail, avec l’objectif déclaré d’élargir le droit des travailleurs et d’introduire la démocratie au sein des entreprises. Mais elles ne visaient pas pour autant la révolution que porte en germe le principe de l’autogestion. Elles étaient, au contraire, sous-tendues par l’idée qu’il fallait adapter les entreprises françaises aux nouvelles réalités économiques mondiales. J. Auroux, dans la présentation de son projet, affirmait notamment la nécessité d’augmenter la flexibilité du travail.

Prolifération des accords d’entreprise

Une mesure concrète, portée par les lois Auroux, consistait en l’obligation d’organiser, au moins une fois par an et au sein de chaque entreprise, une consultation réunissant des représentants du personnel et de la direction. Dans ces assemblées devaient être discutés l’organisation et les conditions de travail, les embauches et les licenciements, l’introduction de nouvelles technologies.

Un résultat de la mise en application de cette mesure fut la prolifération rapide d’accords d’entreprise, au point qu’ils allaient devenir un mode de régulation sociale privilégié. Les acteurs non-étatiques (les travailleurs, leurs représentants et les employeurs) négociaient collectivement, à l’échelon de l’entreprise, les conditions de la flexibilité.

Alors que pour la première fois les syndicats étaient dotés du pouvoir de négocier au niveau de l’entreprise, le mouvement syndical était « fracturé idéologiquement ». La densité syndicale était l’une des plus basses d’Europe. Il en résulta que les accords d’entreprise bénéficièrent plutôt aux employeurs, en favorisant la précarisation et l’individualisation des conditions de travail.

Les employeurs purent imposer des accords sur la révision des salaires, à des taux inférieurs au taux d’inflation ainsi que des accords sur la modulation des horaires de travail. Pour les employeurs, les négociations d’entreprise fournirent des opportunités d’instaurer plus de flexibilité, sous couvert de son acceptation par les employés.

Diminution du temps de travail et flexibilité

Un second moment favorable aux accords d’entreprise eut lieu pendant la cohabitation entre J. Chirac et L. Jospin, à la fin des années 1990. Dans une tentative de favoriser l’emploi, le gouvernement introduisit des lois visant à réduire le temps de travail hebdomadaire à 35 heures. Pour atteindre cet objectif, les lois Aubry favorisaient encore une fois la décentralisation des négociations entre employeurs et travailleurs. Alors qu’en 1983, environ deux millions de travailleurs français dépendaient d’accords d’entreprise, en 2002 ce nombre avait doublé.

Les représentants du personnel, hors syndicats, étaient autorisés à signer ces accords. De fait, les syndicats étaient encore sous-représentés numériquement et en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Les intérêts des travailleurs y reposaient sur des représentants non-syndicaux dont les pouvoirs de négociation n’étaient pas en mesure de contester les intérêts des employeurs.

Finalement, bien que les travailleurs bénéficiaient d’une semaine de travail plus courte, ils eurent à en payer le prix, en acceptant plus de flexibilité dans l’organisation du travail.

Dans les deux cas, les lois Auroux et Aubry semblent avoir donné d’une main tout en reprenant de l’autre.

Loi Travail et dérégulation

Sous F. Hollande, le périmètre des négociations d’entreprise fut significativement étendu. Les élites au pouvoir considéraient qu’il fallait « moderniser » et « simplifier » une législation du travail qualifiée de « lourde » et « contraignante ». Présentées comme des lois visant à protéger les salariés, à favoriser l’embauche et à donner une plus grande marge de manœuvre à la négociation collective, la « loi Travail » ou « loi El Khomry » offrait, en réalité, une liberté accrue aux employeurs, pour fixer le temps de travail de leurs employés et pour procéder à des licenciements.

Un élément clé de la loi El Khomry consistait à passer d’une régulation légale du travail à une régulation par des accords collectifs. Les accords d’entreprise passaient donc par-dessus les lois sur le travail. Cette mesure était présentée comme un moyen de garantir le consensus dans le cadre d’un dialogue social. Dans les faits, elle affaiblissait le pouvoir de négociation des employés qui étaient dès lors forcés de s’accorder directement avec leurs employeurs, sur les questions concernant l’organisation du travail et la protection sociale.

Finalement, en France, la flexibilisation du travail résulte de négociations entre acteurs non-étatiques. En Australie, au contraire, elle a été le fruit d’un consensus politique (« Prices and Incomes Accord » de 1983). En Grande-Bretagne, elle a été obtenue par une attaque idéologique contre les valeurs et les institutions collectivistes (thatchérisme).

Comment les idées et les pratiques néolibérales sont-elles devenues justifiables en France, malgré cette absence d’un consensus politique ou d’une offensive idéologique en règle ? Dans notre pays, une théorie de la transformation néolibérale devrait être en mesure d’expliquer à la fois le rôle des acteurs étatiques et technocratiques et celui des acteurs privés (employeurs, employés), dans la légitimation de la flexibilité du travail.

C. Masquelier tente d’élaborer d’une telle théorie, en adoptant des outils conceptuels élaborés par A. Gramsci.

Gramsci et le fordisme

Gramsci a essayé de dévoiler les mécanismes non-coercitifs par lesquels le capitalisme parvient à exercer son pouvoir. Son analyse concerne notamment le fordisme. Gramsci souligne que le fordisme n’a pas seulement pavé la route à des nouvelles méthodes de production mais aussi à une nouvelle méthode de construction du consentement des travailleurs.

Guidé par les principes du taylorisme, le « management scientifique » maintient une séparation rigide entre les tâches de conception et d’exécution. L’atelier fordiste est organisé de manière à réduire les tâches d’exécution à des aspects exclusivement mécaniques ou physiques. Il s’agit de développer un « nouveau type de travailleur », chez lequel un haut degré d’attitudes automatiques et mécaniques est développé.

Mais le travailleur n’en demeure pas moins un être humain qui pense. Pour cette raison, H. Ford a du élaborer différents moyens, visant à faire accepter la mise en place d’un tel système. Gramsci souligne que ces mesures étaient une combinaison ingénieuse de coercition et de consentement. Il s’agissait de gagner l’intérêt voir l’engagement des travailleurs en leur faisant quelques concessions, notamment une meilleure rémunération et des initiatives « éducatives », visant l’adaptation aux nouvelles méthodes de production et de travail.

Plus généralement, Gramsci voit dans le fordisme un mode de régulation qui vise à universaliser de façon pacifique les intérêts des employeurs mais aussi de toute la classe dirigeante.

Hégémonie bourgeoise

Gramsci conçoit l’État comme un complexe d’activités pratiques et théoriques qui permettent à la classe dominante, non seulement de justifier et de maintenir sa domination, mais aussi de gagner le consentement actif des dominés.

Combinant ces différentes réflexions, Gramsci avance que l’hégémonie bourgeoise naît dans les usines mais qu’elle est sécurisée par les activités des acteurs publics et privés, dans de nombreuses autres sphères (la politique, la culture, l’éducation…). Aussi, cette hégémonie ne peut se maintenir qu’en créant des techniciens industriels, des spécialistes en économie politique et des organisateurs d’une nouvelle culture et d’un nouveau système légal.

L’hégémonie n’est jamais donnée. Elle est toujours construite à travers une série complexe de combats, de batailles des idées et de mécanismes de consentement qui sont assurés à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises. L’hégémonie possède donc une dimension disciplinaire et une dimension séductrice.

C. Masquelier diagnostique que grâce à la combinaison de ces deux dimensions disciplinaire et séductrice, le néolibéralisme s’est imposé en France, sous la forme d’une « révolution passive ».

Révolution passive et nouveau type de sujet

Sur le plan théorique, Gramsci explique qu’une « révolution passive » est une transformation qui résulte du développement complet de la « thèse », jusqu’au point où elle réussit même à incorporer une partie de son « anti-thèse ». L’ « anti-thèse » n’est plus en mesure de se transcender dans une opposition dialectique à la « thèse ».

Plus concrètement, dans la société capitaliste, une révolution passive réussit si la classe capitaliste (thèse) réussit à conforter le rapport de production capitaliste, sur une base plus stable pour le futur, en accommodant la demande des travailleurs (antithèse).

Ainsi la révolution passive du fordisme repose sur des concessions qui peuvent paraître séduisantes pour les travailleurs (éducation aux nouvelles technologies, augmentation de salaire et accès à des nouveaux biens de consommation…). Ces concessions permettent de sécuriser (1) l’acceptation de la nouvelle organisation du travail (taylorisme) au niveau des ateliers, (2) l’acceptation de la légitimité du rapport de production capitaliste au niveau de l’entreprise et (3) l’acceptation du pouvoir de la bourgeoisie au niveau de la société.

Lire aussi « Le Capital Humain et le Nouveau Sujet du Néolibéralisme« Avec les concepts d’hégémonie et de révolution passive, il est donc possible de comprendre comment le capitalisme est capable de façonner, sur le lieu de travail, un type de sujet dont la conception du monde est compatible avec ses intérêts.

Consentement et néolibéralisme en France

Comment cette compréhension du pouvoir et du consentement raisonne avec le développement du néolibéralisme en France ?

En France, le développement de la flexibilité du travail résulte de la modification des relations entre employeurs et employés. Le consentement des travailleurs à la flexibilité a été négocié à trois niveaux, dans les assemblées de délégués, dans les programmes de gestion de la qualité et dans les équipes au niveau des lieux de production (ateliers, bureaux…).

Ce consentement négocié, décentralisé et non-coordonné résulte d’un déséquilibre dans la balance du pouvoir entre les employeurs et des employés. Les lois Auroux, Aubry, El Khomry ont abouti à un consentement effectif de la restauration du pouvoir du capital, en intégrant, tout au moins pour les deux premières, des concessions aux travailleurs (plus grands droits à l’expression, semaine de travail raccourcie).

