Sociologie du Capitalisme

La Réification ou l’oubli de la Participation Engagée

La Réification ou l’oubli de la Participation Engagée

Le concept de réification a tenu une place prépondérante dans la critique de la société et de la culture, dans le monde germanophone des années 1920-30. C’est dans Histoire et conscience de classe (1923) que György Lukacs a forgé cette notion, en puisant dans les réflexions de Karl Marx, Max Weber et Georg Simmel.

Les relations prennent le caractère d’une chose

La compréhension de la réification par G. Lukacs est celle d’une relation entre personnes qui prend le caractère d’une chose. C’est dans l’extension de l’échange marchand qu’il situe l’origine de ce phénomène de « chosification » des relations. Avec la consolidation des sociétés capitalistes, ce mode est devenu le type dominant des actions interpersonnelles.

Le processus de réification serait donc intrinsèque au mode de l’échange marchand. Dans ce cadre, les sujets se contraignent à évaluer les objets en fonction du profit qu’ils pourront en tirer. Ils voient leurs partenaires comme des objets, au sein d’une transaction intéressée. Enfin, ils ne se rapportent à leurs propres facultés ou capacités qu’en tant que ressources, dans la recherche d’opportunités de profits.

La réification s’étend à la vie quotidienne

Dès que les sujets règlent leurs relations avec autrui, sur le modèle de l’échange de marchandises équivalentes, ils entrent dans une série de conduites « réifiantes » qui vont de l’égoïsme, à la recherche d’intérêts économiques, en passant par l’absence d’empathie.

Toutefois G. Lukacs observe que la propagation du phénomène de réification ne se cantonne pas à la seule sphère économique et s’étend à la vie quotidienne. Dans les sociétés capitalistes, les personnes, les êtres vivants, la nature mais aussi les sentiments ou les compétences des individus, tout est sujet à devenir chose.

Comment ce débordement vers les sphères sociales non économiques de l’action peut-il avoir lieu ? G. Lukacs l’explique par l’incorporation d’une disposition ou d’un habitus par les agents sociaux.

Les acteurs adoptent une attitude détachée

Comme nous venons de le voir, l’idée essentielle est que dans la sphère toujours en expansion de l’échange marchand, les agents sont contraints de se conduire de manière calculatrice. Ils sont à l’affût de ce qu’ils pourraient obtenir les uns des autres. Cette position intéressée les oblige à fonctionner de manière rationnelle et aussi dépouillée que possible d’émotions et de sentiments. Ils se comportent en observateurs distanciés.

Les partenaires de l’échange marchand adoptent ce que G. Lukacs appelle une position de « contemplation » ou de « détachement ». La notion de « contemplation » évoque un observateur passif qui laisse les choses se faire, tout en les observant. Celle de détachement indique que cet observateur n’est pas impliqué émotionnellement, par le déroulement de la situation.

C’est cette double attitude qui génère la perception « chosifiante » des différents éléments de la situation. Les partenaires de l’échange, les objets des transactions, les capacités des individus sont saisis d’une manière désintéressée et affectivement neutre, à la manière de choses. Seules les caractéristiques quantifiables des « objets » intéressent l’observateur contemplatif et détaché.

Cette attitude devient une disposition ou une sorte de seconde nature lorsqu’elle en vient à déterminer le comportement des individus dans toutes les dimensions de la vie quotidienne.

La participation engagée est authentiquement humaine

Pour G. Lukacs, le traitement instrumental d’autrui, n’est donc pas une « faute » morale, ni une erreur cognitive mais un fait social. Et plus précisément encore, il s’agit d’une forme de pratique sociale ratée ou manquée, au sens où elle contrarie la réalisation d’une forme de vie meilleure.

Les principes qui conduisent G. Lukacs à formuler ce diagnostic sont relatifs à ce qu’il identifie comme des caractéristiques de la pratique humaine authentique. Cette authenticité se caractérise par une participation active et un engagement existentiel.

Pour comprendre ce point, il faut rappeler que Lukacs ne visait pas seulement la critique du mode économique capitaliste mais qu’il voulait aussi montrer que la philosophie moderne était enfermée dans l’opposition entre sujet et objet. Cette antinomie sujet-objet, il tente de la dépasser par l’idée de pratique participante et engagée.

Selon Lukacs, l’être humain ne fait pas face au monde comme à une chose à connaître. Il s’y rattache au contraire et s’y investit sur le mode d’un engagement existentiel.

Dans la participation engagée, le sujet adopte notamment la perspective d’autrui. Celle-ci dépasse la simple compréhension des motifs de l’action, pour embrasser une disposition affective positive. Cette perspective dépasse les analyses qui soulignent que pour communiquer les individus s’efforcent de se percevoir les uns les autres dans le rôle d’une seconde personne.

Encourager l’attitude affirmative et engagée

Pour Lukacs, cette attitude intersubjective est précédée d’une affirmation positive qui dépasse la seule attribution à autrui de motivations rationnelles. Cette conception peut être rapprochée de l’idée d’imitation affectueuse ou mimesis développée par T.W. Adorno, dans Minima Moralia.

Par suite, l’abandon de l’attitude affirmative conduit le sujet à réduire le monde environnant à des « choses ». La réification désigne alors une habitude mentale, dépourvue de l’aptitude à s’engager positivement dans la relation à autrui. La réification est privation de l’ouverture qualitative au monde. H. Rosa la décrit comme une absence de relation résonnante au monde.

Mais l’argumentation de G. Lukacs ne permet pas de savoir si le mouvement de réification est arrivé à son terme. La réification a-t-elle anéanti tous les éléments de la pratique engagée ? Ou alors est-ce que cette forme de pratique est seulement écartée du champ de la conscience ?

Si les propriétés primordiales de la participation engagée demeurent toujours, sous la forme d’un savoir pré-réflexif alors la théorie critique peut à un moment donné, la rendre à nouveau consciente.

© Gilles Sarter

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Capitalisme : Négation-Active du Monde

Capitalisme : Négation-Active du Monde

Max Weber établit une typologie des interprétations socio-culturelles du monde. Pour ce faire, il discrimine premièrement entre affirmation et négation du monde. Deuxièmement, il distingue entre attitudes actives et passives. Selon son analyse, le régime capitaliste se caractérise par une négation-active du monde.

Interprétations Culturelles du Monde

Nos manières d’être en relation avec le monde ne sont pas innées ou données par nature. Elles résultent d’interprétations individuelles mais aussi socio-culturelles. Ces dernières établissent un recensement de ce qui est présent dans le monde (il y à des tantes, des écoles, des bovins…). Ce recensement varie selon les contextes sociaux (les tantes telles que nous les identifions n’existent pas partout ; l’existence de la baraka ou celle du Qi n’est pas affirmée dans toutes les sociétés…).

Les interprétations socio-culturelles nous informent aussi de ce qui est important parmi les choses recensées (une tante peut être plus importante qu’une vache ou inversement selon les contextes sociaux). Et enfin, elles nous indiquent les manières dont il convient de nous comporter ou d’agir (dire bonjour, ne pas voler…).

Les interprétations culturelles fondent notre représentation du monde et orientent notre action à l’intérieur de ce monde. De ce fait, elles contribuent aussi à la constitution de notre moi. Que nous soyons un brahmane, un « intouchable », une énarque ou une Massaï nous ne nous sentons pas du tout placés dans le monde de la même manière.

Max Weber aimait expliquer les phénomènes sociaux à partir de la construction de types idéaux. Il a utilisé cette méthode pour distinguer entre les différentes manières d’être au monde.

Pour ce faire, ils opposent d’une part affirmation et négation du monde. Et d’autre part, il opère une démarcation entre attitudes passives et actives, à l’égard du monde.

Affirmation et Négation du Monde

Les attitudes de négation décelées par Max Weber, dans les cultures humaines, concernent le monde ou la nature tels qu’ils apparaissent à l’Homme. Par exemple, les doctrines gnostiques ne voient dans ce monde qu’une apparence ou une illusion. On peut aussi envisager comme relevant de la négation, la conception de notre monde comme simple lieu de passage ou de mise à l’épreuve (la vallée de larmes…).

Ces différentes visions englobent aussi la croyance en un monde meilleur (un au-delà, une cité céleste, un arrière-monde…). Selon les conceptions, on peut l’apercevoir en déchirant le voile de l’ignorance ou on peut y accéder en surmontant une mise à l’épreuve.

La négation peut aussi porter sur la société. Elle adopte alors la forme d’un refus des institutions existantes. Ce rejet conduit à la fuite, chez les moines, les yogis ou les « renonçants » qui partent au désert ou au fond des forêts. Elle peut aussi mener à l’action révolutionnaire, au sens de tentative de remplacement des institutions.

Dans le cas de l’ascétisme religieux, la négation porte spécifiquement sur le corps, ses besoins, ses pensées ou ses désirs. Ils doivent être dominés, étouffés ou dépassés. Sur le plan subjectif, une telle position peut conduire à une forme de dénégation du moi. Cette négation s’exprime, par exemple, par l’injonction à « détruire l’ego ».

A l’inverse, l’affirmation du monde, de la société ou encore du corps et de ses besoins ne nécessite pas de longs développements pour être comprise. Il suffit de dire qu’elle consiste en une acceptation et une évaluation positive de ces différentes réalités.

Attitude Active ou Passive

Max Weber propose de croiser les attitudes d’affirmation et de négation avec des attitudes passives et actives à l’égard du monde. La différence entre ces deux dernières tient au poids de l’intention d’agir. L’attitude active pousse à aller à la rencontre du monde et à y intervenir. Inversement, l’attitude passive conditionne plutôt l’attente, l’observation voir la fuite du monde.