Il reste cependant une question à élucider. Comment des gouvernements « socialistes » en sont-ils venus à considérer la flexibilité comme une nécessité ?

Rôle de la « noblesse d’État »

Gramsci souligne que l’application d’une nouvelle politique est toujours sous-tendue par une bataille d’idées. Dans le contexte français, les innovations politiques sont généralement impulsées par une élite technocratique, en combinaison avec des groupes d’intérêts et des « think tanks » qui cherchent à établir des alliances, avec des partis politiques autour de leurs idées.

En France, avant de pénétrer la sphère des relations de travail, la rhétorique anti-étatique et individualiste du néolibéralisme devait gagner une bataille des idées, à l’encontre d’une longue tradition dirigiste (gestion étatique et centralisée de l’économie). Cette bataille concernait au premier chef l’élite formée dans les « grandes écoles » et destinée à coloniser tous les centres de pouvoir, au sein des gouvernements, des administrations et des grandes entreprises publiques.

Si les idées néolibérales venues du monde anglo-saxon ne réussirent pas complètement à devenir hégémoniques dans toutes les « grandes écoles », l’ENA s’y est cependant convertie au début des années 1980.

La flexibilité du travail devint une idée dominante dans la classe technocratique et politique en se développant comme une solution d’experts (neutre de valeurs), en réponse à des nécessités économiques. P. Bourdieu a montré comment la « noblesse d’État » se croyait elle-même être l’agent nécessaire d’une politique nécessaire et comme basant ses décisions sur la neutralité, l’expertise et l’éthique du service public.

Pour se référer encore une fois aux travaux de Gramsci, cette « noblesse d’État » technocratique peut être considérée comme constituée de ces spécialistes en économie politique et de ces organisateurs d’une nouvelle culture et d’un nouveau système légal que le capitalisme crée pour accompagner son développement.

Lire aussi « État fort et Néolibéralisme« Dans les années 1980, au sein du Parti Socialiste, fragmenté en diverses tendances, ces technocrates semblent avoir été conscients, tout comme Gramsci, que l’hégémonie naît à l’intérieur des entreprises. Les mesures prises par les gouvernements successifs, visant à multiplier les négociations à l’échelon de l’entreprise, servirent à élaborer un nouveau type d’homme, disposé à adopter le passage aux pratiques et valeurs néolibérales.

Lutte contre l’hégémonie néolibérale

Ce succès peut être compris comme le résultat d’une révolution passive. La flexibilité (thèse) n’a pas été imposée agressivement à la société. Elle en est venue à dominer les relations de travail, à travers le déploiement d’institutions collectivistes (antithèse) comme la négociation collective et de concessions de saveur socialiste (antithèse) comme le droit à l’expression dans l’entreprise et comme la réduction du temps de travail.

Selon Gramsci, l’hégémonie a besoin d’être constamment renouvelée et rejouée. Pour cette raison, elle peut à tout moment être interrompue, voir arrêtée. Pour parvenir à ce résultat, il faut qu’un ou plusieurs mouvements réussissent à opérer un passage du moment purement économique ou passionnel au moment éthico-politique.

Pour C. Masquelier, le mouvement des Gilets Jaunes illustre cette tentative. Il émerge d’abord comme une opposition à une nouvelle taxe sur les carburants (moment économique) puis se développe en un mouvement qui porte des demandes concrètes, articulées à un discours de condamnation des injustices sociales (moment éthico-politique). Mais le mouvement n’a pas réussi pas à réaliser une synthèse, entre les compréhensions contradictoires de la réalité sociale et économique qui le traversait.

Une telle synthèse est pourtant essentielle. Elle l’a été pour permettre le développement du néolibéralisme en France. La flexibilité, notamment, s’y est imposée en utilisant des principes collectivistes.

L’action politique contre le néolibéralisme doit donc être particulièrement attentive et prévenir toute nouvelle assimilation du collectivisme par l’individualisme. Elle doit aussi, selon C. Masquelier, être alerte à toutes possibilités de son inversion, dans le but de dépasser l’ordre politique, économique et moral néolibéral.

Gilles Sarter

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Classe, Ordre, Caste et État

Classe, Ordre, Caste et État

Le mot classe prend deux significations dans l’œuvre de Marx. Celles-ci s’éclairent par la mise en relation de cette notion avec celles d’ordre et de caste. Classe, ordre et caste sont aussi conçus par Marx comme des formes de division et d’organisation de la société qui correspondent à différentes formes d’État.

Les deux sens du mot classe

Consulter le dossier classe socialeMarx utilise l’expression classe sociale avec deux sens. Le premier désigne les groupes sociaux qui sont déterminés par les rapports sociaux de production capitaliste. D’un côté, la bourgeoisie capitaliste détentrice des moyens de production, de l’autre les travailleurs qu’elle exploite, en s’appropriant la survaleur de leur travail. Dans cette acception, c’est la situation par rapport aux moyens de production, aux résultats du procès de travail et aux rôles dans ce procès qui définit les classes.

Mais Marx utilise aussi le concept de classe d’une façon qui subsume les ordres et les castes des sociétés précapitalistes et les classes de la société capitaliste. Cette utilisation semble annuler les différences spécifiques à ces trois formes d’organisation sociale. Elle apparaît notamment dans l’œuvre de combat que constitue le Manifeste, dans le passage célèbre qui affirme que l’histoire de toutes sociétés est l’histoire de la lutte des classes.

Les ordres et les castes

Pourtant, dans d’autres textes, Marx montre qu’il distingue bien dans les ordres, les castes et les classes, des réalités sociales différentes. Il pointe notamment que l’existence même des ordres ou des castes semble induire la division des activités économiques et leur hiérarchie au sein d’un système de statuts.

Ainsi, dans la Cité-État athénienne du Vè s. avant notre ère, seuls les citoyens nés de parents athéniens ont accès à la propriété de la terre, au culte et à la protection des dieux de la cité. Ils sont les seuls à pouvoir porter des armes, exercer les charges politiques et les magistratures. Aux Grecs nés libres mais étrangers à la cité, d’autres métiers sont réservés, comme l’artisanat et le commerce. L’agriculture occupe le sommet de la hiérarchie des activités économiques. Si elle est valorisée, c’est parce qu’elle permet de reproduire l’indépendance matérielle de celui qui la déploie. Les esclaves qui ont une importance fondamentale dans le procès économique n’appartiennent à aucun ordre, ils sont hors de la société humaine officielle.

Dans la société d’ordres athénienne, l’appartenance par la naissance à une « communauté » de citoyens libres confère à l’individu masculin l’accès à la terre. Les rapports ethnocentriques y fonctionnent donc comme rapports de production.

Le terme « caste » est aussi utilisé par Marx, comme nous le faisons aujourd’hui, dans un double sens. Son sens spécifique renvoie au système des castes endogames de l’Inde. Son sens métaphorique désigne les groupes sociaux fermés sur eux-mêmes, bénéficiant d’un statut positif ou négatif, selon la nature des activités auxquelles ils se consacrent traditionnellement, voire de façon héréditaire.

Si Marx opère ces distinctions entre classe, ordre et caste, dans certains textes, pourquoi substitue-t-il le premier aux deux derniers, à d’autres moments ? Maurice Godelier fait l’hypothèse que par cette substitution, Marx entend mettre en évidence deux conclusions théoriques.

Les modes de production et les transformations sociales

La première est que les ordres et les castes, comme les classes reposent en dernière analyse sur des rapports d’exploitation. La seconde est que leur dynamique et leur disparition correspond à des étapes différentes du développement des modes de production.

Ce dernier point est d’une particulière importance. En effet, une hypothèse clé de la démarche marxienne veut que les mouvements de transition sociale sont impulsés, en dernière analyse, par des contradictions au sein des modes de production, notamment les contradictions entre les rapports sociaux et l’état de développement des forces productives.

Si Marx use du mot « classe » pour désigner les ordres de la société athénienne ou de la société féodale, ce serait donc pour les faire apparaître, non plus comme des rapports fondés seulement sur des idées religieuses ou autre, mais aussi comme des rapports d’exploitation.

Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Fayard, 1984.M. Godelier pense que pour Marx, le mode de production capitaliste en se développant a permis de prendre conscience, pour la première fois aussi clairement, du rôle des forces productives et des rapports sociaux de production dans la structuration et l’organisation des sociétés. Cette prise de conscience sert de base à la critique marxienne des interprétations qui envisage la création ou la transformation des sociétés par des motifs qui seraient politiques ou religieux en dernière analyse.

La corporation médiévale

Le Chapitre VI du Livre I du Capital livre une description détaillée des rapports du maître de corporation avec ses compagnons. Cette description permet de mieux comprendre comment Marx établit une correspondance entre les ordres et les classes.

En fait, Marx voit, dans le rapport constitutif de la corporation médiévale, une forme encore « bornée » du rapport entre capitalistes et travailleurs salariés. Il y a bien paiement d’un salaire. Le maître se trouve bien en possession des conditions matérielles de production. Et le produit du travail appartient aussi à ce dernier. Dans cette mesure, le maître est capitaliste.

Cependant, Marx précise aussitôt que ce n’est pas au titre de capitaliste qu’il est maître. Son rapport avec ses compagnons et ses apprentis est d’abord celui d’un artisan qui maîtrise son art ou son métier. C’est à ce titre seulement qu’il bénéficie d’un statut et d’une position dans la corporation. De ce statut découle son ascendant hiérarchique sur ses compagnons et apprentis.

Dans le mode corporatif, seule la maîtrise dans le métier, acquise par l’expérience, après avoir gravi les différents échelons, permet de transformer l’argent en capital, en moyen d’exploitation du travail d’autrui.

Les liens qui tiennent ensemble les maîtres, leurs compagnons et leurs apprentis ne sont pas seulement des liens d’argent. Ce sont aussi des liens de transmission de savoirs et de savoirs-faire, précisément réglementés par la corporation. En outre l’appartenance à une corporation implique le partage d’un certain nombre de droits et de devoirs politiques à l’échelon de la cité, ainsi que la participation à des formes de vie communautaire (traditions et célébrations collectives et religieuses, codes de conduite…).

Le passage au capitalisme

La transformation formelle de l’entreprise artisanale en entreprise capitaliste consiste dans une modification du rapport de domination-subordination. Le maître n’est plus capitaliste en tant que maître, il est maître en tant que capitaliste. La maîtrise dans le métier, sanctionnée par la corporation, n’est plus un élément indispensable pour opérer la mutation de l’argent en capital.

Dans le mode capitaliste, l’argent peut s’échanger à volonté contre toutes formes de capacité de travail. Le capitaliste peut cesser d’être lui-même artisan et se concentrer sur les tâches de décision et de commandement. Finalement, les rapports que les classes entretiennent avec les moyens de production et avec l’argent suffisent à contraindre les uns à travailler pour les autres.

L’égalité de principe entre individus

L’existence de classes sociales, au sens spécifique (capitaliste) du terme, suppose une égalité juridique de tous les membres de la société concernée. Il faut que les travailleurs et les capitalistes soient formellement libres d’échanger ou non leurs marchandises (capacité de travail contre argent).

Cette égalité est uniquement juridique. Sur les plans matériel et des rapports aux déroulement du procès de la production, l’inégalité est complète. Dans la société capitaliste, les individus possèdent ou ne possèdent pas les conditions matérielles de leur reproduction. Ceux qui ne les possèdent pas sont obligés de vendre leur capacité de travail pour vivre. Cette nécessité est suffisante pour tenir les travailleurs. Ces derniers n’ont aucune autre obligation (familiale, religieuse, politique…) à l’égard des capitalistes.

En revanche, dans les sociétés d’ordres où les rapports ne sont pas seulement d’argent, l’égalité de principe entre individus n’est pas envisageable. Au contraire, pour être tenus, les exploités doivent reconnaître la supériorité statutaire des exploiteurs. Pour que de véritables classes se constituent les ordres doivent être dissous et abolis.

Les classes et l’État

Lire un article sur tribu, ethnie, État

Dans la théorie marxienne, les ordres, les castes aussi bien que les classes, dans un sens spécifique, résultent de l’évolution des sociétés tribales ou communautaires, en sociétés à États : Cités-États grecques, États-Royaumes de l’Inde, États bourgeois capitalistes…

Marx fait l’hypothèse que c’est la décomposition des structures communautaires qui a poussé les groupes concernés à élaborer un ensemble d’institutions étatiques. De son point de vue, ces institutions assument deux types de fonction.

D’une part, elles gèrent les intérêts communs aux divers groupes et elles essaient de maintenir l’unité de la société, contre les menaces extérieures et intérieures. D’autre part, l’État agit pour maintenir les conditions de vie et de domination des ordres ou classes dominants. Ces derniers se représentent eux-mêmes – et souvent ceux qui leur sont subordonnés se les représentent aussi – comme toute la société.

Pour comprendre un État donné, il faut donc établir les connexions intimes de ses formes et de ses fonctions avec les hiérarchies entre classes, cette hiérarchie étant éclairée elle-même par l’examen des modes de production.

Finalement, cette conception du monde social s’oppose à la théorie selon laquelle les classes et l’État n’ont d’autres fondements que la violence et qui prétend que seule la violence suffirait à les abolir. L’État comme institution de domination ne s’abolit pas par la violence. Mais il peut finir par s’éteindre, à condition que la division de la société en classes ait elle-même disparu.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Libéralisme et Solidarité

Libéralisme et Solidarité

Le libéralisme ne se résume pas au principe du « laisser-faire », qui lui-même se réduirait à « ne rien faire ». Même si la pensée libérale s’articule autour d’un principe de responsabilité individuelle, elle n’élimine pas pour autant la nécessité d’une action politique. Le constat vaut notamment pour l’administration des inégalités sociales.

Au 19ème siècle, toute une littérature libérale a traité des questions du secours aux pauvres, du paupérisme ou encore de la question ouvrière. Cette littérature loin d’éliminer la nécessité d’une action gouvernementale la fonde au contraire. François Ewald montre que le programme de cette politique vise à contenir la solidarité dans la sphère morale et à éviter qu’elle pénètre la sphère du droit.

Obligations juridiques et obligations morales

Le libéralisme politique reconnaît deux formes d’obligations pouvant lier les individus entre eux. D’une part, il y a les obligations juridiques, celles du droit positif. D’autre part, il y a les obligations sociales ou morales, appelées parfois « obligations naturelles ». Les libéraux s’efforcent de bien délimiter les sphères des unes et des autres. Ils essaient notamment de déterminer si le secours aux pauvres peut être transcrit dans le droit ou s’il appartient définitivement au domaine de la morale.

Leur réponse repose sur l’affirmation de la priorité logique de la société sur le droit. Selon cette conception, la vie des femmes et des hommes en société découle de l’établissement de relations d’échange et de relations d’ « affection naturelle ». Ces dernières reposent souvent sur des obligations morales dont la généralité peut les faire passer pour intemporelles. Il s’agit des devoirs envers soi-même (se conserver et se perfectionner) et des devoirs envers les autres (ne pas leur nuire mais leur faire ce que nous voudrions qu’ils nous fassent…). Ces obligations correspondent aux sentiments primitifs de sympathie, de pitié, de bienveillance…

La société pré-existe donc, sous l’effet d’obligations et de sentiments moraux, à l’introduction du droit. Dans la vision libérale, une société qui serait fondée uniquement sur des relations juridiques se dissoudrait instantanément. Il y a donc un contresens à réduire le libéralisme à un système de droit positif. Pour les libéraux, il n’y a pas de droit sans morale. Le droit ne fait que consacrer et donner une force contraignante à certains principes moraux qui lui sont antérieurs.

Aussi, les auteurs libéraux ne rejettent pas le devoir de bienfaisance. En revanche, ils excluent catégoriquement l’idée que l’obligation « naturelle » d’assistance ou de charité pourrait devenir un droit des pauvres.

Une relation sociale fondamentale

Les inégalités sont conçues par les libéraux comme naturelles et inéluctables, comme faisant partie de l’ordre de la création qui est un ordre de la diversité. A ce titre, elles constituent un bien politique qu’il faut savoir gérer adéquatement. En effet, dans le contexte de l’inégalité, la charité devient une relation sociale fondamentale. Bienfaisance d’un côté et reconnaissance de l’autre permettent de relier ceux qui sans elles resteraient séparés en deux classes hostiles, les riches et les pauvres.

Cette relation sociale ne peut être traduite dans le droit sans être détruite. En effet, si les riches sont contraints à la charité, ils chercheront à l’esquiver, comme le contribuable cherche à esquiver les impôts. Ils deviendront avares et cruels. Dans le même temps, les pauvres forts de leurs droits deviendront violents et exigeront l’aumône par force. Bref les relations de paix et d’union céderont la place à des querelles et à des procès.

La propriété privée qui est un pilier de la conception libérale de la liberté sera anéantie. L’argument est qu’on ne pourra plus, à la fois, punir le vol commis par un malheureux et en même temps lui accorder un droit positif de recevoir le secours des riches.

Au lendemain de l’écrasement de 1848, Victor Cousin expose cette vision en deux phrases : « Vous qui avez faim, je me sens le devoir de vous secourir et vous n’avez pas le droit d’exiger de moi la moindre partie de ma fortune et si vous m’arrachez une obole vous commettez une injustice. Il y a ici des devoirs qui n’ont pas de droits corrélatifs. »

Le droit construit la liberté

La raison libérale s’efforce donc de limiter l’expansion du droit car elle pense qu’au-delà d’une certaine limite, au lieu d’agir comme processus de pacification, celui-ci finit par alimenter des passions antisociales. Ce raisonnement s’appuie sur une certaine conception de la liberté.

Ici, la liberté n’est pas envisagée comme une caractéristique de la nature humaine mais plutôt comme la résultante d’une bonne organisation des contraintes juridiques. Dit autrement, le droit n’est pas une coercition qui vient comprimer la liberté de l’extérieur. Le droit est plutôt la condition de la réalisation de la liberté car il est ce par quoi les contraintes imposées aux individus sont contenues. Le droit ménage un espace de liberté autour de l’individu.

Les libéraux se donnent donc pour programme de fonder un système de contraintes qui n’annule pas la liberté mais qui la préserve. C’est le programme exposé par Emmanuel Kant dans sa Doctrine du droit : « Le droit peut être représenté comme la possibilité d’une contrainte réciproque complète s’accordant avec la liberté de chacun suivant des lois universelles. »

Contrairement à la morale, le problème du droit libéral n’est pas la fin ou ce qu’il faut vouloir comme, par exemple, vouloir la fraternité entre les êtres humains. Le problème du droit est la recherche des seules obligations qui peuvent faire l’objet d’une contrainte collective, sans nuire au programme de la liberté individuelle.

Pour solutionner ce problème, les libéraux se fondent sur le principe de réciprocité. Le droit doit imposer à l’individu de vérifier que l’action qu’il projette va respecter la coexistence de sa liberté et de celle d’autrui.

C’est pourquoi le libéralisme ne reconnaît que deux formes de devoir pouvant être sanctionnées juridiquement : le devoir de respecter ses engagements (contrat) et le devoir de ne pas nuire à autrui.