Selon Max Weber, les cultures peuvent être appréhendées comme se rapprochant plus ou moins de types idéaux, construits sur la base du croisement entre attitudes affirmatives-négatives et actives-passives.

Par exemple, le confucianisme se caractériserait à la fois par l’affirmation ou l’acceptation élémentaire de la nature (pas d’arrière-monde), du corps (recherche de l’aisance corporelle), des institutions sociales (importance des rites) et par une attitude active et transformatrice du monde.

Tout à l’opposé, les ascètes extra-mondains indiens ou certaines sectes gnostiques incarnent le type négatif-passif : rejet du monde, fuite de la société, maîtrise du corps et attitude contemplative, non transformatrice du monde.

Négation-active du Monde

La culture capitaliste occidentale, selon les fameuses thèses de L’éthique protestante, serait fondée sur une attitude négatrice du monde mais néanmoins active. Cette attitude est construite sur une conception du monde d’ici-bas comme marqué par le péché originel et doublé d’un au-delà céleste.

Pour aller plus loin, lire « Protestantisme et origines de la mentalité capitaliste« 

L’être humain est conçu comme faible et pêcheur. Il doit donc soumettre son corps à une ascèse.

Toutefois, cet ascétisme prend aussi une forme intra-mondaine qui résulte d’une d’attitude active à l’égard du monde. Contrairement à l’ascète extra-mondain (le moine, le yogi…), l’entrepreneur protestant s’engage dans une activité intense dont la réussite doit témoigner de son salut sur le plan religieux.

Max Weber voit dans la posture négatrice et active de l’ascétisme protestant l’un des facteurs de la domination froide et calculatrice que le capitalisme tente d’imposer au monde et aux hommes.

La négation du monde, accompagnée d’une attitude active, conduit à l’utilitarisme débridé. Toutes les formes de vie et tous les éléments naturels sont considérés, non pas pour ce qu’ils sont (attitude négative), mais pour des choses bonnes à être utilisées, dans le but de satisfaire un intérêt personnel (en l’occurrence l’accumulation matérielle).

Sur le rôle de la rationalité instrumentale, dans l’œuvre de Max WeberEn poussant, l’observation un peu plus loin, on pourrait donc dire qu’il existe une forme d’affinité élective entre l’attitude de négation-active du monde et les institutions sociales capitalistes, bureaucratiques, scientistes et judiciaires actuelles.

Ce n’est donc pas par hasard si les mouvements d’opposition à ce modèle de société incarnent une attitude affirmative à l’égard du monde. Ils se fondent sur le refus de rabaisser la nature, les animaux, les plantes et les êtres humains au rang de choses exploitables et calculables.

© Gilles Sarter

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Désir de Résonance et Sociétés Capitalistes

Désir de Résonance et Sociétés Capitalistes

Contre l’Utilitarisme…

Il existe une multitude de manières d’être un Homme. Ces façons sont autant de constructions sociales et culturelles.

L’émergence et le développement des sociétés capitalistes résultent, entre autres facteurs, de l’élaboration et de la généralisation d’une manière d’être qui est vouée aux fonctions économiques de production et de consommation.

Cette façon d’être repose elle-même sur une conception utilitariste, selon laquelle la motivation fondamentale des actions humaines serait la recherche de la maximisation des intérêts personnels.

Les théoriciens de la critique sociale avancent qu’il n’est pas possible de se défendre indéfiniment contre cette vision utilitariste, par la dénonciation des dégâts qu’elle provoque : autoritarisme, creusement des inégalités sociales, appauvrissement et précarisation d’une part croissante de la population, catastrophes écologiques… Ces penseurs proposent plutôt de lui opposer une autre conception de l’Homme et d’en faire découler les formes d’organisation sociale susceptibles de lui convenir.

le Désir de Résonance…

Les travaux de Rosa Hartmut s’inscrivent dans cette démarche. Il a élaboré sa théorie, en commençant par poser deux idées simples. Tout dans la vie dépend de notre relation au monde. Et le désir constitue un ressort essentiel de ce rapport.

Christian Laval, L’Homme économique, Tel Gallimard, 2017

L’utilitarisme attribue aussi une place centrale au désir. Mais, il le réduit à la recherche de la jouissance de biens de consommation, d’expériences ou encore de statuts privilégiés.

Rosa Hartmurt, comme de nombreux penseurs avant lui, voit dans le désir un mécanisme plus profond. De l’analyse d’entretiens biographiques, il retire l’hypothèse qu’un de nos ressorts existentiels repose sur le souvenir d’expériences de résonance avec le monde. La métaphore physique et musicale permet d’envisager la relation des individus au monde, de la même façon que la liaison entre une corde de guitare et le corps de l’instrument, liaison qui amplifie la vibration sonore.

Plus explicitement, la relation résonnante correspond à ces moments de plénitude, pendant lesquels les sujets se sentent comme portés par le monde ou en profonde harmonie avec ce dernier.

Nous connaissons tous ces moments d’unité. Quand le contact avec les éléments naturels engendre un sentiment d’affinité entre la nature et nous. Quand nous découvrons en nous des cordes qui vibrent à l’unisson d’un ami ou d’un amant. Quand la lecture d’un poème ou l’écoute d’une musique s’accompagnent d’une joie créatrice…

Le désir de résonance n’est rien d’autre que le souvenir et l’aspiration à revivre ce type d’expériences existentielles. Cette aspiration trouve son exacte opposition dans ce que Rosa Hartmut appelle la peur d’aliénation. Cette peur-répulsion s’alimente de la remémoration des moments pendant lesquels nous nous sentons livrés à un monde hostile et froid. Dans ces états d’absence totale de résonance, le sujet se vit comme s’il était séparé de toutes choses vivantes par un mur. Le monde lui paraît vide, laid et dénué de sens.

Bien sûr, de tels moments de résonance ou d’aliénation constituent des expériences plus ou moins exceptionnelles. Le quotidien est généralement formé d’états intermédiaires. Mais, les individus conservent quand même une intuition de ces formes extrêmes d’existence.

L’attrait pour les moments de résonance et la répulsion pour ceux d’aliénation constituent une boussole, plus ou moins consciente, pour s’orienter dans la conduite de la vie.

Le Désir et les Convoitises

Il est évident qu’au quotidien le désir paraît orienté vers des objets matériels ou des expériences concrètes : envie de prendre un bain, de boire un chocolat chaud, de bénéficier d’un massage… Il faut cependant distinguer ces convoitises du ressort existentiel plus profond qu’est le désir de résonance.

Selon la perspective adoptée par Rosa Hartmut, le désir de résonance constitue une forme élémentaire de relation au monde. Il y voit avant tout un état émotionnel, ancré dans le corps. A cet état se superpose des convictions et des positions évaluatives qui sont souvent d’origine culturelle ou sociale. Ainsi, la convoitise que suscite une Rolex ou une Ferrari est le résultat de processus complexes de socialisation qui assignent à ces objets spécifiques une place de choix parmi ce qui existe dans le monde et plus précisément parmi ce qui compte ou ce qui importe.

Rosa Hartmut, Résonance: une sociologie de la relation au monde, La découverte, 2018

Mais si la Rolex ou la Ferrari sont désirées c’est avant tout parce qu’elles promettent d’offrir obscurément une certaine manière de résonner avec le monde. L’industrie publicitaire l’a compris. Elle fait de la promesse de résonance un argument de vente.

En témoigne, le clip qui montre une jeune femme sur une plage, les cheveux portés par la brise et le visage inondé de soleil qui, tout en dégustant son yaourt semble résonner avec les éléments naturels.

Résonance et Sociétés Capitalistes

Toutefois cette promesse de résonance est rarement tenue. La publicité soutient un processus de consommation. Par définition, la consommation consiste à contrôler et à détruire des choses.

Les rapports de contrôle et de destruction sont par essence inhibiteurs des rapports de résonance.

Les sociétés capitalistes dépendent, pour leur stabilité et  pour leur développement, de la production en chaîne de convoitises marchandisables. De ce fait, elles ont une tendance inhérente à contrarier la réalisation du désir de résonance des sujets. Si ce désir est effectivement inhérent à la nature humaine alors il faut en tirer la conclusion que les formes d’organisations capitalistes sont pathogènes pour l’être humain.

Une autre observation semble renforcer ce diagnostic. Nos sociétés sont animées par la peur. Les agencements sociaux capitalistes forcent les individus à entrer dans des rapports d’exploitation et de concurrence (à l’école, au travail, pour l’obtention d’un logement ou pour se distinguer des autres…). La dynamique concurrentielle entretient la crainte permanente de ne pas pouvoir suivre ou de ne pas être à la hauteur, de rester sur le carreau ou d’être exclu.

Or comme nous l’avons dit plus haut, la peur apparaît comme la tueuse de résonance par excellence. Elle rend les sujets inaptes à la rencontre, à l’ouverture à l’autre et au monde, empêchant toute possibilité de vibrer avec lui.

Finalement, Rosa Hartmut formule l’idée que le maintien du régime d’accroissement capitaliste dépend de sa capacité à inhiber notre relation de résonance au monde. Il y parvient par l’élaboration de craintes et de convoitises, qui portent sur les sphères de la production et de la consommation.

(c) Gilles Sarter

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L’Exploitation comme Orthodoxie

L’Exploitation comme Orthodoxie

L’idée que j’avance dans cet article est que la relation sociale d’exploitation est soutenue, au sein de notre société, par ce que Pierre Bourdieu appelle un principe d’orthodoxie.