En revanche, le droit ne peut contraindre une personne à en secourir une autre. Il ne pourrait le faire que si l’absence de secours était jugée comme une atteinte à la liberté de cette dernière. Or cela ne peut pas être le cas puisqu’il s’agit d’une situation d’abstention. Pour le libéralisme, l’idée d’un droit à l’assistance est une contradiction dans les termes.

La responsabilité individuelle

Le droit ne peut contraindre à faire le bien d’autrui. Cette position des libéraux est encore renforcée par le recours à la notion de responsabilité.

Dans la philosophie libérale, l’être humain est conçu comme une sorte de souverain de lui-même. Sans doute les autres et le monde en général l’affectent-ils mais sans que cela puisse annihiler la primauté de sa volonté. Certes les femmes et les hommes évoluent dans un environnement qui est imprévisible et dangereux. Mais c’est justement pour cette raison qu’ils doivent être convaincus qu’ils ne peuvent trouver aucune garantie ailleurs que dans leur volonté et dans leur fermeté personnelle.

Tous les humains possédant une identité d’essence, ils ne se distinguent que par la manière dont ils vont affronter la vie et ses vicissitudes. La pauvreté n’est qu’un accident. Le riche et le pauvre ne se distinguent que par la manière dont ils ont su se prémunir ou contourner cet accident.

Le principe de responsabilité entre en cohérence avec l’objectif du droit libéral. Réaliser la liberté des individus en tentant de les préserver de contraintes extérieures.

Chaque personne étant responsable de son propre sort et de sa propre vie, aucune ne peut se décharger sur autrui des malheurs ou des revers de fortune qu’elle subit.

La seule exception à cette règle que la raison libérale tolère concerne les maux qui résultent de l’infraction à la règle « ne pas nuire à autrui » (vol, agression, meurtre, non respect des clauses d’un contrat…).

Le partage entre droit et responsabilité

Dans la vie quotidienne, il n’est pas toujours facile de faire la part entre les deux grands principes libéraux que sont « ne pas porter sur autrui la charge de ce qui nous arrive » et « ne pas nuire à autrui ».

Dans leurs conduites, les individus se font immanquablement et involontairement du tort mutuellement. C’est une conséquence inévitable du principe de liberté. Pensons particulièrement à la liberté du travail, à la liberté d’entreprendre ou encore à la libre concurrence qui est la garantie de pouvoir causer impunément des préjudices à autrui.

La difficulté du droit de la responsabilité réside donc dans la distinction entre causalité et imputation. Pour qu’un individu soit reconnu responsable d’un dommage causé à autrui, il faut que sa faute soit établie. Et c’est finalement aux tribunaux qu’il revient de régler les conflits qui résultent de l’exercice des libertés.

Cependant, il est apparu au tournant des années 1830-1840 que les sociétés industrielles naissantes étaient normalement dommageables pour une large franche de la population.

Pour les ouvriers, un certains nombre de maux résulte du fonctionnement régulier de la grande industrie et non pas de dysfonctionnements momentanés (accidents et maladies liés aux conditions de travail, périodes de chômage, salaires insuffisants…).

L’industrialisation et le paupérisme

Avec le paupérisme naît une forme de pauvreté aux caractéristiques nouvelles qui atteint une population importante et de manière permanente. Le paupérisme agit en minant la volonté de ses victimes et chose remarquable, il provient du travail et non pas de son absence.

Or le constat de la causalité sociale et économique du paupérisme induit une idée dangereuse. Ce constat reporte sur les principes d’organisation de la société, la responsabilité de la misère. Le principe de responsabilité individuelle risque d’être battu en brèche. Les penseurs libéraux doivent donc manœuvrer subtilement afin que la grille de lecture de la pauvreté demeure celle de la conduite individuelle et non celle de l’assignation sociale.

L’imprévoyance, la démoralisation, la perversion de la mentalité sont toujours présentées comme les causes premières de la pauvreté des ouvriers. Mais dans le même temps, il est admis que la conduite individuelle menant à la pauvreté trouve, dans l’économie industrielle, des conditions qui la favorisent.

Dans ce nouveau contexte, les ouvriers ont besoin d’être placés sous une tutelle qui les protège contre eux-mêmes. C’est la naissance de la politique du patronage.

Le patronage ou la mise sous tutelle

En réalité, l’idée d’une mise sous tutelle des bénéficiaires de la charité n’apparaît pas au tournant des années 1830-1840. Elle est plus ancienne. En effet, les libéraux ont toujours considéré que la bienfaisance ou le secours devait contenir le principe de son annulation, en inculquant aux individus la vertu de prévoyance. Pour devenir un instrument de progrès social, il faut avant tout que la charité soit moralisante. Elle doit viser une conversion des comportements économiques et du rapport à soi. Le bénéficiaire doit réaliser que son sort est d’abord entre ses propres mains.

Avec les premiers développements de la grande industrie et l’apparition du paupérisme, une idée gagne en force. On ne peut attendre des pauvres qu’ils se réforment d’eux-mêmes, il faut les gouverner perpétuellement. La bienfaisance ne peut plus être temporaire ou intermittente. Il faut mettre en place une véritable politique de la bienfaisance.

A partir des années 1840, les institutions du patronage se multiplient (logements ouvriers, jardins familiaux, caisses patronales de sécurité sociale et de retraite, œuvres sociales…). Elles sont systématisées par Frédéric Le Play (1806-1882).

Le régime du patronage et l’économie sociale deviennent la doctrine officielle du Second Empire puis de la Troisième République qui font de l’industrialisation une affaire d’État.

Contre les économistes libéraux, l’économie sociale établit une doctrine du contrat de travail qui stipule que les rapports entre patrons et ouvriers ne se limitent pas au paiement d’une rétribution contre un travail. Les patrons ne sont pas quitte à l’égard des travailleurs dès lors qu’ils ont payé le travail commandé. Selon les premières formulations politiques, la sécurité dans le travail et la sécurité de l’existence des travailleurs et de leurs familles sont une responsabilité des patrons.

Dans la pratique, les institutions patronales se développent surtout dans la perspective de s’affranchir de la sanction juridique et de minimiser les obligations.

La gestion des caisses patronales est opaque. Les jugements rendus par les tribunaux n’engagent jamais la responsabilité des patrons dans les accidents du travail… L’action juridique des gouvernements est surtout orientée vers la garantie de la propriété et des conditions de sa perpétuité.

Le paradoxe du libéralisme

En conclusion, la première raison pour laquelle les libéraux refusent la création de droits à la solidarité repose sur l’idée que le droit annule le devoir.

François Ewald, L’État Providence, Grasset, 1986.Les libéraux pensent que les relations d’échange et d’affection forment la base des sociétés. Dans une société bien organisée les sentiments d’humanité (bienveillance, bienfaisance, sympathie, compassion…) doivent pouvoir s’exercer librement. Les relations juridiques sont secondaires. Pis, en rendant la bienfaisance obligatoire , elles risquent de la détruire. C’est pourquoi l’obligation morale d’aider les pauvres peut faire l’objet d’une politique mais pas d’un droit à l’assistance.

Tout en faisant le constat de la nécessité d’une politique d’assistance aux démunis pour assurer la continuation de l’ordre capitaliste, la raison libérale s’interdit de sanctionner juridiquement cette obligation. Pour tenter de résoudre ce paradoxe, elle est réduite à exiger plus de morale ou de vertu.

C’est pourquoi, jusqu’à nos jours, les politiques libérales prennent la forme de mesures d’encadrement et de discours moralisateurs dont l’objectif déclaré est la « responsabilisation » des populations en situation de pauvreté, de précarité ou de chômage. Actions qu’elles accompagnent d’appels répétés aux bonnes volontés et à la charité des petits donateurs comme des milliardaires « philanthropes ».

© Gilles Sarter

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Imbroglio autour du « Marché Parfait »

Imbroglio autour du « Marché Parfait »

Selon les économistes néoclassiques, le « marché parfait » sur lequel s’exerce une « concurrence parfaite » est le mode d’organisation qui permet une distribution optimale des ressources économiques.

De nombreux gouvernements à travers le monde ainsi que des organisations internationales, comme le FMI, la Banque Mondiale, la Commission européenne, l’OCDE, les rédacteurs du projet de constitution européenne mobilisent cette idée pour justifier et promouvoir ce qu’ils appellent des « réformes structurelles ». Ces dernières visent notamment la privatisation des communs et des services publics, la financiarisation de l’économie, la destruction des protections sociales et du droit du travail. Selon leurs promoteurs, ces politiques auraient pour objectif de permettre à la concurrence de s’exercer de manière parfaite, condition qui serait nécessaire au développement de la prospérité des sociétés.

La recherche de la perfection

Le recours au qualificatif « parfait » n’est pas innocent. Il est emprunté aux sciences physiques dans lesquelles il fait référence à un monde tel qu’il serait s’il n’était pas soumis à des perturbations, comme par exemple les forces de frottements en mécanique. Selon le point de vue des néoclassiques, le « marché parfait » n’est pas seulement un idéal normatif. C’est avant tout la « perfection » vers laquelle il faut essayer de tendre en matière d’organisation sociale. Cette distinction est tout à fait importante. Elle disqualifie les autres projets de société.

La visée communiste ou la visée socialiste sont comprises comme des projets à valeur normative qui traduisent les préférences de leurs promoteurs sur le type de société qu’ils souhaitent voir advenir. En revanche, les tenants du « marché parfait » s’extraient du registre des préférences et s’inscrivent dans celui de la rationalité quand ils prétendent qu’ils tentent de s’approcher de la « perfection ». Cet effet est renforcé par le recours aux mathématiques qui donnent des atours scientifiques à leur visée.

Le marché parfait selon le bon sens

Bernard Guerrien, Le marché en tant qu’utopie, Mouvements, 2006/3 n°45-46Le premier problème que B. Guerrien soulève à propos de l’approche néoclassique est qu’elle donne du mot « marché », une définition assez vague. Elle le définit comme un « lieu de confrontation d’une offre et d’une demande ». Cependant, ce mot est utilisé soit pour désigner des lieux physiques (place du marché, place boursière, marché aux bestiaux…), soit une relation commerciale (passer un marché), soit encore un ensemble d’agents impliqués dans la vente ou l’achat de biens (marché de l’automobile, marché du logement…).

Ces différentes acceptions du mot « marché » ont toutefois en commun de supposer des relations marchandes. C’est-à-dire des échanges mutuellement avantageux, effectués sur la base de prix, acceptés par les parties impliquées.

Le bon sens voudrait donc que l’expression « marché parfait » désigne une situation dans laquelle il n’y aurait pas d’entrave aux relations marchandes. Le cas le plus simple à imaginer engage deux personnes. X possède beaucoup de pommes et peu d’oranges et Y a beaucoup d’oranges et peu de pommes. X est disposé à donner au plus trois pommes pour obtenir une orange, tandis que Y est prêt à donner au plus deux oranges pour une pomme. Toutefois, on ne peut rien dire a priori sur le taux d’échange qui va prévaloir. Il va y avoir marchandage entre les deux agents.

Cet exercice d’imagination peut se compliquer si X veut des oranges alors que Y n’est pas intéressé par les pommes, mais par les poires. Alors, X doit prévoir de trouver un partenaire d’échange Z qui possède des poires et qui est intéressé par ses pommes. Il pourra alors échanger les poires obtenues contre les oranges convoitées. La situation se complique davantage si Z ne veut pas des pommes mais des noix…

En résumé, le « marché parfait selon le bon sens », caractérisé par des relations marchandes volontaires et sans entraves, se présente comme un ensemble d’individus qui passent leur temps à rechercher des partenaires d’échange, à marchander, c’est-à-dire à négocier les termes des échanges et à constituer des stocks en prévision de ces échanges. Les coûts de fonctionnement en temps et en énergie d’un tel système est très élevé. En outre, on voit bien qu’il n’est pas organisé dans la perspective d’améliorer le sort de tous les participants.

La concurrence parfaite condition du marché parfait

Le « marché parfait selon le bon sens » ne peut donc pas être considéré comme le mode d’organisation le plus efficace pour allouer des ressources. Aussi ce n’est pas ce système que les néoclassiques ont en tête. Et d’ailleurs, B. Guerrien souligne qu’ils n’ont jamais essayé de le mettre sous forme d’un modèle.

Pour améliorer ce système, il faut éliminer les coûts relatifs à la recherche de partenaires et au marchandage. Et c’est ce que font d’emblée les néoclassiques avec le modèle de « concurrence parfaite ». Dans ce modèle, les termes de l’échange (les prix) sont acceptés par tous les agents économiques. Et une entité centrale organise directement les échanges après avoir trouvé les prix dits « d’équilibre concurrentiel », c’est-à-dire les prix qui sont compatibles avec les vœux de chaque intervenant. Par exemple, dans la situation où X est prêt à donner trois pommes pour une orange et Y deux oranges pour une pomme, un taux d’échange d’une pomme contre une orange est acceptable pour les deux parties.

L’avantage du modèle de « concurrence parfaite » consiste dans la suppression des gaspillages engendrés par la recherche de partenaires et par le marchandage. Sur le marché parfait des néoclassiques, X, Y et Z peuvent échanger directement leurs pommes, oranges, poires contre les produits qui les intéressent, selon des termes d’échanges qui sont fixés et qui leur conviennent à tous.

Le marché parfait est un système centralisé

Par un glissement de perspective, le « marché parfait » des néoclassiques devient donc le contraire du « marché parfait selon le bon sens ». En effet, il devient un système centralisé où les individus ne marchandent plus. Ils sont contraints de faire des offres et des demandes « loyales » aux prix établis par une entité centrale.

Selon les néoclassiques, c’est l’existence d’une « main invisible du marché » qui permettrait que les désirs individuels résultent dans cette distribution optimale des ressources. En fait, B. Guerrien remarque que si l’on examine les hypothèses et équations du modèle qui est censé expliquer ce processus, on s’aperçoit que la « main » qui coordonne les décisions individuelles, ne peut être que celle d’un planificateur qui se démène pour les autres.

B. Guerrien en conclut donc que le marché parfait de la théorie néoclassique est tout sauf un marché tel qu’on l’entend selon le « bon sens ». Les théoriciens avancent que l’affectation optimale des ressources découle de la recherche d’un équilibre de concurrence parfaite. Sauf que pour aboutir à ce résultat, il faut mettre en place une instance qui centralise les offres et les demandes individuelles, qui propose un prix d’équilibre et qui interdit les ententes bilatérales.

Autrement dite, le « marché parfait » envisagé par les néoclassiques réalise le rêve de tout planificateur. Il permet de satisfaire les désirs des participants, en optimisant la distribution des ressources disponibles. Une confusion est créée qui consiste à attribuer les résultats d’un modèle, celui de l’efficience d’un système centralisé, à un autre modèle, celui d’un système fondé sur des relations bilatérales et décentralisées.

Des « réformes structurelles » à n’en plus finir

Cet imbroglio trouve son utilité en regard des politiques de « réformes structurelles ». Leurs promoteurs justifient ces politiques sur la base de la théorie néoclassique. Le développement et l’allocation optimale des ressources découlerait de la concurrence et du laisser-faire des « forces du marché ».

Pour eux cette idée implique, avant toutes choses, la privatisation des services publics et leur « ouverture à la concurrence », la suppression de tous les dispositifs qui empêchent les agents économiques de s’entendre directement et en toute liberté (en fait le droit du travail et les conventions collectives qui encadrent les relations entre employeurs et employés) et la « libre entrée » sur le marché de nouveaux acteurs (en fait l’attribution de parts de marché à des grandes entreprises par des interventions gouvernementales).

Or, nous avons vu que le « marché parfait selon le bon sens », à supposer qu’il soit possible ou réellement désiré, n’a pas du tout l’efficacité recherchée. Mais les « réformateurs », conformément à la théorie néoclassique, laissent penser que l’on peut parvenir à cette efficacité en supprimant des « imperfections » résiduelles.

Leur discours peut alors être résumé ainsi. Dans le monde réel, il n’est pas possible de réaliser la perfection mais il est possible de s’en approcher. Il n’est donc pas possible de réaliser un état de concurrence parfaite. Des imperfections subsisteront toujours. On peut toutefois chercher à réduire ces dernières au maximum.

Cet argumentaire leur permet d’expliquer la persistance des dysfonctionnements comme la montée du chômage ou les « crises économiques », malgré des décennies de « réformes structurelles » qui prétendaient y mettre un terme. Pour cela, il suffit d’invoquer l’existence d’imperfections résiduelles et la nécessité d’aller toujours plus loin dans l’ « ouverture des marchés », la déréglementation du travail…

L’argument permet aussi d’éviter de préciser qu’un système efficace d’allocation des ressources économiques suppose une organisation autour d’instances centrales, idée qui comme l’écrit B. Guerrien est difficile à faire avaler.

© Gilles Sarter

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Néoconservatisme et néolibéralisme

Néoconservatisme et néolibéralisme

Dans un article précédent, nous avons vu que la « révolution conservatrice » néolibérale est motivée par une intention paradoxale de subversion, orientée vers la restauration des formes archaïques du capitalisme. Pierre Dardot et Claude Laval essaient de rendre compte de l’articulation de ce projet néolibéral avec le néoconservatisme.

La réalité ambiguë de l’État

Dans les pays concernés par les politiques néolibérales, la résistance est d’autant plus forte que la tradition étatique est plus profondément ancrée. En France, l’État s’est constitué tôt, par concentration des forces physique et économique. L’accumulation de ces deux formes de capital va de pair car pour faire la guerre et pour faire la police, il faut de l’argent. Et pour prélever de l’argent, des impôts, il faut des forces de coercition.

Ses forces physiques et économiques, l’État a su les convertir en capital symbolique, c’est-à-dire en autorité. Petit à petit, il s’est constitué comme une institution dominante, capable d’imposer sa volonté aux autres agents ou organisations sociales.

Une fois consolidé, l’État se présente comme une réalité ambiguë. Il est au service des dominants, mais il n’est pas que cela. Il est aussi un lieu de conflits, notamment au sein de son appareil. A titre d’exemple, le Ministère du Travail a pu, selon les circonstances, être au service de la réforme ou de la répression des travailleurs. C’est en tant que ministre du travail que le militant Ambroise Croizat peut mettre en place le régime général de la sécurité sociale en 1946. Quelques décennies plus tard, c’est le même ministère qui démantèle le Code du travail…

Cette nature ambiguë de l’État se retrouve aussi dans les subjectivités. L’État, en effet, existe dans la tête des gens de deux manières. Il y existe comme reconnaissance d’une autorité ultime. Mais, il y est aussi présent comme croyance en des droits individuels. Si les agents sociaux peuvent se dire « c’est mon droit », à propos des libertés d’expression et de circulation ou à propos de certaines formes de protection et d’assistance, c’est parce qu’ils croient que l’État leur garantit ces droits.

Retour des valeurs identitaires

En menant leur révolution conservatrice, les néolibéraux doivent faire face à une contradiction majeure. A travers leurs politiques, ils s’engagent dans un abandon progressif des fonctions que Pierre Bourdieu appelle « fonctions de la main gauche de l’État » : assistance sociale, santé, éducation, protection des travailleurs et des consommateurs… Ce faisant, les néolibéraux dépossèdent l’État de ce qui inspirait le respect des gens qui pensaient trouver en lui la garantie de leurs droits. Par ce délestage, l’État perd de son capital symbolique, ce pouvoir invisible qui fait que les sujets sont spontanément enclins à se soumettre à son autorité.