Fonctionnalismes du Meilleur et du Pire

Pierre Bourdieu renvoie dos à dos deux discours sur l’État. Dans la théorie classique, l’État est une institution au service de l’universel. Cette conception fonde le discours de la science administrative, sur le service public et le bien commun. Dans la théorie de l’État capitaliste, au contraire, celui-ci est décrit comme un appareil de contrainte et de maintien de l’ordre, au profit de la classe des exploiteurs.

D’un côté, l’État a pour fonction de gérer, en toute neutralité, les conflits particuliers, au service du bien public. De l’autre, il fonctionne toujours pour le service particulier des capitalistes, de façon plus ou moins directe et plus ou moins masquée. Bien qu’opposés dans leurs conclusions, le « fonctionnalisme du meilleur » et le « fonctionnalisme du pire » se rejoignent dans la description de l’État comme machine programmée pour atteindre des objectifs donnés.

Champ du Pouvoir

Dans une première approche, Pierre Bourdieu oppose à cette conception, une vision de l’État comme « champ social ». Parfois, il l’appelle « champ du pouvoir » ou « champ administratif » ou encore « champ de la fonction publique ». Les agents qui participent à ce champs, qui le font « vivre », sont les hommes politiques, les élus et les fonctionnaires ou employés des différentes administrations publiques et territoriales…

Ces agents entrent en compétition pour dominer le champ du pouvoir. Cette compétition s’actualise de différentes manières : joutes électorales, « intrigues de cabinet », luttes d’influence et de préséance entre les corps d’État ou les administrations…

L’accès aux positions dominantes procure l’avantage de pouvoir utiliser les ressources spécifiques du champ du pouvoir : écrire et faire appliquer des lois, donner des ordres à la police et à l’armée, décider de l’utilisation des moyens matériels et de l’argent publics…

Cependant, même lorsqu’ils dominent, les dominants doivent toujours composer, avec les résistances ou les offensives que leur opposent les autres participants. La théorie de l’État conçu comme un champ social propose donc une vision radicalement différente de celle d’un appareil programmé pour réaliser certaines fonctions.

Principe d’Orthodoxie

Parmi les avantages que confère la domination du champ du pouvoir, il en est un qui est très important. Il s’agit de la capacité de définir le principe d’orthodoxie.

Le principe d’orthodoxie, c’est ce qui fonde le consensus sur le sens qui est donné du monde social. Il organise le consentement des gens, leur adhésion à un ordre des choses.

Par exemple, la structure de la temporalité. Le calendrier républicain est envisagé comme allant de soi, avec ses fêtes civiques, sa structuration en jours de semaine et de week-end, ses vacances scolaires… Le fait d’accepter l’idée de l’heure constitue un autre consensus. C’est sur la base de l’accord sur les repères temporels que les gens organisent leur vie : heures de rendez-vous, heures des repas, heures d’embauche, de débauche, date de début et de fin de contrat…

Ce que nous appelons « État » est garant de cet ordre public qui repose à la fois sur des structures objectives (les montres, les calendriers, les agendas…) et sur des structures mentales (les gens veulent avoir des montres, ils ont l’habitude de les regarder, ils prennent des rendez-vous et ils arrivent à l’heure,…).

Relation d’Exploitation

L’idée que je veux faire valoir maintenant est qu’un certain consensus sur l’application de la relation d’exploitation constitue un principe d’orthodoxie, dans notre société. L’idée selon laquelle, il est « bien » ou souhaitable que le monde social soit organisé sur la base de l’exploitation fait rarement l’objet d’un discours explicite. Mais, l’accord opère quand même, à travers le consentement à deux principes qui caractérisent cette forme de relation.

Pour aller plus loin: vignette du livre erik olin wright et le pouvoir social Erik Olin Wright voit dans les principes d’exclusion et d’appropriation, deux traits essentiels de la relation d’exploitation. Selon le principe d’exclusion, les exploiteurs excluent les exploités de l’accès aux ressources productives. Selon le principe d’appropriation, les exploiteurs s’approprient une partie de l’effort des exploités.

Le système capitaliste repose sur le principe que seul les propriétaires des moyens de production décident de leur utilisation (sauf s’ils délèguent ce pouvoir de décision, ce qui revient au-même). Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de la destination de ce qui est produit… C’est la mise en pratique du principe d’exclusion. Les non-propriétaires qui constituent la plus grande partie de la population n’ont pas accès aux ressources productives. Ils ne peuvent pas participer aux prises de décisions qui les concernent en tant que travailleurs, consommateurs, riverains des usines…

Les détenteurs des moyens de production décident aussi du niveau de rémunération des travailleurs. La valeur de cette rémunération est inférieure à la valeur créée par le travail de ces derniers. Les capitalistes s’approprient une part de la survaleur du travail donc une partie de l’effort déployé par les travailleurs (principe d’appropriation).

Droit de Propriété

Le consensus général sur ces deux principes d’exclusion et d’appropriation est obtenu, notamment mais pas seulement, par le consentement sur le droit de propriété. Ce consensus repose en partie sur deux confusions.

La première confusion concerne l’équivalence qui est établie entre la possession et la propriété. La plupart des gens possèdent des choses : vêtements, livres, voitures, appartements… Et ils y sont attachés. Ils ne veulent pas qu’on les leur prenne. En revanche, « propriété » signifie qu’un bien possédé par une personne est engagé dans un processus destiné à générer du profit, par appropriation de la survaleur du travail. Un individu possède des machines et les utilise lui-même. C’est la possession. Un individu possède des machines, recrute des travailleurs pour les faire fonctionner et s’approprie une part de leur effort. C’est la propriété. Suivant ce raisonnement Pierre-Joseph Proudhon dit que la propriété c’est le vol.

Droit à la possession et droit à la propriété ne sont donc pas identiques. Le consensus sur l’idée du droit à la propriété résulte de l’assimilation de la propriété à la possession.

Ce glissement de sens permet, d’abord, de regrouper dans la catégorie des « propriétaires », les possesseurs (par exemple, les possesseurs d’un logement) et les propriétaires à proprement parler (par exemple les propriétaires d’usines). Il permet, ensuite, de faire croire aux premiers qu’ils ont les mêmes intérêts que les seconds, à faire respecter le droit de propriété.

A ce titre, Pierre Bourdieu a montré comment les politiques de soutien au logement, engagées par Valéry Giscard d’Estaing dans les années 1970, étaient motivées par l’idée que l’attachement du peuple à l’ordre social existant passait par l’accession à la propriété (on devrait dire possession).

Une deuxième confusion résulte de la présentation de la propriété (possession) comme une relation entre une personne et une chose.

En réalité, la propriété est une forme de relation sociale. C’est comme nous l’avons dit la relation qui exclut tout le monde sauf le propriétaire, de la décision de l’usage de la chose.

Certains individus sont en mesure de dire au reste de la population : « Je suis le seul à décider de ce que je vais faire de ce livre, de ce champs, de cette machine, de cette usine… ».

État Capitaliste

Si ce que nous appelons « droit de propriété » représente des relations entre les gens, alors la question que nous devons poser est : qui décide de la nature des relations entre les gens ? Selon le principe de la démocratie ou de la justice politique, personne ne devrait être exclu de la prise des décisions qui concernent la collectivité et qui le concernent en tant qu’individu. Les relations sociales en rapport avec l’usage des moyens et des ressources productives concernent toutes les parties prenantes, les travailleurs et leurs familles, les usagers ou consommateurs, les riverains des lieux de production, les collectivités qui partagent le même air, la même eau… La nature de ces relations devrait donc être décidée démocratiquement.

Le principe d’orthodoxie soutient une définition de la relation de propriété qui est anti-démocratique. Il la définit comme la relation exclusive (qui exclut autrui) du propriétaire à l’objet possédé. Il s’agit d’une fiction collective, au sens où cette définition ne répond à aucune nécessité. Il pourrait en être autrement. Cependant, cette illusion est bien fondée, au niveau des structures mentales logiques et morales, mais aussi des structures objectives (lois sur la propriété, sur le travail, police, tribunaux, prisons…).

Finalement, l’expression « État capitaliste » pourrait être utilisée, non pas pour faire référence à un appareil fonctionnant au service des capitalistes, mais pour désigner une situation sociale, dans laquelle les agents qui dominent le champ du pouvoir soutiennent un principe d’orthodoxie qui remplit la fonction de conservation de la relation sociale d’exploitation.

© Gilles Sarter

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Dé-démocratisation et Doublepensée

Dé-démocratisation et Doublepensée

Le néolibéralisme doit être compris comme un projet de dé-démocratisation.

Wendy Brown, Undoing the Demos, Zone Books, 2015L’argument de Wendy Brown n’est pas tellement que les finances ou les grandes entreprises dominent les institutions politiques. Ni que le gouvernement des riches a remplacé le gouvernement du peuple. Son idée est plutôt que la « raison-monde néolibérale » (Pierre Dardot et Christian Laval) tente de pervertir les concepts politiques et économiques.

La définition de la démocratie libérale est associée à la notion d’égalité politique. Elle veut que chaque citoyen dispose d’une capacité égale à prendre part à l’exercice du pouvoir. Dans les faits, les citoyens ordinaires ont très peu de chance de concrétiser l’idéal de la souveraineté populaire. La capacité de déterminer collectivement les lois et les règles est abandonnée entre les mains de professionnels de la politique. Ce qui en soi, comme le disait Cornelius Castoriadis, tourne en ridicule l’idée même de démocratie.

Il n’est donc pas question d’éprouver une nostalgie quelconque à propos d’un prétendu âge d’or de la démocratie qui aurait couru entre la seconde guerre mondiale et le début des années 1970. 1973, année du coup d’État militaire contre le président socialiste chilien Salvador Allende, est une date un peu arbitraire, mais non dépourvue de force symbolique, pour marquer le début de l’offensive politique néolibérale.