Le néoconservatisme intervient à ce stade comme un mouvement qui tente de réactiver l’obéissance habituelle à l’égard de l’État. Cette restauration, il projette de l’opérer à travers la restauration de valeurs traditionnelles et l’usage de la force. Le néoconservatisme n’est donc pas un refus du capitalisme, comme c’était le cas des mouvements nationalistes et conservateurs de l’entre-deux guerres.

Pierre Dardot et Claude Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte

Le néoconservatisme intègre l’idée néolibérale de la construction étatique du marché et l’idée de renforcement du contrôle social, par la moralisation et par la répression accrue des contestations. Les gouvernements néoconservateurs tentent de compenser la déstructuration sociale qui a été provoquée par les politiques néolibérales, en s’appuyant sur deux piliers.

Premièrement, ils mobilisent un discours raciste, identitaire et traditionaliste. A cet effet n’importe quelle idéologie présentant ces caractéristiques peut lui servir de référence ultime : nationalisme, christianisme, idéologie grand-russe, « tradition républicaine » confondue avec idéologie de l’ordre, « tradition de la laïcité » confondue avec stigmatisation d’une religion… Deuxièmement, les néoconservateurs recourent à des méthodes autoritaires, policières et répressives.

Réactivation du capital symbolique de l’État

Les politiques néoconservatrices présentent un double caractère. Elles organisent l’accélération du retour aux archaïsmes du capitalisme originel, tout en prônant simultanément le retour à des valeurs traditionnelles, qui ne s’opposent pas à ce projet. Cette coalition tient à deux raisons qui sont liées.

D’abord, le projet néolibéral ne peut avancer concrètement, s’il ne mobilise que la poignée de privilégiés qui vont en retirer des profits. Il a besoin de rassembler une fraction plus large de la population. Ne serait-ce qu’au moment des élections. Ce rassemblement, les néoconservateurs tentent de l’organiser autour des affects liés aux questions identitaires, traditionalistes, sécuritaires.

Ensuite, la révolution conservatrice néolibérale ne peut aboutir que si l’État continue de fonctionner comme une force normative et que les gens sont enclins à reconnaître son autorité. Les politiques identitaires et conservatrices ont pour objectif de rassurer les personnes qui se sentent menacées, dans un monde que le néolibéralisme a contribué à déstructurer.

C’est par cette action de réassurance que les néoconservateurs pensent restaurer le capital symbolique de l’État. Les mécanismes de l’hypocrisie du pouvoir (P. Bourdieu) fonctionnent ici à plein régime. L’exigence d’adhésion à l’ordre symbolique étatique ou républicain qui prétend défendre les intérêts de la  société forme l’envers de la destruction du lien social par les politiques néolibérales.

Gilles Sarter

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Une Révolution Conservatrice

Une Révolution Conservatrice

Le propre d’une révolution, c’est de subvertir l’ordre existant. Le propre d’une révolution conservatrice, dit Pierre Bourdieu, c’est de présenter des involutions comme des révolutions. Ainsi, le néolibéralisme se présente sous les dehors d’une révolution très « moderne », qui prétend mettre à bas les « archaïsmes » de nos sociétés. Dans les faits, il vise un rétablissement des intérêts et des idées les plus vieilles du capitalisme.

L’argument de la nécessité

L’extension des domaines du marché (notamment par la privatisation des services publics et des biens communs), la dérégulation (du travail, de la protection sociale, de la circulation du capital…) et la financiarisation de l’économie constituent des projets fondamentaux des politiques néolibérales.

La tentative de justifier ces politiques aux yeux du public passe par leur travestissement en actions à visées révolutionnaires (cf le titre éponyme d’un livre de M. Macron). Elles sont alors présentées comme des transformations réformatrices d’institutions (droit du travail, cotisation patronale, sécurité sociale…) qui constitueraient autant d’obstacles au progrès.

La justification des « réformes » néolibérales s’appuie sur l’argument de la nécessité. Cet argument repose sur un ensemble de présupposés, considérés comme allant de soi : recherche de la croissance et de la productivité maximales, accumulation matérielle et compétition comme fins ultimes des êtres humains, impossibilité de résister aux « forces économiques » (marchés, finance, globalisation…).

Parmi les postulats mis en avant, l’un des plus importants est, en effet, que les activités économiques échappent aux déterminismes sociaux auxquels sont soumises les autres activités humaines. L’économie constituerait un monde en soi et pour soi. Les lois qui la régissent ainsi que les objectifs qui y sont poursuivis devraient s’imposer à ceux qui leur préexistent, dans les autres sphères de l’activité humaine.

Les voies de la libération et du progrès

Le recours à l’argument de la nécessité permet au néolibéralisme de se présenter comme la voie du réalisme, de la raison, du progrès, voire de la science (en particulier des mathématiques et de l’économie, à partir desquelles il prétend mettre le monde social en équations).

La communication néolibérale joue aussi sur les connotations des mots, afin de composer un message de libération universaliste et progressiste : libéralisation, libération des forces vives, start-up nation, fin des archaïsmes et des privilèges, flexibilité, adaptabilité, mobilité, souplesse, dérégulation, changement, rupture, réforme, innovation, réforme, révolution…

Au jeu de la rhétorique néolibérale, les institutions réellement progressistes et émancipatrices qui ont été conquises par les mouvements ouvriers sont renvoyées dans l’archaïsme. Ce que vise la révolution conservatrice ce n’est pas la subversion de l’ordre dominant, mais la destruction de ces conquêtes réellement réformatrices.

Les réformes anti-capitalistes

La naissance du Code du travail, en 1910, impose aux capitalistes de devenir des employeurs, interdisant le marchandage et l’achat d’ouvrage. En 1946, le Régime général de la sécurité sociale généralise le principe de la cotisation, part salariale socialisée à destination des invalides, malades, retraités, chômeurs, parents au foyer… 1946 définit aussi la pension de retraite comme un salaire continué. 1950 impose le salaire à la qualification contre le salaire à la tâche. En 1958, l’Unédic pose les chômeurs comme ayant droit à un salaire…

Toutes ces réformes contreviennent aux formes canoniques du capitalisme et à leur position dominante, dans les activités économiques. Le dogme du capitalisme, c’est l’indépendance et la liberté d’investir. La valorisation du capital suppose sa mobilité et s’oppose à sa fixation en un lieu donné. C’est la fonction du trader que de changer à tout moment de lieu de valorisation du capital.

Lire aussi l’article « Le salariat, une institution anti-capitaliste« 

Aussi, l’idéal-type du capitaliste ne veut pas devenir un employeur. Il ne veut pas être lié à des gens, à des territoires. Il ne veut pas non plus être contraint par un droit du travail qui entrave son autorité dans la production. L’idéal-type du capitaliste veut acheter une force de travail, sur un marché. Le seul droit qu’il veut reconnaître, c’est le droit commercial. Et le seul travail auquel il reconnaît une valeur, c’est le travail qui fait fructifier son capital, en produisant des biens ou des services marchands.

L’intention paradoxale de la révolution conservatrice

Les grandes conquêtes ouvrières sont le résultat d’une lutte contre la forme d’exploitation capitaliste. Ce sont les institutions qui en découlent que la révolution conservatrice néolibérale veut subvertir, afin de restaurer le capitalisme dans ses formes originelles : destruction du code du travail, retour à la rémunération à la tâche (uberisation) ou à l’achat d’ouvrage (auto-entreprenariat, intérim, CDD de mission), suppression des cotisations sociales qui rémunèrent le travail non-marchand, transformation de la « retraite » de salaire continué en compte d’épargne (sous forme de « points » ou autre)…

Pierre Bourdieu, Contre-feux, Liber – Raisons d’Agir, 1998

Finalement, c’est au sens où son action est motivée par une intention paradoxale de subversion mais orientée vers la conservation d’un ordre dominant capitaliste, que Pierre Bourdieu qualifie le néolibéralisme de révolution conservatrice.

Gilles Sarter

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Contradiction dans le régime capitaliste

Contradiction dans le régime capitaliste

Selon Cornelius Castoriadis, la contradiction majeure du régime économique capitaliste réside dans les modalités de l’organisation de la production. Si les travailleurs sont exploités au sein de ce système, c’est parce qu’ils sont d’emblée exclus de la prise de décision. Mais dans les faits, la production effective nécessite une part d’auto-direction. Cet élément constitue le germe du projet révolutionnaire de l’auto-organisation.

L’autorité contre l’auto-direction

Dans les entreprises capitalistes, seuls les propriétaires des moyens de production décident des activités liées à la production. Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de comment le travail est organisé, de la répartition des profits et des investissements… C’est ainsi que Bernard Friot peut pointer qu’en régime capitaliste, les travailleurs sont des « mineurs » sociaux. La seule chose qui leur est due est un pouvoir d’achat, reçu en échange de leur force de travail.

La contradiction inhérente à cette modalité d’organisation résulte du fait que la réalisation effective de la production nécessite que les travailleurs exercent malgré tout leur potentiel créateur. Dès le moment où les activités économiques nécessitent une qualification humaine, l’exécution des directives mobilise un élément d’auto-direction. Toute bureaucratique qu’elle soit et bien que son objectif tende à une rationalisation intégrale du travail, l’autorité capitaliste dans la production ne peut supprimer l’expression des facultés humaines de créativité et d’auto-organisation. Et bien plus, elle ne peut s’en passer.