Le néolibéralisme est souvent interprété comme une aggravation du régime de la démocratie libérale. La passivité des citoyens s’intensifierait du fait de leur renvoi aux seuls statuts de consommateurs ou d’électeurs. Wendy Brown envisage les choses différemment et pointe une mutation qualitative.

Dans le régime dit de la démocratie libérale, l’égalité ou la liberté de participation aux décisions concernant l’avenir de la nation était une promesse. Elle entretenait l’idée que le champ économique du capitalisme demeurait séparé du champ politique de la démocratie, dans lequel tout citoyen pouvait exprimer son opinion.

Le néolibéralisme comme projet de soumission de tous les domaines de la vie humaine à la logique économique ne peut que s’attaquer à des idées qui visent à circonscrire le champs d’intervention du marché. En somme, le projet néolibéral qu’Angela Merkel aime à rappeler est celui de la démocratie s’adaptant au marché. Alors que le projet véritablement démocratique soutient que le marché doit s’adapter à la démocratie.

Voir notre article La Démocratie ou la Dette?Quand on ramène toutes choses à la dimension économique, il n’y a plus aucune place pour les notions de démocratie, de souveraineté populaire ou de justice politique. Comme le souligne Wolgang Streeck, il est hors de question de parler de démocratie, dès lors qu’un État donne priorité aux intérêts des détenteurs de la dette publique ou au critères comptables d’un Pacte budgétaire, plutôt qu’aux demandes des citoyens.

Dans l’optique néolibérale, la liberté individuelle trouve son terrain d’application sur les marchés, sous la forme des prétendues préférences des consommateurs. En réalité, la liberté qui est la mieux préservée est la liberté des propriétaires du capital, à investir et à désinvestir comme bon leur semble. Peu importe, si finalement, cette liberté entrave celle d’un grand nombre de gens à vivre décemment de leur travail, à consommer des produits sains ou encore à respirer un air non toxique.

Finalement, dans la pensée néolibérale, « liberté » signifie droit à rivaliser économiquement. « Égalité » signifie droit à s’insérer dans le champ de la compétition économique (le marché) qui est par nature inégal. Le néolibéralisme non seulement intensifie les inégalités sociales que le capitalisme a toujours générées. Mais en plus, il les légitime en tant qu’expression de la justice.

Cette justification des inégalités peut être illustrée par la fable de la cigale et des fourmis. Nous vivons tous dans une immense prairie (le « marché libre ») dans laquelle chacun peut ramasser autant de graines qu’il le souhaite, dans la mesure où il veut bien s’en donner la peine. Ceux qui en amassent le plus sont les plus méritants. La richesse sanctionne les efforts des premiers de cordées.

L’autre conversion magique opérée par les néolibéraux concerne la légitimation de la réduction de la liberté et de l’expression politique au nom de la sécurité et du maintien de l’ordre. Ce tour de passe-passe est nécessaire pour tenter de masquer une réalité objective. Dans la mesure où les gouvernements donnent la priorité au respect d’objectifs budgétaires, d’ajustement structurel ou de consolidation de leur dette, ils ne peuvent réagir qu’autoritairement, à l’encontre des mouvements sociaux que suscitent les conséquences sociales et écologiques de leurs politiques.

Il est de mode de faire référence au roman 1984 de Georges Orwell pour dénoncer la surveillance et la manipulation des masses, grâce aux nouvelles technologies (internet, téléphones cellulaires, reconnaissance de visage…). Mais au regard de l’analyse de Wendy Brown, on pourrait penser que l’apport majeur du livre, pour la compréhension de notre temps, concerne la notion de doublepensée.

Le procédé a pour objectif d’annihiler toute forme d’esprit critique, en faisant accepter simultanément comme vraies deux idées contradictoires.

C’est ainsi que, dans 1984, le Parti unique use des trois slogans suivants : la guerre c’est la paix ; la liberté c’est l’esclavage ; l’ignorance c’est la force. Les idéologues, les dirigeants politiques, les médias néolibéraux usent eux aussi de la doublepensée. Ce serait déjà faire œuvre utile que d’en dénoncer chaque jour l’inventaire: l’inégalité c’est la justice ; la compétition c’est l’égalité; l’interdiction de manifester c’est la liberté ; la répression c’est la sécurité ; l’état terroriste (qui gouverne par la terreur) c’est l’état de droit …

Gilles Sarter

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La Dette ou la Démocratie?

La Dette ou la Démocratie?

La question de la dette publique est, à la fois, un facteur et un indicateur de l’évolution de la relation entre régime politique et capitalisme. C’est l’argument central de Wolfgang Streeck.

État Fiscal et Capitalisme Démocratique

W. Streeck appelle capitalisme démocratique le régime politique fermement établi après 1945.

Les gouvernements interviennent sur les marchés économiques, afin d’introduire le minimum de justice sociale, requis par les électeurs.

D’un point de vue théorique, l’intervention de l’État est sous-tendue par l’argument de l’effet Mathieu. Les marchés libres favorisent l’accroissement des avantages des plus favorisés au dépend des autres. On doit cette appellation au sociologue R.K. Merton qui s’est inspiré de l’Évangile selon Saint-Mathieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. »

Dans ce cadre, l’État fiscal redistribue les richesses via l’impôt. La redistribution peut prendre la forme d’infrastructures et de services publics qui profitent à tous ou de prestations destinées à relever les revenus des ménages.

État Débiteur et Néolibéralisme

A partir des années 1970 et jusqu’à nos jours, les principaux pays capitalistes délaissent petit à petit cette orientation, au profit de politiques néolibérales. Ces politiques s’appuient sur les idées d’économistes dont les plus connus sont F. Hayek, M. Friedman ou J. Buchanan.

Ils soutiennent l’idée que la libre concurrence et les inégalités économiques sont favorables à la croissance et donc au plus grand nombre.

Durant cette période, l’endettement des États fait plus que doubler. La moyenne pour une vingtaine de pays de l’OCDE passe d’environ 40 % (1970) du PIB à plus de 90 % (2010). L’État fiscal devient État débiteur.

Les théoriciens du néolibéralisme, James Buchanan au premier chef, lient cette augmentation au mode de fonctionnement du capitalisme démocratique. Les électeurs mus par une vision à court-terme demanderaient toujours plus de prestations et de services publics. Les politiciens honoreraient ces demandes par opportunisme électoral.

W. Streeck, The Politics of Public Debts, 2013, Max Planck Institute for the Study of Societies.W. Streeck combat fortement cette explication. D’abord la période 1970-2010 est marquée par un déclin considérable des forces politiques et sociales qui portaient la revendication de redistribution des richesses : chute de la participation aux élections nationales, chute du nombre de syndiqués, quasi-extinction des grandes grèves.

D’un point de vue strictement économique, la période est d’abord et avant tout marquée par une diminution de la croissance. Les taux de croissance annuels au sein de l’OCDE passent grosso modo de 5 % (1970-1974) à 0 en 2009. Cette baisse impacte « mécaniquement » les revenus des États.

A cela s’ajoute la mise en pratique des préconisations néolibérales sur la diminution des prélèvements fiscaux des plus riches. Cette diminution est exacerbée, au niveau international. La libre circulation des capitaux entraîne une concurrence entre les pays, pour offrir les niveaux de taxation les plus bas. La crise des finances publiques est encore aggravée par l’industrie de l’évasion fiscale, à l’encontre de laquelle les États et les instances internationales n’apportent aucune opposition sérieuse.

Finalement, durant quatre décennies (1970-2008), c’est la diminution croissante des recettes fiscales, volontaire pour une part, qui contraint les État à s’endetter et non pas une prétendue « erreur démocratique ».

Conflits et Finances Publiques

Selon W. Streeck, la crise financière de 2008 marque le début d’une ère nouvelle, dans les politiques de finances publiques et dans la relation entre le capitalisme globalisé et le système étatique. D’un côté, les États acceptent d’accroître considérablement leur endettement afin de voler au secours des banques et organismes financiers. De l’autre côté, les prêteurs commencent à se montrer sceptiques vis-à-vis de la capacité des gouvernements à honorer leurs prêts. Ils se demandent si la dette n’atteint pas un tel niveau que les États trouveront plus intéressant de la dénoncer plutôt que de la payer.

Les négociations commencent alors à se concentrer sur le thème de la fiabilité des politiques économiques et sur la confiance qu’elles peuvent inspirer aux prêteurs.

L’austérité devient l’impératif politique qui doit fournir de la crédibilité à l’engagement d’honorer les dettes.

Les politiques relatives à la dette publique peuvent être analysées sous l’angle du conflit. Les prêteurs et les citoyens expriment des prétentions à l’égard de l’argent public. Les prêteurs mettent en avant des prétentions contractuelles ou commerciales. Les citoyens avancent des droits politiques et sociaux.

W; Streeck la dette publique et l'état

Dans une démocratie, les citoyens élisent des gouvernements qui doivent en principe se montrer réceptifs à leurs demandes, mais non-responsables du point de vue des marchés financiers. A l’extrême, un gouvernement démocratique pourrait exproprier ses créditeurs en annulant sa dette, au profit des citoyens. Comme la dette augmente, les prêteurs veulent se voir garantir que ces expropriations n’arriveront pas. Ils cherchent à obtenir la promesse que leurs demandes prendront toujours le pas sur celles des citoyens, même si ces derniers réclament les retraites promises lorsqu’ils étaient travailleurs.