Certaines activités économiques ne peuvent pas être automatisées et réduites à des exécutions pures et simples. Même si l’organisation bureaucratique tend à définir aussi exhaustivement que possible les modalités de travail, dans les faits l’exhaustivité est impossible à atteindre. La production ne peut être effectuée que si les travailleurs sont à même d’organiser une partie de leur travail, de solutionner eux-mêmes certains problèmes rencontrés et d’apporter certaines améliorations concrètes, à leur niveau d’intervention.

L’organisation capitaliste du travail est donc fondamentalement contradictoire car elle ne peut fonctionner que si les travailleurs opposent une résistance à son mode de direction.

La réciprocité et l’exploitation

Toujours selon C. Castoriadis, le capitalisme serait le premier type d’organisation sociale bâti sur une contradiction insurmontable. Dans toutes les sociétés organisées selon le rapport d’exploitation, les exploiteurs vivent aux dépens des exploités. Toutefois dans les sociétés féodales ou esclavagistes, l’exploitation n’est pas comme telle contradictoire. En effet, elle est enserrée dans des rapports sociaux qui sont tout sauf économiques.

Dans ces sociétés, chaque individu concourt à la perpétuation de l’ensemble, en remplissant les fonctions qui lui sont propres. L’ensemble présente l’aspect d’une totalité cohérente sur le plan social et historique, aussi bien que sur les plans théologique ou cosmique.

C. Castoriadis trouve dans l’apologue de Agrippa Menenius Lanatus « Les membres et l’estomac », une illustration de son hypothèse. En -494, le sénateur romain harangue les soldats plébéiens qui ont fait sécession. Il leur explique qu’un organisme complexe, comme le corps humain ou la cité romaine, ne peut survivre qu’à mesure de la complémentarité entre ses différentes parties : « vous êtes les bras nous sommes le cerveau… »

N. Poirier, Lutte des classes chez Marx: reconnaissance ou dénégation?, Variations, 13/14, 2010L’argument de C. Castoriadis est que dans de telles sociétés, la vie collective est régulée selon l’idée d’un « nous », articulé comme un tout. Le rapport d’exploitation est enfoui sous la représentation généralement admise d’un rapport de réciprocité : « vous fournissez le travail, nous fournissons l’honneur, la sainteté, les idées… »

Dans les sociétés capitalistes, les imaginaires du « nous » et de la réciprocité disparaissent. Seule l’exploitation économique et la partition en classes antagonistes demeurent. Elles débouchent sur une confrontation, dans laquelle chacun des adversaires tente d’obliger l’autre à changer son mode de comportement.

L’auto-organisation comme projet révolutionnaire

C. Castoriadis écrit que les esclaves et les serfs faisaient vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. En revanche, les travailleurs font vivre les capitalistes, à l’encontre des normes des capitalistes. C’est pourquoi la tradition marxiste peut affirmer que la société capitaliste est grosse d’une perspective révolutionnaire.

L’action auto-organisatrice déjà existante chez les travailleurs, à rebours des directives bureaucratiques, contient les germes de la gestion démocratique des activités économiques. En résistant à l’exploitation de leur force de travail, ils jettent les bases de l’auto-organisation de la production.

Le passage du capitalisme au communisme n’est pas un projet utopique mais une réalité inscrite dans ce mouvement de contestation qui est déjà-là. Le contenu de la lutte des travailleurs est une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production et finalement pour la réorganisation de la société.

Gilles Sarter

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La naissance de l’économie de marché: Karl Polanyi

La naissance de l’économie de marché: Karl Polanyi

La démarche historique de Karl Polanyi montre que l’économie de marché est une innovation tardive. Dans l’histoire des sociétés humaines, les marchés ont toujours été des institutions secondaires. Quant aux activités économiques, elles ont toujours été soumises à des obligations morales, politiques ou religieuses. Comment donc le marché autorégulateur a-t-il pu se former ?

Économie de marché : rôle des machines

Un marché est un lieu de rencontre aux fins de troc ou d’achat et de vente. L’existence des marchés semble attestée depuis au moins l’Âge de pierre. Quant à l’économie de marché, on ne peut, selon K. Polanyi, en saisir la nature que si on envisage clairement l’effet que produisit l’introduction de machines dans la société agraire et commerciale du 18è s.

La société d’alors se compose principalement d’agriculteurs et de marchands qui achètent leurs produits pour les revendre. Pour que l’utilisation de machines se développe dans ce contexte, il faut qu’elle soit elle-même rattachée à l’achat et à la vente. Les marchands motivés par l’idée d’augmenter leurs gains investissent dans des machines pour fabriquer eux-mêmes les marchandises qu’ils vont vendre.

K. Polanyi avance que c’est l’utilisation de machines dans une perspective commerciale qui va donner naissance au modèle du marché autorégulateur.

En effet, les marchands ont besoin d’acquérir de la matière première et de la force de travail pour faire fonctionner leurs machines. Ces facteurs de production doivent donc être disponibles en quantités suffisantes pour quiconque est disposé à les payer. En outre, comme les machines complexes sont chères, leur utilisation n’est rentable que si elles produisent de grandes quantités de biens, trouvant un débouché commercial.

Marché autorégulateur

La nouvelle forme économique qui est induite par l’introduction des machines tend à s’autoréguler en fonction de principes qui lui sont propres. D’abord, cette autorégulation implique que tout ce qui est produit et tout ce qui est nécessaire à la production est destiné à être vendu.

Ensuite, la production et la distribution sont commandées uniquement par les prix dont dépendent les profits et les revenus. Le salaire est le prix de la force de travail et forme le revenu du travailleur. L’intérêt est le prix de l’argent et constitue le revenu du prêteur. Le loyer est le prix de la terre et forme le revenu du propriétaire. Le prix des marchandises concoure au profit de l’industriel.

Enfin, ce système est aussi considéré comme autorégulateur parce qu’il est attendu que les individus s’y comportent en ne se conformant qu’au seul mobile du gain, à l’exclusion de toute autre considération d’ordre moral, religieux… Cela commence avec le travailleur qui est disposé à vendre sa force de travail au prix le plus élevé possible pour subvenir aux besoins de sa famille. L’entrepreneur veut augmenter sa fortune en maximisant son profit, c’est-à-dire en achetant au plus bas la force de travail et en vendant au plus haut ses marchandises. Quant au financier, il cherche à prêter au taux le plus élevé, aux entreprises qui sont en mal de financements.

Ce système autorégulateur de marché, c’est ce que l’on entend par économie de marché.

Si toutes les conditions du « laisser-faire » sont remplies, alors tous les revenus proviennent de ventes sur le marché. Ces revenus suffisent à acheter les biens et les services produits. Les prix s’équilibrent en fonction de l’offre et de la demande.

Société de marché

Le marché autorégulateur apparaît donc quand les processus de production et de consommation se libèrent de toutes les obligations sociales, politiques et religieuses. A l’inverse, il en vient même à produire des effets irrésistibles sur l’organisation sociale tout entière. K. Polanyi décrit ce processus comme étant inévitable.

En effet, les activités économiques sont indispensables à l’existence de toute société. Il en découle que si l’économie s’organise en une institution séparée qui fonctionne selon ses propres mobiles alors l’organisation sociale doit s’adapter à cette dernière. Elle doit prendre une forme telle que les institutions économiques puissent fonctionner.

De là vient l’assertion selon laquelle l’économie de marché nécessite une société de marché.

A ce titre, le cas de la force de travail est exemplaire. La force de travail, on l’a vu est un élément essentiel de l’industrie. Dans l’économie de marché, elle est considérée comme une marchandise, c’est-à-dire comme un objet produit pour être vendu. Il est cependant évident que la force de travail d’un être humain n’est pas une marchandise. La force d’un individu ne peut pas être détachée de sa vie elle-même. Et la vie humaine n’est certainement pas « produite » pour être vendue. Pourtant la fiction qui affirme le contraire est devenue le principe organisateur de notre société.

Homme économique contre homme social

Karl Polanyi, La Grande Transformation, Tel-GallimardLa société de marché devient donc tout bonnement un auxiliaire de l’économie marché. Au lieu que la sphère économique soit encastrée dans les relations sociales, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire de l’humanité, ce sont les relations sociales qui viennent s’encastrer dans le système économique.

Pour mieux comprendre cette transformation, il convient d’abord de se débarrasser d’une hypothèse toujours tenace qui a été formulée par Adam Smith. Elle concerne la prétendue prédilection de l’être humain pour les activités lucratives. Le philosophe écossais avance que la division du travail social dépend de l’existence des marchés et de la « propension [de l’homme] à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose » (cité par K. Polanyi p.88). Cette phrase fonde le concept d’homo œconomicus ou « homme économique ».

Les conclusions qui s’imposent à K. Polanyi au terme de ses investigations anthropologiques sont tout à fait différentes. Bien loin d’être le principe du gain et la tendance à commercer ce sont les principes de la réciprocité, de la redistribution et de l’administration domestique qui représentent les mécanismes principaux de régulation de la production et de la consommation, dans l’histoire des sociétés humaines.

Réciprocité, distribution, administration domestique

Dans la réciprocité, les biens et les services sont produits et distribués sur la base d’une obligation de solidarité vis-à-vis des autres membres de la communauté de vie quotidienne ou des communautés alliées. Cette forme d’économie se caractérise par un échange continu de dons et de contre-dons.

Dans la redistribution, les biens sont produits et transférés à un leader politique qui les redistribue ensuite aux membres de la communauté ou de la société selon des règles précises. Ce principe fonctionne entre les membres de tribus de chasseurs qui remettent leur gibier au « chef » afin qu’il le redistribue. Il fonctionne aussi au sein des grands empires ou royaumes centralisés de l’Antiquité. L’administration centrale collecte les récoltes et les redistribue entre les sujets, en fonction de leurs droits.