État Débiteur Consolidé

Un moyen de rassurer les créditeurs consiste pour les États à s’engager à respecter l’équilibre budgétaire. Dans l’Union européenne, ce moyen prend la forme du Pacte budgétaire ou TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire). Les États s’accordent pour se surveiller mutuellement à respecter la « règle d’or » : le déficit structurel (qui ne comprend pas les dépenses inhabituelles) ne doit pas dépasser 0,5 % du PIB.

Le Traité indique que cette règle doit être inscrite « de préférence » dans chaque constitution nationale. Les pays renoncent à leur souveraineté sur la question des finances publiques. En échange, la dette est mutualisée ce qui garantit à l’industrie financière qu’elle sera payée même si un membre devient insolvable.

L’inscription dans le marbre de l’équilibre budgétaire constitue la marque de la transformation de l’État débiteur, en État débiteur consolidé.

Accroissement des Inégalités

La stratégie de consolidation budgétaire favorite des États est bien connue. Elle consiste à couper dans les dépenses et à privatiser les biens et les infrastructures publics. Ce phénomène crée toujours plus d’opportunités pour l’accumulation capitalistique.

L’État qui emprunte au lieu d’imposer engendre toujours plus d’inégalités.

Les propriétaires de capitaux financiers qui prêtent à l’État ce qu’ils devraient restituer sous forme d’impôts gagnent des intérêts sur cette part de leur capital. Ils continuent de s’enrichir. Cet enrichissement est transféré à la génération suivante lorsque la taxation de l’héritage est abolie.

Les politiques néolibérales encouragent aussi la libéralisation des prêts à destination des ménages. Ces prêts ont pour vocation de permette l’accès à des biens ou des services de base (éducation, santé, logement…).

Les pauvres doivent donc payer avec intérêts ce qui aurait dû prendre la forme d’un revenu social ou d’une intervention publique, grâce à  la redistribution des richesses.

Austérité et Autorité

De nombreux économistes s’accordent pour dire que l’austérité n’a jamais fonctionné pour régler une crise financière. Elle permet de transférer une part croissante des richesses vers les prêteurs. Ces derniers ne réinvestissent qu’une part minime de leurs profits dans l’économie productrice de richesses. Ils vont plutôt alimenter la spéculation financière.

Finalement, les ressources disponibles diminuent alors que les plus riches continuent de s’enrichir.

Avec l’État débiteur consolidé, les dettes publiques constituent une opportunité d’investissement sécurisée. Le jeu ne parviendra pas à sa fin même si la « crise économique » qui sert d’argument au maintien de l’austérité est déclarée finie. Les États continueront à être dépendants des institutions financières même avec des finances consolidées. Cela est d’autant plus assuré lorsque le pouvoir politique est remis entre les mains d’individus dont les intérêts particuliers passés, présents ou futurs sont liés à l’industrie financière.

Pour W. Streeck le constat est clair. Le néolibéralisme est fondamentalement anti-démocratique puisqu’il donne priorité aux intérêts des détenteurs de la dette, sur l’intérêt général. L’autoritarisme et la répression peuvent être considérés comme des conséquences directes de cet arbitrage.

Comme l’État néolibéral ne peut satisfaire la demande collective de justice sociale, il est obligé de la réprimer. Ce faisant, il expose sa véritable nature anti-démocratique ce qui alimente la contestation à laquelle il répond par une violence accrue…

Gilles Sarter

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Accumulation par Expropriation

Accumulation par Expropriation

L’accumulation par expropriation est un concept forgé par le géographe David Harvey. Il désigne le processus par lequel le capitalisme s’approprie des secteurs de la société qui lui échappaient jusqu’alors.

Extérieurs non-capitalistes

Pour développer sa théorie, David Harvey s’est inspiré des écrits de Rosa Luxemburg (L’Accumulation du capital, 1913).

La philosophe et activiste allemande explique l’impérialisme colonial de son époque par une crise de sous-consommation.

Le capitalisme prospère sur la base de l’exploitation des travailleurs. Ces derniers ne détiennent pas un pouvoir d’achat suffisant pour absorber la production qui résulte de leur travail. Pour sortir de cette crise de sur-production ou de sous-consommation, selon l’angle de vue que l’on adopte, le capitalisme a besoin d’un « extérieur non-capitaliste ».

La colonisation armée permet de maintenir de larges zones géographiques en état de sous-développement, afin d’y écouler les marchandises produites dans les nations impérialistes.

David Harvey accepte cette idée selon laquelle le capitalisme a besoin de disposer d’un « extérieur non-capitaliste ». Mais pour le géographe ce besoin n’est pas déterminé par des crises de sous-consommation. Il est inhérent à la nature du capital.

Sur-accumulation de capitaux

Karl Marx a insisté sur le fait que le capital n’est pas une chose mais un processus de circulation. Fondamentalement, il s’agit de faire circuler l’argent pour faire du profit. C’est-à-dire pour gagner encore plus d’argent.

Il existe différentes manières de réaliser du profit. Le détenteur d’une somme d’argent peut la prêter contre des intérêts. Il peut acheter des marchandises et les revendre plus cher ou acquérir des terres et en céder l’usage en échange d’un loyer. Mais par définition, un capitaliste est une personne qui achète des moyens de production (machines, usines…) et de la force de travail pour produire des marchandises dont la vente lui rapporte un bénéfice.

Dans une économie donnée, quand l’accumulation de capitaux (argent, titres boursiers, infrastructures, machines…) devient trop importante alors survient un problème. Les opportunités d’investissement ayant un niveau de rentabilité suffisant aux yeux des investisseurs diminuent.

C’est à ce moment que les « extérieurs non-capitalistes » deviennent nécessaires pour écouler les capitaux en excès.

Nouveaux lieux d’accumulation

Les « extérieurs non-capitalistes » constituent des nouveaux lieux d’accumulation de capital. Depuis sa transition vers l’économie de marché, dans les années 1970, la Chine représente par excellence un de ces lieux.

Mais ce mécanisme de transfert est limité. Car le nouveau lieu d’accumulation se met lui aussi à produire une fois qu’il a recueilli suffisamment de capitaux. C’est ce qui s’est passé au Japon et en Europe à partir des années 1960, après une période d’absorption de capitaux américains, destinés à la reconstruction d’après-guerre.

David Harvey affirme qu’il devient problématique de trouver des régions du globe où investir les capitaux surabondants. Les gouvernements et les entreprises essaient donc de créer de tels endroits par un processus d’expropriation.

Accumulation par expropriation

Le concept d’accumulation par expropriation désigne les situations dans lesquelles les secteurs non-capitalistes de la société sont transformés, plus ou moins violemment en secteurs capitalistes.

L’accumulation par expropriation peut prendre la forme d’expulsion ou de privation d’usage de ressources dont l’exploitation était jusqu’alors organisée collectivement : paysans d’Amérique latine ou d’Inde, chasseurs-cueilleurs d’Amazonie,…

Elle passe aussi par la privatisation de services et d’infrastructures publiques. L’école, la santé, la distribution d’énergie, les transports collectifs, les routes, les aéroports, les systèmes de retraite… sont cédés au capital. La communauté des citoyens s’en trouve dépossédée au profit d’opérateurs privés.

Pour parvenir à ces expropriations, le crédit et le capital financier constituent de puissants leviers.

Les fonds d’investissements spéculatifs (hedge funds) représentent le fer de lance moderne de l’accumulation par dépossession. En menant des attaques spéculatives contre des entreprises détenues partiellement par des États, ils peuvent contraindre ces derniers à vendre leurs actifs. Les organismes internationaux tels que le FMI, la Banque mondiale ou la Banque européenne sont eux aussi en mesure d’imposer la privatisation des services publics dans les pays qui tombent sous leur férule.

Les accords internationaux sur le commerce, sur les droits de propriété intellectuelle, sur les brevets et les licences d’exploitation sont utilisés contre les populations qui ont joué un rôle fondamental dans la mise au point de matériels végétaux, génétiques, culturels, intellectuels, artistiques…

Enfin et ce n’est pas le moindre, dans de nombreux pays, les classes politiques dirigeantes facilitent et sécurisent cette expropriation par l’ensemble des moyens formellement légaux dont elles disposent.

En France, le conflit entre intérêts de la collectivité et intérêts des acteurs économiques privés est parfaitement assumé par une classe d’acteurs qui peuvent occuper alternativement des postes au sein de l’exécutif politique, de la haute administration et de la direction de grandes entreprises ou d’établissements financiers.

Accumulation primitive

L’appropriation violente des biens communs ou publics par une minorité constitue un acte fondateur du capitalisme. En cela, elle n’est pas nouvelle. C’est ce que Karl Marx appelle l’accumulation primitive.

Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, nous rappelle qu’elle a débuté notamment avec la terre. Traditionnellement, la main d’œuvre et la terre n’étaient pas séparées. La terre fait partie de la nature et la main d’œuvre appartient à la vie. Nature et vie formaient autrefois un tout articulé. La terre était donc liée aux organisations sociales (tribu, famille, voisinage, village…).

Séparer la terre de l’humain, organiser la société pour satisfaire un marché du foncier, cela a constitué un moment fondateur de l’économie capitaliste.

Il y eut d’abord un capitalisme agricole qui par l’enclosure créa des exploitations agricoles individualisées, sur des terrains communaux. Il y eut aussi un premier capitalisme industriel rural qui avait besoin de terrains pour y bâtir des usines et des logements ouvriers. Du fait de ces expropriations les paysans durent quitter leurs terres et n’eurent d’autres choix que de travailler dans les nouvelles industries.

La théorie que David Harvey met en avant c’est que ce phénomène de dépossession ne se limite pas aux origines du capitalisme.

Au contraire, pour que le modèle de production capitaliste perdure, il doit être constamment renouvelé ou étendu grâce à l’accumulation par expropriation.

(c) Gilles Sarter

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L’Illimitation : Impasse du Néolibéralisme

L’Illimitation : Impasse du Néolibéralisme

Le travail de Jean-Claude Michéa se situe sur le plan philosophique. Il décrit la trajectoire qui partant du principe d'illimitation, appliqué aux libertés individuelles et au marché, conduit aux impasses du néolibéralisme.

La conception individualiste de l'être humain

Pour le philosophe, les guerres de religion des 16ème-17ème siècles ont provoqué une rupture radicale dans l'histoire de la pensée occidentale.

Ces affrontements se distinguent des guerres entre nations parce qu'ils déchirent les sociétés de l'intérieur. Les guerres civiles – que Pascal qualifie de "plus grand de tous les maux" - détruisent tous les liens de solidarité traditionnels : de famille, de voisinage, de corporation, de classe ou de vassalité. "Le fils s'arme contre le père et le frère contre le frère."

De ce constat, découle une conception nouvelle de l'être humain. Puisque l'Homme peut si aisément trancher tous ses liens sociaux, c'est qu'il n'est pas cet animal politique qu'ont décrit Aristote puis les philosophes médiévaux.

L'être humain serait plutôt individualiste, indépendant voire insociable. Il précéderait logiquement la société. Les situations extrêmes comme les guerres civiles révèleraient sa nature véritable. En somme, elles feraient craquer le vernis de civilisation qui la masque aux jours ordinaires.

Le libre contrat

J.C. Michéa, Impasse Adam Smith, Champs-EssaisUne philosophie politique fondée sur l'idée que les humains sont par nature individualistes doit renoncer à l'idéal de la société bonne. Elle peut tout au plus viser la société la moins mauvaise possible.

La notion de contrat occupe une place centrale dans cette stratégie minimaliste. Les êtres humains ne cherchent qu'à assouvir leurs intérêts égoïstes. La seule manière de les empêcher de s'entre-déchirer est d'établir, entre-eux, un contrat librement consenti qui les engage à se respecter mutuellement.

Toutefois deux obstacles entravent la réalisation de ce projet.

Premièrement, en raison de leur nature individualiste les êtres humains ne peuvent s'accorder sur une définition partagée du Bien. Les guerres de religion en témoignent.

Le contrat chargé de maintenir la vie collective ne peut donc pas s'appuyer sur des valeurs communes : il devra être axiologiquement neutre (neutre sur le plan des valeurs).

Deuxièmement, la domination reposait traditionnellement (ancien régime) sur des liens de dépendance entre individus : roi et seigneur, seigneur et serf, patriarche et enfants…

Pour respecter la liberté originelle de l'individu, il faut imaginer un moyen de réguler la collectivité par un système anonyme et sans sujet.

La pensée politique et économique libérale propose de solutionner ces problèmes par l'adoption de deux mécanismes : un droit égalitaire axiologiquement neutre; un marché régulé par la loi de l'offre et de la demande.

Ces deux mécanismes sont impersonnels et anonymes. Pour fonctionner, ils ne nécessitent aucun accord préalable, sur des valeurs philosophiques, religieuses ou morales.

Le droit sans les valeurs

Reprenons. L'individu est indépendant par nature. Il n'est pas question de lui imposer la moindre norme morale qui viendrait limiter son droit naturel à vivre comme il l'entend.

Par conséquent, la seule limite qu'on puisse lui opposer est l'égale liberté dont disposent les autres individus. Ainsi l'Article 4 de la Déclaration de 1789 stipule que la liberté « consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Pour Jean-Claude Michéa, cette conception libérale du droit va conduire à une première impasse.

En effet, elle relègue toutes les normes et valeurs collectives (morales, religieuses, philosophiques) au domaine restreint de la vie privée.

De ce fait, il devient de plus en plus difficile de donner un sens précis à l'acte de nuire à autrui. Tout comportement qui paraît légitime pour les uns, peut être considéré comme une nuisance ou une atteinte à la manière de vivre choisie par les autres.

Le philosophe y voit l'origine d'une "nouvelle guerre de tous contre tous, par avocats interposés".

Pour aller plus loin, lisez notre article sur la sociologie du droit moderne de Max WeberIci l'analyse de Jean-Claude Michéa mérite un rapprochement avec celle de Max Weber.

Le sociologue voit dans la création du droit formel - procédural, prédictible et logique -  l'une des conditions majeures du développement du capitalisme. Le droit formel se distingue des autres formes de droit qui lui ont pré-existé par l'absence de référence à toutes valeurs morales.

Une telle forme de juridiction a été élaborée pour garantir aux individus une liberté maximale dans la poursuite de leurs intérêts économiques.

Comme le droit formel tend vers le minimum moral, Max Weber pronostique qu'il s'opposera toujours aux idéaux de justice matérielle.  De plus, en l'absence de valeurs morales communes, l'adhésion aux lois ne reposera que sur la peur de l'application d'une force physique coercitive.

Le monde du "doux commerce"

Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les penseurs néolibéraux considèrent que le libéralisme est en danger. Abandonnant la position non-interventionniste, ils confient à l’État la mission d'étendre le marché à toutes les sphères de la vie sociale et privée.

Ce marché avec ses lois de l'offre et de la demande doit constituer l'ultime dispositif permettant d'harmoniser les intérêts égoïstes.

Milton Friedman, par exemple, avance que : « Le marché est la seule institution qui permette de réunir des millions d'hommes sans qu'ils aient besoin de s'aimer ni même de se parler. »

Ainsi l'échange marchand devrait réconcilier les individus sans qu'ils aient à renoncer à leur liberté naturelle. Cependant, la réalité est toute autre. Et le néolibéralisme nous conduit dans une seconde impasse.

La concurrence généralisée non seulement crée une nouvelle forme de guerre économique de tous contre tous. Mais en plus, elle a recours dès qu'elle le peut à la forme traditionnelle de l'affrontement armé et militaire.

En outre, la logique économique finit par subvertir les principes d'égalité et de neutralité du droit. En effet, les grandes entreprises acquièrent le pouvoir de faire rédiger les lois à leur convenance et de traîner les États devant les tribunaux privés.

Sortir du double paradoxe

Découvrez nos autres articles de Critique SocialeFinalement nos sociétés sont confrontées à un double paradoxe.

L'idéologie officiellement égalitaire en matière des styles vie se développe au même rythme que les inégalités matérielles et socio-politiques.

L'apologie de la liberté ne faiblit pas alors que la soumission des individus et des sociétés aux impératifs économiques et mercantiles est de plus en plus intense.

Comment échapper à ces cercles infernaux ?

Jean-Claude Michéa propose de réintroduire un minimum de valeurs communes. Celles-ci pourraient être élaborées sur la base d'un travail philosophique qui prendra soin de définir quelles libertés nous sont indispensables.

Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Point-Seuil.D'un point de vue sociologique, Louis Dumont nous avertit que les efforts pour transcender l'individualisme impliquent un risque.

Lorsque ces efforts sont fondés sur la volonté d'imposer des valeurs communes, il peuvent déboucher, sur différentes formes de totalitarisme.

Aussi, reprenant l'enseignement de Marcel Mauss, l'anthropologue suggère que ces valeurs communes soient introduites à des niveaux intermédiaires de la société (familles, associations, syndicats, coopératives...) ceci afin d'empêcher un conflit majeur avec l'individualisme dominant.

© Gilles Sarter


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Droit et développement du Capitalisme : Max Weber

Droit et développement du Capitalisme : Max Weber

La sociologie du droit selon Max Weber a pour objectif d'étudier le sens que les individus donnent à la norme juridique.
Pour le sociologue, l'élaboration d'un droit formel - procédural, prévisible et ne s'appuyant sur aucune valeur extérieure -  a joué un rôle de premier plan dans le développement du capitalisme.

La sociologie du droit : les relations sociales

La sociologie du droit s'intéresse à la manière dont les normes juridiques encadrent les relations sociales.

Max Weber parle de relations sociales à propos des comportements qui concernent plusieurs personnes. Celles-ci orientent leurs actions les unes sur les autres.

Max Weber, Sociologie du droit, PUFComme toutes les actions sociales, les relations sociales sont sous-tendues par du sens. Ce qui veut dire que les gens sont capables d'évoquer les raisons pour lesquelles ils se comportent d'une certaine manière.

C'est sous la condition du sens seulement que l'on peut dire que les relations sociales sont les briques à partir desquelles se construisent les édifices sociaux que nous appelons sociétés, familles, entreprises, églises...

Une Église ou un État n'existent que dans la mesure où existent des relations entre des gens et que leurs motifs peuvent être exprimés par rapport à l'idée de cette Église ou de cet État.

Toutefois la notion de relation sociale n'implique pas que les gens lui prêtent un sens identique. Celui-ci peut même être antagonique.

La notion n'implique pas non plus l'idée d'une solidarité entre les acteurs. Cette dernière n'est qu'une modalité de relations parmi tant d'autres : amitié, hostilité, rivalité, coopération, commerce, sexualité, concurrence, etc.

Le droit et les conventions

Certaines relations sociales se répètent et ont cours chez de nombreuses personnes.

Bien souvent (la plupart du temps?), ces relations sociales répétitives sont encadrées par des ordres légitimes. Ces ordres sont plus ou moins manifestes (je ne traverse pas quand le petit bonhomme est rouge) et plus ou moins conscients.

Dans sa "Sociologie du droit", Max Weber distingue entre deux types d'ordre : le droit et la convention.