Le troisième principe qui a joué un grand rôle dans l’histoire est le principe de l’administration domestique. Il consiste à produire pour son propre usage. Il n’apparaît qu’à un niveau d’agriculture suffisamment avancé. Le principe consiste à produire et à emmagasiner pour la satisfaction des besoins des membres du groupe.

Les trois principes de réciprocité, de redistribution et d’administration domestique ne s’excluent pas mutuellement.Par exemple, dans les sociétés féodales d’Europe occidentale, ils coexistent aux différents niveaux des relations complexes entre monarques, vassaux et habitants des communautés villageoises.

Gain contre usage

Dans les trois régimes économiques précédents, la production et la distribution des biens ou des services est motivée par des mobiles domestiques (dans le cas de l’autarcie), religieux, magiques ou encore sociaux (sens de l’honneur, de la solidarité, de la générosité, de l’hospitalité ou recherche de prestige…).

La société de marché est donc différente de toutes les autres formes de société en ce sens qu’elle est la seule qui repose sur des fondations économiques.  Avant son développement, aucune économie n’a jamais existé qui fût sous la dépendance des marchés.

Le gain et le profit n’ont jamais tenu une place centrale dans les activités économiques humaines.

A ce titre, K. Polanyi trouve dans la distinction opérée par Aristote (Politique) entre l’administration domestique (économie) et l’acquisition de l’argent pour l’argent (chrématistique), l’indication la plus prophétique jamais donnée dans le domaine des sciences sociales.

Aristote oppose la production d’usage à la production tournée vers le gain. La production d’usage forme l’essence de l’administration domestique proprement dite. Il s’agit de la production des biens nécessaires à la vie de la communauté (blé, bétail…). Le facteur argent introduit un nouvel élément dans la situation quand son accumulation est poursuivie pour elle-même. Le gain pour le gain devient un mobile particulier qui pousse à produire pour le marché.

Aristote précise bien que le fait de produire accessoirement pour le marché ou de vendre des surplus d’animaux ou de grains ne détruit pas la base de l’administration domestique. Aussi longtemps que le marché et l’argent constituent des simples accessoires pour un ménage qui est autarcique, le principe de la production d’usage demeure.

Thèse des contre-mouvements

En dénonçant le principe de production en vue du gain « comme non naturel à l’homme », comme sans bornes et sans limites, Aristote met au jour le point crucial qui a permis la constitution d’une économie de marché. Il s’agit du divorce entre un mobile économique séparé (la recherche du gain pour le gain) et les relations sociales auxquelles les limitations à ce mobile étaient inhérentes.

La thèse des contre-mouvements de K. Polanyi tend à démontrer que les sociétés capitalistes sont toujours le théâtre de malaises et de rejets lorsque les marchés sont privés de régulations morales ou politiques. Des forces sociales se dressent à chaque fois que la marchandisation effrénée conduit à des conséquences désastreuses. Elles font pression pour que des mesures soient adoptées, afin de lui opposer des limites.

© Gilles Sarter

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Le Salariat: Une institution anticapitaliste

Le Salariat: Une institution anticapitaliste

Le salaire est l’une des institutions qui permettra d’en finir avec le capitalisme. C’est la thèse défendue par Bernard Friot.

Salaire direct et cotisation

Si cette idée nous paraît contre-intuitive a priori, c’est parce que notre imaginaire collectif est dominé par la convention capitaliste du travail. Cette convention tend à assimiler salaire et « salaire direct ». Le salaire direct, c’est la somme d’argent que l’employeur verse sur le compte en banque de son employé à la fin de chaque mois. Il est parfois envisagé comme un pouvoir d’achat mais aussi comme la rétribution du travail qu’a fourni le salarié.

Mais, le salaire ce n’est pas seulement le salaire direct. C’est aussi l’ensemble des cotisations sociales payées par l’employeur. Ces cotisations servent à financer les indemnités de chômage, les pensions de retraite, les allocations familiales et des prestations de santé.

Le salaire comme cumul du salaire direct et de la cotisation est une conquête que les travailleurs ont gagné par la lutte contre les détenteurs de la propriété lucrative, au cours des 19ème et 20ème siècles.

Si le salaire est subversif vis-à-vis du mode capitaliste, c’est parce qu’il repose sur une conception de la valeur économique qui est différente de celle que la logique capitaliste veut imposer.

Conceptions de la valeur

Selon la conception capitaliste, la valeur est incorporée dans des marchandises qui sont produites par de la force de travail qui est achetée par les propriétaires des moyens de production, sur le marché du travail.

Selon cette conception de la valeur, le travail se limite au travail lucratif.

L’imaginaire capitaliste tend à dénier la qualité de « travail » à toutes les activités effectuées, en dehors du processus de fructification du capital.

Ainsi, une personne « travaille » lorsqu’elle est rémunérée pour mettre en valeur la propriété lucrative (usines, machines, outils…). Même si son activité consiste à fabriquer des médicaments qui tuent ou à acheminer des déchets polluants en Afrique, elle contribue cependant à produire de la valeur du point de vue capitaliste.

En revanche, la même personne ne « travaille » pas lorsqu’elle confectionne des confitures pour ses petits-enfants, ni quand elle prend soin d’un parent impotent ou quand elle participe à des activités de soutien scolaire dans son quartier. Pourtant ces différentes activités constituent bien du travail concret. Elles produisent des biens et des services qui ont une valeur concrète pour ceux qui en bénéficient. Cependant, elles ne font pas fructifier la propriété lucrative d’un capitaliste.

Salaire socialisé

Alors pourquoi l’institution sociale du salaire est-elle subversive ? C’est parce que les cotisations sociales permettent de constituer du salaire socialisé qui est versé à des gens qui n’exercent pas un travail lucratif. Selon la logique capitaliste, les chômeurs, les retraités, les personnes en congé parental ou en incapacité de travailler ne devraient pas percevoir de salaire car elles ne produisent pas de la valeur marchande.

Aussi afin d’occulter sa qualité subversive, l’imaginaire capitaliste présente le salaire socialisé comme une rétribution ex post.

Selon cette conception, la pension de retraite, l’indemnité chômage viendraient rémunérer des efforts (mesurés en temps) qui auraient été produits avant la période de la mise en retraite ou au chômage.

Cette idée est entretenue par la formule : « Vous avez cotisé donc vous avez droit. » Depuis trente ans au moins, l’effort essentiel des gouvernements successifs consiste à mener des politiques qui tendent à transformer cet imaginaire en réalité concrète.

Lire l’article « Régime de retraite et DémocratieLa fameuse retraite à points ne vise rien d’autre. Dans un tel système, les employés se verront attribuer des points dont le nombre sera déterminé en fonction de leur temps de travail lucratif. Au moment de leur retraite, ils échangeront ces points contre du pouvoir d’achat.

Ces conceptions et ces politiques constituent une véritable perversion du salaire socialisé tel qu’il a été conçu et institutionnalisé au cours des deux derniers siècles.

Salaire à la qualification

B. Friot, L’enjeu du salaire, Éditions La Dispute, 2012 En effet, le salaire ne vient pas récompenser une dépense de force de travail mesurée en temps. Plutôt, il reconnaît une capacité à produire de la valeur économique, en fonction de la qualification de la personne. En la matière, le modèle de référence est celui de la fonction publique. Le salaire est fonction du grade de la personne et non du poste occupé. Dans le secteur privé, cette logique s’exerce quand une qualification est attachée à un poste de travail. Le salaire est fonction de la fiche de poste mais pas seulement de la durée de travail.

Pour le salaire socialisé (pensions, indemnités…), le principe appliqué est identique. Pour le fonctionnaire, la pension de retraite est la continuation de son « salaire d’activité ». C’est la même chose dans le secteur privé quand la pension est proche des salaires perçus, avant la retraite. Dans tous les cas, le salaire socialisé n’est jamais la contre-partie d’un effort produit ex ante. Il est au contraire attaché au grade ou à la qualification de la personne. A l’heure actuelle, les pensions sont encore pour les trois quart (240 sur 320 milliards d’euros) la poursuite du salaire et non la contrepartie de cotisations.

Enjeu de la maîtrise de la valeur

Pour quelle raison la classe capitaliste s’acharne-t-elle à démolir l’institution du salariat ? Ce qui est en jeu, selon Bernard Friot, ce n’est pas la répartition de la richesse entre salaire et rémunération du capital.

Le véritable enjeu se situe en amont, il s’agit de la maîtrise de la décision économique et de la souveraineté sur le travail. C’est la capacité de décider ce qui a de la valeur, ce qui doit être produit, comment cela doit être produit et par qui.

Dans le mode capitaliste, les travailleurs sont relégués au statut de mineurs sociaux. Seuls les détenteurs de la propriété lucrative détiennent le pouvoir de décider. Et seuls travaillent ceux qui mettent en valeur le capital. A ces « travailleurs », les capitaliste disent : « Nous vous devons une rétribution en échange de votre travail et après cela nous sommes quittes. Nous décidons pour tout le reste. »

La réforme du salaire attaché à la qualification de la personne reconnaît aux travailleurs la capacité de décider de la production. Le salaire continué pendant la retraite, pendant les périodes de chômage ou de congé parental confirme que la personne libérée du travail lucratif continue malgré tout de contribuer par son travail concret à l’économie collective.

Avec le salaire universel à vie, Bernard Friot entrevoit la possibilité d’émanciper les individus du pouvoir du capital.

En élargissant à tous les adultes l’attribution d’un salaire à vie (selon des modalités qu’il faudrait détailler dans un autre article) on entamerait un processus de démocratisation de la décision économique. Les individus n’étant plus pieds et poings liés au travail lucratif, ils auraient la possibilité de se concerter de manière démocratique sur ce qui vaut d’être produit et sur la manière de le produire.

Gilles Sarter

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