Le droit implique l'existence d'une instance qui est chargée de veiller au respect de son application. Le cas échéant, cette instance peut punir la violation de l'ordre.

L'instance en charge de la coercition peut prendre différentes formes. La police, la communauté villageoise ou la tribu peuvent agir comme forces de châtiment en cas de transgression d'un ordre légitime.

La convention se distingue du droit. En effet, sa transgression au sein d'un collectif n'implique pas un châtiment. Tout au plus elle peut déclencher une réprobation générale.

Pour être précis, il est aussi important de distinguer entre convention, usage et coutume.

Les usages et les coutumes

L'usage est simplement une régularité dans la relation sociale. Il devient coutume quand sa pratique repose sur une routine ancienne.

Dans le domaine vestimentaire, les modes passagères sont des usages. Par contre, le port de la jupe uniquement par les femmes se rapproche davantage d'une coutume, dans les pays européens. Sauf en Écosse où une tradition existe pour les hommes de porter des kilts.

Notons que les limites entre droit et convention sont flottantes. Il en est de même entre usage et coutume, ainsi qu'entre coutume et convention.

Le non-respect d'une coutume peut être interprété comme une transgression par le groupe et susciter la réprobation générale.

Ces différences et ces flottements nous ramènent aux objectifs de la sociologie du droit.

La sociologie compréhensive du droit

La perspective de Max Weber est celle d'une sociologie compréhensive. Le sociologue s'intéresse au droit pour essayer de mettre au jour sa signification.

Le sociologue n'interroge pas la validité des lois, des règlements comme le juriste. Il s'intéresse uniquement à la conduite des gens telle qu'elle découle de la signification qu'ils donnent du droit.

Comment les gens comprennent-ils la norme, le droit, l'ordre, la sanction... ? Où mettent-ils des limites ? Comment les significations orientent leurs comportements ?

En outre, le droit ayant pour fonction d'encadrer les relations sociales, quelle peut être l'influence de la nature de ces dernières sur son contenu ?

Max Weber s'intéressait au premier chef à la société capitaliste moderne. Il a donc essayé de mettre au jour l'idéal-type du droit qui domine dans une société où les relations marchandes prévalent.

Rappelons qu'un idéal-type, selon la définition établie par le sociologue, est une construction purement intellectuelle. Il agit en fournissant une compréhension de la réalité qui est toujours plus complexe. On le construit en rassemblant des traits épars mais qui s'articulent de manière rationnelle.

L'idéal-type du droit moderne brossé par Max Weber ne prétend pas correspondre à la réalité qui reste indescriptible tant elle est complexe. Mais il prétend fournir un modèle de ce qui en fait son originalité par rapport à d'autres formes de droits.

Le formalisme du droit

Si la rationalité instrumentale ou la calculabilité constitue le trait distinctif du capitalisme, le droit moderne lui se caractérise par son formalisme.

Le droit formel est un système qui obéit à une logique strictement interne. Les lois, les propositions et les notions juridiques s'articulent et se déduisent logiquement entre-elles.

Les considérations externes au droit ne sont pas nécessaires à son fonctionnement.

Au contraire, le droit matériel se réfère quant à lui à des éléments extra-juridiques : la morale, la religion, la politique, l'économie...

Jacques Grosclaude dans son introduction à la "Sociologie du droit" propose un exemple qui permet de bien comprendre ce que l'on entend par formalisme.

Nora et Paul sont agriculteurs. Leurs champs sont limitrophes. Pour accéder au champ de Nora, il faut traverser le champ de Paul. Afin de tirer profit de son fonds, Nora se fait établir une servitude de passage.

Marie rachète le champs de Paul. Puis, elle rachète le champs de Nora et le revend immédiatement à Marc. Celui-ci ne bénéficie plus du droit de passage chez Marie malgré le caractère perpétuel de la servitude.

Cette règle se fonde sur un raisonnement strictement formel qui s'appuie sur l'article 705 du code civil : "Toute servitude est éteinte lorsque le fond à qui elle est due [champs de Nora] et celui qui la doit [champs de Paul] sont réunis dans la même main [au moment où ils sont acquis par Marie]."

Dans cette situation la rationalité formelle s'abstient de toutes considérations extérieures au droit qu'elles soient sociales ou économiques...

Inversement le droit matériel pourrait s'interroger s'il est pertinent pour l'utilisation efficiente des champs que les servitudes puissent s'éteindre. La réponse nécessite l'introduction d'éléments économiques, utilitaires, agronomiques...

Le formalisme et le capitalisme

Max Weber affirme que pour son essor le capitalisme a besoin d'un droit sur lequel il puisse compter comme sur une machine.

Encore une fois cette prévisibilité découle de deux phénomènes.

Le droit est formel quant à la logique. Tout son contenu forme un système logiquement clair, ne se contredisant pas et étant sans lacune.

Mais le droit est aussi formel sur le plan de la procédure. Il n'est valide que s'il se conforme à des caractéristiques extérieures établies une fois pour toute.

Par exemple, la validité d'un acte repose sur l'utilisation d'un mot ou d'une phrase établis une fois pour toute. Un contrat n'est valide que s'il présente une forme écrite bien précise...

La formalisation du droit résulte du travail de juristes spécialisés et professionnels, formés dans des Universités.

Max Weber avance que ces derniers ne se préoccupent que de la cohérence logique des propositions. Ils ne s'intéressent pas aux valeurs qui sous-tendent les propositions juridiques.

Il en résulte un droit entièrement prévisible.

Le formalisme juridique permet en somme à l'appareil judiciaire de fonctionner comme une machine techniquement rationnelle.

Un tel mode de fonctionnement offre aux individus la possibilité d'estimer rationnellement les conséquences juridiques de leurs activités. En ce sens, il est favorable au développement d'activités capitalistes.

La coercition en dernier recours

L'égalité formelle de droit ne fait pas de distinction de personnes. En principe, elle garantit une liberté maximale aux individus dans la poursuite de leurs intérêts matériels.

Dans les faits, au sein des sociétés capitalistes, le pouvoir économique est inégalement réparti. Le formalisme juridique avalise cet état de fait.

Max Weber en conclut que la liberté garantie par le droit formel foulera toujours aux pieds les idéaux de justice matérielle.

De manière générale, le formalisme du droit tend toujours vers le minimum moral.

La modernité se caractérise, selon le sociologue, par un vide normatif : disparition des contenus culturels traditionnels ; fin des grands récits religieux ; absence de valeurs ultimes...

Pour approfondir, lisez aussi notre article sur la sociologie de Max WeberIl est donc aisé pour le système juridique de justifier son auto-fondation et son émancipation vis-à-vis de la morale.

Mais ce phénomène d'auto-fondation a une conséquence. Le consentement aux lois n'est plus fondé comme autrefois sur une validité d'ordre religieuse, charismatique ou coutumière.

L'adhésion aux lois repose dès lors sur la contrainte légale nue. Les justiciables doivent savoir qu'en cas d'insoumission, ils seront forcés physiquement à obéir.

Finalement, dans les sociétés modernes, la cohésion sociale ne reposerait plus sur l'adhésion à des valeurs communes. Elle serait plutôt fondée sur la crainte de se voir appliquer une force physique en cas de refus de se soumettre.

© Gilles Sarter


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Schizophrénie dans la Société Capitaliste

Schizophrénie dans la Société Capitaliste

Georges Devereux (1908-1985) affirme que la civilisation moderne souffre d’une forme de schizophrénie socio-politico-économique. Celle-ci serait due à un manque de réalisme et à une tendance aux extrapolations hâtives.

Sa théorie sociologique de la schizophrénie permet de donner une explication possible de l’absence de réalisme avec laquelle nos sociétés abordent l’urgence écologique.

La schizophrénie

G. Devereux, « Une théorie sociologique de la schizophrénie » (1939) et « La schizophrénie, psychose ethnique » (1965)Le terme a été forgé par E. Bleuler (1911) à partir des mots grecs « fendre, cliver » et « esprit ». Le psychiatre allemand a voulu mettre en évidence ce qui constitue, selon lui, le symptôme fondamental d’un groupe de psychoses : la Spaltung (« fissure », « dissociation »).

Cliniquement la schizophrénie présente des symptômes apparemment très variables. Toutefois on en dégage habituellement les caractères suivants :
– incohérence de la pensée, de l’action et de l’affectivité, appelée aussi discordance, dissociation, désagrégation ;
– détachement à l’endroit de la réalité avec repli sur soi ;
– prédominance d’une vie intérieure livrée aux productions fantasmatiques ;
– activité délirante plus ou moins marquée.

Selon l’Inserm, la schizophrénie concerne 600 000 personnes en France. Elle est plus fréquente en milieu urbain, chez les migrants et les jeunes de 15-25 ans.

Sa survenue reposerait sur des éléments génétiques, des problèmes de développement cérébral, la consommation de substances psychogènes ou encore des facteurs socio-culturels.

Schizophrénie et sociétés modernes

Georges Devereux s’appuie sur son expérience d’ethnologue et de psychothérapeute pour avancer l’idée suivante : la schizophrénie constitue la psychose ethnique type des sociétés modernes complexes.

L’individu moderne apprend à être schizophrène au contact de sa société-culture et de ses modèles schizophréniques.

Son investigation débute par une série d’observations. Les désordres fonctionnels sont aussi communs dans les sociétés traditionnelles, peu différenciées que dans les sociétés modernes.

Toutefois, il y a absence quasi-totale de schizophrénie dans les communautés traditionnelles qui n’ont pas été soumises à des processus d’acculturation violents et massifs.

Enfin, les symptômes de la schizophrénie sont toujours accompagnés de signes manifestes de désorientation.

Ainsi, les seuls cas de schizophrénie qu’il a observés chez des membres de communautés traditionnelles concernent des individus qui ont quitté leur milieu d’origine (pour s’installer en ville par exemple) ou dont la communauté connaissait des bouleversements socio-culturels, en raison de sa mise en contact avec le monde moderne.

L’ethnopsychiatre formule alors l’hypothèse que la schizophrénie est provoquée chez l’individu par des tentatives inefficaces pour s’adapter à un milieu en voie de transformation.

Mais quels liens établit-il entre le type de la société moderne, le sentiment de désorientation et la schizophrénie ?

Orientation dans un contexte socio-culturel

Toutes les sociétés composent des environnements qui comme l’environnement physique exigent un effort d’orientation de la part des individus. Afin de s’y orienter efficacement, ces derniers ont besoin d’un apprentissage. Cet apprentissage s’appuie sur la présence dans l’environnement d’un certain degré de régularité.

Les régularités permettent aux gens d’extrapoler à partir d’expériences passées.

Toutes les cultures et sociétés présentent un grand nombre de régularités : modalités d’organisation familiales ou économiques, langage, lois, devoirs, interdits, règlements, signes, coutumes, modes… Ces différents éléments permettent aux individus d’extrapoler la conduite à adopter d’une situation à une autre.

Des sociétés traditionnelles moins complexes

Il existe cependant, selon Georges Devereux, une différence importante entre les communautés de vie traditionnelles et les sociétés modernes. Dans les premières, la structure sociale est moins différenciée que dans les secondes. Les éléments culturels sont moins diversifiés.

Par exemple, les statuts sociaux, les rôles et les tâches qui y sont afférentes sont généralement clairement définis : statut, rôle et fonction d’une mère, d’une tante, d’un grand-père, d’un berger, d’un guerrier…

Les gens sont pleinement orientés dès leur plus jeune âge au sein de ce qui constituera toujours un univers familier. Il leur est relativement facile d’extrapoler du connu à ce qui l’est moins.

Ainsi le passage d’une classe d’âge ou d’un statut à un autre désoriente peu, ni éventuellement le changement de métier ou de village.

Des sociétés modernes très différenciées

La situation de l’individu moderne est bien plus ardue. Son environnement social et culturel est très complexe.

La société moderne est organisée en champs ou univers sociaux qui possèdent chacun leurs propres modalités de fonctionnement (mondes du travail, de l’école et de l’enseignement, de la politique, de la famille…).

En outre, la société est divisée en classes sociales qui correspondent à des conditions matérielles et symboliques d’existence très différentes.

A la complexité des structures sociales s’ajoutent une non moindre complexité des éléments culturels. Les valeurs, les règles, les modes, les pratiques connaissent une grande diversité d’un univers ou d’une classe sociale à l’autre.

Il est évident qu’au sein des sociétés modernes, les individus ne peuvent embrasser l’ensemble de la production culturelle (culturel s’entend ici au sens large).

Je ne cite qu’un exemple parmi tant d’autres : celui du droit. Seuls des professionnels qui y consacrent leur quotidien peuvent avoir une vision exhaustive de ce qui s’y produit, dans le domaine de leurs spécialités respectives (droit familial, fiscal, commercial…).

De la même manière, la plupart des gens ont une connaissance très superficielle des conditions de vie des classes sociales auxquelles ils n’appartiennent pas.

La même remarque vaut pour ce qui concerne les univers sociaux : que connaissent un étudiant ou un agriculteur, des environnements dans lesquels évoluent un employé d’une grande entreprise ou un homme politique (et vice versa) ?

En général, l’individu moderne ne connaît donc qu’un segment restreint de sa culture-société ce qui lui pose un certain nombre de problèmes lorsqu’il cherche à s’y orienter.

schizophrénie dans les sociétés capitalistes et question climat

Le problème de l’extrapolation

Le raisonnement par extrapolation est d’ordinaire suffisant dans les cultures suffisamment simples où le rythme de changement est relativement lent.

En revanche, l’extrapolation n’est pas le processus théorique qu’il convient d’appliquer dans un milieu culturel complexe ou en cours de transformation rapide.

Or dans les sociétés modernes, les individus sont fréquemment confrontés au changement. Au cours de notre vie nous passons par différents univers sociaux : de la famille à l’école, de l’école au travail…

Nos conditions matérielles d’existence et les gens (classes sociales) que nous fréquentons peuvent varier. Nos statuts, nos rôles, nos fonctions se démultiplient tout au long notre existence (écolier, étudiant, célibataire, en couple, mari, parent, employé, élu, retraité, activiste bénévole…).

Nous changeons plusieurs fois de métier. Et si nous gardons le même métier, nos fonctions et les modalités de son exercice évoluent…

Pour vivre ces changements nous sommes généralement mal préparés. Et la plupart du temps, pour tenter de nous orienter notre premier réflexe est d’extrapoler à partir de nos expériences passées.

Nous nous comportons à l’école comme à la maison, ce qui nous vaut de sévères réprimandes, puis au travail nous nous comportons comme à l’école et parfois nous nous comportons en enfants jusqu’à notre retraite…

Une vision disloquée du Monde

L’individu moderne, c’est la thèse de Georges Devereux est en quelque sorte pré-disposé à la schizophrénie. Fréquemment désorienté, il tente de résoudre ses désorientations en extrapolant à partir d’expériences passées.

N’étant pas accoutumé à manier les grandes abstractions, il n’apprend pas à évaluer objectivement la réalité. Il extrapole, forme des stéréotypes, agglomère ou substitue par identification des éléments qui sont disparates.

Dans un langage plus imagé l’ethnopsychiatre écrit que notre tendance à la schizophrénie résulte de notre prétention à comprendre le Monde en fonction de l’hypothétique nombril dont nous sommes issus.

J’ajoute que ce nombril peut tout aussi bien être notre famille, notre classe sociale, notre quartier, notre ville ou notre Grande École

Le problème du schizophrène, c’est son obstination à considérer l’extrapolation comme seul moyen de comprendre le Monde.

Cette obstination à utiliser des cartes périmées pour s’orienter aboutit à une vision profondément disloquée de la réalité.

Une expédition sans retour

Pour illustrer le problème de la schizophrénie en tant que psychose sociale, Georges Devereux recourt à une historiette.

Un centre de recherche basé à Paris projette d’envoyer une expédition exploratoire au Pôle Nord. Au préalable, il organise une mission de reconnaissance pour s’assurer des ressources alimentaires des régions que l’expédition traversera.

Après avoir parcouru 800 kilomètres la mission fait demi-tour. Son rapport établit par extrapolation, avec statistiques à l’appui, que l’expédition exploratoire trouvera un bistrot tous les 500 mètres jusqu’au Pôle Nord.

Cette anecdote prend tout son sel si l’on tente de la transposer à la situation que nous vivons actuellement.

L’expédition exploratoire représenterait l’humanité toute entière. Quant à la destination ce ne serait pas le froid mais, comme vous le savez, le chaud.

La mission de reconnaissance ce serait les apôtres du couple capitalisme-technologie. Leur mot d’ordre serait : « Continuons à avancer comme nous l’avons toujours fait. La technologie viendra à notre secours en cours de route. »

Irréalisme et réchauffement climatique

La situation présente est la suivante. Le changement climatique provoqué par l’activité humaine est acté. La pollution massive de l’eau, des sols et de l’air aura probablement des effets aussi néfastes que le réchauffement climatique. L’espace de vie des différentes espèces animales et végétales est de plus en plus réduit, ce qui conduit à l’effondrement de la biodiversité.

La trajectoire de la catastrophe environnementale est déjà bien engagée. La définition des actions à entreprendre pour tenter de limiter les dégâts nécessite de s’élever à un niveau d’abstraction suffisant pour découvrir la structure d’ensemble du problème.

Mais la tendance du schizophrène est à l’extrapolation, seulement à l’extrapolation.

Lorsque les gouvernements des grandes puissances abordent la question du climat, les mesures qu’ils mettent en avant sont extrapolées à partir du modèle économique capitaliste : mise en place d’un marché du droit à polluer, mesures financières et fiscales incitatives…

Lisez aussi nos autres articles de critique socialeUn autre signe frappant du manque de réalisme avec lequel la question climatique est abordée émane des projets de modification de l’atmosphère pour refroidir la Terre.

Ces projets de géo-ingéniérie extrapolent à l’échelle planétaire l’idée que la technologie peut toujours réparer les dégâts causés par l’être humain.

Pourtant ce que nous enseigne la science lorsqu’elle s’élève à son meilleur niveau d’abstraction c’est bien que chaque intervention sur un système complexe déclenche des chaînes de perturbations. La plupart du temps nous ne les découvrons qu’après les avoir déclenchées.

Le réalisme ou la fin ?

La schizophrénie, rappelle Georges Devereux, est caractérisée par une diminution du taux d’absorption des stimuli nouveaux et des connaissances nouvelles. Le malade en est réduit à opérer uniquement avec des souvenirs.

En somme, le schizophrène continue à se comporter en 2018 comme s’il était en 1950 : pas d’entrave à la production et à la consommation et foi dans le progrès technologique.

En 1965, Georges Devereux concluait son article par cet avertissement : « Notre société devra cesser de favoriser par tous les moyens le développement de la schizophrénie de masse, ou elle cessera d’être. S’il est encore temps de recouvrer notre santé mentale, l’échéance est proche. Il nous faudra regagner notre humanité dans le cadre même de la réalité, ou périr. »

©Gilles Sarter

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